ESPACE-TEMPS DANS UNE CULTURE ABORIGENE AUSTRALIENNE (NGAATJATJARRA) : UNE APPROCHE A PARTIR D’UN RECIT DU TEMPS DU REVE ET DE L’EXPRESSION GESTUELLE L’histoire des deux jeunes frères non initiés et du vieil homme narrée par Kurnngalya Giles, Tjukurla (Australie de l’Ouest), 1992 Jacques MONTREDON Séminaire C.L.A., IMAGE, GESTE et PAROLE Université de Franche-Comté Cet article est dédié à la mémoire de Geza Roheim, anthropologue et psychanalyste, né à Budapest, qui a recueilli en 1929 dans le centre de l’Australie les rêves quotidiens des Ngaatjatjarra et des Pitjantjarra. Abstract : Time and space in an Australian Aboriginal culture through a Dreamtime story and gestures. A verbal and non verbal analysis of a Dreamtime story told in 1992 by an Aboriginal woman in Tjukurla (Western Australia) shows the permanent presence of the "Eternal Beings of the Dreaming" (Geza Roheim) and emphasizes the fact that in the Ngaatjayjarra culture, space and time are the two faces of a same reality: the Dreaming. This study demonstrates also that in this culture one can't separate real space from symbolic space, although gestures related to time and Jacques MONTREDON narratives patterns (especially in the story recorded) send back to the way the Ngaatjatjarra inhabited the space and covered the distances where they lived, hunting and gathering on curved cyclical lines. Dès le début de son récit (traduit en français à la fin de l’article), Kurnngalya, la narratrice, annonce : « Tjilku ngaanya kurkararra pakara yanu watiyirna kutjarra ku tjuma », (c’est l’histoire – tjuma – des deux jeunes frères non initiés et du vieil homme qui après s’être levé (du sol) est sorti). « Tjuma » pour les Ngaatjatjarra a le même sens que « Tjukurrpa » et signifie récit, rêve et renvoie donc au « Dreaming Time », « au « Temps du Rêve ». D’un côté Tjukurrpa est une ère enveloppée dans les brumes du temps (Bell, 1983) ; c’est l’âge de la création quand des êtres émergeant de la terre, qui était alors plate et nue, ont modelé tous les traits du paysage actuel : montagnes, collines, vallées, rochers remarquables, rivières, trous d’eau, etc…Ils créèrent aussi les plantes, la faune. Ils inventèrent l’équipement des chasseurs-cueilleurs et établirent les règles des relations et des comportements sociaux qui sont encore en vigueur. D’un autre côté, toujours selon Bell, Tjukurrpa, « c’est seulement deux ou trois générations avant la génération actuelle, s’avançant concurremment avec le présent ; l’héritage a été transmis aux vieilles personnes, aux parents décédés (…). Tjukurrpa n’est pas un point de référence lointain, mort et fixe, c’est une force vive et accessible aux vivants d’aujourd’hui, juste comme elle l’était dans le passé. » Le récit de Kurnngalya est un récit du Temps du Rêve et il renvoie à l’environnement physique de Tjukurla, le lieu de vie d’une communauté aborigène du Désert de l’Ouest Australien. Le vieil homme dont il est question sort du trou à Tjukurla, un point d’eau dans la roche, maintenant inutilisable, pollué par les chameaux (j’ai vu l’un de leur squelette tout près de ce site) et se réfugie à Pulpa (un autre point d’eau) pas très éloigné de Tjukurla (15 à 20 kilomètres). La communauté est établie entre 118 Espace-temps dans une culture aborigène australienne ces deux pôles. C’est Kurnngalya elle-même qui nous a proposé de faire ce récit ; elle le fait devant la caméra, mais en présence de sa fille Lizzie qui l’écoute et parfois l’interroge. Cette situation où une mère raconte à sa fille une histoire du Temps du Rêve, est fréquente dans les déserts du centre et de l’ouest Australien. En ce qui concerne l’utilisation du sable comme « tableau », ainsi que le relève Munn (1975) : « les surfaces de sable nues caractéristiques de l’Australie du centre fournissent un tableau naturel en permanence à la disposition du narrateur ». Elle ajoute : « du fait que toute conversation de quelque durée que ce soit est généralement tenue par des personnes assises à même le sol, tracer des marques sur le sable devient facilement un supplément à l’expression verbale ». À Tjukurla, les femmes racontent des histoires du Temps du Rêve comme les histoires de la vie ordinaire en s’aidant d’un fil de fer ou d’un bâtonnet, soit pour battre le rythme, soit pour accompagner le récit de représentations graphiques. Il peut arriver, comme c’est le cas pour ce récit, que la personne dessine à main nue sur le sable. Quoi qu’il en soit, dans toutes ces situations, la parole, le geste et l’activité de dessiner sur le sable forment un tout et partagent sans doute le même stade d’organisation mentale inconsciente. Paroles, gestes et dessins concourent à donner des évènements une description très précise comme on le verra plus loin en ce qui concerne la position finale des deux jeunes frères métamorphosés en rochers. 1. Gestes a) de préparation Avant de commencer son récit, la narratrice s’installe, puis assouplit et aplanit une surface en rapport avec l’amplitude et le rayonnement de ses mouvements. Ancrée dans le sol, elle dispose alors d’un espace dont elle est le pilier autour duquel l’histoire va prendre place. 119 Jacques MONTREDON b) déictiques Les déictiques ou gestes de pointage renvoient soit à l’espace réel, soit à l’espace représenté sur le sable. C’est dans l’environnement de la locutrice que les évènements rapportés ont eu lieu, aussi n’est-il pas étonnant qu’elle désigne de la main ou de l’index des emplacements ou des directions, ou encore qu’elle retrace des parcours dans le lointain. Parfois elle se réfère de la même manière aux dessins qu’elle produits sur le sable. En plus de leur valeur déictique, ces gestes prouvent l’authenticité et la réalité de l’histoire en l’inscrivant dans un espace inchangé. c) illustratifs La narratrice improvise au fil de son discours des gestes figuratifs pour rendre compte en image des évènements du récit : - les deux frères jetant des bâtons sur le vieil homme, le sang coulant de sa blessure, le nettoyage de l’espace autour des deux frères statufiés. C’est donc à partir à la fois des paroles, du schéma sur le sable et du mime de la narratrice que l’on peut reconstituer le tableau, représentant les deux frères paralysés à jamais, métamorphosés en rochers. L’utilisation de moyens d’expression convergents, introduisant plusieurs points de vue, permet donc, à chaque narration, une reconstitution précise des évènements du Temps du Rêve. d) de clôture Quand le récit s’achève, ou quand il y a un changement de séquence, la locutrice efface en balayant de la main, à l’aide d’un bâtonnet, les traces de l’histoire ou de l’épisode précédent. La scène est à nouveau disponible. 120 Espace-temps dans une culture aborigène australienne 2. Iconographie Fig. 1. Représentation sur le sable du trou (a), du vieil homme (b) et de ses allées et venues (c, d, e). J’ai mis des flèches pour indiquer les mouvements de va-et-vient. Ces mouvements ont été faits dans l’ordre I, II et III. C’est la fille de Kurnngalya qui a préalablement nettoyé la surface de sable sur laquelle sa mère représente schématiquement les personnages et les évènements de cette histoire du Temps du Rêve. Fidèle à l’iconographie (Munn, 1973) en usage dans le désert du centre et de l’ouest, Kurnngalya a figuré le trou d’eau par un rond ou par des cercles plus ou moins grands, le vieil homme par un arc de cercle, et ses allées et venues par rapport au trou par des lignes courbes ou droites (fig.1). Dans la figure 2, on peut voir la façon schématique avec laquelle Kurnngalya a représenté les deux frères au moment de la métamorphose. Elle a d’abord dessiné en faisant de ses doigts des empreintes sur le sable, les genoux et les cuisses, puis les pieds, les mains et la tête du frère aîné, ensuite elle a représenté de la même façon la tête, les cuisses et les pieds du plus jeune frère. Le résultat est très abstrait et en même temps très concret puisqu’il rend compte 121 Jacques MONTREDON d’un groupe de rochers qui pour Kurnngalya et la communauté de Tjukurla ne sont autres que les deux frères. A partir d’un geste illustrateur signalé plus haut, du texte et de la représentation graphique on peut comprendre que le frère cadet a la tête appuyée sur le dos de son frère. Fig.2. Représentation sur le sable des deux frères en position accroupie et donc des rochers en lesquels ils ont été métamorphosés. 3. Les temps du récit Le récit avance avec un temps de loin le plus fréquent dans notre texte. Ce temps que l’on peut qualifier d’aoriste se manifeste sous la forme de suffixes –ngu, nu, rnu qui s’ajoutent au radical du verbe. Exemple : extrait du corpus 05-05-24 à 05-05-41: « Wanarnu pula wirtapi pula wakarnu ngaatja pula wirtapi wakarnu ka wirrtjanu ngarangu tjunu kuka mantjira wirrtjanu. » Wanarnu pula wirtapi pula wakarnu ngaatja pula wirtapi wakarnu : wana (radical du verbe suivre+rnu marque de l’aoriste) 122 Espace-temps dans une culture aborigène australienne – avoir suivi – pula (sujet duel) – les deux – waka (radical du verbe lancer+rnu marque de l’aoriste – avoir lancé – pula – les deux- wirtapi – dos – wakarnu – avoir lancé. Ils suivirent le vieil homme et lui lancèrent des bâtons dans le dos. Ka wirrtjanu ngarangu tjunu kuka mantjira wirrtjanu : ka (indique un changement de sujet) – wirrtja (radical du verbe se hâter+nu marque de l’aoriste) - s’être hâté – ngara (radical du verbe être debout, s’immobiliser)+ngu (marque de l’aoriste) – s’être immobilisé – kuka (viande) – tju (radical du verbe déposer, poser+nu marque de l’aoriste) – avoir déposé – mantjira (radical du verbe ramasser+ra marque d’une antériorité) – après avoir ramassé - wirrtjanu – s’être hâté - . Le vieil homme se hâta, s’immobilisa, déposa sa viande, la ramassa puis courut à nouveau. La forme –ra que nous avons relevée dans mantjira joue également un grand rôle dans les récits. Le fait que toute une série de verbes peut apparaître sous cette forme avant un verbe exprimant l’action principale est à l’origine de la dénomination que les linguistes anglo-saxons lui ont donnée : forme sérielle. Exemple : extrait du corpus 05-05-41 : « Ka ngarala nyakula wantira wirrtjaningi. » : et (avec changement de sujet) – ngarala(radical du verbe être debout, s’immobiliser)+la (marque de la forme sérielle) – après s’être immobilisé – nyakula (radical du verbe regarder+marque de la forme sérielle) – après avoir regardé – wantira (radical du verbe laisser+marque de la forme sérielle) – après avoir laissé (sousentendu sa viande) – wirrtjaningi (radical du verbe se hâter, presser l’allure + marque du non accompli dans le passé – il se 123 Jacques MONTREDON remit à courir. Après s’être arrêté, avoir regardé et abandonné sa viande, le vieil homme se remit à courir. Dans notre texte à côté de la forme –ningi pour indiquer le non accompli dans le passé nous avons également relever une autre forme : -ntya : Exemple : extrait du corpus 05-07-03 : À la question de sa fille : « Nyaanguru pula wawanyaringu tjyilku kutjarrannya ? » (Pourquoi les deux jeunes hommes non initiés étaient-ils devenus faibles ?), la réponse de la narratrice est : « Ngaalu pulanya tjuputjurantja, tjuputjurantja pulanya, tjuputjurantja pulanya ». « Ngaalu pulanya tjuputjurantya, tjuputjurantja pulanya, tjuputjurantja pulanya » : ngaalu ngaa (ce) + lu (marque du sujet) – ce vieil homme (s-e) - pulanya (pula+nya : deux + marque de l’objet direct) – les deux jeunes non initiés – tjuputjurantja (radical du verbe cracher+marque du non accompli dans le passé) – avoir craché (l’action du crachat se prolonge encore aujourd’hui) – pulanya – les deux jeunes hommes non intiés – avoir craché – les deux jeunes hommes. Le vieil homme avait craché à plusieurs reprises sur eux deux. Comme dans d’autres récits ngaatjatjarra, l’expression de la durée et/ou de l’habitude ou encore d’une action répétée se manifeste par des marques verbales spécifiques : - durée : exemple extrait du corpus 05-07-32 : « Nyinarranyirni yurti pula nynarranyirni » : nyinarranyirni (nyinarra – forme présente du verbe s’asseoir + marque de la 124 Espace-temps dans une culture aborigène australienne durée) – être assis pour longtemps – yurti – figés – pula – les eux – nyinarranyirni. Ils s’assirent et restèrent figés. - habitude : - exemple extrait du corpus 05-08-32 : « Kaya kurranyu wanytjanguru tjikilpayi ? » :Kaya (ka indicateur de changement de sujet + ya ils) – et ils (parlant des Aborigènes du groupe auquel appartiennent la fille et la mère) – wanytja - nguru (wanytja auparavant + nguru exprimant l’origine) – auparavant d’où – tjikilpayi (radical du verbe boire + lpayi (forme verbale indiquant l’habitude) – avoir l’habitude de boire. Et auparavant où est-ce que les gens buvaient ? - action répétée : - exemple extrait du corpus 05-08-15 : « Marnmara wiilypungku ngaatja wiilypungku wiilypungku wiilypungku, wiilypungku, wiilypungkula tjikirantja nyarranyala » : marnmara – après avoir puisé de l’eau – wiilypungku (radical du verbe répandre+forme verbale exprimant une action répétée ou habituelle) – avoir répandu. Et après avoir puisé de l’eau, puisé de l’eau, nous en avons répandu tout autour. Comme dans l’exemple ci-dessus, pour l’expression de la répétition ou de la durée, les narrateurs ngatjatjarra se complaisent souvent à répéter le ou les verbes qui rendent compte des actions des personnages des récits et ce jusqu’à un grand nombre de fois, donnant ainsi à leur discours oral une intensité rythmique qui captive l’attention de l’interlocuteur. C’est ainsi qu’au début de l’histoire que nous rapportons, Kurnngalya raconte en parlant du vieil homme : « Katira ngalangu ngalangu pungkula katira ngalangu ngalangu ngalangu » : katira (après avoir ramené (s.e. le produit de sa chasse), ngalangu (radical du verbe manger + marque de 125 Jacques MONTREDON l’aoriste) - avoir mangé – ngalangu (avoir mangé) pungkula (radical du verbe frapper, tuer+forme sérielle) – après avoir tué – katira – après avoir rapporté – ngalangu ngalangu ngalangu avoir mangé x 3. Après avoir ramené le produit de sa chasse, le vieil homme mangeait, mangeait puis il allait chasser, tuait du gibier, le ramenait et mangeait mangeait mangeait… Enfin la permanence continue du Temps du Rêve jusqu’à maintenant est soulignée par l’emploi d’un présent en accomplissement. Kurnngalya montrant l’horizon où sont toujours accroupis les deux frères métamorphosés en rochers utilise ce temps (05-11-03) : « Ngaatja pula puparra » : ngaatja – ici – pula – les deux – puparra (radical du verbe être accroupis+forme du présent en accomplissement) – sont accroupis. Les deux (s.e. jeunes gens) sont là accroupis. Désignant un autre point de l’horizon, Kurnngalya ajoute : « Ngaanya ngarrirra Pulpala » : ngaanya (ce s.e. vieil homme) – le vieil homme - ngarrirra (radical du verbe être allongé, se trouver+forme du présent en accomplissement) – se trouve – Pulpala (Pulpa nom de lieu + la locatif) – à Pulpa. Et le vieil homme est toujours à Pulpa. Résumons les temps répertoriés dans ce récit : a) concernant le passé : Aoriste : radical du verbe + nu/ngu/langu. Imperfectif passé : deux formes : -ntya (ou lantja) et ningi (ou ngi). Forme sérielle de l’antériorité (en combinaison avec l’aoriste) : -ra, la, kula, nkula. 126 Espace-temps dans une culture aborigène australienne Passé continu : -yirni. Passé répété (pour exprimer une habitude) : -payi ou –ku. b) concernant le présent : Présent : radical du verbe + ra/rra/nkula/ngkula. Le système verbal dont dispose le locuteur ngaatjatjarra pour situer des évènements dans le passé (chronologie) ou rendre compte de leur développement (aspect) est donc complexe. De plus, pour donner plus d’épaisseur au temps et en souligner la durée, ce locuteur n’hésite pas à recourir à des procédés iconiques comme la répétition d’un même verbe. Enfin les conséquences de l’histoire se vérifient non seulement dans le paysage mais perdurent également par l’usage d’un temps présent pour les exprimer. 4. Temps et espace En effet, les deux jeunes frères et le vieil homme sont toujours là, les uns sous la forme de rochers et l’autre à l’intérieur d’un trou d’eau, toujours présents. Ils peuvent être montrés, et si le vieil homme a dû un moment « décamper » suite au dynamitage de son trou, il est allé dans un autre trou proche du premier et il y réside encore aujourd’hui, à Pulpa précisément. Comme on peut le voir dans ce récit, le Temps du Rêve n’est pas localisé seulement dans un très lointain passé (le temps originel), il transparaît à d’autres moments, par exemple ici, à distance d’une ou deux générations puisque l’événement auquel il est fait allusion et qui implique un homme blanc doit dater de quarante à cinquante ans au plus. À l’occasion de cet évènementlà, l’être du temps du Rêve a été dérangé par le dynamitage. Pulpa, c’est sa demeure, et l’eau son urine. Comme ce vieillard caché dans le trou d’eau, mais qui peut en resurgir, le Temps du Rêve est sous-jacent au temps ordinaire, continu, « c’est une 127 Jacques MONTREDON force vivante et accessible dans les vies des gens d’aujourd’hui comme il l’était dans le passé » (Bell, 1983). Des moments privilégiés ont été cristallisés comme celui où les deux jeunes frères, le plus jeune, les mains et la tête appuyées sur le dos de son aîné, ont été comme tétanisés par les effets du crachat du vieil homme. Nous pouvons encore maintenant constater de visu leur métamorphose. On comprend alors que les rochers et les lieux de ces évènements soient religieusement entretenus par la communauté car l’histoire est réellement arrivée, elle n’a pas été inventée pour distraire. Ce n’est pas une fable même si elle est instructive par certains côtés : on ne s’attaque pas impunément à un vieil homme, et symbolique par d’autres : le viol de la terre et des sites sacrés par l’homme blanc. Exposant l’ontologie des Pintupi (voisins des Ngaatjatjarra), Myers (1986) dit à propos des histoires qu’ils racontent et qui sont de même nature que celle de Kurnngalya : « ces histoires, ils insistent, ne sont pas faites pour passer un moment, elles se sont réellement produites. L’existence de la Colline du Lézard est la preuve en soi que la chose est arrivée. Aussi mes informants m’assurent-ils de la vérité d’une histoire du Dreaming en insistant sur le fait qu’ils avaient vu le lieu où cette histoire était arrivée ». La manière dont la fille de Kurnngalya me racontait les histoires liées à l’environnement physique de Tjukurla ne laissait aucun doute quant à la réalité de sa croyance dans les évènements du Dreaming. Entourés des preuves visibles de ce Temps du Rêve, les Ngaatjatjarra sont fortifiés dans leur appartenance à un temps qui transcende l’impermanent. La permanence du paysage et de ses traits significatifs en est le signifiant. Dans la culture ngaatjatjarra donc, l’espace apparemment vide, ne portant aucune empreinte de construction humaine permanente ou de chemins visiblement aménagés, n’est cependant pas un espace naturel, libre d’empreintes ; il est culturellement témoin et résultat des faits et des métamorphoses des êtres fondateurs. Le dessin sur le sable et les gestes déictiques de la narratrice dans le récit que nous avons exposé montrent bien qu’espace symbolique et qu’espace réel ne font qu’un, la médiation du dessin sur le sable rendant aux blocs de 128 Espace-temps dans une culture aborigène australienne pierre leur identité première. En 1995 à Copenhague, j’ai cherché à établir un lien entre l’espace parcouru des Ngaatjatjarra et leur expression gestuelle du temps. L’espace des Ngaatjatjarra, et plus généralement des Aborigènes du Désert de l’Ouest, qui ont occupé le même lieu avec les mêmes comportements (au moins pendant des centaines d’années), correspond à un territoire de chasseurs cueilleurs parcourant sans cesse des itinéraires courbes pour retourner périodiquement à des points d’eau permanents. Pour exprimer gestuellement le passé par exemple chez les Ngaatjatjarra, la main sur le côté décrit des ellipses verticales ponctuées à leur sommet par un claquement des doigts. J’ai émis l’hypothèse que le geste pourrait être en rapport diagrammatique avec l’espace parcouru des Ngaatjatjarra : le claquement correspondrait au retour régulier au point d’eau le plus permanent. Je reproduis cidessous un schéma des itinéraires parcourus (fig. 3) et celui du geste correspondant à « kutjulpirtu » (fig.4) qui peut renvoyer : soit à un passé lointain, soit au temps de l’enfance, soit enfin à « Tjukurrpa » (le Temps du Rêve). Fig. 3 : itinéraires des Ngaatjatjarra 129 Jacques MONTREDON Fig. 4 : geste de kutjulpirtu Ce qui me frappe maintenant dans l’histoire racontée par Kurnngalya, c’est que cette dernière semble parcourir verbalement dans son texte les mêmes itinéraires récurrents, revenant périodiquement au point d’eau, ici le trou du vieil homme. L’espace pratiqué physiquement aurait-il été si prégnant qu’il aurait pu chez les Ngaatjatjarra à la fois asseoir une représentation du temps, portée et traduite par l’expression gestuelle, et imposer un canevas aux récits. L’espace pratiqué a été recouvert par un espace symbolique, invention d’une culture, 130 Espace-temps dans une culture aborigène australienne mais il transparaîtrait à travers l’expression gestuelle et discursive. Ici comme dans d’autres cultures sans doute, encore à explorer, l’origine concrète, spatiale et visuelle de nos concepts, semble décelable. Nos gestes de nature indicielle et/ou iconique témoignent donc de nos premiers efforts cognitifs. 5. Traduction du Tjuma des deux jeunes frères et du vieil homme « C’est l’histoire de deux frères non encore initiés et d’un vieil homme qui après être sorti d’un trou s’en était éloigné. Il vivait dans ce trou, le vieil homme. Chaque jour, il sortait chasser, frappait des bêtes, les tuait, les ramenait à son trou et mangeait. Il mangeait après avoir chassé et ramenait le produit de sa chasse. Ici, c’était son camp. Quand il était dans son trou, après avoir ramené le produit de sa chasse, il mangeait, mangeait, mangeait… Les deux frères apparurent sur la ligne d’horizon : ils vinrent de par là puis prirent cette direction. Ils virent alors au loin le vieil homme qui marchait avec sa prise. Ils se mirent à le suivre. Quand il se retournait, ils se cachaient derrière des arbres ou des buissons. Aussi ne les vit-il pas. Ils continuèrent à le suivre puis de leurs lances, ils cherchèrent à l’atteindre au dos. Le vieil homme s’arrêta, déposa sa prise, regarda derrière lui, mais les deux frères s’étaient déplacés dans l’ombre. Le vieil homme reprit sa prise et son chemin en hâte. Les deux frères lançaient leurs lances avec violence tandis que le vieil homme courait pour leur échapper, sans lâcher sa prise. Les deux frères avaient emporté beaucoup de lances, aussi ne s’arrêtaient-ils pas d’en lancer. Le vieil homme s’arrêta à nouveau, déposa sa prise, la reprit et se remit à courir. Quand il fut près de son trou, son sang s’écoulait en grande quantité. Il déposa à nouveau sa prise, jeta un coup d’œil en arrière dans la direction des deux frères. Reprenant sa prise, il rentra dans son trou, dans ce trou-là. Il y rentra avec sa prise et avant d’y rentrer il cracha sur les deux 131 Jacques MONTREDON frères. » « Il était rentré avec sa prise ? » « Oui, il était rentré dans son trou avec sa prise, dans son trou qui est son camp. Le trou qu’il avait regagné est peut-être plus loin, plus grand, là-bas, derrière ce spinifex. C’est là que le vieil homme se trouve. Des hommes blancs sont venus, ont creusé, ont fait un grand trou, ont enfoncé une tige de fer dans le sol, une tige semblable à celle-ci, et ont rencontré un obstacle. Les deux frères étaient devenus de plus en plus faibles. L’obstacle que l’homme blanc avait rencontré était le vieil homme que les deux frères avaient blessé. » « Mais pourquoi, ces derniers étaient-ils devenus si faibles ? » « Le vieil homme avait craché à plusieurs reprises sur eux deux. Après avoir poursuivi le vieil homme, l’avoir frappé de leurs lances, ils perdaient leur force en même temps qu’ils s’éloignaient. Affaiblis, ils s’étaient assis puis s’étaient relevés, avaient repris péniblement leur marche dans la direction d’où ils étaient venus. Ils avaient fui en vain dans la direction d’où ils étaient venus. Après avoir regardé en arrière, ils dirent : « Allons plus loin ». Ils durent à la fin s’asseoir au sol et restèrent figés. Tout cela s’est passé ici et des hommes blancs ont enfoncé une tige de fer et ont touché le vieil homme qui se trouve là. Des hommes blancs qui étaient venus parce qu’on leur avait parlé de ce trou. Ils ont creusé ce grand trou là, devant nous. Ils y ont pénétré et ont enfoncé une tige de fer. Ils ont touché le vieil homme qui se trouve là. Ils ont mis de la dynamite et il y a eu une explosion. La dynamite a provoqué seulement le jaillissement d’une grande quantité d’eau. Les hommes blancs sont entrés à l’intérieur du trou mais ils n’ont rien pu voir et ils en sont sortis. Le vieil homme se trouve toujours là. Les hommes blancs, après avoir enfoncé une tige de fer ici, ont abandonné le site et sont partis. Et nous, après avoir puisé de l’eau, puisé de 132 Espace-temps dans une culture aborigène australienne l’eau, puisé de l’eau, nous en avons répandu tout autour pour nettoyer le site. Enfin, après en avoir puisé puis répandu tout autour, nous avons pu en boire ». « Et auparavant d’où est-ce que les gens tiraient de l’eau ? » « Ils avaient l’habitude de boire à ce trou. » « Et c’est ici que le vieil homme est. C’est ici que les gens avaient l’habitude de boire. C’est ici qu’ils prenaient leur eau. Et l’eau s’écoulait d’ici à là. C’est l’urine du vieil homme. Quand les hommes blancs sont venus, ils ont creusé ici, élargi le trou et ont enfoncé une tige de fer. Ils ont touché le vieil homme qui était là. Ils ont mis de la dynamite mais ils ont touché le fond en vain. Le vieil homme effrayé est parti de l’endroit où on avait creusé, il est ici maintenant. Après une autre tentative, les hommes blancs ont abandonné le site et ils sont partis. Les deux frères, après avoir frappé le vieil homme, l’avaient d’abord suivi, puis avaient abandonné leur poursuite. Fuyant à leur tour, ils s’accroupirent bientôt. Ils se relevèrent, repartirent mais s’accroupirent bientôt de nouveau. Voilà les genoux, les pieds, les mains du frère aîné. Il est accroupi dans cette direction. Sa tête est là. Voilà sa tête et ses pieds. C’est ce rocher qui repose là. Et ici, contre le dos du frère aîné, c’est la tête du frère cadet. Et ici, ses genoux et ses pieds. Il a mis sa tête contre le dos de son frère aîné. Ils sont accroupis à cet endroit-là, tous les deux. Ils sont encore là, face à nous, accroupis. Et récemment des hommes sont venus pour nettoyer le site. Des femmes aussi. Manupa le sait puisqu’elle en était. Avec tous les autres et Toby, elle a nettoyé le site où les deux frères ont été laissés accroupis. Ils sont tous deux accroupis là-bas. Le frère aîné est toujours accroupi là-bas comme il l’était sur le chemin du retour. 133 Jacques MONTREDON Son frère de même. Ils sont tous deux accroupis. Le vieil homme les avait tués en leur crachant dessus. Les deux sont là et le vieil homme aussi. Le vieil homme est à Pulpa. » (Traduction d’Elisabeth Ellis et Jacques Montredon) Bibliographie BELL, D (1983), Daughters of the Dreaming,. London : Allen and Unwin. DOUGLAS, W.H. (1959), An Introduction to the Western Desert Language of Australia, University of Sydney. GLASS, A. and HACKETT, D. (1970), Pitjantjatjatjara Grammar,, a tagmemic view of the Ngaanyatjarra (W arburton Ranges) dialect, Canberra ; GLASS, A and HACKETT, D. 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