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LE RATIONNEL VOILÉ
OU
COMMENT VIVRE
SANS DESCARTES
Huguette DUFRENOIS
LE RATIONNEL VOILÉ
OU
COMMENT VIVRE
SANS DESCARTES
Du même auteur :
Huguette Dufrenois et Christian Miquel : La philosophie de
l’exil, L’Harmattan, 1996.
Huguette Dufrenois : Le savoir et la pratique scientifique,
Editions Mcgraw-Hill, 1990.
© L’HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-11395-4
EAN: 9782296113954
A Christian,
Avec ma profonde gratitude
“ Car il n’est rien de caché
qui ne doive être découvert.
Il n’y a rien de secret qui ne
doive être révélé ”
Saint Luc, chapitre
12
Introduction
MYTHES ET MASQUES CARETESIENS
Cet écrit ne se propose pas de combattre les opinions de
Descartes - chacun a le droit de penser et de mener sa vie
comme il l’entend -mais de remettre en question la structure réputée rationnelle- qui les enserre.
Descartes. Le simple énoncé de son nom déclenche un
raz de marée de conjectures, mais toujours se profile à l’horizon
de cette gent querelle, les traits particuliers d’un philosophe
entre tous : Descartes, ou faut-il l’appeler Des-Cartes du temps
où le sieur René Du Perron fréquentait secrètement les libertins
ou les Rose-Croix ?
En bref, connaissez-vous la Méthode et avez-vous
l’esprit cartésien? Répondre à ces questions s’avère malaisé
pour tout individu moyen qui, fièrement “ cocoricorise ” dès le
célèbre nom évoqué. On ceint Descartes à l’instar d’un tricorne
dont la texture, tout bien considéré, ne doit rien à notre génie
singulier, mais tout aux spécialistes du genre lesquels, depuis
près de quatre siècles, s’échinent, jeunes ou chenus, sur ses
cogitations.
Une étonnante récurrence frappe en effet l’esprit du
lecteur pugnace. Peu importent les idées discutées, disputées,
critiquées, une aura nimbe le philosophe en amont comme en
aval. Certes, René Descartes s’est trompé ; n’est-ce point là, la
marque de son incomparable génie ? Seul un esprit mesquin
s’acharnerait à chipoter de minimes bagatelles -son optique par
exemple- quand ce grand homme “ typiquement ” français
permet à l’orgueil national de préserver intacte, un tour d’esprit
supposé universel.
Pour beaucoup, Descartes est considéré “ à la fois
comme un modèle de rigueur intellectuelle et comme le
fondateur du rationalisme moderne ” (J-F. Revel1).
La mise en cause de cette idée effacerait, estime l’auteur : “ un
grave erreur historique ayant permis l’innovation du patronage
cartésien à propos de toute démarche impliquant apparemment
quelque suite dans les idées ” (ibid p.11).
1
Descartes inutile et incertain, Stock, Paris, 1998, p.12.
13
En fait Descartes n’est pas totalement responsable du
poids surfait de sa réputation - encore qu’il y ait grandement
contribué ; il serait plutôt victime d’un aveuglement obstiné à le
vouloir élever au rang de l’infaillible rationaliste quand,
confiant ses pensée, il se bornait tout bonnement peut-être, à
propager les feux de sa foi ; foi vouée à la déité de la religion de
ses pères qu’il n’a jamais songé à contester. D’ailleurs, voici ce
qu’il constate : “ La plupart de ceux de ces derniers siècles qui
ont voulu être philosophes ont suivi aveuglément Aristote ; en
sorte qu’ils ont souvent corrompu le sens de ses écrits, en lui
attribuant diverses opinions qu’il ne reconnaîtrait pas être
siennes s’il revenait en ce monde... ” (Principes, p.5612).
L’histoire de la philosophie sacre Descartes grand
initiateur de la science moderne. Est-ce réellement démontré ?
Sachant que la science procède par approximations
successives, par étapes ordonnées, sa quête du réel entraîne
diverses exigences : l’esprit d’objectivité de la recherche
expérimentale, l’esprit de précision, le goût de l’observation
patiente et attentive des faits, l’esprit analytique, enfin le sens
de la complexité des choses. En un certain sens, Descartes se
plie, avant l’heure, aux exigences fixées par les savants des
19ème et 20ème siècles. Sa méthode tend en effet, à résoudre le
phénomène complexe en un commun dénominateur. A ce stade,
s’arrête toutefois la comparaison. Car, si le scientifique
moderne cherche à dégager les caractères communs des objets
observés, il prolonge son activité en de multiples étapes que
Descartes semble négliger. Exemple: Torricelli et Pascal sont,
tous deux, contemporains de Descartes, et vont connaître la
gloire pour avoir établi, les premiers, la réalité physique du
vide.
Or Descartes souscrit partiellement à la thèse d’Aristote niant le
vide. L’article 16 de la table des Principes cartésiens décrète :
“ qu’il ne peut y avoir aucun vide ” et développe l’assertion en
ces termes “ pour ce qui est du vide, au sens que les philosophes
2
Préface des Principes, Pléiade, éd. 1953, p. 561.
14
prennent ce mot, à savoir, pour un espace où il n’y a pas de
substance il est évident qu’il n’y a point d’espace en l’univers
qui soit tel … ”
L’article 17 estime “ qu’il ne peut y avoir aucun atome ou petits
corps indivisibles... ” Surtout, par l’article 19, Descartes
déclare : “ Je nie le mouvement de la Terre avec plus de soins
que Copernic et plus de vérité que Tycho ...” etc…etc.
Pour s’en tenir au vide et à la lecture des articles précités, parmi
les trois personnages du 17ème siècle, lesquels font évoluer la
science ?
Si, comme nous le verrons, il a fallu oublier Descartes
pour faire avancer la science expérimentale, ne doit-on pas, au
moins, lui reconnaître la paternité d’un nouveau mode de
réflexion philosophique, débarrassé de tout présupposé
théorique ou théologique ?
Il est hors de question de nier l’influence cartésienne
auprès des commentateurs de la fin du 19ème siècle jusqu’à nos
jours. L’histoire des idées qu’ils se plaisent à écrire pour
encenser notre génie national accorde à Descartes une
importance capitale. Henri Gouhier écrit ainsi : “ La révolution
cartésienne... marque l’affranchissement définitif de la raison ;
Descartes, c’est ce “ chef de conjurés ” dont parlait d’Alembert,
qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance
despotique et arbitraire, et qui en préparant une révolution
éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste et
plus heureux qu’il n’a pu voir établi ” (ibid,3). Il gratifie
Descartes d’un esprit révolutionnaire dont la pensée
“ éclatante ” réussit à filtrer sous le débordement de pages très
dévotement révérencieuses. Il n’hésite pas davantage à lui faire
endosser la mort de Dieu, nonobstant les marques d’allégeance
que le philosophe dispense en faveur de l’Église : “ la pensée
3
La pensée religieuse de Descartes, Paris, Vrin 1924.
15
religieuse de Descartes ne peut être que chose secondaire ; sa
philosophie, qu’il l’ait voulu ou non est nettement
antireligieuse...” (ibid). Lefevre présentera même un Descartes
profondément matérialiste et athée, obligé de cacher ses
véritables pensées pour ne pas craindre le bûcher de
l’Inquisition. Descartes lui-même n’affirme-t-il pas dans une
célèbre lettre de jeunesse, qu’il s’avance masqué ? Nous verrons
que notre auteur, en effet, ne cesse de philosopher en changeant
de masque, jouant le doute pour mieux célébrer Dieu, usant sans
cesse de stratagèmes et de masques conceptuels pour établir ses
thèses.
Le problème, c’est qu’à force d’avancer masqué,
l’itinéraire cartésien encourage bien d’autres exégèses :
spiritualiste chez Malebranche, il devient phénoménologique
pour Husserl lequel, tel un cénobite laïque et sous la pesanteur
de la grâce, réitère le parcours cogitatif de son maître à penser ;
existentiel chez Sartre, religieux pour Brunschvicq, athée chez
Mougin etc... Positions extraites d’un tronc commun, mais qui
prennent des formes franchement antagonistes voire
contradictoires. Ces différences s’expliquent si l’on soustrait de
l’œuvre, les passages jugés “ non signifiants ”, à l’esprit de ceux
qui les compilent. Ainsi, Mougin : sa perspective mécaniste
juge le cogito “ inutile ” dans la mesure où la métaphysique
cartésienne ne saurait décemment être prise au sérieux ! Or,
supprimer le cogito revient à renvoyer Descartes à ses chères
études. D’inutile, le cogito vire à “ l’erreur choquante ” chez
Brunschvicq qui trouve inadmissible le passage à Dieu par le
primat de la pensée. Ferdinand Alquié pincera la corde
psychanalytique : “ l’homme de Descartes est alors l’homme
vivant, inconscient de soi croyant à la réalité extérieure et
constituant sa science dans le prolongement de la perception
que la vie lui donne du réel4…” Autant d’interprétations
gravement cogitées, jetant aux orties : le doute, la garantie
4
La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, PUF, 2ème
édition 1966.
16
divine, les vérités éternelles, notions pourtant essentielles par
lesquelles Descartes.
Selon J-F. Revel, ces interprétations foisonnantes
s’entrechoquent les unes les autres. Cela laisse rêveur quant aux
idées claires et distinctes dont Descartes se faisait le héraut.
Mais à défaut se savoir à quelles vérités cartésiennes se
fier, peut-on au moins penser qu’il nous a légué une méthode
rationnelle, véritablement indiscutable ? Faute de révolutionner
la science - même en prenant en compte ses apports en algèbre
et en géométrie - Descartes révolutionne-t-il la méthode de
réflexion et la pensée ? Partisan du changement dans la
continuité, nous verrons que les idées conformistes de son
époque demeurent étrangement vivaces sous sa plume, en dépit
des fioritures dont il les pare et du système métaphysique qu’il
élabore. L’enjeu du système cartésien est d’objectiver la
connaissance par l’emploi d’une méthode et d’une logique de la
distinction ; ainsi, la distinction de l’âme et du corps, bien
réelle, renvoie à la réalité des distinctions, en parfaite
adéquation avec une harmonie pré-établie par Dieu. Rien de
révolutionnaire là dedans !
Plus grave : contre quelle thèse Descartes se bat-il, au
moyen d’un doute feint ? Contre la possibilité qui fonde le
relativisme et la complexité de notre monde moderne, à savoir
que l’ordre de la connaissance et l’ordre de la réalité ne se
rejoignent peut-être pas totalement - voire jamais. La panique
éprouvée devant l’absence radicale d’un fondement premier et
certain va l’inciter à combler définitivement la redoutable
béance, à bâtir tout son système contre la peur du chaos, contre
la hantise d’une dissonance entre langage et réel, entre mots et
choses comme le dira plus tard Foucault.
On l’aura compris : il vaut mieux oublier Descartes et sa
confiance naïve en une raison parfaitement adéquate avec la
réalité objective du monde, si on veut appréhender le monde
moderne dans toute sa complexité, sans à priori théorique et
sans enjeu théologique caché.
17
Mais qui est réellement Descartes ? Ne peut-il
constituer un modèle, au moins dans les applications pratiques
de sa doctrine ? Au fil de ses oeuvres, on constatera chez cet
auteur une mutation subtile de l’être dans l’avoir. Elle sert un
dessein précis : la maîtrise technique, ce dont se louèrent
longtemps les partisans du progrès, et dont on ne commence
qu’aujourd’hui à pressentir les impasses.
À l’évidence, Descartes et ses contemporains
souhaitent l’avancée libératrice des sciences, amorcée dès le
début de son siècle, sinon avant. Il souhaite y aboutir d’abord
par sa méthode dont il s’assurait en tout de sa raison “ le mieux
qui fut en mon pouvoir5.” Mais le philosophe se contentera,
pour la vie pratique, de botter en touche et de noter fort
prudemment que pour les mœurs il est besoin quelquefois de
suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de
même que si elles étaient indubitables...” (ibid p.147).
Pourquoi une telle prudence ? Parce que
Descartes ne souhaite surtout pas remettre en cause les pouvoirs
établis et que, contrairement aux apparences, il révère la
théologie : “Je révérais notre théologie, et prétendais autant
qu’aucun autre à gagner le ciel...” (D. M. 1 ère partie, p.130). Et
si l’église condamne Galilée, notre philosophe ne publiera pas
son Système du monde, aux thèses voisines. Il ne cesse de
clamer le résultat de ses expériences en propos dévotement
conformistes : “ Mais ayant appris, comme chose très assurée
que le chemin (celui du ciel) n’en est pas moins ouvert aux plus
ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y
conduisent sont au-dessus de notre intelligence ...” (D. M., 1ère
partie). Ah! L’aimable subornation du sieur Descartes ! Il laisse
subodorer avec ingénuité sa possible nescience. Cependant la
faiblesse présumée de ses connaissances vise à convaincre ces
Messieurs que, pour entreprendre d’examiner ces vérités
révélées : “ Il fallait l’assistance du ciel et être plus qu’homme ”
(ibid). Jeune érudit, tout frais sorti du collège des Jésuites, il
5
Discours de la méthode 2ème partie, édition Pléiade, 1953, P.139.
18
ménagera toute sa vie avec soin l’humeur quinteuse -voire
homicide, (n’est-ce pas Giordano Bruno?)6 de l’autorité
théologale. Descartes n’est pas Savonarole, ni prédicateur ni
fou. Il ne rêve pas à l’autodafé des dogmes. La future sommité
s’inquiète plutôt : comment biaiser ? Se taire et attendre la
gloire posthume, à l’abri des margotins ? Cruel dilemme
excitant notre homme à verser beaucoup d’encre, au point
d’irriter l’évangélique bonhomie du père Mersenne, avec lequel
il correspondra toute sa vie.
Bref, nolens volens, quelle attitude adopter ?
Rôtir dans les flammes ou vaincre sa hâte et consumer ses
ambitions ? Descartes finalement choisit un moyen terme. Par le
truchement d’une méthode soucieuse de réserver une aire
spatiale aux vérités révélées, il injecte des principes
scientifiques entés sur la raison suffisante, elle-même ancrée
dans l’être de Dieu, dont l’existence garantit les oeuvres de sa
création. Par ce procédé, Descartes plébiscite une divinité dont
la nature se divise irréductiblement en deux propriétés: l’Être et
l’Avoir. Car l’Être pour s’incarner, c’est-à-dire pour se
manifester, doit s’investir dans l’Avoir qui le substantive, lui
donne une forme sans laquelle le “ verbe ” ou le “ dire ” de
l’Être ne s’actualiserait pas.
Dans les faits, tout penche en faveur d’un
discours plaidant l’Avoir de l’Être. En participant de l’Être,
l’Avoir se déflagre en une multitude d’êtres scientifiques
(masse, force, etc...) sur lesquels l’homme, réalité objective
supérieure à la leur, exerce sa domination. Dans les troisième et
sixième méditations, s’impatronise une volonté possessive
dénuée de concessions. Affamé de reconnaissance sociale
Descartes ne borne pas ses désirs à de menus acquêts; il lui faut
absolument épouser un axe grâce auquel “ pensant être assuré
de l’acquisition de toutes les connaissances dont je serais
capable...” (D. M., 3ème partie, p.144), il pourra conquérir par
la même diagonale “ tous les vrais biens qui seraient jamais en
6
Lire en particulier, de ce philosophe assassiné : Les fureurs héroïques, Paris,
les Belles Lettres, Coll. Les classiques de l’humanité.
19
mon pouvoir ” (ibid). Son appétit, vorace, redoutable, nappe
jusqu’aux valeurs morales: “ pour acquérir toutes les vertus, et
ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ” (ibid). Et,
là, explose l’appétence de notre génie lorsqu’il conclut : “...nous
les pourrions employer en même façon à tous les usages
auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature ” (D. M. 6ème partie, p.168).
L’homme cartésien, prudent face aux autorités
de son époque, semble se venger en promettant la pleine
maîtrise et domination de la nature, en privilégiant
définitivement le règne de l’Avoir sur celui de l’Être. C’est
peut-être en cela qu’il fut, finalement, prémonitoire du
basculement du monde moderne dans le règne de la possession
– mais sans aucune distance ou réflexion critique !
Descartes ne peut pas plus nous aider à vivre
d’un point de vue pratique, qu’il ne peut prétendre être un
modèle pour la pensée scientifique ou pour la réflexion
philosophique. Mais alors, comment et pourquoi Descartes estil devenu un mythe ? Principalement grâce aux trois schèmes ou
thèmes composant l’essentiel de sa “ philosophie ”: la méthode,
surgie d’un ego-trip triomphal ; le doute dit hyperbolique -nous
verrons que ce doute parvenu à son point critique s’évapore de
lui-même, tel le lait arrivé à son point d’ébullition s’évacue en
débordant du plat ; Dieu enfin, ou comment valider
objectivement les principes subjectifs de son existence.
Grâce enfin à sa morale: “ Dis-moi ce que tu penses, je te dirai
qui tu es ”. La morale cartésienne ressemble en effet à son
oeuvre, mais aussi à sa vie.
Pour nous débarrasser définitivement du mythe cartésien, et
apprendre à vivre enfin sans Descartes, nous invitons à suivre et
à déconstruire dans les pages qui suivent chacun de ces points
qui ont permis d’ériger le mythe Descartes, en resituant à
chaque fois les véritables enjeux et réalités de notre auteur.
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