« Il faut te sortir pour te divertir un peu » : du « mauvais français » ou

« Il faut te sortir pour te divertir un peu » : du « mauvais français » ou évolution
linguistique, observable dans d’autres langues aussi ?
Iva NOVAKOVA, Université Stendhal, Grenoble III
1. Introduction :
Le problème de la fluctuation de la valence verbale n’est pas nouveau en linguistique.
Les grammairiens et les lexicographes, soucieux de gérer les taxinomies, de tenir compte de la
norme, sont souvent gênés lorsqu’ils se trouvent confrontés à des faits de langue « déviants »,
comme l’emploi transitif de verbes intransitifs dont certains acquièrent, dans ce cas de figure,
un sens causatif. Le problème a été débattu en linguistique française et expliqué de différentes
manières : influence de l’anglais ou variations dialectales (Tesnière), évolution historique
(Vaugelas, Gougenheim), visées pragmatico-énonciatives (Ruwet, Babby).
Nous essaierons de faire le point sur ces emplois, ressentis par certains comme
« dérangeants », voire marginaux, mais qui s’avèrent d’une ampleur parfois surprenante. Nous
tenterons de donner des éléments de réponse, qui iront au-délà des explications habituelles qui
sont toutes valables, mais qui ont l’inconvénient de privilégier certains aspects au détriment
d’autres, et de ce fait, de donner un éclairage réducteur à un phénomène syntaxique et
sémantique d’une très grande complexité.
Dans un premier temps, nous situerons ce fait de langue vis-à-vis de la problématique
de l’exception.
En deuxième lieu, nous nous interrogerons sur la concurrence entre le factitif et la
forme transitive synthétique et nous opérerons une analyse sur les trois niveaux : le niveau
syntaxique, sémantique et pragmatico-énonciatif.
Dans un troisième temps, nous aborderons le problème dans une perspective
contrastive et typologique . L’étude des données permet de dégager certains universaux
linguistiques. Le phénomène étudié est observable non seulement en français, mais aussi dans
d’autres langues indo-européennes qui seront brièvement évoquées dans le développement.
Cette perspective est étroitement liée à l’enseignement-apprentissage des langues étrangères.
2. Le « fait de langue » vis-à-vis de la problématique de l’exception
Afin de mieux situer le problème, un bref tour d’horizon du concept de l’exception
s’impose. La problématique de l’exception impliquant automatiquement celle de règle, les
questions que soulèvent des énoncés du type Il faut te sortir pour te divertir un peu seront
abordées sous trois principaux angles.
Le premier angle est celui du changement linguistique qui peut « affecter les règles
elles-mêmes, ou leur degré de productivité »1.
En deuxième lieu, les cas qui s’écartent des emplois « normaux » seront étudiés d’un
point de vue quantitatif : il s’agit d’exemples « statistiquement rares »2.
En troisième lieu, interviendra le plan qualitatif : il s’agit d’exemples « intuitivement
qualifiés de « curieux », appartenant à un registre particulier ou nécessitant pour leur
interprétation un contexte précis »3.
Voici quelques exemples qui nous permettrons de « démarrer » notre analyse :
1 Cf. à ce sujet B. Al (1985, p. 84).
2 D. Willems (1985, p. 95). Cf. aussi M. Gross (1975, p. 224) qui fait de l’aspect statistique le fondement des
notions de règles et d’exception, et B. Al (1985, p. 80) qui définit l’exception comme « tout ce qui s’écarte de
façon significative de la « norme », dans le sens statistique du terme ».
3 D. Willems (1985, p. 95).
2
(1) Le premier qui ose dire cela, je le sors de la salle. (cours universitaire)
(2) C’est bêtes, je suis pas pressé à les partir (Journal TV)
(3) Comment Chirac a suicidé la droite ?(NO)
(4) La banlieue par ceux qui la bougent. (NO, 2000)
(5) Je m’envole…[…] J’explose les têtes… J’extermine grave… (Ph. Isard4)
(6) J.-M. Messier a le droit de démissionner les membres du Conseil d’administration de VU.
(TV, 2002)
(7) Il s’apprête à faire ses cartons , en attendant qu’un nouveau patron de France Télécom
débarque …et le débarque (NO, 2002)
(8) Par cette température, on ne voyage pas un enfant de cet âge. (Damourette et Pichon, T.3,
p. 162)
2.1. Le changement linguistique.
Certains verbes comme entrer ou sortir, transitifs sont entrés dans l’usage dès le XVIe
siècle. G. Gougenheim (1929, pp. 316-319) qui en fait état dans son Etude sur les périphrases
verbales du français, cite une vingtaine de verbes qui de « neutres » sont devenus causatifs,
parmi lesquels découcher, descendre, lever, monter, pencher, tomber. Ces emplois sont
vivement critiqués par Vaugelas, F. Brunot et l’Académie5. L’emploi transitif d’autres verbes
comme suicider, démissionner, exploser est plus récent. On constate cependant que cette
instabilité de la valence verbale engendre des emplois « hors norme » qui deviennent
progressivement des emplois « normaux ». Ceci pourrait signifier que chaque verbe évolue à
son propre rythme.
2.2. Le plan quantitatif
Les cas analysés sont statistiquement peu nombreux. Ce faible pourcentage correspond à
la définition de l’exception6 comme un fait de langue quantitativement rare . Ainsi, sur les 121
exemples de notre corpus, issus du TLFI7, recueillis selon l’instruction <emploi transitif de
verbes intransitifs>, 18 seulement ont des emplois factitifs. En voici deux exemples :
(9) Je n’ai pas voulu le découcher (Ac, 1835, 1878)
(10) Les chevaux las ballent au pas le vieux lattis de leur carcasse (Verhaeren, les Campagnes
hallucinés, 1893, p. 92)
Ces emplois du TLFI sont tous précédés de la mention « emploi transitif, factitif,
rare ». Blinkenberg (1960, pp. 118-122), qui dresse une liste de 125 verbes8 sous une rubrique
4 Cité par M. Larjavaara, 2000.
5 Voici l’aperçu historique de Gougenheim (1929, pp. 316-325): pour Vaugelas « sortez ce cheval, pour dire
faire sortir ce cheval, est très mal dit, encore que cette façon de parler se soit rendue fort commune à la Cour.
(Remarques, 1647, pp. 38-39). Vaugelas accuse les Gascons d’en être les auteurs, «qui ont accoutumé de faire
actifs plusieurs verbes neutres, comme tomber quelqu’un pour faire tomber quelqu’un » (Nouvelles rem. p.
276). L’Académie dans ses Observations (1704, p. 47) admet sortir transitif, mais non entrer […]. Les
grammairiens du XVIIIe siècle ne sont pas plus favorables que ceux du XVIIe à l’emploi transitif de sortir. Ils se
bornent à constater le fait accompli et cherchent à en limiter le développement. […]. Et Gougenheim (idem, p.
319) de conclure : « […] la langue, triomphant des partis pris des puristes, est parvenue à rendre les verbes sortir
et rentrer transitifs, c’est-à-dire causatifs dans un grands nombre d’acceptions ».
6 Cf. supra, note 2.
7 Trésor de la langue française informatisé.
8 La liste des verbes de Blinkenberg (1960) comporte des occurrences pour la plupart différentes de celles du
TLFI, mais la proportion de verbes intransitifs en emploi causatif bivalent semble être la même.
3
intitulée « Bivalence des verbes diathétiquement neutres », indique que certains d’entre eux
«se laisseraient caractériser comme des « factitifs » ». Enfin, M. Larjavaara (2000, p. 166)
souligne qu’il est très difficile de prétendre délimiter le nombre exact de verbes labiles9, le
système ayant tendance à se développer. Actuellement ils représenteraient 10% de la totalité
des verbes10.
Pour résumer, les statistiques montrent un pourcentage relativement faible de verbes
intransitifs transitivés ayant un sens causatif, la tendance étant toutefois à la hausse.
2.3. Le plan qualitatif
Les emplois transitifs de certains verbes intransitifs sont signalés dans les
dictionnaires, mais ils y portent le plus souvent la mention de « déplacés », « ludiques » ,
« familiers », voire « vulgaires » :
Nouveau Dict. des difficultés du fr. moderne
J. Hanse (Duculot, 1983)
Le Grand Robert de la langue française
(2001)
Bouger qch (fam) Il bouge son fusil (Sagan)
Objet de condamnations .Reste suspect
v. tr.(fam) déplacer, remuer
bouger un meuble
Exploser qch : emploi transitif non signalé
(fam) casser, démolir
Il a explosé sa bagnole sur l’autoroute
Je vais t’exploser la tête
Suicider qn Pousser qn au suicide
Faire croire qu’il s’est suicidé
S’emploie avec sourire, à vrai dire déplacé
Démissionner qn (iron) : On l’a démissionné,
renvoyé
En octobre, le jovial Khrouchtchev fut
démissionné, les travaillistes prirent le
pouvoir (C. Courchay))
Selon Blinkenberg (1960, pp. 103-104), certains de ces emplois sont perçus par les
locuteurs comme « corrects » : les verbes « foncièrement intransitifs élargissent leur bande
fonctionnelle et deviennent bivalents ». D’autres sont considérés comme plutôt « vulgaires »
(idem). Tesnière (1965, p. 271) explique le phénomène par la variation diatopique ou
diastratique. Pour lui, l’usage de tomber transitif est « peut-être d’origine
méridionale » (parlers provençaux ou languedociens), tandis que celui de sortir est « grossier
quand le second actant est une personne. Il est plus grossier de dire Sortir quelqu’un que de
dire Sortir un pot de fleur » (idem). Mais comme le montre les exemples de notre corpus, si
l’énoncé (2) a été dit par un paysan en pleine crise de la vache folle, l’énoncé (1) a été produit
par un professeur lors d’un cours universitaire. On entend fréquemment des gens cultivés dire
« sortir sa femme ». Il est donc difficile de conclure, à l’état actuelle de la langue, à une
variation d’ordre sociale. Du fait qu’il y a transgression du schéma actanciel du verbe, ces cas
sont perçus comme différents par rapport à l’usage habituel, ce qui produit des effets
stylistiques largement exploités par la publicité ou dans le discours journalistique.
9 Il s’agit de verbes du type Le poulet cuit / Marie cuit le poulet, La branche casse / Le vent casse la branche,
Marie culpabilise / Jean culpabilise Marie. Ils sont différemment nommés dans la littérature : neutres,
réversibles, symétriques, labiles, etc.
10 Pour ces données, l’auteur se fonde sur une étude de G. Bernard (1972).
4
3. La concurrence entre la forme transitive synthétique et le tour périphrastique
faire+Vinf
Le phénomène étudié soulève logiquement la question de la concurrence entre la
forme transitive synthétique et la périphrase factitive. Y a-t-il synonymie entre eux, et si oui,
est-elle totale ou partielle ? S’agit-il d’un procédé de diathétisation plus économique11, lié à
des besoins de rapidité dans la communication. Pourquoi les médias se servent volontiers de
ces procédés, dont certains pourraient être qualifiés de « créations linguistiques » ? Pour
essayer de donner des éléments de réponses à ces questions, nous procéderons à une analyse
qui se situera sur les trois niveaux : syntaxique, sémantique et pragmatico-énonciatifs12.
3. 1. Sur le plan syntaxique
En français, le verbe faire, en tant qu’auxiliaire du factitif, constitue un procédé
analytique de marquage de la nouvelle valence. Du point de vue syntaxique, la configuration
actancielle de la forme synthétique et de la forme analythique avec faire est absolument
identique. Dans les deux cas il y a augmentation de la valence, l’ajout d’un nouvel actant13 :
(11) Delphine fait sortir la voiture du garage14.
(12) Delphine sort la voiture du garage.
Les deux constructions - synthétique et analytique - semblent remplir la même fonction.
Pour Ch. Touratier (2001, p. 135) « la transitivation causative est un phénomène purement
syntaxique qui n’a nullement besoin d’un morphème spécifique, comme l’auxiliaire faire,
pour dégager une […] valeur factitive ». C’est ici que se pose la question de savoir en quoi
consiste la différence entre les deux procédés, vue leur structure syntaxique identique. S’agit-
t-il d’une redondance lexicale ? Quels sont les nuances de sens que les deux
constructions véhiculent? Face à ces questions, l’analyse purement syntaxique montre ses
limites. Pour essayer d’y répondre, il faudra faire appel à une explication d’ordre sémantique.
3.2. Sur le plan sémantique :
3.2.1. Les notions de manipulation directe / indirecte
Si l’on reprend les exemples (11) et (12), la seule interprétation possible pour Elle sort la
voiture du garage, c’est que c’est Delphine elle-même qui est au volant. En revanche, le (11)
peut être ambigu. Du point de vue de sa configuration actancielle, on pourrait y supposer une
place vide, c’est-à-dire un actant non instancié à « marquant zéro » (Tesnière) : par exemple
une phrase de base Le mari de Delphine sort la voiture du garage qui donne Délphine fait
sortir la voiture (par son mari), la non-instanciation de l’actant (son mari) étant courante aussi
bien pour la construction factitive que passive, ce qui n’exclut pas totalement une
interprétation directe (Delphine, elle-même, fait en sorte que la voiture sorte du garage).
11 Cf. Krötsch & Osterreicher (2000).
12 Sur la nécessité d’opérer l’analyse sur les trois niveaux de l’énoncé linguistique : morphosyntaxique,
sémantico-référentiel et énonciatif, cf C. Hagège (1982, p. 29). Et aussi G. Lazard (1994), Krötsch &
Osterreicher (2000).
13 Pour Ch. Touratier (2001, p. 134) « la transitivation n’ajoute pas un complément à un verbe, mais fait du seul
actant de ce verbe monovalent un complément de verbe, ce qui permet d’ajouter un sujet qui sera interprété
comme le premier actant d’une signification bivalente ».
14 Exemples de Ruwet (1972, pp. 139-140).
5
Bref, la construction transitive (sortir la voiture) implique le trait de manipulation
directe : c’est le référent du sujet lui-même qui fait l’action. En revanche, la construction
factitive (faire sortir la voiture) est non marquée pour ce trait : elle peut l’impliquer ou ne pas
l’impliquer (manipulation ± directe). Le fait de savoir par qui le procès a été réalisé - par
l’agent lui-même ou par un deuxième agent (causataire) est sans grande importance : à la
limite on ne s’y intéresse pas. Le contexte peut fournir ou ne pas fournir d’indices à cet égard.
Il s’ensuit que les notions de manipulation (ou causation) directe / indirecte, que l’on trouve
chez de nombreux auteurs15, s’avèrent nécessaires pour expliquer ces cas de concurrence et
les nuances de sens qu’ils véhiculent.
A cette explication s’ajoutent d’autres facteurs qui influencent l’instabilité de la
valence verbale, à savoir : le degré d’agentivité du sujet (S) et de l’objet (O), le sémantisme de
l’item verbal.
3.2.2. Le degré d’agentivité du S et de l’O
Comme nous l’avons indiqué supra, l’interprétation des cas « exceptionnels » ou
« non conventionnels » nécessite un contexte précis. Lors de la transitivation de verbes au
départ intransitifs, il s’agit de prendre en compte le degré d’agentivité du sujet et de l’objet et,
aussi, la sélection sémantique de l’item verbal. Ruwet (1972, p. 148) formule quelques règles
d’interprétation sémantique des rapports syntaxiques, établis par la construction causative
synthétique:
a) le sujet est toujours interprété comme l’agent de l’action exprimé par le verbe, l’objet, lui,
ne pouvant jamais être interprété comme un « agent » du procès.
b) le verbe est un verbe de mouvement ou de changement d’état et non pas un statif.
Si ces conditions sont remplies, on a, selon l’auteur, une manipulation (action) directe du
référent du sujet sur le référent de l’objet. Ces restrictions de sélection nous semblent toutes
valables, mais elles méritent d’être nuancées16, car la réalité linguistique est toujours plus
complexe que les règles qu’on essaie de formuler à son sujet.
Il est clair que lorsque le tenancier sort l’ivrogne du bar, lorsquon descend un homme
menotté d’une voiture ou l’on couche son enfant, le sujet du verbe intransitif, dégradé en
fonction d’objet, a une faible capacité agentive par rapport au nouvel actant, sujet de la
construction synthétique transitive. De même lorsqu’on part les bêtes ou on rentre le cheval,
sans parler de la voiture qui, en tant qu’objet non animé, n’a aucune capacité agentive. En
général, le référent de l’objet ne peut s’opposer, pour une raison ou une autre, à ce que le sujet
agentif lui impose. Ruwet (op. cité, p. 155) indique à juste titre que « la construction transitive
à objet humain est possible, mais il s’y introduit l’idée de coercition , exercée par le sujet sur
l’objet qui n’est pas nécessairement présente dans la factitive complexe correspondante ». Le
degré d’agentivité du sujet est supérieur dans la construction synthétique, ce qui est logique,
vu l’interprétation univoque par la manipulation directe17. Le tableau se complique cependant
car il y a des « sujet inanimés qui se comportent comme des agents » : Le vent a renversé la
15 Cf. Shibatani, Rogiest, Ruwet, Dixon, Creissels.
16 Ruwet lui-même est conscient de la difficulté que posent certains exemples : « Sans doute, il nous manque
encore une théorie appropriée de l’interprétation des phrases déviantes de ce genre, mais on entrevoit la
possibilité de l’harmoniser à la théorie classique » (op. cité, p. 156).
17 Comme l’indique à juste titre M. Larjavaara (2000, p. 173) « il est normal qu’une cause directe soit plus
puissante qu’une cause « potentiellement » indirecte. »
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