ESPACE-TEMPS DANS UNE CULTURE
ABORIGENE AUSTRALIENNE
(NGAATJATJARRA) :
UNE APPROCHE A PARTIR D’UN
RECIT DU TEMPS DU REVE ET DE
L’EXPRESSION GESTUELLE
L’histoire des deux jeunes frères non initiés
et du vieil homme narrée par Kurnngalya Giles,
Tjukurla (Australie de l’Ouest), 1992
Jacques MONTREDON
Séminaire C.L.A., IMAGE, GESTE et PAROLE
Université de Franche-Comté
Cet article est dédié à la mémoire de Geza Roheim, anthropologue et
psychanalyste, né à Budapest, qui a recueilli en 1929 dans le centre de
l’Australie les rêves quotidiens des Ngaatjatjarra et des Pitjantjarra.
Abstract : Time and space in an Australian Aboriginal culture
through a Dreamtime story and gestures.
A verbal and non verbal analysis of a Dreamtime story told in 1992 by
an Aboriginal woman in Tjukurla (Western Australia) shows the
permanent presence of the "Eternal Beings of the Dreaming" (Geza
Roheim) and emphasizes the fact that in the Ngaatjayjarra culture,
space and time are the two faces of a same reality: the Dreaming. This
study demonstrates also that in this culture one can't separate real
space from symbolic space, although gestures related to time and
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narratives patterns (especially in the story recorded) send back to the
way the Ngaatjatjarra inhabited the space and covered the distances
where they lived, hunting and gathering on curved cyclical lines.
Dès le début de son récit (traduit en français à la fin de
l’article), Kurnngalya, la narratrice, annonce : « Tjilku ngaanya
kurkararra pakara yanu watiyirna kutjarra ku tjuma », (c’est
l’histoire tjuma des deux jeunes frères non initiés et du vieil
homme qui après s’être levé (du sol) est sorti). « Tjuma » pour
les Ngaatjatjarra a le même sens que « Tjukurrpa » et signifie
récit, rêve et renvoie donc au « Dreaming Time », « au « Temps
du Rêve ». D’un côté Tjukurrpa est une ère enveloppée dans les
brumes du temps (Bell, 1983) ; c’est l’âge de la création quand
des êtres émergeant de la terre, qui était alors plate et nue, ont
modelé tous les traits du paysage actuel : montagnes, collines,
vallées, rochers remarquables, rivières, trous d’eau, etc…Ils
créèrent aussi les plantes, la faune. Ils inventèrent l’équipement
des chasseurs-cueilleurs et établirent les règles des relations et
des comportements sociaux qui sont encore en vigueur. D’un
autre côté, toujours selon Bell, Tjukurrpa, « c’est seulement deux
ou trois générations avant la génération actuelle, s’avançant
concurremment avec le présent ; l’héritage a é transmis aux
vieilles personnes, aux parents décédés (…). Tjukurrpa n’est pas
un point de référence lointain, mort et fixe, c’est une force vive et
accessible aux vivants d’aujourd’hui, juste comme elle l’était
dans le passé. »
Le récit de Kurnngalya est un récit du Temps du Rêve et il
renvoie à l’environnement physique de Tjukurla, le lieu de vie
d’une communauté aborigène du Désert de l’Ouest Australien.
Le vieil homme dont il est question sort du trou à Tjukurla, un
point d’eau dans la roche, maintenant inutilisable, pollué par les
chameaux (j’ai vu l’un de leur squelette tout près de ce site) et se
réfugie à Pulpa (un autre point d’eau) pas très éloigné de
Tjukurla (15 à 20 kilomètres). La communauté est établie entre
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ces deux pôles. C’est Kurnngalya elle-même qui nous a proposé
de faire ce récit ; elle le fait devant la caméra, mais en présence
de sa fille Lizzie qui l’écoute et parfois l’interroge. Cette
situation une mère raconte à sa fille une histoire du Temps du
Rêve, est fréquente dans les déserts du centre et de l’ouest
Australien. En ce qui concerne l’utilisation du sable comme
« tableau », ainsi que le relève Munn (1975) : « les surfaces de
sable nues caractéristiques de l’Australie du centre fournissent un
tableau naturel en permanence à la disposition du narrateur ».
Elle ajoute : « du fait que toute conversation de quelque durée
que ce soit est généralement tenue par des personnes assises à
même le sol, tracer des marques sur le sable devient facilement
un supplément à l’expression verbale ». À Tjukurla, les femmes
racontent des histoires du Temps du Rêve comme les histoires de
la vie ordinaire en s’aidant d’un fil de fer ou d’un bâtonnet, soit
pour battre le rythme, soit pour accompagner le récit de
représentations graphiques. Il peut arriver, comme c’est le cas
pour ce récit, que la personne dessine à main nue sur le sable.
Quoi qu’il en soit, dans toutes ces situations, la parole, le geste et
l’activité de dessiner sur le sable forment un tout et partagent
sans doute le même stade d’organisation mentale inconsciente.
Paroles, gestes et dessins concourent à donner des évènements
une description très précise comme on le verra plus loin en ce qui
concerne la position finale des deux jeunes frères métamorphosés
en rochers.
1. Gestes
a) de préparation
Avant de commencer son récit, la narratrice s’installe, puis
assouplit et aplanit une surface en rapport avec l’amplitude et le
rayonnement de ses mouvements. Ancrée dans le sol, elle dispose
alors d’un espace dont elle est le pilier autour duquel l’histoire va
prendre place.
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b) déictiques
Les déictiques ou gestes de pointage renvoient soit à
l’espace réel, soit à l’espace représenté sur le sable. C’est dans
l’environnement de la locutrice que les évènements rapportés ont
eu lieu, aussi n’est-il pas étonnant qu’elle désigne de la main ou
de l’index des emplacements ou des directions, ou encore qu’elle
retrace des parcours dans le lointain. Parfois elle se réfère de la
même manière aux dessins qu’elle produits sur le sable. En plus
de leur valeur déictique, ces gestes prouvent l’authenticiet la
réalité de l’histoire en l’inscrivant dans un espace inchangé.
c) illustratifs
La narratrice improvise au fil de son discours des gestes
figuratifs pour rendre compte en image des évènements du récit :
- les deux frères jetant des bâtons sur le vieil homme,
- le sang coulant de sa blessure,
- le nettoyage de l’espace autour des deux frères
statufiés.
C’est donc à partir à la fois des paroles, du schéma sur le
sable et du mime de la narratrice que l’on peut reconstituer le
tableau, représentant les deux frères paralysés à jamais,
métamorphosés en rochers. L’utilisation de moyens d’expression
convergents, introduisant plusieurs points de vue, permet donc, à
chaque narration, une reconstitution précise des évènements du
Temps du Rêve.
d) de clôture
Quand le récit s’achève, ou quand il y a un changement de
séquence, la locutrice efface en balayant de la main, à l’aide d’un
bâtonnet, les traces de l’histoire ou de l’épisode précédent. La
scène est à nouveau disponible.
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2. Iconographie
Fig. 1. Représentation sur le sable du trou (a), du vieil homme (b) et de ses
allées et venues (c, d, e). J’ai mis des flèches pour indiquer les mouvements
de va-et-vient. Ces mouvements ont été faits dans l’ordre I, II et III.
C’est la fille de Kurnngalya qui a préalablement nettoyé la
surface de sable sur laquelle sa mère représente schématiquement
les personnages et les évènements de cette histoire du Temps du
Rêve.
Fidèle à l’iconographie (Munn, 1973) en usage dans le
désert du centre et de l’ouest, Kurnngalya a figule trou d’eau
par un rond ou par des cercles plus ou moins grands, le vieil
homme par un arc de cercle, et ses allées et venues par rapport au
trou par des lignes courbes ou droites (fig.1). Dans la figure 2, on
peut voir la façon schématique avec laquelle Kurnngalya a
représenté les deux frères au moment de la métamorphose. Elle a
d’abord dessiné en faisant de ses doigts des empreintes sur le
sable, les genoux et les cuisses, puis les pieds, les mains et la tête
du frère aîné, ensuite elle a représenté de la même façon la tête,
les cuisses et les pieds du plus jeune frère. Le résultat est très
abstrait et en même temps très concret puisqu’il rend compte
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