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actualités
A
VEC LA CRÉATION DE LA TCHEKA et d’un code pénal sur mesure, avec les
procès truqués et les premières déportations, Lénine avait érigé la terreur en mode
permanent d’exercice du pouvoir.
Afin d’appliquer sans opposition sa politique, d’assurer le pouvoir absolu du Parti sur
la population et le sien sur le Parti, Staline amplifia le système dès 1929. L’assassinat de
Kirov, le 1er décembre 1934, fut l’occasion d’une nouvelle vague de terreur qui aboutit au
grand procès de 1936 où Zinoviev et Kamenev, entre autres, furent condamnés et exécutés.
Après le remplacement de Yagoda, chef du NKVD, par Iejov fut déclenchée la Grande
terreur de 1937-1938. Elle va atteindre toutes les catégories de la population, écrémer le
Comité central et l’ensemble même du Parti, ainsi que le corps diplomatique et l’armée,
qui fut sévèrement touchée.
Le 12 juin 1937, un communiqué en dernière page des journaux soviétiques annonce
que Toukhatchevsky, Iakir, Ouborevitch, Kork, Eidmann, Feldmann, Primakov et Poutna
ont été passés par les armes. Ces officiers supérieurs avaient été condamnés par un tribunal
militaire. Sept des neuf juges sont à leur tour exécutés peu après: les maréchaux Egorov et
Blucher, les généraux Alksnis, Belov, Dybenko, Kachirine et Goriatchev.
Cette purge avait atteint tous les cadres de l’Armée rouge et le général Grigorenko,
grande figure de la dissidence, en rappelle l’incroyable ampleur dans son ouvrage Staline et
la Deuxième Guerre mondiale, paru en France en 1969: «tous les commandants de corps
d’armée; presque tous les commandants de divisions, de brigades et de régiments; presque
tous les membres des conseils militaires; presque tous les chefs de directions politiques des
régions militaires; la majorité des commissaires politiques de corps d’armée, de divisions et
de brigades; un tiers environ des commissaires politiques de régiments, etc., jusqu’aux
grades inférieurs dont on ignore le nombre…»
Quelles raisons avaient poussé Staline à s’attaquer plus particulièrement aux cadres de
l’Armée?
par Charles-Michel Cintrat
Staline et l’Armée rouge
Les avatars d’une doctrine, la grande purge
ARMÉE ROUGE
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Il n’aimait pas Toukhatchevsky qui avait rendu responsables de l’échec devant Varsovie,
en 1920, les manœuvres de la première armée de cavalerie, commandée par Boudienny et
dont Staline lui-même était alors le commissaire politique. Pourtant, conscient de la néces-
sité de moderniser l’armée, il avait fini par se rallier à son programme, qui donnait la prio-
rité à la motorisation et aux blindés, malgré l’opposition de Boudienny et de Vorochilov,
partisans de la cavalerie. Mais le comportement maladroit de Toukhatchevsky à l’étranger
l’avait irrité et un tract émanant de Trotsky, déjà exilé, évoquant le «bonapartisme», avait
renforcé ses soupçons, ou plutôt justifié ses intentions. En outre Tourkhachevsky, très popu-
laire dans le pays, avait rassemblé autour de lui et de ses thèses beaucoup d’officiers supé-
rieurs tels que Iakir, Ouborevitch, Blucher. C’est avec la mort de Frounze, chef de
l’état-major général, qui le soutenait, que les difficultés commencèrent.
Par ailleurs, le corps des officiers avait souvent manifesté un détestable esprit d’indépen-
dance en protestant, par exemple, contre le rôle excessif des commissaires politiques, ou en
rapportant le peu d’enthousiasme de beaucoup de jeunes paysans hostiles à la collectivisation.
Staline ne pouvait laisser entre les mains d’hommes dont il se méfiait une Armée rouge
qui, la première au monde, avait formé des corps d’armée mécanisés, des unités aéropor-
tées, et était devenue une force impressionnante.
Il avait chargé Iejov, non pas d’enquêter sur l’éventualité d’un complot, mais de réunir
les preuves de ce complot – imaginaire. Il y mit tout son zèle. Boris Souvarine[1] décrit les
1. Boris SOUVARINE, «L’Affaire Toukhatchevsky», Le contrat social, vol. III, n°4, juillet 1959.
HISTOIRE &LIBERTÉ
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Sergeï Kirov et Staline en 1934
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procédés des agents du NKVD et souligne le rôle qu’ils firent jouer au naïf président tchéco-
slovaque Benes, tout fier d’avertir Staline de la trahison de ses généraux. De leur côté, les
«services» allemands avaient, dit-on, entrepris d’intoxiquer Staline en lui faisant parvenir
des preuves écrites, fabriquées, de la trahison de Toukhatchevsky.
Staline, décidé à se débarrasser d’hommes qu’il considérait comme gênants – c’était leur
seul crime – n’avait nul besoin de preuves pour lui-même, mais il lui en fallait pour le
public. Des preuves fortes pour abattre un soldat aussi populaire que Toukhatchevsky. Une
fois les proies prises dans le filet, il ne restait qu’à les juger, les condamner et les exécuter.
Cependant il fallait bien remplacer tous ces officiers éliminés. On fit appel à des réser-
vistes, sans les remettre à niveau, et à des hommes «sûrs», c’est-à-dire soumis, sans tenir
compte de leur valeur militaire. La médiocrité de l’encadrement est ainsi une des causes[2],
toutes imputables à Staline, de la débâcle de 1941, qu’il voulut faire passer pour une retraite
stratégique[3].
Conséquence méconnue de la purge:
la doctrine militaire balayée
Dans son ouvrage, le général Grigorenko insistait sur un point oublié ou mal connu. Au
cours des années 1920, la Reichwehr, ancêtre de la Wehrmacht, entretenait des rapports
étroits avec l’Armée rouge, dans le cadre du traité de Rappalo. Les officiers allemands
rapportèrent des stages qu’ils accomplirent en URSS les bases de leur doctrine.
Comme eux, d’autres théoriciens, tels que les Britanniques Liddel-Hart et Fuller, le
Français Charles de Gaulle, plus apprécié en Allemagne que dans son propre pays, préconi-
saient le regroupement des blindés en grandes unités autonomes, et insistaient sur le rôle de
l’aviation tactique.
Les Soviétiques, eux, étaient allés beaucoup plus loin dans la réflexion sur la stratégie
militaire, mais la purge avait mis fin à leurs travaux. En même temps qu’il avait éloigné ou
fait assassiner des hommes, Staline avait enterré une doctrine d’avant-garde, élaborée par
les penseurs militaires soviétiques. «Le destin de cette théorie, écrit Grigorenko, n’est pas
moins tragique que le destin de ses pères. Et finalement elle servit, en fait, à l’ennemi, et non
point à nous».
STALINE ET L’ARMÉE ROUGE
2. Refus de croire aux nombreux avertissements qu’il avait reçus, réorganisations désordonnées de l’armée malgré
les mises en garde du général Alksnis, démantèlement de fortifications sous prétexte du glacis formé par le pacte
germano-soviétique.
3. Le film américain de la série Pourquoi nous combattons, consacré à la guerre en URSS, réalisé par Frank Capra et
Alexandre Litvak, a contribué à accréditer cette thèse mensongère. Ce film, disponible en DVD, qui pourrait faire
pâlir la pire propagande soviétique, mériterait une analyse détaillée.
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Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’ouvrages présentèrent l’Armée
rouge comme une armée tout juste capable d’envoyer à l’abattoir des masses mal armées
poussées par les mitrailleuses du NKVD, et dépourvue de doctrine, face à une Wehrmacht
géniale tactiquement et stratégiquement. Pourtant, dans un ouvrage récent, un spécialiste
de l’Armée rouge, Jean Lopez, reconsidère cette question, confirme les dires de Grigorenko
et analyse dans le détail la doctrine soviétique et ses caractéristiques[4].
L’art opératif
À l’origine de cette doctrine, il y a un groupe d’anciens officiers de l’armée tsariste. Le plus
connu, Alexandre Svietchine, théoricien de la défense stratégique en profondeur, est l’inven-
teur de la notion d’art opératif.
Un second groupe d’officiers, plus jeunes, se rassemble autour de Mikhael Toukha -
chevsky. Celui-ci récuse la thèse de Clausewitz qui affirme la supériorité de la défensive sur
l’offensive et pense que les moyens techniques modernes inversent ce rapport.
La doctrine de l’art opératif fut approfondie et enseignée par Isserson, professeur à
l’Académie militaire et héritier intellectuel de Triandafilov, auteur d’un ouvrage fonda-
mental, The nature of operations of modern armies, non traduit en français et au programme
de West Point[5].
Les théoriciens soviétiques édifient leur doctrine à partir des expériences de la Grande
Guerre et de la guerre civile. Leur approche est systémique: les États modernes, avec leur
puissance militaire, ne peuvent être vaincus en une seule bataille d’anéantissement décisive,
et la guerre se gagne autant dans les usines que sur les champs de bataille. Interviennent
donc divers éléments en interaction: économie, politique, opinion publique, armée… De
même, une armée, comme un organisme, est un système complexe, un ensemble d’élé-
ments interactifs: commandement, intendance, moyens de transport et de communica-
tion… en relation avec l’environnement géographique et humain. Elle doit donc être
analysée d’une manière globale, structurelle et fonctionnelle.
Blitzkrieg et art opératif
L’examen d’opérations clés de la Seconde Guerre mondiale permet de comprendre l’essen-
tiel de la théorie soviétique.
HISTOIRE &LIBERTÉ
4. Jean Lopez, Berlin, Les offensives géantes de l’Armée rouge, Economica, 2010.
5. Un accident qui ne semble pas avoir été provoqué avait évité à Triandafilov les rigueurs de la purge à laquelle
seul Isserson avait, par miracle, échappé. Après avoir critiqué l’analyse officielle de la campagne de la
Wehrmacht de 1939 en Pologne, il avait été arrêté et déporté. Il fut libéré après le 20eCongrès du PCUS.
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Lorsque, le 22 juin 1941, la Wehrmacht se rue sur l’Union soviétique, elle est réputée
invincible, grâce à ses précédentes victoires et notamment celle remportée sur l’armée fran-
çaise, laquelle fut battue en moins de six semaines. Le mythe de la Blitzkrieg («Guerre
éclair»)[6] était né: l’utilisation intelligente des chars et des avions d’assaut, habilement coor-
donnés, au service d’une manœuvre tactique classique de percée et d’encerclement fut érigée
abusivement en doctrine stratégique.
Les Allemands pensèrent qu’il suffirait d’appliquer cette recette à plus grande échelle, en
la répétant autant que nécessaire, pour abattre l’Armée rouge. Les premières semaines de
l’opération Barbarossa semblèrent leur donner raison. Dans une série de batailles d’encer-
clement, ils firent une hécatombe de chars et autres matériels, et des millions de prisonniers.
Staline fit fusiller quelques généraux. Les fuyards étaient abattus. Et l’Armée rouge alignait
sans cesse de nouvelles unités ; aux espaces conquis succédaient d’autres espaces et le moral
du soldat allemand s’en trouvait ébranlé.
Mal renseigné sur les réserves soviétiques et le potentiel économique de l’URSS, Hitler
était persuadé que l’Armée rouge était anéantie – elle avait déjà perdu près de trois millions
d’hommes – et que le régime allait s’effondrer. Il n’était pas loin de la vérité; cependant
aucune bataille décisive n’avait été livrée.
Au lieu de foncer sur Moscou, comme le préconisait le général Halder, il détourna ses
divisions blindées vers l’Ukraine afin de conquérir les plaines à blé et de neutraliser les
troupes soviétiques – plusieurs millions d’hommes encore – qui auraient menacé les flancs
de la Wehrmacht. Cette décision ajouta un nouveau retard à celui qu’avait déjà pris l’at-
taque de l’URSS, en raison de la campagne des Balkans. Les pluies d’automne, la boue, puis
les rigueurs d’un hiver précoce ralentirent encore la Wehrmacht. Une avant-garde atteignit
les faubourgs de Moscou, mais une contre-offensive commandée par Joukov et menée en
partie avec des divisions ramenées de Sibérie bien équipées contre le froid, lui imposa une
retraite de 150 à 200 kilomètres.
La Blitzkrieg avait échoué, mais faute de moyens suffisants, l’Armée rouge ne put
exploiter sa victoire. La Werhmacht, retranchée dans de nouvelles positions, montra lors de
la campagne de 1942 qu’elle avait conservé sa puissance et sa capacité d’initiative.
Les succès et l’échec final de la Wehrmacht dans cette campagne de 1941 illustrent bien
les limites de la Blitzkrieg. Il y manque ce qui était au cœur des recherches des
Toukhachevsky, Triandafilov, Isserson: une réflexion sur le niveau intermédiaire entre le
niveau tactique, qui est celui d’une vision partielle, à court ou moyen terme, et le niveau
6. Le terme n’était pas nouveau. Lidell Hart en revendique la paternité. Il était du reste récusé par Hitler: cf. K. H.
FRIESER, Le mythe de la guerre éclair, Belin, 2004.
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