Trimestriel Hiver 2009 n° 127 Ed. Resp.: Raphaël Ernst, Autre Terre asbl, 4e avenue 45, 4040 Herstal – Bureau de dépôt: NSC Liège X - P 501015 Entreprendre autrement au Nord et au Sud Économie et mobilisation sociales : vers un contre-pouvoir économique ? Banco Palmas L’économie solidaire Une banque brésilienne créée par les habitants d’un quartier défavorisé Entre économie sociale et mouvements sociaux (P. 24) (P. 5) Coordination : David Gabriel Secrétariat de rédaction : Geneviève Godard, Nathalie Talmasse Comité de rédaction : Raphaël Ernst, David Gabriel, Geneviève Godard, Quentin Mortier, Xavier Roberti et Salvatore Vetro Ont collaboré à ce numéro : Nathalie Delaleeuwe, Louis Dessart, François Foguenne, Alice Friser, Corinne Gendron, Loïc Géronnez, Vincent de Grelle, Jean-Louis Laville, Christian Legrève, Charles Martinov et Benoît Naveau. Correction : Cédric De Lievre Sommaire 3 Édito Pour un changement social… et économique ! 5 Banco Palmas Une banque créée par les pauvres relance l’économie d’une favela brésilienne Rédaction : 4e avenue, 45 - 4040 Herstal T : +32 (0)4 240 68 48 F : +32 (0)4 240 68 42 E : [email protected] W : www.autreterre.org N° de compte : 096-2241896-53 10 Une société économique qui se repense Par Corinne Gendron 13 Éthiquable ou le poids du commerce équitable 18 L’insertion par le travail : pour qui et pour quoi ? Cette publication est soutenue par : 2 terre n°127 • hiver 2009 24 L’économie solidaire Entre économie sociale et mouvements sociaux 28 Nord Terre vient de fêter ses 60 ans ! Entretien avec Louis Dessart Création graphique : Agence À3/Herstal Toute reproduction, même partielle, des textes et illustrations parus dans le journal Terre est encouragée mais soumise à l’autorisation préalable de l’éditeur et/ou des ayants droit au copyright Les maisons médicales Utopie et pragmatisme Terre libre Photos de couverture : • C1 : PDG Manifestation des communautés rurales du sud de l’île de Négros Occidental (Philippines). • C4 : Q. Mortier (Mali) Impression : Imprimerie Fortemps Imprimé à 7.000 exemplaires sur papier 45% labellisé FSC et 55% recyclé 22 Sud Un visa de tourisme pour aller dire bonjour. Retour sur un ancien projet de Terre en Algérie. 40 ans plus tard… édito Pour un changement social… etracer l’histoire de notre société sans y inclure les mouvements sociaux n’aurait pas de sens. Ceux-ci l’ont façonnée et ont joué un rôle déterminant en termes de changement social et d’avancées non seulement sociales, mais aussi politiques, culturelles et économiques. Ces mouvements, des plus anciens (comme le mouvement ouvrier) aux plus récents (les mouvements féministe, écologiste ou les mouvements d’exclus tels les « sans-papiers », les « sans-terre »...), sont des forces indispensables d’interpellation et de contrepouvoir. Ils sont acteurs au niveau des différentes sociétés et ont pour effet d’agir en profondeur sur certaines politiques tout en offrant un espace d’expression aux personnes moins visibles ou laissées-pourcompte. Bref, ils ont pleinement influencé la construction des différentes sociétés et continuent à y avoir une place centrale. Un mouvement social 1, c’est aussi une possibilité de mettre en discussion des enjeux sociaux, de chercher à dire le juste et l’injuste. R Mouvements sociaux et modes de fonctionnement économiques Notre hypothèse est de dire que bon nombre de mouvements sociaux ont suivi — en s’y opposant — les évolutions des modes de fonctionnement économiques et principalement celui du capitalisme. La grande majorité des mobilisations actuelles sont liées, de manière plus ou moins directe, aux effets du capitalisme, tel qu’il se vit dans le monde entier. Dans cette optique, il est important de prendre en compte les transformations des modes de fonctionnement économiques opérés ainsi que l’évolution des idéologies (croyances et représentations) qui les justifient. C’est ce que Corinne Gendron a initié à travers un article (p.10) qui met en avant la puissance de transformation sociale contenue dans les concepts de «commerce équitable», de «responsabilité sociale de l’entreprise» et d’ «économie sociale». En outre, les mouvements sociaux sont probablement B. Schoonbroodt et économique ! > La grande majorité des mobilisations actuelles sont liées aux effets du capitalisme. 3 1. E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Ed. La Découverte, Paris, 1996. terre n°127 • hiver 2009 édito à la base de l’émergence de bon nombre d’initiatives d’économie sociale et les principes portés par celles-ci sont privilégiés par la majorité des mouvements sociaux. Pour illustrer ce propos, nous pouvons considérer l’exemple de Banco Palmas au Brésil (p.5). Cette banque, créée par des personnes économiquement pauvres via une mobilisation sociale de grande envergure, a permis, grâce à différents mécanismes, de rendre un souffle nouveau à une banlieue défavorisée. L’idée était de créer une nouvelle monnaie qui ne peut être utilisée que localement — évitant ainsi toute spéculation — pour permettre le développement économique d’une zone déterminée qui en a vraiment besoin. De nouveaux mouvements sociaux économiques S’arrêter sur l’évolution de l’économie sociale en faisant un parallèle avec celle des mouvements sociaux n’est pas non plus fortuit lorsque l’on regarde de plus près la dynamique à l’œuvre dans le cadre du commerce équitable. Dans ce sens, les pratiques de consommation peuvent devenir la cible ou le moyen de l’action collective de mouvements sociaux 2. L’article sur l’organisation «Éthiquable» (p.13) nous montre en partie comment elle a su créer un cadre qui rend possible l’expression d’opinions politiques à travers des actes d’achat. En tout cas, il faut souligner qu’[…] un des résultats de ces mobilisations dans le marché […] est la constitution en offre de biens «éthiques» - verts, bio, socialement responsables - qui se met en place par des initiatives militantes (comme la plupart des organisations du commerce équitable), mais aussi avec le concours de régulations étatiques et l’adaptation de l’offre marchande2. 4 Vers un contre-pouvoir économique ? Le pouvoir se serait-il en partie déplacé du politique vers l'économique (le capital financier et l’économie de production) ? C’est ce qu’on pourrait croire lorsqu’on observe le poids grandissant des entreprises privées capitalistes et de leurs actionnaires. En réponse à cette constatation, de plus en plus de groupes sociaux terre n°127 • hiver 2009 semblent considérer qu’il est temps de se réapproprier l'économie pour avoir leur mot à dire dans ce domaine et créer, de cette manière, une forme de contre-pouvoir économique (voir article de Jean-Louis Laville, p. 24). Mais est-ce le cas de l’ensemble des organisations d’économie sociale ? Pas si sûr. On voit que dans certains secteurs – qui ne sont de surcroît pas toujours très valorisants – l’insertion des gens par le travail via l’économie sociale permet surtout de reprendre pied dans le système économique traditionnel (P.18). Sans condamner ce dernier, il est néanmoins important que le secteur de l’économie sociale se positionne par rapport à lui afin de rester en accord avec ses propres finalités. La remise en cause de nos modèles rigides doit pouvoir se faire de manière structurée et sur le long terme si on veut qu’elle puisse s’inscrire dans la durée. C’est ce que les maisons médicales ont compris (p. 22) en proposant, dans le domaine de la santé, une réflexion en profondeur suivie de la mise en place d’organisations aux modes de fonctionnement et aux principes éthiques allant clairement dans le sens de l’économie sociale. Pour une plus grande coordination des agendas Les mouvements sociaux d’aujourd’hui renouvellent leurs propositions vers le monde politique, social, environnemental mais aussi économique. Pour sa par t, l’économie sociale a redéfini ses principes éthiques et de plus en plus d’organisations s’en revendiquent, désirant donner un sens nouveau à leurs activités de production de biens et de services. Il y a donc une appropriation du monde de l’économie par les mouvements sociaux et une volonté de changement prônée par certaines organisations d’économie sociale. Espérons que ces nouvelles dynamiques pourront prendre leur envol et concourir à la mise en œuvre de réels projets de société pour le Nord et le Sud. I David Gabriel 2. Dictionnaire des mouvements sociaux, Dir. O. Fillieule, L. Mathieu, C. Pechu, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 2009 (P. 140). Banco Palmas Une banque créée par les pauvres relance l’économie d’une favela brésilienne Une banque qui accorde aux plus pauvres des crédits à la consommation sans intérêt et qui soutient grâce à des prêts à des taux minimaux la production locale, vous y croyez ? Et si l’on vous dit que la même banque émet une monnaie locale qui relance l’économie d’un quartier tout en répondant aux besoins de ses habitants, là vous vous dites : c’est de l’utopie ? Eh bien pas tout à fait. Ce sont quelques-uns des outils financiers mis en place par les habitants d’une favela au Brésil. > Au Banco Palmas, les prêts sont accordés avec l'accord de la communauté a gravité de la crise financière et économique qui nous frappe rappelle que la question des richesses reste au centre de la question sociale. Les partager plus équitablement, les créer là où elles manquent, les faire reconnaître là où seule la valeur monétaire est prise en compte, voici un enjeu brûlant d’actualité. Dans le Nordeste du Brésil, les habitants du Conjunto Palmeiras, un bidonville de Fortaleza, ont refusé la misère et nous ont démontré comment se doter des outils nécessaires en vue de l’autonomie économique. C’est grâce à leur audace et à une expérience en cours en France — le Sol — qu’une soixantaine de personnes du réseau Capacitation Citoyenne1 se sont réunies le 26 octobre à Namur à l’initiative de Periferia2 et d’«Arpenteurs»3. S’inspirer et réfléchir collectivement aux manières de s’approprier cet esprit de lutte contre la pauvreté est un des enjeux de ce réseau pour qui la richesse est aussi le fruit de nos intelligences collectives. L De la relégation à la lutte Quand en 1984 Joaquim Melo, jeune séminariste déjà rebelle et aux tendances politiques clairement à gauche, arrive dans le Conjunto Palmeiras, il découvre un bidonville où la mortalité est très élevée. «Au Brésil, on obser- terre n°127 • hiver 2009 5 > A la base de la démarche de la banque communautaire : l'éducation > Ancien bidonville, le Conjunto Palmeiras dispose aujourd'hui de l'eau et de l'électricité grâce à la lutte de ses habitant 6 vait à l’époque un processus de banalisation de la misère», note-t-il. «Le régime militaire parvient à faire croire aux plus démunis que leur pauvreté et leurs conditions de vie indignes sont dans la norme des choses. L’absence d’eau saine qui entraîne les épidémies n’apparaît jamais comme un scandale. Juste comme une fatalité.» Au sud de Fortaleza, une ville située dans le Nord du Brésil, l’endroit est situé près d’une décharge dont les gens tirent quelques moyens de subsistance en récupérant des matériaux. Mais Joaquim découvre également un quar tier bien organisé, notamment autour des communautés ecclésiastiques de base, mobilisées grâce à la théologie de la libération, et d’une première organisation locale, l’ASMOCONP. Appliquant le principe selon lequel «aide-toi et le ciel t’aidera», les habitants avaient déjà mis en place une crèche et un programme d’alphabétisation pour enfants, bientôt suivis d’une école. terre n°127 • hiver 2009 La victoire de l’eau Mais le bidonville est isolé. Les transports en commun sont rares et dangereux. Le premier chantier consistera à obtenir des pouvoirs publics un réseau de transports en commun digne de ce nom. Autre combat : assainir les lieux. Vivre dans le voisinage des immondices entraîne un taux de mortalité très élevé. Une des premières initiatives solidaires des habitants, la mise en place d’une caisse commune, aura pour objectif d’enterrer décemment les victimes de la pauvreté en créant un service de pompes funèbres local. Dans les années 80, les habitants du Conjunto Palmeiras doivent livrer une autre lutte d’importance vitale : raccorder les habitations à l’eau courante. En dépit d’une médiatisation importante et de démarches multiples auprès des responsables municipaux, rien ne se passe. Les habitants décident alors en assemblée de lancer un ultimatum à la mairie : effectuer le raccordement en un mois, faute de quoi ils feront sauter les canalisations qui approvisionnent la ville. Ce coup de bluff portera heureusement ses fruits. Le gouverneur annoncera la bonne nouvelle en fanfare devant les médias au grand soulagement des habitants qui découvrent alors l’exacte localisation de ces tuyaux en voyant la police y prendre position… Joaquim Melo bravera les forces de l’ordre en montant sur le toit de sa maison pour y hurler: «Cette victoire est la nôtre. Nous avons remporté la victoire de l’eau !». Les habitants du Palmeiras refusent toute récupération de la part d’un État qui les a longtemps délaissés. Ils savent aussi combien il est fondamental de raconter leurs combats au travers de moyens populaires comme le théâtre, des expositions de quartier, un journal local. Habiter l’inhabitable Malgré ces premières victoires, les conditions de vie des habitants restent précaires. Les leaders de la com- munauté organisent sur décision colannées 80, la pauvreté ne se résorbe lective un séminaire intitulé «habiter pas. Les leaders communautaires l’inhabitable». Se dessine un consendécident donc, en 1997, d’organiser sus : construire un canal de drainage un second séminaire, «habiter l’inhades eaux. Un partenaire se profile, bitable II», dont il ressort que l’urgence un organisme de la coopération alleest désormais de lutter contre la paumande - la GTZ - accepte d’investir 2 vreté et l’exclusion sociale. Des chermillions de reais (environ 780.000 cheurs populaires établissent avec euros) dans ces travaux. À une condiles habitants une cartographie des tion : que les habitants gèrent euxrevenus et des besoins de la populamêmes le chantier. Une occasion fortion. Constat étonnant : celle-ci n’est midable de se former, mais aussi pas si pauvre puisque 1,5 millions de d’apprendre les déboires de la partireais (586.000 ⇔) circulent dans le cipation quand, contre l’avis des techquar tier. Mais pour satisfaire leurs niciens allemands, la population besoins élémentaires (nourriture, décide de poursuivre les hygiène personnelle et de travaux en période de la maison), les habitants pluies et que la pelleteuse font leurs achats en dehors Créer une source s’embourbe. «Une leçon du quar tier et ce faisant de production d’humilité», se souviendra s’appauvrissent. Ils en arridans le quartier Joaquim Melo. Les leaders vent à la conclusion qu’il tout en augmentant le pouvoir communautaires se forfaut créer une source de d’achat des habiment à la comptabilité, à la production dans le quartants. gestion du personnel, s’initier tout en augmentant tient aux subtilités de la leur pouvoir d’achat. C’est négociation avec les pouainsi que naît le concept voirs publics. Les habitants construide la monnaie locale, le Palmas, et sent le canal. Une belle réussite. de sa banque, le Banco Palmas. Toutes les décisions sont prises collectivement lors de grandes assem> L'Institut Palmas organise les blées hebdomadaires. journées de la démocratie Mais cette nouvelle victoire a un goût économique pour revendiquer amer : malgré les nets progrès matél'accès aux services bancaires pour riels engrangés depuis le début des les plus pauvres Le Banco Palmas en quelques chiffres - 6,2 millions de réais par mois sont dépensés par les habitants en 2009 contre 1,5 million en 1997. - 93% des achats en 2009 sont effectués dans le quartier contre 75% à l’extérieur en 1997. - 1.800 emplois ont été créés et 36.000 palmas sont en circulation dans le Palmeiras. - 1,8 millions de réais de portefeuille de crédit sont disponibles pour l’ensemble du réseau des 47 banques communautaires. - 206.800 équivalents réais sont en circulation sur l’ensemble du réseau des banques communautaires. - Dans un sondage réalisé par l’Université Fédérale du Ceara, 98% des personnes interrogées affirment que la Banque Palmas a contribué au développement du quartier. 90% affirment que la Banque Palmas a contribué à l’amélioration des conditions de vie du quartier en augmentant leurs revenus (25,25% d’entre eux) ou en leur permettant de trouver un emploi (20,20% d’entre eux). terre n°127 • hiver 2009 7 > En couplant la production locale à la consommation dans le quartier, le Banco Palmas a permis la création de 1800 emplois. 8 Une banque par le peuple pour le peuple Le concept est à la fois simple et particulièrement ingénieux. Il est aussi le fruit de plus de 80 réunions des habitants du Conjunto Palmeiras. Joaquim Melo calcule qu’il faut 100.000 reais (40.000 euros) de fonds de départ pour lancer la banque. L’engouement populaire, la médiatisation de l’idée et la force de conviction de Joaquim Melo permettent d’attirer l’attention sur cette nouvelle structure. Oxfam soutient le projet en offrant 14.000 reais, auxquels il faut ajouter 2.000 reais d’un donateur privé. Puis une autre ONG se lance. Le Banco Palmas est né. Pourtant, créer une monnaie alternative, même réservée à un quartier, est illégal et l’État brésilien entame des poursuites judiciaires. Les habitants arrivent cependant à convaincre la justice qu’il ne s’agit pas d’une fausse monnaie. Le système est sauvé. Le salut viendra étonnamment d’une autre banque, le Banco do Brasil, une banque à vocation commerciale gérée terre n°127 • hiver 2009 par l’État. Se désespérant de ne pas parvenir à atteindre ces clients pauvres, la banque traditionnelle se tourne vers le Conjunto Palmeiras, réputé pour son encadrement communautaire. L’accord est le suivant : le Banco do Brasil fournit les locaux, les équipements de gestion de comptes et les guichets. En échange, le Banco Palmas apporte les approches financières innovantes et sa capacité à atteindre un public qui restait inaccessible. Un système qui lie production et consommation Le Banco Palmas opère de la manière suivante : il accorde des prêts à la production locale afin de créer ou de développer une activité économique. Les taux d’intérêt oscillent entre 1,5 et 3% selon les montants. Ces prêts sont accordés uniquement à des projets locaux qui répondent aux besoins des habitants du Conjunto Palmeiras. Ces besoins sont identifiés grâce à des enquêtes au sein de la population locale. Le Banco Palmas accorde aussi des prêts à la consommation à un taux d’intérêt de 0%. De façon très originale, ces prêts sont émis en palmas, la monnaie du quartier. Les habitants reçoivent une carte de crédit à concurrence d’un montant précis. Au fur et à mesure des achats, les commerçants retirent les montants dépensés de la valeur de la carte. À la fin du mois, le Banco Palmas paie le commerçant. Pour recevoir cette carte, l’habitant doit recevoir l’approbation de ses voisins. Pour les prêts à la consommation, un agent de crédit discute avec l'emprunteur et fait le point sur ses ressources et son sérieux. Il n’est pas tenu compte du passé de la personne et avoir été déclaré mauvais payeur dans le système de prêts traditionnel n’est pas un obstacle à l’obtention d’un crédit à la consommation. Le taux de recouvrement est exceptionnel : 97,2 %. En cas de non-remboursement, le mauvais payeur est identifié lors des rendez-vous du Forum Économique Local réunissant des habitants et représentants d'associations. Ceux-ci font pression sur lui pour qu’il se mette en règle. Par contre, avec l’argent ainsi prêté, l’habitant ne pourra faire ses achats que dans le quartier. Pour l’y inciter, les commerçants octroient 5% de ristourne sur leurs produits. À l’heure actuelle, 93% des achats sont pratiqués à l’intérieur du quartier. Ce système a permis la création de plusieurs entreprises solidaires locales comme PalmaLimpe qui fabrique des produits d’entretien ou encore PalmaFashion, une coopérative de couturières qui partagent ainsi une marque de vêtements. Depuis quatre ans, près de 2.500 jeunes ont pu suivre des formations professionnelles, des préparations au concours d'entrée à l'université et 2.200 emplois ont été créés dans le Conjunto Palmeiras, dont 1.800 de manière directe. Un palmas = un réal Aujourd’hui, ce sont quelque 36.000 palmas qui circulent dans le quartier. > L'Institut Banco Palmas forme des chercheurs communautaires qui réalisent des études sur la consommation des habitants du quartier Le Sol, une monnaie électronique qui soutient l’économie sociale et solidaire. «Avant, quand un habitant avait 10 reais, il les dépensait en dehors du quartier. Aujourd’hui, même s’il n’a qu’un palmas, il le dépensera ici». La particularité du système : un palmas vaut un real. Cer taines entreprises paient désormais environ 20% des salaires en palmas. Certaines administrations leur ont également emboîté le pas. En 2003, l’Institut Palmas est créé. Il est chargé d’exporter la méthode à d’autres quartiers pauvres du Brésil. Un système pérenne ? Aujourd’hui, le système du Banco Palmas a fait des émules. Quarante-sept banques communautaires existent au Brésil. Mais il se heurte à une difficulté majeure :sa non reconnaissance légale. Il vit grâce à la confiance que la communauté lui accorde. Une proposition de loi déposée par une députée du PSB (Parti socialiste brésilien) est actuellement en cours de discussion dans différentes commissions parlementaires. «La banque centrale a créé une unité qui travaille et réfléchit aux monnaies sociales», explique Carlos de Freitas, co-auteur du livre Viva Favela4. «Le partenariat avec le Secrétariat national à l'économie solidaire qui dépend du ministère du Travail et de l'Emploi est également une forme de reconnaissance. Certaines collectivités locales ont créé des «décrets» spécifiques permettant la mise en place des banques communautaires sur leur territoire. Mais tout reste fragile. Le projet est toléré tant qu’il ne remet pas en question le système bancaire traditionnel.» Au Venezuela, le président Chavez a fait voter une loi qui institutionnalise le système des banques communautaires et lui donne les fonds nécessaires à sa mise en œuvre. Résultat : le pays compte aujourd’hui 3.600 banques communautaires. Et en Europe ? L’idée de la monnaie sociale et solidaire n’est pas neuve, on la retrouve au XIXe siècle. En France, cinq régions utilisent le Sol5, une monnaie électronique qui soutient l’économie sociale et solidaire. Les Sols se présentent sous la forme d’une carte à puce qui a le même fonctionnement que la carte de fidélité qu’on trouve dans beaucoup de grandes surfaces. En réalisant ses achats dans un magasin du réseau, le consommateur reçoit des Sols supplémentaires qu’il réutilise dans les boutiques qui adhèrent au système. S’ils ne sont pas consommés, les Sols perdent progressivement de leur valeur. Pas de risque de spéculation ni de thésaurisation. De l’impuissance aux premières pistes d’action De la rencontre du réseau de capacitation citoyenne à Namur est ressorti un fort questionnement du système financier tel qu’il existe. Mais face au système économique actuel dont la compréhension dépasse bon nombre de citoyens, il est difficile pour des personnes vivant dans la précarité de se projeter dans une démarche telle que celle du Banco Palmas. Cependant, même si les moyens d’agir restent difficiles à identifier, une idée est ressortie : faire reconnaître comme valeur véritable le temps et l’énergie mises dans des actions citoyennes porteuses de sens collectif. Ainsi, on pourrait imaginer qu’une personne précarisée qui s’investit dans son quartier, par exemple en allant visiter des malades à l’hôpital, reçoive en retour un service qui améliore sa qualité de vie. Une piste à creuser, sans aucun doute. I Nathalie Delaleeuwe Collaboratrice à Periferia Photos: Banco Palmas i www.periferia.be www.banquepalmas.fr 1. Capacitation Citoyenne est un programme d’échange et de renforcement de capacités citoyennes, partagé par près de 100 collectifs citoyens de France et de Belgique (www.capacitation-citoyenne.org) et animé par Periferia et « Arpenteurs ». 2. L’AISBL Periferia s’inspire des pratiques innovantes du Sud pour lancer au Nord des expériences sociales de capacitation citoyenne. Elle a été créée par des acteurs qui avaient participé aux luttes du Conjunto Palmeiras. Pour en savoir plus sur Periferia, www.periferia.be. 3. L’association française « Arpenteurs » anime des débats sur les processus de fabrication de la ville. Pour en savoir plus, www.arpenteurs.fr 4. Viva Favela ! Quand les démunis prennent leur destin en main, par Joaquim Melo, avec Elodie Bécu & Carlos de Freitas, Editions Michel Lafon, 2009. 5. www.sol-reseau.org terre n°127 • hiver 2009 9 Une société économique qui se repense omme l’explique Vergès : «Le langage économique, en tant que langage ayant une valeur opérationnelle ou symbolique, prend place dans l’ensemble des langages dont la société dispose. Là il devient, au même titre que d’autres, un moyen d’expliquer la réalité et de prévoir son évolution. On constate alors que, d’une part, la propagation du langage économique se fait au détriment des langages qui constituaient précédemment les chaînons principaux de la pensée dominante (politique, religieux…) et que, de l’autre, il est l’objet d’un processus de diffusion.» (Vergès, 1989, p. 409)1. Et ces autres langages, peut-on même avancer, sont souvent devenus ceux de la dissidence contestataire. Est-ce à dire que nous voilà durablement enfermés dans une réalité sociale qui n’est faite que de transactions et de calculs, et qu’en l’absence d’un langage susceptible de l’exprimer, le lien social tout comme un projet de société au-delà du commerce deviennent impensables ? Heureusement non, car les représentations sociales de l’économie resteront toujours distinctes de la science économique. Ces représentations économiques, comme les appelle Vergès, ne répondent pas au même processus de construction sociale que le savoir éco- C 10 terre n°127 • hiver 2009 nomique qui vient découper, au sein même de l’expérience sociale, des faits et des données qu’il peut interpréter (Vergès, 1989, p. 408). La formation des représentations économiques résulte au contraire d’un processus d’articulation entre les éléments économiques et sociaux tels qu’ils sont vécus par les acteurs sociaux. Comme l’explique Vergès : «Les représentations rendent compte de l’expérience pratique des acteurs sociaux et sont donc dépendantes de leur place sociale et de leur rapport au réel. Celui-ci est à la fois réel et imaginaire car la réalité n’est pas totale transparence, car la pratique sociale n’est pas scientifique. Les représentations sont donc, en première approximation, une production idéologique associée à la pratique (…)» (Vergès, 1989, p. 412). Or, à l’heure où se généralise le discours économique et où se diffuse un mode de gouvernance axé sur une perspective commerciale classique, émergent simultanément des innovations tant pratiques2 que discursives3 qui viennent enrichir tout à la fois l’expérience économique et le vocabulaire susceptible d’en rendre compte ou de les expliquer. Bien que toujours distinctes de la science économique, les représentations sociales de l’économie sont restées, jusqu’à récem- Q. Mortier / Autre Terre Nous vivons dans des sociétés économiques. Le langage, les justifications, la rationalisation de nos institutions sociales sont façonnés par un imaginaire économique. L’économie n’est plus un domaine d’activité humaine, c’est le prisme à travers lequel nous comprenons, interprétons et gérons nos sociétés, et même bon nombre de nos rapports avec autrui. La responsabilité sociale de l’entreprise La responsabilité sociale de l’entreprise opère une transformation tout aussi fondamentale de l’imaginaire économique. Il y a deux décennies à peine, la responsabilité de l’entreprise était encore envisagée dans une perspective strictement économique que supportaient deux solides paradigmes : d’une part, l’autonomie de la sphère économique conjuguée à un fonctionnalisme parsonien ; et d’autre part, l’allégorie smithienne de la main invisible du marché. Le premier de ces paradigmes suggère tout d’abord que la logique économique se déploie en dehors des dynamiques sociales selon des lois qui lui sont propres ; par ailleurs, pour remplir adéquatement son rôle, la sphère autonome de l’éconoLe commerce équitable mie doit être préser vée d’autres En précisant son caractère équitable, logiques, par exemple politique. Il faut qu’il revendique comme spécificité, donc respecter les logiques de chaque le commerce équitable jette le doute sphère afin qu’elles remplissent une sur le caractère équitable du comfonction bien définie au sein d’un sysmerce traditionnel. Placé à côté d’un tème intégré où elles viendront s’empaquet de café équitable, le paquet boîter. La légitimité d’une sphère écode café ordinaire n’apparaît-il pas, par nomique autonome et préservée des défaut, inéquitable ? Bref, par son velléités étatiques repose sur le appellation même, le commerce équisecond paradigme : la thèse d’Adam table questionne les fondeSmith affirmant que la pourments de l’économie classuite du bien individuel de Par son appellasique et les présupposés chacun aboutit à la réalisation même, sociaux et politiques de la tion de l’intérêt général. le commerce transaction économique : C’est-à-dire que grâce au équitable ques«l’échange commercial marché, l’intérêt général tionne les fonden’aboutit pas automatiquepeut résulter de la pourments de l’économent à un enrichissement suite égoïste par chaque mie classique. mutuel», déclare cette individu de son propre intéappellation. Plus encore, le rêt, plutôt que d’une biencommerce équitable évoque l’idée veillance illusoire de chacun à l’égard que : «l’échange, lorsqu’il est mal d’autrui. L’irruption de la responsabiencadré, peut être facteur d’appaulité sociale dans les discours marque vrissement». Bref, pour que la transla fin de ces paradigmes comme fonaction aboutisse à l’effet bénéfique dements des représentations éconorecherché pour les deux parties, les miques : la responsabilité sociale de conditions commerciales doivent l’entreprise hybride en effet le monde répondre à certains paramètres que économique et le monde social comme le commerce équitable prétend justel’illustraient les travaux précurseurs ment instaurer. de Preston et Post (1975) qui situaient ment, imprégnées par certains présupposés issus des thèses économiques classiques. Or, ces présupposés, déjà mis en cause dans la sphère académique4, semblent se marginaliser dans les représentations sociales actuelles de l’économie. Les représentations économiques se déclinent sur de nouveaux registres5. Ce qui signifie que non seulement l’économie d’aujourd’hui dif fère de celle d’hier, mais aussi que les explications prenant appui sur des référentiels issus des sciences économiques vont évoluer en fonction des nouvelles représentations sociales de l’économie. Trois exemples permettront d’illustrer notre propos : le commerce équitable, la responsabilité sociale de l’entreprise et l’économie sociale. commerce équitable terre n°127 • hiver 2009 11 commerce équitable 12 L’économie sociale Si l’économie sociale est moins récente, elle a proposé, à l’instar du commerce équitable et de la responsabilité sociale, une perspective concurrente de l’économie que le jeu de formation des représentations sociales, marquées par les rapports de pouvoir, a marginalisée jusqu’à aujourd’hui ; même si les thèses économiques classiques ont été abondamment questionnées par d’autres courants comme nous l’évoquions plus tôt, elles s’étaient imposées comme principales références idéologique dans les représentations sociales. Toutefois, les pratiques et les organisations d’économie sociale et solidaire se sont multipliées au cours des dernières années, participant d’autant plus résolument à refaçonner les représentations dominantes de l’économie. Or, il n’est pas anodin de remarquer que les prémisses qui sous-tendent l’économie sociale vont dans le même sens que celles à l’origine du commerce équitable ou de la responsabilité sociale à savoir : 1) que l’économie n’est pas indépendante du social et que les deux sont en fait intrinsèquement imbriqués ; 2) qu’une organisation et sa finalité s’insèrent nécessairement dans un ordre de valeurs où l’on ne peut faire l’économie du rappor t à autrui. En d’autres termes, l’existence même du commerce équitable, de la responsabilité sociale et de l’économie sociale, comme pratiques tout autant que dans leur dimension discursive, par ticipe au façonnement de représentations économiques en rup- terre n°127 • hiver 2009 ture avec les représentations précédentes plus proches des thèses économiques classiques. Ces représentations en émergence reconnaissent notamment que la dynamique économique traduit une structure sociale, des logiques de domination et même un certain rapport à la nature et donc que cette dynamique s’insère dans un système social qui l’encadre, lui donne forme et élan. Bref, elles suggèrent que toute économie est sociale et que la prétendue autonomie de la sphère économique n’est en fait qu’un voile posé sur une série de présupposés des rapports entre économie et société. Les nouvelles pratiques économiques interrogent ces présupposés et minent les velléités explicatives des thèses économiques classiques. Il ne faut pas négliger ces transformations paradigmatiques car elles sont susceptibles de porter de nouveaux modes d’inter vention politique tout autant que sociale qui auraient été impensables parce que facilement discrédités par des rationalisations s’abreuvant aux thèses de l’économie classique. Nous avançons que cellesci ont moins de prises aujourd’hui, alors qu’on assiste potentiellement à une transformation radicale des représentations économiques. À titre d’exemple, l’existence d’un circuit équitable viable sur le plan économique invalide avec force l’argument fataliste d’une loi du marché interdisant d’offrir de meilleures rémunérations aux producteurs. Il rend par surcroît explicite l’impact social d’organisations et de règles que l’on prétendait confinées à la sphère du commerce et justifie l’examen de ces dernières dans un registre social, politique et environnemental. Aujourd’hui, même une organisation comme l’OMC7 a troqué la thèse de l’autonomie économique pour celle d’un lien positif entre la libéralisation du commerce et l’environnement. Cela est moins anecdotique qu’il n’y paraît car en esquissant un tel lien, l’OMC ouvre la possibilité d’un dialogue sur la réalité et les conditions de ce lien et par conséquent sur l’édification de mesures et de mécanismes susceptibles de le renforcer. Il n’est aujourd’hui plus possible d’ignorer les revendications sociales, politiques et environnementales au motif qu’elles viendraient perturber un ordre économique par fait ; au cœur de débats qu’elle accueille désormais en son sein, l’économie est devenue sociale, politique et écologique. Corinne Gendron Professeure titulaire, département Stratégie, Responsabilité sociale et environnementale, Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal Nancy Lessard la responsabilité sociale à l’intersection de ces deux mondes6. Mais elle inscrit aussi au cœur même de l’entreprise individuelle une mission incontournable d’intérêt général souvent formalisée en termes de contribution au développement durable, irréductible à sa profitabilité. 1. Vergès, Pierre. 1989. «Représentations sociales de l'économie: une forme de connaissance». In Les représentations sociales, sous la dir. de D. Jodelet, p. 387405. Paris: Presses Universitaires de France. 2. De nouveaux types d’entreprises ou d’organisations économiques mettant en avant l’importance d’apporter une plusvalue sociale… (ndlr). 3. Une nouvelle manière de parler de l’économie considérant également ses dimensions environnementales, sociales… (ndlr). 4. Par l’école institutionnaliste et plus généralement les courants hétérodoxes. 5. Comme pour reprendre à une nouvelle échelle les dialogues scientifiques entre écoles théoriques. 6. Preston, Lee E. et Post, James E., "Models of Management and Society", in SETHI, Prakash S. et FALBE Cecilia M. (eds), Business and Society. Dimensions of Conflict and Cooperation, Lexington Books, Toronto, 1987, 654 p., p. 62-75. 7. L’OMC : L’Organisation mondiale du commerce est la seule organisation internationale qui s'occupe des règles régissant le commerce entre les pays. Éthiquable ou le poids du commerce équitable C’est en 2003 que la coopérative Éthiquable a vu le jour en France. Son objectif : développer pour le commerce équitable un marché à grande échelle. Elle détient aujourd’hui 16 % de ce marché en France et plus de 7 millions de produits y ont été vendus en 2008 dans plus de 3.500 points de vente. Éthiquable est devenu la marque préférée des consommateurs de produits alimentaires issus de ce commerce solidaire avec les producteurs du Sud. n Belgique, la même aventure démarre en 2009 à l’initiative de deux personnes aux profils biens différents : Stephan Vincent et Vincent de Grelle. Le premier, ingénieur commercial, a un parcours professionnel dans la grande distribution et le deuxième a géré pendant sept ans le réseau wallon des sins du Monde, fonction qui l’amène entreprises d’économie sociale actives dans l’Altiplano au Pérou auprès des dans le recyclage (Ressources). éleveurs d’alpaga : «J’ai véritablement Pour Stephan, «le commerce est un pris conscience du bienmagnifique outil de dévefondé du commerce équiloppement pour autant que En donnant au table et surtout combien il la répartition des revenus paysan du Sud, était important, pour nous se fasse de manière équivous le maintenez au Nord, de répondre à librée». Son expérience dans une situation leurs besoins pour que comme gérant d’une de dépendance l’impact en termes de grande surface et ensuite par rapport au développement soit réel et directeur de PME a nourri Nord. En achetant son sens de l’entreprise sa production à un mesurable. Il s’agit de les soutenir de manière proet du développement comprix juste, vous lui fessionnelle pour qu’ils mercial. En 2008 il prend rendez la liberté puissent être à même de la direction d’Oxfam-Magaet la dignité. créer de manière auto- E nome la valeur ajoutée chez eux.» Quant à Vincent, ingénieur agronome de formation, il commence sa carrière en 1996 à la coopération belge où il met sur pied un projet en Équateur visant à valoriser le café d’une zone reculée du pays, à la frontière du Pérou. «C’est là que j’ai compris que le don, excepté dans les situations d’urgence et d’extrême nécessité, pouvait avoir des effets dévastateurs sur l’auto-estime des paysans et même sur l’économie régionale. En donnant au paysan du Sud, vous le maintenez dans une situation de dépendance par terre n°127 • hiver 2009 13 Les engagements d'ÉTHIQUABLE en termes de commerce équitable La totalité de la gamme ÉTHIQUABLE est issue du commerce équitable. Elle est certifiée Max Havelaar et contrôlée par l’organisme de certification Flo-cert. Un prix juste du producteur au consommateur ÉTHIQUABLE assure une rémunération juste et stable aux producteurs, en leur proposant un prix minimum garanti - même lorsque les cours mondiaux s’effondrent - permettant ainsi la viabilité de l’agriculture paysanne et de meilleures conditions de vie des familles de producteurs. Elle s'attache également au maximum à limiter le nombre d’intermédiaires et à travailler dans la durée avec les coopératives. La prime de développement Elle est versée en plus du prix par ÉTHIQUABLE pour financer des projets collectifs économiques et sociaux. Ce sont les producteurs euxmêmes qui décident de son utilisation. En voici quelques exemples : investissement dans de nouveaux équipements de transformation de la matière première (ex : dépulpage, fermentation du café…); la mise en place d'un fonds de solidarité ; la création de caisse de micro-crédit; la formation à des méthodes agricoles respectueuses de l’environnement… Une juste répartition des profits Afin d’offrir un prix accessible aux consommateurs, et de garantir une répartition équitable de la valeur ajoutée entre les acteurs de la filière, ÉTHIQUABLE s’engage en toute transparence à pratiquer une marge raisonnable. Elle demande à tous ses partenaires distributeurs d’appliquer le même principe sur la vente de ses produits. 14 Une relation directe et durable ÉTHIQUABLE travaille directement et dans la durée avec l’ensemble des coopératives partenaires au Sud. On ne peut parler d’un véritable impact du commerce équitable que si ces 2 aspects sont présents. Etre en relation directe avec les organisations de producteurs permet de mieux les accompagner sur le terrain (un salarié d’ETHIQUABLE est présent en permanence en Amérique Latine) et surtout leur permet de développer de nouvelles activités (maîtrise de l’exportation, etc…). Par ailleurs, c’est parce qu’ÉTHIQUABLE travaille à long terme avec les organisations de producteurs en leur achetant régulièrement leur récoltes que celles-ci ont une garantie de stabilité et peuvent ainsi envisager l’avenir durablement. terre n°127 • hiver 2009 rapport au Nord. En achetant sa production à un prix juste, vous lui rendez la liberté et la dignité. Vous suscitez son goût d’entreprendre et vous freinez l’exode rural». Il ajoute «quand Éthiquable est devenu client des producteurs équatoriens, ceux-ci ont augmenté leurs revenus de 30%». Enfin, son passage à la fédération Ressources l’a convaincu que l’entreprise doit rester au service de l’humain et de son environnement. «L’argent doit rester un moyen et non une finalité de toute entreprise». Le succès de la marque en Belgique est immédiat : l’expérience de Stéphan dans l’analyse du marché et le langage de Vincent, proche de celui des producteurs, touchent les commerçants. Dès que l’occasion se présente, ils parlent au client de l’impact concret du commerce équitable sur le développement local. Ils l’invitent à être acteur de leur projet qui se positionne dans la durée, à l’instar des contrats à long terme qu’ils établissent avec les producteurs. Éthiquable Benelux vise à offrir des débouchés importants, qui passent donc par la grande distribution. La coopérative désire associer environnement, développement économique et soutien à l’agriculture paysanne. Une récente étude faite à la demande de la Coopération technique belge met clairement en évidence la tendance des consommateurs à s’approvisionner en produits équitables dans les grandes surfaces et dans les points de vente qu’ils ont l’habitude de fréquenter pour leurs achats quotidiens. Au lieu de développer son propre réseau de magasins, Éthiquable Benelux décide plutôt de s’adresser directement aux revendeurs en misant en priorité sur la grande et la moyenne distribution, d’abord en Belgique et ensuite au Luxembourg et aux PaysBas. En rendant des produits équitables accessibles au plus grand nombre, la coopérative espère contribuer à encourager ainsi un changement de Quelques chiffres : comportement dans la consommation de produits alimentaires en faveur d’un développement durable au Sud et au Nord. «Nous demandons aux commerçants de diminuer volontairement leur marge sur nos produits afin que les revenus de ce commerce soient équitablement répartis entre les différents acteurs, depuis le producteur jusqu’au revendeur», explique Vincent. «Ils acceptent et jouent le jeu de la solidarité. Tous nos produits, (il y en a plus de 130) sont évidemment labellisés Max Havelaar ou Fairtrade et notre connaissance du terrain nous permet de vérifier aussi par nous-mêmes toute l’éthique qui accompagne un produit.» Le commerce équitable est parfois critiqué. Le combustible, par exemple, nécessaire pour amener ces produits de très loin est une source de pollution non négligeable. Ou bien, qu’advientil des paysans locaux qui n’auront pas accès au commerce équitable ? « Éthiquable ne travaille qu’avec l’agri- culture paysanne », répond Vincent. La coopérative refuse les plantations à grande échelle. Or, l’agriculture paysanne, par son mode de production intensif en main d’œuvre, peu mécanisée et respectueuse des écosystèmes et des réserves en eau, est un acteur clé du développement durable des zones rurales des pays du Sud. Ces modes de production compensent largement le coût écologique du transport par rapport à l’agriculture mécanisée et intensive européenne. En effet, même si le label Max Havelaar ne fait pas de distinction entre les produits issus de plantation à grande échelle (où les paysans ne possèdent pas la terre) et l’agriculture paysanne, Éthiquable fait cette distinction et réinvestit d’ailleurs 10% de ses bénéfices directement auprès des coopératives de producteurs. Le commerce équitable en Belgique : • 84% des Belges connaissent la notion de commerce équitable ; • 1 foyer sur 4 a acheté au moins un produit labellisé FairtradeMax Havelaar ; • Il a réalisé en moyenne 5 achats de produits équitables sur l’année et y a consacré 22 € ; • 2/3 des ventes de produits équitables se font en grande surface ; • La part des produits équitables labellisés Fairtrade et Max Havelaar atteint 45 millions d’euros ; • La consommation moyenne annuelle des produits équitables s’élève à 4,3 € par an et par habitant ; • La vente de café labellisé Fairtrade-Max Havelaar a augmenté de 10% en 2008 ; • La part de marché du café équitable s’élève à 2,8%. 15 Article et documentation : Salvatore Vetro Photos : Ethiquable i www.ethiquable.com terre n°127 • hiver 2009 16 L’île de Negros aux Philippines a vu naître plusieurs projets. Mais un développement n’y est possible que si le système féodal (économique et social) maintenu par les propriétaires terriens cesse. Les agriculteurs n’ont ni accès à la terre ni le contrôle de la production. Le système judiciaire philippin est corrompu et les propriétaires terriens se placent au-dessus des lois. Les plus pauvres, quand ils réclament plus de justice, sont accusés d’être des criminels ou des terroristes. Le non-accès à la terre ou les menaces d’expropriation sont souvent la source des conflits sociaux. Depuis l’arrivée au pouvoir du clan Macapagal-Arroyo en 2001, les Philippins sont victimes de meurtres extrajudiciaires, de disparitions et d’autres graves violations des droits de l’homme. La réforme agraire [CARP : Comprehensive Agrarian Reform Program] est un échec complet. D’immenses hectares de terre restent dans les mains de quelques riches familles. De nombreux bénéficiaires de la réforme agraire n’ont jamais gagné - ou ont même perdu à jamais - le contrôle sur les terres qui leur étaient destinées, à cause du système de la dépendance et de l’exploitation féodales. Les populations des zones côtières ont été harassées et expropriées à cause de projets de constructions touristiques. La situation est dramatique. Dès qu’une communauté affectée parvient à développer une structure forte, prête à faire valoir ses droits, les groupes armés entrent en scène. En 2009, pas moins de 10 meurtres politiques ont été enregistrés dans la région. Les fermiers et les leaders des organisations civiques sont jetés en prison et sont parfois torturés. Les menaces de mort sont courantes – j’en suis une victime, également. Nous nous élevons pour défendre la liberté civique et joindre nos voix contre ce régime de terreur. Fin octobre, à l’appel de plusieurs organisations, une marche de protestation s’est tenue pour demander : • l’arrêt de l’exploitation minière à large échelle ; • le développement des services sociaux de base au bénéfice des populations ; • l’arrêt du harcèlement militaire. Ben Ramos Administrateur délégué de PDG terre n°127 • hiver 2009 Laurent Duvivier Aux Philippines… 17 terre n°127 • hiver 2009 L’insertion par le travail : pour qui et pour quoi ? X. Roberti / Terre Entretien avec François Foguenne, coordinateur pédagogique du Centre de formation professionnelle Aurélie * 18 Est-ce que l’économie sociale doit se contenter en quelque sorte d’atténuer les effets négatifs de l’économie traditionnelle en formant les personnes pour un retour à l’économie ordinaire ? Il ne faut pas se leurrer, au départ, c’était exactement ça. Le monde « idéal » est un monde où l’économie sociale n’existe pas. Tout le monde devrait être sur le même pied d’égalité dans une situation de plein emploi. Il n’y aurait alors pas de souci pour trouver du travail. Ce n’est malheureusement pas le cas et c’est la raison pour laquelle est apparue l’économie sociale. Elle a connu un essor considérable les dernières années, à mesure que s’agrandit le fossé entre les personnes qui ont l’accès à des études puis à un emploi et celles qui sont peu qualifiées et qui ne trouvent plus d’emploi. Il faut évidemment faire le lien avec l’historique de notre pays : lors de la fermeture des grandes entreprises, notamment celles de sidérurgie, beau- terre n°127 • hiver 2009 coup de personnes se sont retrouvées sans emploi. À cause de cette situation économique difficile, la politique sociale en Belgique a en quelque sorte essayé d’ « étouffer » ce problème d’emploi… Volontairement ou involontairement, peu importe. Moi qui travaille dans l’économie sociale depuis une vingtaine d’années, je me rends compte qu’on en est à la deuxième, voire troisième génération de personnes en réinsertion. Et le profil de ces personnes a changé. Peux-tu expliquer l’évolution du profil des personnes en insertion ? La toute première génération exclue du marché traditionnel de l’emploi, c’étaient des personnes qui avaient intrinsèquement la valeur du travail inscrite dans leurs veines et qui développaient naturellement une certaine forme de culpabilité lorsqu’elles n’avaient pas d’emploi. Évidemment, on sortait d’une époque où, pour caricaturer, il « suffisait » de traverser la rue quand on partait d’une usine pour retrouver un emploi dans une autre. Les enfants des travailleurs de cette première génération ont toujours vu leurs parents travailler. Lorsqu’euxmêmes ont perdu leur emploi, ils se sont aussi sentis vraiment mal dans cette société et ont visiblement commencé à culpabiliser, même si on a cherché à compenser ce manque d’emploi avec des allocations de chômage et une sécurité sociale très confortable mais qui coûtait cher un peu à tout le monde. La seconde génération, ce sont les enfants de ces derniers. Même s’ils ont dû vivre un peu cette culpabilité, dans un milieu moins confor table aussi, ils étaient déjà plus loin de la « valeur travail ». Ces familles vivaient alors d’allocations de remplacement de revenus, elles pouvaient donc toutà-fait vivre sans travailler. Les parents n’ont pas eu besoin d’inculquer à leur(s) enfant(s) cette « valeur travail ». On arrive donc à une troisième génération de personnes en insertion qui n’ont jamais vu leurs parents culpabiliser parce qu’ils ne travaillaient pas. Je caricature mais c’est à peu près ça. Évidemment, on s’est rendu compte que le système d’assistance coûtait fort cher et qu’on avait juste réussi à cantonner les gens chez eux, devant RTL, leurs idoles télévisées ou leur console de jeux. Le message qui passait alors, c’était : « ne bougez pas, restez chez vous, tout se passe bien »… Jusqu’au moment où on s’est rendu compte que ce système d’assistance ne tiendrait pas la route financièrement et on a voulu remuer un peu tous ces chômeurs ». Dans mon quotidien, je me retrouve avec des per- > Centre de fo ormation professionnelle Aurélie sonnes de 35 ans qui n’ont jamais travaillé une seule journée et à qui on dit : « il serait temps que tu trouves du travail ». Ils ne savent même pas ce que c’est, le travail ! Certains viennent parfois avec des excuses pour ne pas travailler, en disant par exemple : « Le pain est en réclame chez Lidl demain, il faut que je sois le premier à l’ouverture des portes comme ça je pourrai en acheter 4 et les congeler. Je ne saurai pas venir travailler demain matin. » Ou encore des gens qui viennent se présenter en disant : « Je vais commencer une formation mais je ne pourrai pas venir le mardi car c’est le marché à Seraing et je dois y aller pour ma grand-mère. » On est plus du tout dans un esprit de travail et c’est ça qu’il faut reconstruire. Dans les formations professionnelles qu’on propose chez Aurélie, avant d’apprendre la technique, il y a tout un travail pour structurer socialement les personnes en insertion et les amener à faire le choix de quitter les allocations de remplacement de revenus et d’opter pour D. Gabriel / Autre Terre un travail. Nous essayons aussi de les accompagner pour assumer ce choix. Comment les pouvoirs publics, qui soutiennent justement l’insertion, la conçoivent-ils ? En ce qui concerne l’économie sociale d’insertion en Wallonie, à laquelle je participe aussi en tant que membre dans certaines commissions, je crois que c’est un des rares modèles qui permettent à une personne volontaire d’obtenir un emploi et de le garder. Il y a quelques années, nous étions le seul pays francophone où les entreprises d’insertion étaient liées à des commissions paritaires sectorielles, c’est-à-dire reconnue par rapport au secteur d’activité dans lequel elles opèrent, et qui autorisait sans critique la pérennisation des emplois, c’est-àdire que des personnes pouvaient s’intégrer au sein de l’entreprise et y préparer leur avenir. Malheureusement, certains n’envisagent le décret wallon « entreprises d’insertion » qu’en termes d’emploitremplin. C’est l’idée, en quelque sorte, de pousser les gens dehors, en espérant que ce soit vers l’emploi plutôt que vers le chômage. Quand il s’agit d’entreprises de formation par le travail ou de centres de formation professionnelle tels que le nôtre, je peux le comprendre, c’est notre rôle mais toute l’économie sociale ne doit pas forcément être perçue ni conçue de telle façon pour tous. La meilleure insertion professionnelle reste l’insertion dans le circuit ordinaire de travail mais celui-ci n’est pas accessible à tous. Et imaginer se séparer d’un travailleur après 4 ans, alors qu’il a enfin pu trouver son rôle et sa place dans la société, sans lui assurer d’autre avenir, c’est avoir fait pire que bien. Cela est-il lié à la forme dégressive des subsides, qui ont pourtant pour objectif officiel de former les travailleurs en insertion et de les amener après 4 ans au même « niveau » qu’un travailleur « classique » ? C’était bien l’objectif mais nous savons que ce n’est pas le cas pour tous les travailleurs, surtout avec le public-cible qu’on recrute et qui est de plus en plus difficile. Il y a donc aujourd’hui un travail de fond à faire avec les travailleurs en insertion sur leur perception du travail. On ne peut plus se contenter de les mettre face à une machine, leur expliquer comment elle fonctionne et leur donner leur autonomie. Auparavant, c’était possible. À l’heure actuelle, il y a un encadrement et tout un travail collatéral qui doit être fait pour pouvoir assurer le bien-être de la personne au travail pour qu’elle y reste. Pour assurer cet encadrement, il y a des accompagnateurs sociaux. Mais il existe aussi une nouvelle forme d’accompagnement qu’on appelle le « jobcoaching ». De quoi s’agit-il ? Selon moi, il a pour objectif d’accompagner une personne dans le cadre d’un travail, que ce soit pour trouver ce travail ou pour améliorer son bienêtre dans ce travail. Or la définition du jobcoaching dans les entreprises d’insertion ( EI ) se cantonne à aider les personnes à intégrer l’économie classique. C’est une façon de voir que je ne partage pas toujours. Le boulot d’un coach, et ce dans n’importe quel milieu, c’est d’accompagner une personne pour qu’elle devienne plus performante. L’idée ici, c’est que lorsqu’une personne arrive à une certaine performance qui représenterait une plus-value pour l’entreprise, elle doit sortir et aller ailleurs qu’elle soit ou non volontaire. Puis on doit recommencer tout le travail avec une personne qui est beaucoup moins compétente. Comme je l’ai déjà dit, les entreprises de formation par le travail ou les centres de formation professionnelle jouent ce rôle de sas mais ce ne doit pas forcément être toujours terre n°127 • hiver 2009 19 A.U.R.E.L le cas dans les EI. La meilleure insertion reste pour moi celle qui est faite dans le circuit classique mais ce n’est pas toujours possible. Et si ce n’est pas possible, le rôle du jobcoach devrait permettre au travailleur d’améliorer son bien–être au travail au sein même de l’entreprise. En ce qui nous concerne, nous travaillons évidemment avec un public en insertion mais aussi avec des personnes porteuses d’un handicap. Parmi celles-ci, il y en a pour lesquelles on se voit très mal, après quatre ans d’insertion, leur dire « C’est fini maintenant, retourne d’où tu viens… » Ces personnes ont réussi à atteindre un certain degré de productivité mais elles ne pourront que très rarement atteindre le niveau d’exigence du circuit ordinaire. 20 Quand tu dis que la plus belle réussite pour un travailleur, c’est de réintégrer le circuit ordinaire, est-ce parce que l’économie sociale est incapable de fournir de l’emploi pérenne et de qualité aux personnes qui y travaillent ? En partie oui. C’est très rare que l’économie sociale propose un travail pérenne et de qualité, tout simplement parce que l’on lui a trop souvent assigné tous les boulots ingrats. On voit que les titres-services représentent aujourd’hui 100.000 emplois mais on ne peut pas dire que ce soient toujours des boulots très épanouissants. Malgré tout, je défends personnellement ce système car créer autant d’emplois pour un public peu qualifié dans la conjoncture économique actuelle, c’est loin d’être évident. Et ces boulots ont toujours existé, même s’il s’agissait auparavant de travail au noir. Les titres- terre n°127 • hiver 2009 services représentent environ 80% des emplois de l’ensemble des entreprises d’insertion. Et la plupart des 20% restant sont liés au secteur du recyclage. Là non plus, les conditions ne sont pas toujours des plus faciles : pour celles et ceux qui s’occupent du dépeçage des voitures, par exemple, le travail se fait sur des terrains puants et bruyants et par tous les temps. Le boulot en luimême n’est jamais très valorisant. La valorisation vient du fait de récupérer un statut, d’avoir un lien social par le biais de son travail et évidemment d’avoir un petit peu d’argent en fin de mois, ce qui ne fait jamais du tort… L’important pour le travailleur, c’est de redevenir un maillon de la société. En ce qui concerne les secteurs d’activité, il faudra encore convaincre de la qualité et de l’efficacité des entreprises d’économie sociale. En effet, il n’est par rare en commission d’agrément des entreprises d’insertion, que des représentants des syndicats ou du patronat voient d’un mauvais œil qu’une entreprise d’insertion veuille entrer dans des circuits très traditionnels comme le bâtiment ou la mécanique. Pour eux, le créneau des entreprises d’insertion, c’est prioritairement le nettoyage et le recyclage. Ils ont peur quand on s’attaque à d’autres secteurs. Dans leur tête, c’est de le concurrence déloyale parce qu’on a des emplois subsidiés. Soit dit entre nous, ce sont des subsides auxquels ils peuvent aussi avoir accès, s’ils voulaient engager des personnes avec un profil peu qualifié… L’économie sociale est donc destinée à rester cantonnée dans des petits marchés ? Pour la plupart des entreprises d’inser- tion, probablement que oui. On est toujours soumis au marché traditionnel et aux appels d’offres puis c’est quand même souvent les gros qui prennent la part du marché. Ce qui peut donner une chance réelle à l’économie sociale, c’est l’existence de certaines clauses sociales dans les appels d’offres ou des conditions de partenariat. Dans le cas des appels « récupel » par exemple, il était très bien vu que les acteurs industriels qui ont pignon sur rue s’associent à une entreprise de l’économie sociale. C’est comme ça qu’on a démarré un projet sur Charleroi. Tout ce qui devient un peu « juteux » financièrement est naturellement très étroitement surveillé par les acteurs de l’économie traditionnelle et reste difficile d’accès pour les entreprises qui n’ont pas la taille suffisante. On voit que les partenariats sont essentiels pour gagner des parts de marchés. Pourquoi les entreprises d’économie sociale ne s’associentelles pas d’avantage pour peser plus ? Je suis déçu par l’esprit de clocher qui règne parfois dans le monde wallon de l’économie sociale. Ce n’est plus une économie solidaire, ça redevient une économie de marché à tous les niveaux entre les acteurs de l’économie sociale eux-mêmes. On retrouve aussi certains problèmes rencontrés dans l’économie traditionnelle comme les trafics d’influences. Les portes des entreprises sociales ne s’ouvrent pas toutes grandes pour le public qu’on forme par exemple. Cela s’explique notamment par la culture de l’entrepreneur belge, qu’il soit dans l’économie traditionnelle ou sociale, dont l’objectif est bien d’avoir un maxi- * A.U.R.E.Lie Lie est un Centre de Formation Professionnelle agréé par l'A.W.I.P.H. (Agence Wallonne pour l'Intégration des Personnes Handicapées). On y propose les formations suivantes: mum d’aides si possible pour la personne la plus performante. Il y a toujours quelque chose à dire sur certains travailleurs, du type : « C’est bien dommage mais il n’est pas subsidiable ou il n’est pas assez autonome. » Il m’est arrivé de voir un gars motivé, qui a suivi un stage dans l’économie sociale et qui en voulait, rester sur le carreau parce qu’on préférait un travailleur moins performant mais mieux subsidié. C’est très frustrant. L’économie sociale a donc encore pas mal de défis à relever pour trouver la place qui lui revient dans notre société ? Je crois que les acteurs de l’économie sociale doivent être capables de collaborer et de s’associer sur des projets, même ponctuels, pour améliorer leur sort et leur poids sur le marché. Il est important de sortir des créneaux peu valorisants en continuant d’investir dans des filières plus rentables et moins mal considérées. En ce qui concerne l’insertion, je pense qu’elle est indispensable dans notre société car elle permet de redonner une place à un travailleur et de l’intégrer à part entière. Il faut juste considérer l’évolution des profils des personnes en inser tion de manière à donner aux entreprises d’insertion les moyens adéquats (au niveau financier, administratif, structurel et humain) pour y faire face… En sachant que l’objectif à terme est d’arriver à un monde où l’économie classique aura tellement bien intégré la dimension d’inclusion, d’accompagnement et de plein-emploi que l’économie sociale n’aura plus de raison d’être. • émergence : cycle de 456 heures ayant pour objectif d’acquérir une meilleure connaissance de ses compétences et du monde du travail afin de choisir et de valider une orientation professionnelle réaliste • préformation : cycle de 48 semaines soit un an maximum, ayant pour objectif d’acquérir les compétences de base nécessaires à l’entrée dans un processus d’intégration socioprofessionnelle • mécanicien automobile : cycle d'environ deux ans divisé en quatre modules de 24 semaines chacun • carrosserie : cycle d'environ deux ans divisé en quatre modules de 24 semaines chacun • magasinier – chauffeur/ livreur : cycle d'environ deux ans divisé en quatre modules de 24 semaines chacun • ouvrier en recyclage de véhicules hors d’usage et de matériel électrique ou électronique : cycle d’un an • chauffeur poids lourds ou transport de personnes, en collaboration avec le Centre de Formation « LE PLOPE » : cycle d’environ deux ans répartis sur quatre modules dont une immersion finale en entreprise • manoeuvre polyvalent du bâtiment : cycle d’environ deux ans et demi divisé en quatre modules plus un module de perfectionnement • cariste : cycle de 40 à 80 heures réparties sur 1 ou 2 semaines Le Centre accueille une trentaine de stagiaires encadrés par des techniciens professionnels et des travailleurs sociaux. La formation s'adresse à toute personne âgée de 18 ans au moins, enregistrée à l'A.W.I.P.H. et motivée par une réinsertion professionnelle. Aucun pré-requis n'est exigé au départ. On demande cependant les aptitudes et la motivation nécessaires à entreprendre un cycle de formation. i Aurélie ASBL Rue des Naiveux, 64 4040 Herstal T. 04 264 07 01 21 Entretien : Xavier Roberti terre n°127 • hiver 2009 Les maisons médicales Utopie et pragmatisme Les maisons médicales sont nées au début des années 70. Les tendances apparemment contradictoires qui se manifestent aujourd’hui encore étaient présentes dès le début : tensions entre initiative privée et utilité publique, entre travail collectif et épanouissement personnel, entre projet politique et fonction de soin, entre utopie, enfin, et pragmatisme. e centre de santé intégré - appellation conceptuellement correcte d’une maison médicale - a d’abord été conçu en tant que modèle par le groupe d’études pour une réforme de la médecine (GERM). Ce groupe rassemblait des intellectuels de formations diverses, mais aussi des praticiens hospitaliers ou ambulatoires dont l’ambition était de secouer les carcans qui enfermaient la conception de la santé et la soumettaient aux intérêts particuliers. L’élan donné par le GERM a produit des résultats qui se sont inscrits dans le paysage de la santé dans notre pays : les premiers États généraux de la santé, le livre blanc pour une politique de santé, le soutien à Willy Peers dans son combat pour l’avortement, le soutien à la lutte contre le conservatisme corporatiste de l’ordre des médecins, la liaison entre santé publique et politique de santé. Le GERM a avancé le premier la proposition que «si la santé n’a pas de prix, elle a un coût». À la fin des années 70, avec le basculement libéral des politiques publiques soi-disant dicté par les chocs pétroliers et avec, notamment, le contrôle sur les dépenses publiques en santé, les travaux du GERM ont trouvé un large écho dans le secteur. Entre-temps, les propositions formulées par le GERM avaient également inspiré des praticiens des soins de santé idéalistes, regroupés au sein de petites structures très collectives, voire des communautés. Des L 22 terre n°127 • hiver 2009 gens très investis, travaillant au quotidien dans la perspective d’une révolution radicale annoncée de la société et des mentalités. Ils vont se saisir des analyses et des modèles du GERM comme référence à leurs projets. Ces projets très locaux, résultant d’initiatives privées, disséminés dans différentes localités, ne sont pas coordonnés entre eux. Ils vont petit à petit se reconnaître et se rencontrer. Il faut signaler, à la même époque, le lancement de Médecine pour le peuple, des structures de soin créées en lien et au service du projet politique du Parti du travail de Belgique. Après avoir longtemps évolué en parallèle avec la Fédération des maisons médicales, ces centres l’ont maintenant rejointe, y compris dans le mode de financement. C’est alors qu’intervient la grande guerre… Celle que racontent les anciens, la larme à l’œil, aux jeunots rassemblés à leurs pieds devant l’âtre. Enfin, à peu près. Fin de l’année 80, l’ABSyM, à l’époque seul syndicat professionnel de médecins, corporatiste, réactionnaire, lance la seconde grève des soins pour casser la volonté publique d’instaurer un contrôle démocratique sur les dépenses en soins de santé. Passons les détails émouvants, les quelques maisons médicales francophones et flamandes, adossées aux alliés mutuellistes et syndicaux, parviennent à casser cette grève et, du même coup, le monopole de l’ABSyM. Cet évènement détermine la reconnaissance par les pouvoirs publics des maisons médicales, pourtant très minoritaires, comme interlocuteurs et la création de la Fédération des maisons médicales autour du projet de politique de santé à défendre dans ce cadre. C’est dans ce mouvement que peut être négociée à l’INAMI la mise en œuvre du financement au forfait*, encore une alternative formulée d’abord par le GERM, en réponse à un des deux obstacles à une réforme du système de santé1. Il faut noter que, dans la foulée, la Fédération des mai- Herma * Financement forfaitaire > Fresque réalisée par des jeunes patients inscrits à la maison médicale l’Herma à Liège sons médicales «récupère», avec son accord, la reconnaissance en éducation permanente du GERM. La fédération a grandi, mais elle garde ses principes fondamentaux : utopie et pragmatisme. Elle défend des perspectives radicales, mais elle poursuit ses objectifs en travaillant avec tous les interlocuteurs, y compris ses adversaires. Elle s’implique, elle fait des propositions et des alliances. Pour ça, elle assure la promotion de ses idées dans tous les lieux où c’est utile et possible. «À ce jour, ce sont 712 centres de santé qui sont fédérés en Communauté française. Ils occupent plus de 900 professionnels de la santé (accueil, médecins, infirmières, kinésithérapeutes, psychologues, assistants sociaux, administratifs). Essentiellement implantés en milieux urbains, ils couvrent les besoins de soins de santé de 5 à 8 % de la population dans les grandes villes à Bruxelles et en Wallonie, soit 220.000 personnes, ou encore un habitant sur 30 en Communauté française. Les maisons médicales réalisent ainsi plus d’un million de prestations médicales par an. Leur mode d’organisation, en équipe et avec des conditions d’accessibilité financière optimale, conduit à des économies importantes de consommation de médicaments, mais aussi de biologie clinique, d’imagerie médicale et d’hospitalisations.» Pour la «révolution radicale annoncée de la société et des mentalités», on attend encore un peu, aux dernières nouvelles... Christian Legrève Animateur, Fédération des maisons médicales 1. Les deux obstacles identifiés étaient le financement et la formation des professionnels. Lire Monique Van Dormael, Le centre de santé intégré et les maisons médicales, in Le cahier du Germ n° 152, 1981. 2. Revue Politique, hors série n°5, juin 2006, consécutif à notre congrès de 2006. Les centres sont aujourd’hui plus de 80. i Un des obstacles à une réforme des soins de santé pointés par le GERM était le mode de financement à l’acte. C’est le système que tout le monde connaît et dont nous pourrions croire qu’il est le seul possible. Or, il n’en n’est rien. À partir de 1984, l’INAMI a créé la possibilité d’un mode de financement alternatif. Il fonctionne sur la base d’une inscription volontaire des prestataires et des bénéficiaires. Il peut concerner les soins de médecine générale, de kinésithérapie et les soins infirmiers (MKI). Le patient, l’équipe de soin (préalablement agréée) et l’INAMI (à travers la mutuelle du patient) concluent un accord aux termes duquel : - la mutuelle verse mensuellement à l’équipe, pour chaque personne inscrite (ayant signé l’accord), une somme forfaitaire, indépendamment du nombre de prestations (qu’il y en ait peu, ou beaucoup, ou pas du tout dans la période) ; - l’équipe s’engage à fournir au patient tous les soins MKI utiles sans aucun frais supplémentaire ; - le patient choisit cette équipe et sait qu’il ne sera pas remboursé s’il s’adresse à d’autres prestataires pour les soins concernés. Ce forfait est dit à la capitation, par tête. Il lie une population et une équipe à qui elle fait confiance pour la soutenir dans ses démarches de santé. C’est une modification qualitative fondamentale du lien, par rapport au système à l’acte, dans lequel un patient paie un prestataire pour une intervention sur sa maladie. C’est aussi un système qui prolonge et inscrit dans la proximité, la solidarité et l’équité de notre système de protection sociale. La maison médicale ne peut organiser la réponse adéquate aux besoins des gens qui en ont beaucoup que parce qu’elle est financée aussi pour ceux qui en ont peu. www.maisonmedicale.org terre n°127 • hiver 2009 23 L’économie solidaire : entre économie sociale et mouvements sociaux vec l’émergence de la question sociale, pour beaucoup de penseurs et d'ouvriers confrontés à la misère, l'ampleur intolérable des inégalités oblige à se tourner vers un mécanisme de coordination aux antipodes de l'intérêt : l'association solidaire. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, Leroux en partant du latin juridique « in solidum » (pour le tout) introduit dans le vocabulaire philosophique la notion de solidarité, définie comme le lien social volontaire entre citoyens libres et égaux ; autrement dit le lien social qui succède à la charité en démocratie. A 24 L’invention de la solidarité moderne Le dix-neuvième siècle témoigne de l'imbrication entre débats politiques et pratiques économiques. Quelle que soit la diversité des expériences initiées par les travailleurs, leur spécificité peut être mesurée par deux traits : • le groupement volontaire prend source dans la référence à un lien social pratique qui se maintient par la mise en œuvre d'une activité économique. La participation à cette activité ne peut être détachée du lien social qui l'a motivée ; • l'action commune parce qu'elle est basée sur l'égalité entre les membres donne capacité à ces membres pour se faire entendre et agir en vue d'un changement institutionnel. De par cette double inscription à la fois dans la sphère économique et dans la sphère politique, s'exprime dans l'espace public la revendication d'un pouvoir-agir dans l'économie, la demande d'une légitimation de l'initiative indépendamment de la détention d'un capital. Néanmoins, cette volonté collective, se heurtant à une répression massive, s'atténue progressive- terre n°127 • hiver 2009 ment alors que l'économie de marché connaît un essor inédit grâce à la concentration de moyens rendue possible par la société de capitaux. En même temps, face à la misère sécrétée par la révolution industrielle se fait jour la nécessité de normes sociales de justice, dont l'État social se porte garant. L'interdiction du travail des enfants, la limitation de la durée du travail, sont promulguées par des gouvernements soumis à la pression ouvrière. L'État, expression de la volonté générale, devient dépositaire de l'intérêt général qu'il peut mettre en œuvre grâce à l'action de l'administration. La solidarité relève désormais d’une redistribution publique considérée comme la solution pour régler le problème de la dette sociale. La seconde moitié du dix-neuvième siècle correspond à l'instauration d'un État protecteur qui endosse les responsabilités sociales que l'associationnisme avait contribué à définir en tentant de les assumer. Le régime institutionnel reposant sur l'économie de marché assortie d'une redistribution publique qui en tempère les inégalités se met en place. Il connaîtra son apogée dans la seconde moitié du vingtième siècle. L’identité incertaine de l’économie sociale La complémentarité entre marché et État social s'accompagne toutefois de l'obtention de différents statuts juridiques attestant d'une modification des démarches pionnières. Les syndicats se singularisent dans leur rôle de représentation des travailleurs. Ils se séparent des organisations d’économie sociale. Parmi celles-ci, les coopératives sont distinguées des mutuelles, les premières devenant une forme particulière de société de capitaux, centrée sur la fonction de production ou de consommation alors L. Géronnez > Face à la misère sécrétée par la révolution industrielle se fait jour la nécessité de normes sociales de justice, dont l'État social se porte garant. IHOES > Reconstruction solidaire d’une école en Bolivie que les secondes se concentrent sur la fonction de secours. Les activités créées pour défendre une identité collective en s'ajustant aux règles du système dont elles font partie vont en retour profondément modifier les relations d'entraide qui étaient à leur origine. Le statut d'association, quant à lui, moins étroit dans son objet, se voit limité dès lors qu'il est couplé à une activité économique. Les trois statuts juridiques obtenus : coopératif, mutualiste et associatif deviennent autant de sousensembles tributaires du modèle de développement économique et social dans lequel ils s'insèrent, en particulier de la segmentation qui s'instaure entre l'économie de marché et l'État social. Aux deux extrêmes, les coopératives se considèrent comme des entreprises sur le marché, alors que les associations sont cantonnées dans la sphère sociale. Le maintien d'une cohérence « sectorielle » s'avère alors difficile. La hiérarchisation et la complémentarité entre économie de marché et social étatique produit des effets de dissociation entre les différentes composantes de l’économie sociale. terre n°127 • hiver 2009 25 corporacion de cultura y turismo INKAL-KER, grupo ecopazeo. 26 Une nouvelle dynamique Avec les années 1960, les bouleversements dans les modes de vie, puis ce que l'on a appelé la « crise » économique, génèrent de nouvelles actions allant dans le sens d'une politique de la vie quotidienne, soucieuses de préserver l'environnement, de critiquer l'absence de participation des usagers à la conception des services qui les concernent, de soumettre à la réflexivité les rapports entre les sexes et les âges. Ces formes d'expression inédites se doublent d'une modification tendancielle des formes d'engagement dans l'espace public. Le militantisme généraliste, lié à un projet de société, impliquant une action dans la durée et de fortes délégations de pouvoir dans le cadre de structures fédératives s'affaiblit comme le montre le recul de certaines appartenances syndicales et idéologiques. Par contre, cette crise du bénévolat constatée dans des associations parmi les plus institutionnalisées se double d'une effer vescence associative à base d'engagements concrets à durée limitée, centrés sur des problèmes particuliers en oeuvrant pour la mise en place de réponses rapides pour les sujets concernés. Parmi les démarches témoignant de cette inflexion de l'engagement, nombreuses sont celles qui se revendiquent d’une perspective d’économie solidaire, affirmant leur dimension économique tout en la combinant à une volonté de transformation sociale. Les initiatives qui se sont développées dans le dernier quart du vingtième siècle renouent avec l'élan terre n°127 • hiver 2009 > L'économie solidaire se caractérise par un ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens. Cette perspective a pour particularité d'aborder ces activités, non pas uniquement par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste, …) mais par leur double dimension, économique et politique, leur conférant leur originalité. associatif de la première moitié du dix-neuvième siècle en mettant, au cœur de leur passage à l'action économique, la référence à la solidarité démocratique. Cette dynamique est présente dans plusieurs champs d’activité : les services de proximité, les finances solidaires, le commerce équitable, l’autoproduction accompagnée, le tourisme solidaire, la consommation responsable, les systèmes d’échange local, ... Au total, une nouvelle économie sociale apparaît ainsi qui veut contrecarrer les tendances à la banalisation ayant particulièrement affecté l’économie sociale pendant la période d’expansion dit des Trente Glorieuses. Mais il ne s’agit pas seulement d’entreprises émergentes, elles naissent en lien étroit avec des mouvements sociaux et revendiquent la recherche d’un « autre monde » passant par la construction d’une « autre économie ». En cela, l’économie solidaire au niveau théorique propose une re-conceptualisation de l’économie sociale et au niveau pratique prolonge et infléchit l’économie sociale. Les enjeux pour demain L'économie solidaire se caractérise par un ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens. Cette perspective a pour particularité d'aborder ces activités, non pas uniquement par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste, …) mais par leur double dimension, économique et politique, leur conférant leur originalité. La dimension économique insiste d'abord sur la prédominance de l'impulsion réciprocitaire dans l'émergence des pratiques ; ce n'est pas l'accord contractuel basé sur l'intérêt qui les fonde mais une visée d'expérience intersubjective. Ensuite leur consolidation est recherchée à travers l'hybridation des ressources, les ressources réciprocitaires étant relayées par des ressources publiques émanant de la redistribution et des ressources marchandes. Le défi consiste à ce que la combinaison des ressources préserve la logique du projet et ne l'instrumentalise pas. La dimension politique s'ancre sur cette réciprocité et la construction d'espaces publics autorisant un débat entre les parties prenantes sur les finalités poursuivies et les moyens mis en oeuvre. Le défi, sur ce plan, réside dans le maintien d'une possibilité d'espaces publics autonomes distincts des espaces publics institués, régulés par le pouvoir. Les deux dimensions sont imbriquées au sens où la mobilisation des formes de réciprocité mises en œuvre de manière volontaire par des citoyens libres et égaux leur permet d'accéder à l'espace public en construisant les conditions de leur indépendance économique. Mais la capacité à générer des changements sociaux dépend de la liaison établie entre, d'une part l'exercice de cette liberté positive d'association et de coopération, d'autre part une action publique, seule susceptible de promulguer des droits subjectifs et de définir les normes d'une redistribution réductrice d'inégalités. La portée de l’économie solidaire est donc liée à l’articulation entre deux registres de la solidarité démocratique que sont la réciprocité égalitaire et la redistribution publique. Les pratiques qui s’y inscrivent s'opposent à la naturalisation de l'économie fondée sur le seul registre de l'intérêt matériel individuel. Elles sont aussi un levier de changement social qui favorise la constitution d’une économie sociale et solidaire dont la reconnaissance est déterminante dans la période actuelle de crise capitaliste. Jean-Louis Laville Sociologue et économiste, Jean-Louis Laville est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam). Après avoir été chercheur puis avoir dirigé un laboratoire CNRS, il poursuit ses recherches en sociologie économique au Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (Lise, CNRSCnam, Paris) et est coordinateur européen du Karl Polanyi Institute of Political Economy. Bibliographie • Des coopérations internationales ont été mises en place (par exemple entre les réseaux européens EMES et sud-américain RILESS) afin de fournir des repères sur les différentes composantes de l’économie sociale et solidaire dans divers continents, elles ont abouti à des publications disponibles dans plusieurs langues. Pour ce qui est du français, ce sont : • Laville J.L., (sous la direction de), L'économie solidaire : une perspective internationale. Paris, Hachette-Littératures, 2008. • Laville J.L., Cattani A.D., Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, 2006. • Laville J.L., Magnen J.P., De França Filho G.C., Medeiros A., Action publique et économie solidaire, Toulouse, Erès, 2005. Plus largement, 2 collections font une large place aux recherches récentes et analyses sur l’économie sociale et solidaire : • « Solidarité et société » chez Desclée de Brouwer [email protected] • « Sociologie économique » chez Erès www.editions-eres.com Bérénice 27 terre n°127 • hiver 2009 Terre libre Terre libre Nord... Terre vient de fêter ses 60 ans ! Entretien avec Louis Dessart Toi qui fait partie des pionniers de Terre, comment t’es-tu retrouvé impliqué dans cette aventure ? J’ai commencé fort jeune. William Wauters était mon chef au patro. Pour gagner de l’argent pour le patro, on coupait du bois, on essayait de trouver des vidanges consignées et de récolter du papier. Puis on a consacré cet argent aux gens défavorisés. Le week-end, on allait réparer les maisons des gens qui n’avaient pas les moyens. Les gens achetaient les marchandises et le weekend on allait faire les constructions pour rien. Voilà comment a commencé Terre. On avait 18 ans à l’époque. De 1958 à 1975, c’étaient les belles années en Belgique. Il ne manquait rien à personne. C’est pour ça qu’on s’est dirigé vers le Tiers-Monde. Je travaillais à l’usine de 6 à 14h et, durant la pause suivante, j’allais chercher des papiers en camionnette pour Terre. Le samedi, cinq à six fois par an, on faisait un grand ramassage. On y ramassait des fers, des non-ferreux, des vêtements et du papier. Le premier ramassage a eu lieu à Liège en 1962. En une journée, on a fait un million de francs belges de bénéfice ! Puis on s’est rendu compte que des chômeurs venaient travailler pour rien en faveur des pays en développement. On a décidé que ce n’était pas normal et c’est comme ça qu’est né le «Projet Wallonie». En 1983, j’ai été engagé chez Co-Terre, une des sociétés du groupe Terre. Au début j’étais tout seul. J’allais prendre les mesures chez les clients, je remettais les offres de prix puis j’allais faire le travail1. Il y a maintenant treize ans que je suis pensionné. Le lendemain de ma pen- 28 terre n°127 • hiver 2009 sion, Minmin, le responsable du groupe Terre, m’a demandé «Louis, tu ne veux pas me dépanner? Venir tous les soirs pour fermer les locaux.»… Ca fait maintenant 13 ans que je dépanne! Comment vois-tu l’évolution actuelle de Terre? On doit lutter contre les réalités du marché économique. Pour acquérir des contrats de collecte des papiers, des PMC et du verre, il faut vraiment lutter. Du coup, on est plus exigeant vis-à-vis du travailleur. Quelqu’un m’a dit : «Aah ce n’est plus la même chose, c’est comme dans les autres usines, ça devient même pire parce qu’on calcule le temps qu’il faut pour faire ça, si tu restes plus longtemps on te le dit.» Tu vois que ça ne leur plaît pas. Et pourtant, tu dois arriver à ça sinon l’activité va crouler. Est-ce que Terre est toujours autant en lien avec la population qu’auparavant ? Non, moins ! C’est Autre Terre qui entretient ça maintenant. On y entretient encore ce côté de solidarité gratuite. Chez Terre, si je remplaçais un chauffeur, j’aurais l’impression de prendre le boulot de quelqu’un d’autre. Terre fête cette année ses 60 ans, qu’est-ce qui t’a le plus marqué pendant toutes ces années ? C’est difficile à dire. Pour moi, c’est que le groupe a pu tenir, a toujours été stable et s’est toujours adapté à l’instant présent. Personnellement, c’est d’avoir été présent quand on avait besoin de moi. Entretien : Benoît Naveau 1. Aujourd’hui ils sont 24 travailleurs dans l’isolation acoustique, le parachèvement et les fabrications métalliques. Terre libre Sud... Retour sur un ancien projet de Terre en Algérie. 40 ans plus tard… 29 terre n°127 • hiver 2009 Terre libre Sud... Terre libre Un visa de tourisme pour aller dire bonjour ller pour voir, pour rencontrer, pour connaître les hommes que j’avais rencontrés il ya maintenant 40 ans à Djémila en Algérie, c’était une idée qui me prenait la tête. J’avais hâte de revoir ce petit village un peu perdu sur les hauts plateaux de Kabylie. Mais sitôt arrivé, comme avant, il faisait nuit. Les taxis sont là, la pluie aussi et, à Sétif, une personne m’attend : c’est Amar. Il faut aller vite, il fait froid ce soir : je ferai escale à Sétif jusqu’au lendemain. Je prends la longue route qui serpente, toujours aussi belle et par fois méchante, car le trafic est dense. Si A 30 terre n°127 • hiver 2009 avant on devait s’arrêter pour laisser gambader un troupeau de moutons et de chèvres sur les accotements, aujourd’hui moutons et chèvres paissent en zones protégées… Amar est là pour me décrire la situation, il connaît tout de la route vu qu’il a si souvent été le conducteur du tracteur, du camion et de tous les engins qui roulaient à la carrière du grand pont, la petite usine à plâtre (ancien projet appuyé par Terre ). Bientôt, on arrive sur le haut et puis on la voit : c’est la fontaine, un point d’eau qui abreuve hommes et bêtes. Aujourd’hui, on ne s’arrêtera pas, car le temps est gris et personne n’a soif… Un peu plus loin, à gauche de la route un parking de véhicules de chantier, des gros camions jaunes, des compresseurs de chantier qui ont percé d’innombrables trous à la carrière. Juste en face, c’est la plâtrière : inutile de la rechercher, elle se remarque sans effort car elle laisse sa poussière blanche imprégner la route et les bâtiments annexes. Amar veut tout me dire de son histoire d’ouvrier de carrière, des débuts remplis d’espoir, de la période noire des années 90 et de la sérénité retrouvée d’aujourd’hui, véritable mémoire du passé, du présent et prophète du futur… À mon arrivée dans le village ou la ville, je ne sais pas, tout semble changé… Mais le taxi prend la route qui va droit aux ruines romaines. C’est Cuicul, elle est là devant moi : pas une pierre ne manque. Les vestiges sont maintenant entourés par six kilomètres de murs car elle devenue patrimoine de l’humanité. À côté, le petit hôtel, appelé maintenant l’hôtel Belle Vue, un parking pour autocars et voitures : tout semble attendre les touristes qui viendront surtout au printemps mais aujourd’hui quelques-uns se présentent déjà aux guides préposés. Un peu plus loin, une auberge : c’est là que je serai logé. Un bâtiment bien fini, eau chaude et froide, télévision satisferont celui qui veut rendre visite à la Belle Djémila… Remontons la route vers la mosquée, cet édifice qui a marqué quelques instants de ma vie. C’est bien sur cette route que je vais rencontrer (ce sera aujourd’hui comme auparavant) les travailleurs de la carrière. Mais ils ont pris du temps… Je n’oublie pas : maintenant les choses ont bien changé à côté de la maison où j’habitais… Tout l’espace est occupé par des petits commerces, des cafés, des petits restos, la poste, la mairie, des écoles en construction, une piscine, une mosquée. Mais j’avais oublié pourquoi je suis venu… «venir dire bonjour» et cela c’est personnel, c’est mon «pèlerinage»… Pour le réaliser complètement, samedi, je serai au marché. C’est là que je vais rencontrer, que je vais enfin pouvoir dire bonjour et prendre des nouvelles de celui-ci et de celui-là. J’ai oublié les prénoms, pourtant j’avais consacré de mon temps jadis à les inscrire dans un cahier de registre, tout «employeur» fait cela… Et quand ils viennent à moi, le télé- phone marche bien (il y a aussi le GSM ici), je retrouve leurs visages, je me souviens et puis c’est toi, c’est lui, c’est eux… Vous êtes à la retraite moi aussi, moi j’ai perdu mon fils, moi j’ai perdu ma femme, moi je marche avec mes cannes, moi je suis avec mon frère, tu as conduit ma mère à la maternité, mon père Salad faisait sauter à la dynamite le gypse et moi je suis facteur, et nous avec une petite pension de retraite … et lui et toi, comment ça va… Merci à Dieu. Les rencontres sont multiples et c’est comme cela que l’on m’invite à dîner chez le maire, celui que j’avais connu, celui qui était venu à l’ancien local Emmaüs à Vivegnis. Il a fallu réexpliquer le devenir des anciens de chez Terre, William, Gilles, Ben Cheik, les anciens volontaires. Ici, on a vraiment soif de connaître le tout, comment se fait-il que l’on est arrivé à Djémila en 1965, alors comme cadeau je leur appor te un DVD que la RTB avait tourné en 1967, une émission dite «à votre service» qui lançait l’opération 11.11.11. Des photos que j’avais prises à Djémila, il y a 40 ans, sont pour vous… Mais, je n’oublie pas le travail fait il y a 40 ans, avec les moyens que l’on possédait, avec l’effort que l’on consacrait ici et là. Il y avait au départ Amar et les autres… des tuyaux ramenés d’ici pour installer fontaines à eau, une sortie pour les hommes, une sortie pour les animaux. Aujourd’hui, on en parle encore, mais beaucoup sont descendus de la montagne et se retrouvent au village, avec eau courante… Un premier camion remis à neuf, qui s’est fatigué à rentrer le sable, qui a conduit des milliers de petits arbres, tous plantés dans le Djebel. Oui, aujourd’hui la montagne est verte… Un vieux tracteur qui a vite rendu l’âme, travail trop dur pour lui… Une ambulance en croissant… Mais j’en finis, j’oublie ce matériel si nécessaire, je voulais simplement aller dire bonjour aux copains d’alors. Article et photos : Charles Martinov 31 Fenêtre sur l’utopie elle est dans l’horizon. Je m’approche de deux pas, elle recule de deux pas. Je marche dix pas et l’horizon s’échappe dix fois plus loin. Même si je marche beaucoup, jamais je ne le rattraperai. À quoi sert l’utopie ? À cela… à cheminer. Eduardo Galeano Pour 2010, le groupe Terre vous souhaite d’ouvrir une belle fenêtre afin de cheminer vers l’utopie ! est une publication destinée à promouvoir l’économie sociale et solidaire à travers des initiatives ainsi que des réflexions du Nord et du Sud. Abonnement (libre) et information T : +32 (0)4 240 68 48 - E : [email protected] www.autreterre.org - www.terre.be - www.entreprendreautrement.be