PLAIDOYER POUR LA OUAKA ET L’OUHAM
Jamais les Centrafricains ne se sont autant intéressés à leur pays que depuis
qu’il a sombré dans le chaos. On ne compte plus le nombre de réunions qu’ils
lui ont consacrées. Pour la première fois, dans l’histoire de la RCA, les
Centrafricains de bonne foi ont parlé d’une même voix. Ils ont hurlé, crié à la
barbarie, tempêté, rédigé des tribunes, des pétitions, interpellé les grands de
ce monde, même si, dans un premier temps, ces décideurs ont fait la sourde
oreille. Que croyaient-ils alors que criaient les Centrafricains ? Leur joie de vivre
sous la mitraille ? Que pensaient-ils de la Centrafrique ? Peut-être que le pays
le plus pauvre du monde ne méritait pas qu’on lui volât au secours.
Je me souviens que quand la Séléka a pris Bambari, quand ses exactions
n’avaient pas encore atteint Bangui, elle bénéficiait de la mansuétude de
presque tous les grands journaux. Un grand hebdomadaire africain minimisait
ses pillages et autres destructions. Ses hommes seraient mieux contrôlés,
mieux encadrés. Je me souviens avoir dit à David Koulayom-Masséyo que le
pillage de la sucrerie de Ngakobo et le saccage de l’école normale de Bambari
auguraient de terribles souffrances. Depuis, les destructions, les meurtres, les
assassinats et les massacres ont atteint des proportions eschatologiques. Les
catholiques se sont demandés pourquoi l’apocalypse attendue par toute la
Terre ne frapperait-elle que la Centrafrique ; les protestants se sont interrogés
sur les péchés irrémissibles et susceptibles d’attirer, sur la terre, la foudre
divine ; tous les hommes se sont demandés si Dieu n’avait pas isolé la
Centrafrique pour mieux châtier les Centrafricains. Car la crise centrafricaine
reste et restera une crise de l’indifférence. La RCA a été abandonnée à son
triste sort. Mais c’était compter sans ses fils dont les frêles voix anonymes
savaient que sur une planète de sept milliards d’habitants, des voix finiraient
par les rejoindre afin de rendre plus percutants leurs hurlements. Voilà
pourquoi ils se sont égosillés, à qui mieux mieux, jusqu’à ce que les yeux de la
communauté internationale, qui s’étaient pudiquement fermés sur le drame
centrafricain, se dessillèrent.
Seule dans un monde soi-disant globalisé, la Centrafrique, théâtre d’une
tragédie, n’avait plus de voix que celle de ses fils. Ceux de la diaspora hurlaient
à l’unisson de ceux qui souffraient au pays. Des amis franco-centrafricains qui,
jusqu’ici, s’enorgueillissaient de leur nationalité française, se sont découvert
tout à coup un tropisme centrafricain. A quelque chose malheur est bon. La
Séléka a réussi l’exploit de briser les barrières ethniques qui empêchaient les
Centrafricains de voir plus loin que le bout de leur nez. Ils se sont retrouvés au
chevet d’un pays agonisant pour chanter son droit à la vie, pour rappeler son
indépendance. Mais ce souffle patriotique nouveau réussira-t-il à tirer la RCA
de la lisière du néant où elle est artificiellement maintenue ?
DES LARMES DE CROCODILE
Un jour, l’histoire interpellera les Centrafricains sur ce qu’ils ont fait à leur
beau pays, sur ce qu’ils ont fait de la Centrafrique. Comment se fait-il qu’en
quelques décennies d’indépendance, elle soit ravalée au rang des Etats
clochards de la planète. Où étiez-vous, Oubanguiens, quand la Centrafrique a
entrepris sa descente aux enfers. Que répondez-vous à ces observateurs
étrangers qui ont écrit que << les Centrafricains n’aiment pas leur pays. >> Que
répondez-vous à ce journaliste centrafricain qui avait un jour dit sur Radio
Centrafrique : << Chaque fois qu’un groupe conspire contre la Centrafrique, l’un
des conspirateurs au moins est un Centrafricain. >> Quelle leçon avez-vous
tirée du couronnement d’un empereur en plein vingtième siècle ? Que dites-
vous à la Sangha qui vous accuse d’avoir bradé son diamant aux étrangers, à la
Kotto qui vous condamne d’avoir cédé son or aux pillards, à la rivière
Ngouangoua, à Djémah, qui vous accuse d’avoir laissé massacrer ses éléphants,
à l’Ouham, qui vous accuse d’avoir laissé dériver sur ses eaux les corps froids de
ses fils, à la Ouaka qui vous fait grief de la même catastrophe, aux animaux de
Saint-Floris : éléphants, guépards, gazelles à front roux, léopards, rhinocéros
noirs et lions qui vous accusent de les avoir livrés aux braconniers soudanais.
Que répondez-vous, amis centrafricains, à ceux qui vous reprochent d’avoir
déclenché au vingt-unième siècle un conflit moyenâgeux, avec des armes, des
munitions, des véhicules et des hommes venus d’ailleurs.
Les Tchadiens vous reprochent d’avoir fait venir les Congolais de l’Equateur,
qui ont pillé, violé et tué vos compatriotes. Ces Congolais vous accusent d’avoir
déroulé le tapis rouge aux mercenaires tchadiens et aux Janjawids qui, payés en
monnaie de singe, se sont vengés en pillant, violant et massacrant vos
compatriotes. Les Camerounais vous soupçonnent de vouloir exporter chez eux
votre insécurité chronique, après les avoir inondés de réfugiés.
Vous avez transformé le beau visage de la Centrafrique en un épouvantail
repoussant, qui irradie la mort. Plus personne ne veut lui tenir compagnie. Tout
le monde veut partir. Les Centrafricains, c’est bien connu, aiment mieux vivre à
l’étranger que chez eux. C’est probablement pour cela qu‘ils ont détruit leur
pays. Mais un jour viendra, où la Centrafrique, débarrassée des Centrafricains
félons, retrouvera un visage paradisiaque. Un jour viendra où une nouvelle race
de Centrafricains aimera la Centrafrique d’un amour sincère, comme les
Suédois aiment leur pays, comme les Ghanéens aiment le Ghana.
Après avoir collectivement rendu les Centrafricains responsables de leur
malheur, ce qui revient à diluer les responsabilités et à absoudre leurs
dirigeants, je vais tenter d’affiner mon jugement en m’intéressant à l’attelage
qui a placé le char centrafricain au bord de l’abîme. Madame Samba Panza,
l’actuelle présidente, mérite un traitement à part pour plusieurs raisons : elle a
pris la tête d’un pays au fond du précipice : on ne peut pas reconstruire en un
an ce qu’on a mis cinquante ans à détruire, elle fait face à des défis majeurs,
des défis qui découlent des politiques hasardeuses de ses prédécesseurs, enfin
sa transition est en cours. Toutes ces raisons ne sont pas des excuses. Madame
Samba Panza mériterait sinon des circonstances atténuantes du moins un
jugement nuancé, prudent si le pronostic vital de la Centrafrique n’était
engagé. A ce stade de la maladie, le médecin réanimateur doit rester scotché à
sa patiente : il ne doit pas s’en éloigner, il n’a pas droit à l’erreur, il ne doit pas,
par ses prescriptions, susciter des réactions négatives, voire des controverses.
Voilà pourquoi rien n’est pardonné à madame Samba Panza. Echaudé par ses
prédécesseurs, le peuple la tance, la critique, la juge plus sévèrement qu’il ne
l’aurait fait pour un malade ordinaire.
LE TESTAMENT DE BOGANDA COMME CRITERES D’EVALUATION
Le premier président centrafricain, qui savait probablement qu’il n’aurait pas
le temps de développer son pays, a laissé à ses successeurs un projet
émancipateur en cinq mots, plus concis qu’un haïku. Ce programme aux
ambitions minimalistes, qui contraste avec les fumeux slogans démagogiques
qui vont le remplacer, répondait précisément, au lendemain de
l’indépendance, aux aspirations du peuple. Ce testament que connaissent tous
les Centrafricains tient en cinq mots, cinq verbes transitifs qui ont, tous les
cinq, un complément intégré et sous-entendu : << nourrir, loger, soigner,
instruire, vêtir ( le peuple centrafricain ).>> On relève dans cette liste deux
verbes du premier groupe et trois verbes irréguliers, difficiles à conjuguer. Le
verbe << vêtir >> dans tous les manuels de conjugaison est estampillé << peu
usité. >> Il n’est pratiquement plus conjugué. Dans la langue littéraire, seuls
sont usités son infinitif et son participe passé. Boganda aurait dû le remplacer
par son synonyme << habiller >> d’un emploi plus fréquent et facile à
conjuguer. Ces cinq verbes en outre peuvent devenir accidentellement
pronominaux et faire sauter le complément que Boganda leur avait imposé.
C’est ainsi que, pour la plus grande joie de ses successeurs, nourrir est devenu
se nourrir, nourrir ses épouses, nourrir ses maîtresses, nourrir ses enfants,
nourrir ses parents, nourrir son parti, nourrir sa coterie, nourrir son ethnie,
nourrir sa folie des grandeurs, son goût de luxe et, dans le pays, nourrir des
illusions, le désespoir, la haine, les rancoeurs, la zizanie et des affrontements
qui obligent les populations à se loger dans la brousse.
Boganda se retournerait dans sa tombe s’il apprenait aujourd’hui que l’un des
verbes de son programme, en l’occurrence << loger >>, verbe du premier
groupe, a été conjugué d’une drôle de manière. Loger aujourd’hui en
Centrafrique, c’est abriter des milliers de personnes sous des tentes précaires,
qui s’envolent au moindre coup de vent et les exposent aux intempéries, c’est
loger sous les arbres, à la belle étoile, loger dans la forêt, au milieu des animaux
féroces et des moustiques assassins, loger dans les mosquées et les églises qui
sont périodiquement attaquées, loger sous des tentes dans les pays limitrophes
qui peinent déjà à nourrir leurs propres citoyens ; loger aujourd’hui, c’est
déloger les ouvriers de la sucrerie de Ngakobo, non pour augmenter la
productivité de l’usine, mais pour la piller et occuper ses bâtiments, c’est
détruire les logements des autres, brûler des villages entiers et lâcher dans la
nature leurs habitants, parfois grièvement blessés.
Le deuxième verbe du premier groupe de votre programme, président
Boganda, aurait pu, en ce temps de conflit, être d’un certain secours ou d’un
secours certain pour votre peuple martyrisé. Mais soigner, depuis votre
disparition, se conjugue surtout sous sa forme pronominale : se soigner : pour
beaucoup, c’est consulter un infirmier, s’il y en a, c’est venir pour ceux qui en
ont les moyens, se faire soigner en France ; c’est aller se faire soigner au
Gabon, au Cameroun pour ceux qui le peuvent, c’est en ce temps de guerre,
pour des Centrafricains démunis, mourir d’un rhume, mourir d’une diarrhée,
mourir d’un paludisme, mourir d’une blessure bénigne.
Votre pays, président fondateur, compte sept chirurgiens pour 4 800000
habitants. Ce qui donne le ratio à peine croyable d’un chirurgien pour 700000.
On a pourtant une faculté de médecine à Bangui !
Plusieurs régions qui sont devenues des déserts médicaux bénéficiaient
autrefois des services des praticiens français. André Gide signale, dans la
relation de son périple de 1925, la présence d’un chirurgien à Mobaye, le
docteur Cacavelli. Cette ville, à l’époque, n’était pourtant qu’un petit village de
pêcheurs et de paysans. Au début des années 80, on pouvait encore consulter
un chirurgien coopérant à l’hôpital de Bambari et de Bossangoa.
Aujourd’hui, voir et a fortiori consulter un des sept chirurgiens banguissois,
quand on vit en province, c’est un véritable parcours du combattant : routes
défoncées, tenues par des groupes armés, véhicules inadaptés et qui sont, pour
la plupart, des bétaillères sans toit qui exposent leurs voyageurs au cagnard ou
aux intempéries. Beaucoup de grands malades, en désespoir de cause, se
confient pour se faire opérer, à des infirmiers.
Un de mes amis infirmiers m’a confié avoir personnellement opéré trois
cents patients dont trois sont morts, à Alindao.
--- Mais tu n’es pas chirurgien ! me suis-je indigné.
--- J’ai appris la chirurgie auprès des médecins généralistes qui sont à la tête
des régions sanitaires.
Cette réponse se passe de commentaire. Mon ami que j’ai condamné mezza
voce me paraît aujourd’hui moins condamnable que les dirigeants du pays, qui
n’ont pas pu remplacer les chirurgiens français qui opéraient dans nos
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