Le premier président centrafricain, qui savait probablement qu’il n’aurait pas
le temps de développer son pays, a laissé à ses successeurs un projet
émancipateur en cinq mots, plus concis qu’un haïku. Ce programme aux
ambitions minimalistes, qui contraste avec les fumeux slogans démagogiques
qui vont le remplacer, répondait précisément, au lendemain de
l’indépendance, aux aspirations du peuple. Ce testament que connaissent tous
les Centrafricains tient en cinq mots, cinq verbes transitifs qui ont, tous les
cinq, un complément intégré et sous-entendu : << nourrir, loger, soigner,
instruire, vêtir ( le peuple centrafricain ).>> On relève dans cette liste deux
verbes du premier groupe et trois verbes irréguliers, difficiles à conjuguer. Le
verbe << vêtir >> dans tous les manuels de conjugaison est estampillé << peu
usité. >> Il n’est pratiquement plus conjugué. Dans la langue littéraire, seuls
sont usités son infinitif et son participe passé. Boganda aurait dû le remplacer
par son synonyme << habiller >> d’un emploi plus fréquent et facile à
conjuguer. Ces cinq verbes en outre peuvent devenir accidentellement
pronominaux et faire sauter le complément que Boganda leur avait imposé.
C’est ainsi que, pour la plus grande joie de ses successeurs, nourrir est devenu
se nourrir, nourrir ses épouses, nourrir ses maîtresses, nourrir ses enfants,
nourrir ses parents, nourrir son parti, nourrir sa coterie, nourrir son ethnie,
nourrir sa folie des grandeurs, son goût de luxe et, dans le pays, nourrir des
illusions, le désespoir, la haine, les rancoeurs, la zizanie et des affrontements
qui obligent les populations à se loger dans la brousse.
Boganda se retournerait dans sa tombe s’il apprenait aujourd’hui que l’un des
verbes de son programme, en l’occurrence << loger >>, verbe du premier
groupe, a été conjugué d’une drôle de manière. Loger aujourd’hui en
Centrafrique, c’est abriter des milliers de personnes sous des tentes précaires,
qui s’envolent au moindre coup de vent et les exposent aux intempéries, c’est
loger sous les arbres, à la belle étoile, loger dans la forêt, au milieu des animaux
féroces et des moustiques assassins, loger dans les mosquées et les églises qui
sont périodiquement attaquées, loger sous des tentes dans les pays limitrophes
qui peinent déjà à nourrir leurs propres citoyens ; loger aujourd’hui, c’est
déloger les ouvriers de la sucrerie de Ngakobo, non pour augmenter la
productivité de l’usine, mais pour la piller et occuper ses bâtiments, c’est
détruire les logements des autres, brûler des villages entiers et lâcher dans la
nature leurs habitants, parfois grièvement blessés.