L`emploi variable du subjonctif et des expressions

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L’EMPLOI VARIABLE DU SUBJONCTIF ET DES EXPRESSIONS DE NÉCESSITÉ
DANS LE FRANÇAIS PARLÉ DES LOCUTEURS RESTREINTS À PEMBROKE (ONTARIO)
Rick Grimm, Université York
En français, diverses constructions verbales régissent le mode subjonctif. Les études ayant
examiné l’emploi du subjonctif en français parlé au Canada, et qui reposent sur des données
tirées de corpus sociolinguistiques, ont trouvé qu’au moins deux tiers des occurrences du
subjonctif suivent un seul verbe, soit le verbe impersonnel falloir + que (Comeau 2011, Grimm
2012, Poplack 1990, Poplack et al. 2013). Non seulement ce verbe est-il le plus abondamment
utilisé dans la matrice, mais il amène aussi le subjonctif systématiquement ou presque dans la
subordonnée. Donc, parmi tous les verbes susceptibles d’entraîner le subjonctif, c’est le verbe de
nécessité falloir + que qui en fournit la majorité des occurrences analysables.
La présente étude examine l’emploi variable du mode subjonctif, avec un accent
particulier sur falloir + que, dans le français parlé à Pembroke (Ontario), localité où les
francophones ne constituent qu’une faible minorité (6% des 13 000 habitants). Les données
analysées proviennent d’un corpus d’entrevues sociolinguistiques (177 000 mots) menées auprès
de 31 adolescents francophones inscrits dans une école de langue française. Il s’agit de locuteurs
‘restreints’ qui déclarent favoriser le français (versus l’anglais) comme langue de communication
de 4% à 44% du temps. Bon nombre d’entre eux se servent peu ou jamais du français au foyer,
ce qui fait de l’école l’un des seuls milieux où ils sont exposés à cette langue (voir Mougeon &
Beniak 1991).
Selon nos analyses quantitatives, à la fois le mode subjonctif et les constructions verbales
pouvant le régir sont assez rares à Pembroke : il existe 42 cas du mode dans seulement 68
contextes possibles. Nous constatons que la maigre présence du subjonctif est en grande partie
attribuable à un emploi marginal de falloir + que (N=19). Ce résultat a suscité une question
importante : si ces locuteurs évitent falloir + que, quelle(s) expression(s) privilégient-ils pour
exprimer la nécessité ? En pareil contexte, falloir + que (N=37, 14%) est plus ou moins évité au
profit de structures suivies d’un complément infinitif, surtout devoir (N=141, 53%), et dans une
moindre mesure falloir à titre de verbe personnel (N=34, 13%) (p. ex., je faut conduire), falloir +
infinitif (N=16, 6%), et avoir à, être obligé de et avoir besoin de (N=39, 14%). La distribution
des variantes à Pembroke diffère de manière marquée de celle calculée pour les communautés
dont la population francophone est plus forte : falloir + que (58%–72%) représente l’expression
de choix par rapport à devoir (1%–9%), qui conserve son statut de variante formelle (Lealess
2005, Thibault 1991).
Il semble que l’emploi prépondérant de devoir dans le parler semi-informel des locuteurs
à Pembroke puisse s’expliquer par l’input auquel ces derniers ont accès. Il ressort d’une analyse
du discours de 13 enseignants (15 heures d’interactions enregistrées) que dans la salle de classe,
c’est devoir qui prévaut (36,5%). Qui plus est, le logiciel Rbrul, lequel permet de traiter la
restriction linguistique en tant que variable continue (vs. une catégorie fixe), révèle que le choix
des variantes est corrélé avec le niveau relatif de restriction dans l’emploi du français. Par
exemple, plus un locuteur se sert du français, plus il utilise falloir + que; inversement, moins un
locuteur se sert du français, plus il utilise devoir. En somme, notre étude démontre, d’une part,
comment le comportement d’une variable sociolinguistique peut influer sur celui d’une autre et,
d’autre part, qu’il est possible de déceler des corrélations statistiquement significatives à
l’intérieur d’un seul groupe de restriction linguistique lorsque l’effet de ce facteur social est
mesuré à l’aide d’un continuum plus étendu.
OEUVRES CITÉES
Comeau, P. (2011). A window on the past, a move toward the future: sociolinguistic and formal
perspectives on variation in Acadian French. Thèse de doctorat inédite, Université York,
Toronto.
Grimm, D. R. (2012). L’emploi variable du mode subjonctif dans le français parlé à Hawkesbury
(Ontario). Communication livrée au colloque Les français d’ici, Université de
Sherbrooke, juin.
Lealess, A. (2005). En français, il faut qu’on parle bien: Assessing native-like proficiency in L2
French. Mémoire de maîtrise inédit, Université d’Ottawa.
Mougeon, R., & Beniak, É. (1991). Linguistic consequences of language contact and restriction:
The case of French in Ontario. Oxford: Clarendon Press.
Poplack, S. (1990). Prescription, intuition et usage: le subjonctif français et la variabilité
inhérente. Langage et société, 54, 5–33.
Poplack, S., Lealess, A., & Dion, N. (2013). The evolving grammar of the French subjunctive.
Probus, 25(1), 139–195.
Thibault, P. (1991). Semantic overlaps of French modal expressions. Language Variation and
Change, 3, 191–222.
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