La place de la femme n`est pas plus au foyer qu`ailleurs

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Les usages politiques de l’histoire des femmes
Christine Bard (Université d’Angers / IUF), Juin 2003
Il est justifié de placer cet examen des usages politiques de l’histoire des femmes sous le
révélateur du « pouvoir central » car la période récente étudiée ici correspond à un
interventionnisme étatique innovant dans le domaine des Droits des femmes. Avec Yvette
Roudy, l’histoire des femmes – à travers une vision forcément sélective – accède à une
reconnaissance officielle et devient un élément, sinon de réflexion, du moins de
communication politique. Cette histoire spécifique s’y prête en effet1, assumant volontiers une
dimension engagée, justicière à l’égard des victimes des « silences de l’histoire
2». De son
côté, le féminisme français, après l’effervescence radicale des années 1970, très hostile à la
vie politique institutionnelle, se recompose et adopte une démarche plus réformiste3
l’expertise tient un grand rôle4. Ce processus d’institutionnalisation influence la « demande
sociale » : les pouvoirs publics sont interpellés sur l’absence des femmes dans la symbolique
de la Cité et sollicités pour soutenir des initiatives liées à l’histoire des femmes et à la
reconnaissance officielle de leur rôle à travers commémorations et panthéonisation. D’une
certaine manière, l’histoire des femmes va combler un déficit (structurel) de mémoire
collective des femmes. Les usages politiques de l’histoire des femmes sont le produit des
interactions du « féminisme d’Etat 5» avec l’offre académique et la demande sociale6. Nous
nous demanderons donc ici comment l’Etat a accompagné cette évolution, de la connaissance
à la reconnaissance.
1 Cf. Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, 1998.
2 Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, 1999.
3 Cf. le dossier sur l’avenir politique du féminisme dans Cités, n° 9, 2002 (en particulier les articles de Françoise
Gaspard et de Françoise Picq).
4 Sandrine Dauphin, « Les associations de femmes et les politiques d’égalité en France : des liens ambigus avec
les institutions », Pyramides, n° 6, septembre 2002.
5 Défini par Martine Lévy comme « une idéologie visant l’imposition de normes d’égalité entre hommes et
femmes par une action institutionnelle » (Le féminisme d’Etat en France 1965-1985 : vingt ans de prise en
charge institutionnelle de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, thèse d’Etat, 1988, p. 220).
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1er temps : Yvette Roudy innove
En 1981, Yvette Roudy est nommée ministre des Droits de la femme : François Mitterrand
choisit une socialiste loyale à son égard, membre depuis 1973 du comité directeur du PS où
elle a organisé le secteur Formation. Elle est secrétaire nationale à l’Action féminine (depuis
1977) et travaille au sein de la commission des Droits de la femme au parlement européen7.
Son engagement socialiste est inséparable de ses convictions féministes précoces, affûtées au
sein du Mouvement démocratique féminin, auprès de Colette Audry et de Marie-Thérèse
Eyquem, ainsi que dans la lecture et la traduction de féministes américaines comme Betty
Friedan. Elle a lu Edith Thomas, chartiste, romancière, résistante et pionnière dans l’étude des
femmes rebelles et révolutionnaires du XIXe siècle8. Son ouvrage, La Femme en marge, paru
en 1975 chez Flammarion, avec une préface de François Mitterrand, est pour l’essentiel un
livre d’histoire consacré à l’évocation d’« une longue marche » et à une réflexion sur les
« rendez-vous manqués » du féminisme et du socialisme. En 1978, Yvette Roudy termine un
manuscrit sur Flora Tristan, socialiste et féministe. Le PS, cette année-là, publie une
brochure, Féministes français, avec des textes de Condorcet, Flora Tristan, Paul Lafargue,
Nelly Roussel, Hélène Brion, Léon Blum et Yvette Roudy. Le recueil est composé par Jean
Rabaut, journaliste à l’ORTF, qui publie également en 1978 chez Stock son Histoire des
féminismes français, dans laquelle il ironise sur les féministes bourgeoises. Bourgeoises
contre socialistes, priorité de la lutte des classes, refus de l’autonomie du combat féministe :
ces débats conflictuels dans les années 1970 ont déjà une longue histoire, comme le montrent
les recherches d’un jeune Américain, Charles Sowerwine, dont la thèse, Les Femmes et le
socialisme, est traduite et publiée aux Presses de la fondation nationale des sciences politiques
en 1978. Cet ouvrage appuiera la pression féministe au sein du PS ; Yvette Roudy s’y réfèrera
souvent.
L’enjeu est présent aussi du côté syndical. Le point de vue habituel du mouvement ouvrier
prévaut dans Les Femmes et le travail du Moyen Âge à nos jours par Edmonde Charles-Roux,
Gilette Ziegler, Marie Cerati, Jean Bruhat, Madeleine Guilbert, Christiane Gilles (La
Courtille, 1975). Fouillée, l’étude de Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard est plus favorable à
6 Les médias et l’édition devraient, idéalement, se joindre à ce trio. On ne peut que souhaiter une recherche plus
approfondie que celle-ci qui ne se risque qu’à donner quelques repères thématiques et chronologiques.
7 Cf. Françoise Thébaud, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », Serge
Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco dir., Les Années Mitterrand. Les années du changement (1981-1984),
Perrin, 2001, pp. 567-600.
8 Les Femmes de 1848 (PUF, 1948) ; Pauline Roland, socialisme et féminisme au XIXe siècle (Rivière, 1956) ;
George Sand (Editions universitaires, 1960), Les « Pétroleuses » (Gallimard, 1963)…
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la CGT qu’aux féministes « bourgeoises »9. Madeleine Rebérioux adopte ce point de vue.
C’est une jeune sociologue, Margaret Maruani, qui lance les travaux interrogeant le sexisme
ou du moins l’antiféminisme syndical (Les Syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros, 1979).
Chez ce dernier éditeur paraissent les ouvrages portant sur l’histoire du féminisme
« autonome » : la précieuse collection de sources, « Mémoire des femmes », dirigée par
Huguette Bouchardeau, auteure de Pas d’histoire, les femmes (1977), une synthèse déjà bien
informée sur l’histoire contemporaine des femmes en France. Rappelons qu’Huguette
Bouchardeau est universitaire, syndicaliste SGEN-CFDT, responsable des questions Femmes
au sein du PSU dont elle va prendre la direction. Son parti, nourri par les « nouveaux
mouvements sociaux », promeut une histoire des femmes féministe.
L’histoire contemporaine des femmes n’est pas – loin s’en faut – monopolisée par les
historien(ne)s de métier. Elle intéresse des sociologues (Andrée Michel et Geneviève Texier,
Evelyne Sullerot, Madeleine Guilbert…) et des théoriciennes du féminisme (Kate Millett,
Sheila Rowbotham). Enfin, la redécouverte des sources théoriques du socialisme, chères à
l’extrême gauche, diffuse la pensée d’Alexandra Kollontaï, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin…
Au fond, c’est plutôt la « deuxième gauche » qui se montre la plus réceptive aux ouvrages
d’histoire en phase avec le féminisme du temps. Quant aux militantes du Mouvement de
libération des femmes, elles sont trop jeunes encore pour infléchir les tendances
historiographiques10. Il faut toutefois signaler la thèse (soutenue à l’Université de Paris VII)
de Marie-Jo Bonnet, militante féministe et lesbienne de la première heure, qui publie en 1981
la première histoire des relations amoureuses entre les femmes, Un choix sans équivoque
(Denoël Gonthier).
Résumons-nous : avant l’alternance de 1981, l’histoire des femmes est déjà présente dans
la vie intellectuelle et la « communication » des forces de gauche. Sur le plan universitaire,
malgré quelques séminaires spécialisés et une revue, Pénélope (1979), elle n’est pas encore en
mesure d’exister de manière autonome et dépend de l’histoire de la famille ou du travail11. Au
début des années 1980, les ressources disponibles susceptibles d’être mobilisées par Yvette
Roudy ne sont donc pas très nombreuses. D’ailleurs, la conseillère culturelle de la ministre,
Michelle Coquillat, est plus portée vers les arts et la littérature que vers les sciences humaines.
Certes, l’Etat, désormais, soutient les études féministes, mais timidement : un seul poste
9 Féminisme et syndicalisme en France avant 1914, Anthropos, 1978.
10 La sociologie « marxiste » et la psychanalyse inspirent davantage les militantes de cette génération que
l’histoire.
11 A noter par exemple la discrétion de la participation de l’histoire (Georges Duby et Michelle Perrot, entre
autres) au colloque dirigé par Evelyne Sullerot, Le Fait féminin, Fayard, 1978.
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d’histoire des femmes est créé (Toulouse Le Mirail, 1984). Les autres créations promises
n’auront finalement pas lieu. L’action thématique programmée du CNRS sur les femmes
permet cependant le financement de plusieurs projets sur l’histoire des femmes. Cependant les
historiennes professionnelles sont encore peu sollicitées. Michelle Perrot, avant la publication
d’Une histoire des femmes est-elle possible ? (1984), n’est pas connue comme spécialiste.
Yvette Roudy fait appel à Madeleine Rebérioux dont la notoriété d’intellectuelle de gauche ne
doit rien à ce qu’elle peut faire, à l’Université de Paris VIII, sur l’histoire des femmes. Ce sont
finalement deux romancières, Benoîte Groult et Dominique Desanti, qui occupent le front
médiatique12.
L’occasion annuelle de parler de l’histoire des femmes sous les lambris de la République
sera fournie par la commémoration du 8 mars. La ministre des Droits de la femme innove en
célébrant officiellement cette journée dès 1982. « Le 8 mars est devenu, depuis l’arrivée de la
gauche au pouvoir, l’occasion nationale de commémorer la lutte des femmes pour que cessent
les inégalités et les discriminations dont elles sont victimes13 » déclare Yvette Roudy en 1983.
Imposer le 8 mars à l’Etat est à l’évidence un acte commémoratif. C’est une invitation à
découvrir une histoire méconnue… mais parfois aussi manipulée. La ministre le sait, et prend
ses distances avec le récit mythique des origines du 8 mars commémorant une grève
imaginaire des ouvrières américaines en 185714. En insistant sur le rôle de Clara Zetkin dans
la création de la journée internationale des femmes (lors de la 2e Conférence internationale
des femmes socialistes à Copenhague), Yvette Roudy place l’événement nettement à gauche.
Le parcours de celle qui deviendra l’un des leaders du KPD permet d’inclure la gauche
communiste, de même que l’évocation du rôle des femmes russes le 8 mars 191715.
« Il est apparu au nouveau gouvernement de la France qu’il convenait de marquer le
changement, en renouant avec la tradition de lutte, que la création du ministère des Droits de
la Femme a rendue plus actuelle que jamais », conclut Yvette Roudy le 8 mars 1982. Cette
vision de gauche risque l’affadissement ou la dénaturation dans les médias : la « Journée
12 La liste de leurs publications est longue et diverse. Dominique Desanti a publLa Banquière des années
folles : Marthe Hanau (Fayard, 1968) ; Flora Tristan : femme révoltée (Hachette Littératures) ; Flora Tristan :
vie et œuvre mêlées ; Daniel ou le visage secret d’une comtesse romantique, Marie d’Agoult (Stock, 1980) ; Les
Clés d’Elsa. Aragon-Triolet (Ramsay, 1983) ; La Femme au temps des Années folles (Stock 1984). Benoîte
Groult a publié Le Féminisme au masculin (Denoël Gonthier, 1977).
13 Communication du ministre des Droits de la femme au conseil des ministres du 9 mars 1983 (Fonds Roudy, 5
AF 89, Centre des Archives du Féminisme, Angers). Notons qu’Yvette Roudy a déposé ses archives dans un
centre spécialisé sur l’histoire du féminisme.
14 Ce récit mythique des origines a été véhiculé par le PC et la CGT à partir des années 1950 comme le montrent
deux universitaires féministes, Françoise Picq et Liliane Kandel, dans un article : « Le mythe des origines, à
propos de la journée internationale des femmes », La Revue d’en face, n° 12, automne 1982, mis en ligne sur le
site http:// buweb.univ-angers.fr/ARCHFEM.
15 Discours d’Yvette Roudy pour le 8 mars 1982, CAF Angers.
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internationale des luttes des femmes » tend à devenir une « Journée de la femme », façon
« fête des mères ». Quant aux militantes du Mouvement de libération des femmes, elles se
sentent inévitablement flouées par la mise en scène officielle de « leur » Journée et les valeurs
implicites qu’elle promeut. Le 8 mars d’Etat devient en tout cas l’occasion, souvent unique
dans l’année, de valoriser l’histoire des femmes par des expositions, des conférences, des
émissions de timbre, des films documentaires, des brochures et des affiches du ministère, sans
oublier les petites boîtes d’allumettes ornées de portraits de féministes.
Un procédé s’impose pour transmettre l’histoire des femmes « officielle » : la liste de dates
ou de noms, souvent intitulée « La longue marche16 » (de l’égalité, de l’émancipation). C’est
sur ce procédé que nous insisterons, sans pouvoir dresser un tableau exhaustif de toutes les
initiatives sur l’histoire des femmes. Il s’agit d’abord de rendre hommage – mot le plus utilisé
– aux femmes, à « la Femme ». Chaque année, Yvette Roudy obtient un timbre : Clara Zetkin
en 1982, Danielle Casanova en 1983, Flora Tristan en 1984, Pauline Kergomard en 1985,
Louise Michel en 1986. Le retour de la droite au pouvoir met fin à cette série. La ministre
assume pleinement un positionnement de gauche et ne cherche pas à rassembler autour de
figures consensuelles. Lorsque le nombre de personnalités à honorer augmente, les féministes
en bénéficient, comme dans les huit documentaires réalisés avec l’aide du ministère des
Droits de la Femme par Jacques Merlinot et Henri-Pierre Vincent qui présentent des portraits
de Berthie Albrecht (avec Danielle Mitterrand), Olympe de Gouges (Benoîte Groult), George
Sand (Dominique Desanti), Flora Tristan (idem), Virginia Woolf (Viviane Forrester),
Christine de Pisan (Claude Gauvard), Hubertine Auclert (Michelle Perrot) ainsi que de
Simone de Beauvoir, la seule vivante (avec Delphine Seyrig, Anne Sugier et Anne Zélensky).
En 1982, pour le premier 8 Mars officiel, soixante portraits géants de femmes « ayant marqué
l’histoire du féminisme » sont présentés dans la gare St Lazare. Un procédé qui fera date : il
renoue avec les galeries de femmes illustres et prend à contre-pied les tendances de
l’historiographie savante - la « Nouvelle Histoire » - et les valeurs du féminisme radical (et du
mouvement ouvrier) généralement hostiles à la personnalisation des luttes collectives.
La chronologie des droits des femmes est une formule qui plaît. Elle rend justice, en comblant
les lacunes des chronologies « générales ». Certes, la liste de dates a l’inconvénient de
masquer les régressions en suggérant un sens de l’histoire linéaire orienté vers des progrès
constants. La chronologie « positive » le passé, et place automatiquement le temps présent
dans une situation avantageuse après une sélection de faits déjà promus par la postérité. Or
16 L’image est déjà présente dans l’ouvrage qu’Yvette Roudy publie en 1975, La Femme en marge… op. cit.
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