4 - Gribouiller, dessiner, c'est l'entrée dans le langage écrit Un enfant qui dessine, qui gribouille, cela ne parait pas important. Et pourtant, il est en train de construire les outils qui lui permettront ensuite de nager dans les langages écrits, mathématiques, scientifiques... Encore une affaire de neurones ! Des feuilles barbouillées de signes, c’est ce que produit le langage écrit. On peut considérer que tout barbouillage sur un support, c’est déjà de l’écrit. C’est de l’écrit dès l’instant où celui qui barbouille projette quelque chose dans son barbouillage. Laissez trainer un crayon. Dès que le jeune enfant aura compris que cela laisse des traces, il se régalera de gribouiller sur tout ce qu’il trouvera, y compris les murs de sa chambre ! Il jouit d’un nouveau pouvoir qu’il vient de découvrir. Mais ce n’est pas pour cela que l’on pourra dire qu’il écrit. Au début, quand vous lui demanderez ce qu’il a dessiné, l’enfant sera plutôt surpris de votre question. Tiens ! Ce que j’ai dessiné peut vouloir dire quelque chose ? Et pour vous faire plaisir il inventera au fur et à mesure quelque chose qui pourrait être plausible. Mais il arrivera un moment où en vous apportant son dessin il vous dira : « Tiens ! J’ai dessiné maman » ou papa, ou l’orage d’hier soir. Cette fois, l’enfant sera bien rentré dans ce que nous appelons le langage de l’écrit. Au moment où il gribouillait, il projetait sur sa feuille une représentation, la symbolisait, la fixait et pouvait, plus tard, vous la faire voir. Il faut remarquer que ce plus tard, au début, doit être assez court. Souvent, le lendemain il ne se souvient plus de ce qu’il voulait représenter. Souvent aussi, vous ne pourrez pas interpréter ce qu’il a voulu dire. Vous aurez besoin qu’il vous le traduise oralement. Vous pourrez peut-être vous demander pourquoi le rond du papa est plus grand que celui de la maman ou l’inverse, pourquoi il y a toujours un soleil, pourquoi il y a toujours des étoiles. L’enfant ne le sait pas lui-même, mais son dessin, ses gribouillis représentent bien d’autres choses qui sont celles de l’inconscient et qui sont celles de sa réalité profonde. Les psychologues se sont d’ailleurs évertués à saisir par exemple la signification des couleurs. Les enseignants des pédagogies nouvelles savent que dans les nombreuses productions libres des enfants, ceux-ci soit se libèrent de ce qui embarrasse leur inconscient, soit ils expriment leur vision des relations du monde dans lequel ils se trouvent. J’ai par exemple vu un enfant dans un profond mal-être dessiner dans tous ses dessins très sombres des oiseaux noirs. Un jour, les oiseaux ont disparu, des couleurs vives sont apparues, l’enfant allait mieux ! Peu importe que nous les comprenions, l’essentiel est que les enfants développent un nouveau langage qui exprime leurs représentations en même temps qu’il en crée l’expression. Vous remarquerez aussi qu’un enfant n’apporte pas son dessin à n’importe qui. Il a instinctivement besoin d’avoir confiance en la personne à qui inconsciemment il se montre. Peu à peu, le dessin va vous paraître de plus en plus compréhensible. Les personnages auront peutêtre une tête, des bras, vous pourrez repérer le chat à quelques signes, la maison commencera à devenir plus géométrique… Mais cela ne voudra pas forcément dire que l’enfant devient plus fort en dessin. Cela veut dire que la représentation des êtres, des choses et de lui-même se modifie, qu’elle se complexifie. Lorsqu’il traduit par exemple la différence entre la petite sœur et le petit frère en représentant l’une par un triangle, l’autre par un rectangle, cela veut dire qu’il acquiert la capacité de traduire cette différence par des symboles. Ces neurones établissent une cohérence de sa perception du monde en même temps qu’ils permettent de l’exprimer dans une création graphique. C’est le propre des langages symboliques. Sans même vous en rendre compte, vous allez l’aider à standardiser la représentation de cette cohérence. Vous allez lui dire « Tiens ! Pourquoi n’as-tu pas dessiné les yeux ? », « Si tu lui faisais des cheveux ! ». Il va le faire, non pas pour que cela soit ressemblant, les têtes ne sont pas des ronds, les cheveux ne sont pas des barres, les étoiles ne sont pas des polygones croisés, mais parce que la symbolisation de ces représentations va s’ajuster à ce qui est communément admis. Vous pourrez commencer à le comprendre, sans qu’il ait besoin de vous le traduire oralement. « Tiens ! C’est ton petit frère que tu as dessiné ? » Il pourra lui-même interpréter à sa façon d’autres dessins que les siens. Je dis bien interpréter parce que l’on ne peut pas savoir tout ce que l’inconscient a pu projeter dans le graphisme d’une représentation, et celui qui l’interprète le fait avec ses propres représentations. Alors, qu’est-ce que vous faites quand vous essayez de comprendre ce que votre enfant a dessiné ? Vous lisez ! Qu’est-ce qu’il fait quand il essaie de deviner ce qu’un autre a dessiné ? Et bien il lit ! Nous avons les deux composantes indissociables du langage écrit : écrire, lire. C’est d’ailleurs pour cela que nous parlerons toujours de l’apprentissage de l’écrire-lire. Au fur et à mesure ses dessins raconteront des histoires, exprimeront des événements. Cela deviendra de plus en plus complexe. Les circuits neuronaux que l’enfant construira deviendront de plus en plus puissants. Ce qui est important à saisir, c’est que le langage oral ne peut jamais traduire exactement ce qu’à exprimé la projection dessinée des représentations de l’enfant. Pas plus d’ailleurs qu’il ne peut le faire d’un tableau d’un peintre. C’est ce que j’appelle des langages différés ou des langages projetés. Non seulement ils n’expriment pas les mêmes représentations, mais quand elles deviennent visibles sur un support, le papier par exemple, il y a un décalage important entre le moment où elles sont exprimées et le moment et le lieu où elles vont être visibles. Entre les deux, celui qui l’exprime ne sera déjà plus le même. Nous y reviendrons à propos du langage écrit verbal, mais je voudrais déjà insister sur le fait que tous les langages écrits ne sont pas des traductions du langage oral. Chacun exprime des représentations différentes du monde et de soi. Ils créent des mondes différents et ce qui est exprimé avec un langage ne peut pas l’être avec un autre. Commentaire Retour chroniques audio Accueil du site Bernard Collot Accueil site CREPSC Accueil site Millebabords