Notes sur mon travail Anne Geoffroy Juin 2007 LA SCULPTURE Je travaille avec mon héritage : un fonds dont je suis dépositaire, une mine où je puise. Un patrimoine : photos de famille, vieux coupons de tissu trouvés dans les granges et greniers de la ferme. Je vis et travaille dans l ancienne ferme de mes aïeux, un lieu chargé d histoire(s), où s enracine ma lignée maternelle. Une mémoire faites de souvenirs et peuplée de fantômes. Mes souvenirs d enfance sont marqués par la figure centrale et matriarcale de ma grand-mère. Ils font commencer mon histoire avec la naissance de la mère de ma mère (1910) et prédominer mon ascendance maternelle. Mes fantômes : - les souvenirs de mes morts : ma grand-mère, mes aïeux, mes deux petites cousines disparues prématurément - les « pensionnaires » dont nous parle Nina Canault dans son livre « Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres ? » Le non-dit fonctionne comme un « pensionnaire » qui, une fois incorporé, pourra tout aussi bien faire irruption dans des troubles psychiques ou des somatisations.( ) Quand il existe des traumas importants dans une famille, des morts par suicide, ou des bébés morts, ces histoires restent vivantes dans l inconscient et si ceux qui leur survivent n en parlent pas, c est alors qu elles se transmettent d inconscient à inconscient sous forme de fantômes.( ) Et c est ça, le fantôme ! C est la trace d une souffrance chez nos ancêtres qui n a pas pu trouver à se dire ! Tant qu un traumatisme n est pas assumé, il est toujours vivant. Un traumatisme mental est un événement que nos structures psychiques n arrivent pas à digérer. Un événement monstrueux, effrayant. Quelque chose dont les mots ne peuvent pas rendre compte. On ne peut en parler, c est la peur, l effroi ou la honte ! Et lorsque la honte d y avoir été impliqué interdit d en parler, alors on enferme cet événement traumatique dans une explication mensongère, et c est cet événement enterré dans un mensonge qui se transmet de l inconscient des parents à celui des enfants, et engendre ce que la psychanalyse contemporaine appelle un « fantôme ». Le fantôme définit ( ) la façon dont un individu peut être hanté par le secret d un ancêtre, dont pourtant il ignore tout. - mes angoisses, mes démons, mes peurs : ce qui me hante Les titres sont explicites : Extinction, La disparition, La peur du noir Ces peurs enfantines renvoient à la violence de la condition humaine : vieillesse, maladie, dégradation, mort, décomposition Œuvre hantée par la Shoah = paradigme de la violence La réalisation s avère toujours laborieuse et l ouvrage nécessite généralement plusieurs mois Travail fastidieux, répétitif, douloureux : je me fais mal quand je couds des centaines d étoiles ou recouvre des dizaines de structures Dimension punitive et violence d une pratique / sentiment de culpabilité La couture apparaît dans toute sa dualité : geste à la fois réparateur (pour l objet auquel il s applique) et destructeur (pour la couturière) Cette dualité s applique aussi à mes œuvres parfois perçues comme empruntes d une grande douceur, et à l opposé comme véhiculant une grande violence, voir cruauté Brutalité et innocence A travers les deux œuvres intitulée Le petit peuple (1) et (2) : thème du « massacre des innocents » Couture : au cœur de ma pratique Ma façon de coudre : ma spécificité : J ai appris à coudre toute seule (côté « art brut ») en observant ma mère et ma grand-mère Couture : geste ancestrale, qui me rattache à ma lignée et qui me permet de transmettre Cette transmission intergénérationnelle, découverte avec le livre de N. Canault, me travaille, m interroge. Je ne suis pas à la recherche d un secret de famille, mais tout se passe comme si mes œuvres abritaient, véhiculaient des « fantômes ». Ce dont on hérite, ce que l on porte, ce que l on transmet, consciemment ou non. LE DESSIN Reprise du dessin, en guise de récréation entre deux installations sous forme d albums puis réalisation de grands formats Il y a les petites « fictions » où je me mets en scène avec mes sculptures : mise en abîme beckettienne Et il y a les « photos de famille » qui reprennent les thèmes de la filiation, de la lignée à travers la reproduction de vieilles photos (reproduction de scènes et reproduction via le dessin) L étoffe du diable de Michel Pastoureau p.91 « Rayer et punir » Dans notre imaginaire contemporain, un individu pourvu d un habit rayé peut renvoyer à différents métiers ou statuts sociaux. Mais celui auquel on pense en priorité, surtout si les rayures sont larges et bien contrastées, c est le statut de prisonnier. Certes, dans aucun pays occidental les prisonniers ne sont plus ainsi affublés, mais l image d un tel costume nous est restée suffisamment forte pour fonctionner comme un attribut, voire comme un archétype. p.94 Les rayures des bagnards et des déportés ne sont pas seulement une marque sociale, le signe d une exclusion ou d un statut particulier. Inscrites sur un tissu vil, elles ont quelque chose de profondément dégradant, qui paraît enlever à celui qui les porte toute dignité et tout espoir p.95 de salut. ( ) Non seulement elles signalent et elles excluent, mais elles avilissent, mutilent, portent malheur. L exemple le plus prégnant et le plus douloureux de telles rayures reste celui des vêtements imposés par le système concentrationnaire nazi aux déportés des camps de la mort. Jamais les rayures inscrites sur le corps n avaient violé aussi profondément la personne humaine. p.97 ( ) le lien est très fort entre les rayures horizontales du vêtement pénitentiaire et les rayures verticales que forment les barreaux de la prison. Se croisant à angles droits, rayures et barreaux semblent constituer, une grille, une cage même, qui isole encore plus le prisonnier du monde extérieur. Plus qu une marque, la rayure est ici un obstacle. Il est un dernier domaine qui contribue lui aussi à mettre en valeur le lien qui existe entre la rayure et la punition, l exclusion ou la privation : le lexique. En français moderne, le verbe rayer a le double sens de faire des raies et de retrancher, supprimer, éliminer. Rayer un nom dans une liste, c est faire un trait sur ce nom et exclure la personne qui le porte de ce à quoi donne droit la liste. Le plus souvent, il s agit d une punition. La même idée se retrouve dans le verbe corriger, qui signifie à la fois rayer et punir et qui, dans cette seconde acceptation, a donné naissance à l expression maison de correction, lieu d enfermement où les fenêtres ont des barreaux et les détenus ‒ p.98 parfois ‒ des vêtements rayés. Le verbe barrer, qui est souvent synonyme de rayer, souligne très justement comment les barreaux sont des rayures et les rayures des barrières.( ) Le latin n est pas en reste, qui use lui aussi d un vocabulaire soulignant le lien unissant l idée de rayer et celle de punir. p.99 Il paraît donc indéniable que, dans la très longue durée, la culture occidentale a associé la notion de rayure et celle d empêchement, d interdiction, de punition. Rayer c est exclure, et pendant très longtemps tous ceux qui portaient des vêtements rayés ont été exclus de la société. Toutefois, il est possible aussi que cette exclusion ait parfois été pensée non pas comme une privation de droits ou de liberté mais comme une protection. p.100 Nos pyjamas ne sont-ils pas rayés pour nous protéger pendant la nuit, lorsque nous nous reposons, fragiles et dérisoires, de tous les mauvais rêves et des interventions du Malin ? Nos pyjamas rayés, nos draps rayés, nos matelas rayés, ne sont-ils pas des grilles, des cages ? p.102 Hygiène de la rayure p.106 On notera ici avec intérêt l équivalence presque grammaticale du rayé et du pastel au sein du système vestimentaire occidental entre la fin du XIXe siècle et celle du XXè ( ). Le pastel c est une couleur inaboutie, une presque couleur, « une couleur qui n ose pas dire son nom (75) ». Le rayé ‒ dans cet usage ‒ c est une demi-couleur, une couleur mutilée, une couleur tramée de blanc. Dans les deux cas, la teinte est brisée (presque au sens héraldique du mot), et, bien que techniquement très différents, ces deux modes de brisure remplissent la même double fonction : égayer le blanc, purifier la couleur. L hygiène du corps et la morale sociale sont sauvegardées, tout en permettant un affranchissement de la longue tyrannie des tissus blanc ou des tissus non teints. Au reste, ce qui s est passé en cette matière pour les étoffes et les vêtements s est parfois produit pareillement pour d autres objets mettant en jeu l hygiène, la santé et le corps : murs des cuisines et des salles de bain, salles des hôpitaux, carrelage des piscines, appareils ménagers, vaisselle, ustensiles de toilette, emballages des médicaments : partout, le passage du blanc hygiénique à la couleur égayante et diversifiée s est fait par le relais soit des teintes pastel soit des surfaces rayées. p.108 La toile de nos matelas elle-même est demeurée rayée. Faut-il aller jusqu à penser que ces rayures pastellisées qui touchent notrre corps ne répondent pas seulement au souci de ne pas le souiller, mais qu elles ont aussi pour rôle de le protéger ? Le protéger contre la saleté et la pollution, contre les attaques extérieures, mais le protéger aussi contre nos propres désirs, contre notre irrésistible appétit d impureté ? Nous retrouverions alors ici les rayures barrières, les rayures filtres évoquées précédemment à propos des internés et des forçats. p.120 Les relations entre l enfant et la rayure sont anciennes. p.121 Il faut vraiment attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que s instaure entre l univers de la rayure et celui de l enfance des rapports privilégiés. Depuis cette date, ils n ont cessé de se consolider. p.127 ( ) toute rayure est d abord et toujours signalétique (92). p.135 Derrière ce type de rayures, le danger est toujours présent. Et, avec le danger, l autorité ‒ danger d une autre sorte ‒ incarnée par le gendarme, le policier, le garde p.128 ou le douanier. La rayure conduit souvent à l uniforme et l uniforme à la sanction. p.142 La rayure institue un ordre entre l homme et l espace. Espace géométrique et social. p.145 ( ) l écriture n est souvent sur son support qu une longue suite de rayures.