Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
UNIVERSITÀ DEL SALENTO
ÉCOLE DOCTORALE 5
Laboratoire de recherche EA 3552
T H È S E en cotutelle
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE et
DE L’UNIVERSITÀ DEL SALENTO
Discipline : Philosophie
Présentée et soutenue par :
Alice RAGNI
le : 30 Septembre 2016
L’objet en général.
L’orgueil de l’ontologie de Clauberg à Leibniz
Sous la direction de :
Mme Giulia BELGIOIOSO – Professore, Università del Salento
M. Vincent CARRAUD – Professeur, Université Paris 4 - Sorbonne
Membres du jury :
Mme Giulia BELGIOIOSO – Professore, Università del Salento
M. Vincent CARRAUD – Professeur, Université Paris 4 - Sorbonne
M. Jean-François COURTINE – Professeur émérite, Université Paris 4 - Sorbonne
M. Marco FORLIVESI – Professore, Università degli Studi di Chieti-Pescara
Position de thèse
L’objet en général. L’orgueil de l’ontologie de Clauberg à Leibniz
Ce travail prend en considération l’histoire de l’ontologie dans le monde protestant et
réformé dans les années qui suivent l’œuvre du calviniste Johannes Clauberg (1622-1665),
l’auteur de l’un des premiers traités d’ontologie systématiquement accomplis, les Elementa
Philosophiae sive Ontosophia de 1647, ensuite réédités en 1660 avec le titre de Ontosophia
nova et en 1664 avec celui de Metaphysica de ente, quae rectius Ontosophia. Tout en faisant
référence au contexte réformé et protestant, les figures de Jean-Baptiste Du Hamel et de
Ehrenfried Walter von Tschirnhaus, étrangères à ce contexte, se sont révélées cependant
dignes d’être prises en considération. Elles sont mentionnées tous les deux par Johann
Christian Lange dans sa Dissertatio academica de 1708, consacrée à une réflexion
d’ensemble sur l’histoire de la métaphysique. Cela m’à permis de faire l’hypothèse d’un cadre
plus vaste des instances et des problématiques impliquées dans l’histoire de l’ontologie dans
la seconde moitié du XVIIème siècle.
D’un point de vue historiographique, l’examen que je propose se situe dans la continuité
des études consacrées par un nombre croissant de chercheurs, dans les dernières années, à la
« naissance » et au « développement » de l’ontologie à l’époque moderne et jusqu’à la
première moitié du XVIIème siècle ; des moments, ceux-ci, d’une tradition qui parvient en
réalité jusqu’à Wolff et dont la reconstruction n’est absolument pas complète.
Par la « naissance » de l’ontologie je fais référence à l’apparition, au début du XVIIème
siècle, de ce terme, d’abord dans sa forme grecque (ὀντολογία et ὀντολογική), puis dans sa
forme latine (ontologia), à laquelle on associe fréquemment, après Clauberg notamment, le
terme ontosophia. Ce néologisme, qui représente une acquisition dans la terminologie
philosophique moderne, apparaît au moment où la réflexion dans le domaine de la
métaphysique parvient à inaugurer un terme devenu indispensable. Il s’agit en effet de donner
un nom à une science autre que la théologie, dont l’objet est l’ens quatenus ens est et ses
propriétés transcendantales.
Par le « développement » de l’ontologie j’entends par conséquent ce qui se passe
historiquement au niveau de la définition du statut de la métaphysique comme science unitaire
et en même temps divisée en parties ou comme séparation entre la doctrine de l’étant et la
doctrine de Dieu. Dans les deux cas, la question se pose du sens du syntagme traditionnel τὰ
µετὰ τὰ φυσικά et du dualisme onto-théologique qui résulte de l’interprétation de ce qui est
trans et post-physique dans son unité spéculative de fond.
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Ce travail s’inscrit donc dans une ligne de recherche assez récente, qui se pose comme but
celui de reconstruire une tradition presque méconnue et dont on ne reconnaissait que les noms
de Wolff et, de manière plus confuse, de Clauberg. Il prend comme point de départ les études
de ceux qui ont examiné la première phase de l’histoire de l’ontologie (de Lorhardus à
Clauberg: 1606-1647) et Clauberg lui-même (1647-1664), pour parvenir ensuite à une
deuxième phase de cette histoire, qui va grosso modo de 1664 à la fin du siècle.
Mon examen se fixe des limites précises sur le plan de l’espace et du temps:
1) il s’agit d’un arc temporel qui correspond à une périodisation plus générale, bien connue
aux historiens de la philosophie, qui est celui qui va grosso modo de la mort de Descartes
(1650) à la mort de Leibniz (1716), et que j’indique tout en étant consciente que c’est bien en
connaissant les minores que l’on peut parvenir à mieux comprendre la puissance spéculative
des maiores.
Plus précisément, je fixe les termes temporels de mon examen dans l’époque postclaubergienne dans le domaine réformé et protestant de langue allemande. Par « époque postclaubergienne », je fais allusion, compte tenu des limites de tout classement, à celle qui suit la
diffusion et la réception de l’œuvre de Clauberg. L’Ontosophia (comprise ici comme le projet
éditorial dans l’ensemble de ses éditions) est l’un des traités d’ontologie les plus
systématiques et accomplis ; il se situe à la conclusion de la première saison de la
Schulmetaphysik, et c’est à ce traité que renvoient, comme à une sorte de modèle interprétatif,
une bonne partie des développement postérieurs dans le domaine de la métaphysique, comme
c’est par exemple le cas de Wolff qui le considère comme une tentative, bien qu’échouée,
d’emendatio de la philosophie première. Dans l’année 1664 voit le jour la troisième édition de
l’œuvre, la Metaphysica de ente, et en 1691 apparaissent, posthumes, les Opera omnia
philosophica du philosophe calviniste. Le terminus a quo de ma recherche est donc justement
l’œuvre de Clauberg, et tout particulièrement ce que Clauberg transmet à la postérité par la
troisième édition de son écrit, avec le noyau central de son adhésion au cartésianisme, qui eut
lieu vraisemblablement en 1648. Le terminus ad quem est en revanche fixé, grosso modo, aux
années ’90 du XVIIème siècle, une période qui est encore caractérisée par bon nombre des
traits de la Schulmetaphysik, et après laquelle l’on entrevoit déjà les premières instances du
Frühaufklärung. La période ainsi indiquée représente à mon avis la « seconde saison » de la
« métaphysique d’école », en comprenant par « seconde » saison un courant philosophique
qui est dans la continuité de la tradition de la « première », mais avec des résultats différents
qui deviennent des acquisitions véritables. Il s’agit de l’organisation du « savoir
métaphysique » comme ontologie selon la « dissociation », et non plus selon la « partition »,
a) entre la doctrine générale de l’étant (ontologia ou ontosophia) et la science des substances
immatérielles (pneumatica ou pneumatologia), divisée parmi les différents savoirs régionaux
(theologia naturalis, angelographia, psycologia); b) entre la doctrine de l’étant et la
somatologia ou somatica (science des corps ou de la substance créé). Cela est confirmé par
les critiques à la déclination ontologique de la métaphysique et par le renvoi à sa refondation
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théologique. L’ontologie devient alors le domaine de ce qui est post-physique en étant
l’expression de ce dont l’intellect fait abstraction à partir de toute chose. Ainsi comprise, elle
acquiert par elle-même sa légitimité comme science, au point qu’il n’est plus convenable
d’employer le terme « métaphysique », en raison de sa duplicité (et ambiguïté) de fond, mais
plutôt celui de prima philosophia. La priorité de la philosophia dépend du fait qu’elle est
« première » en relation à ce que l’on connaît comme ce que partagent toutes les choses qui
sont ; elle est prima philosophia au sens de l’universalité du concept abstrait d’étant. Elle est
donc ontologie, à plein titre.
2) Pour ce qui est de la délimitation géographique de mon examen, elle correspond, grosso
modo, au monde protestant et réformé de l’Europe centre-septentrionale (Allemagne, Suisse,
et Provinces Unies). En ce qui concerne le monde catholique, je ne prends en considération
que l’oratorien français Jean-Baptiste Du Hamel, car il se relie à la tradition claubergienne et
à une ligne de recherche bien précise que je présente tout de suite.
Il me paraît possible d’examiner cet objet de recherche dans deux perspectives théoriques,
qui se caractérisent conceptuellement comme une légitimation « horizontale » et comme une
légitimation « verticale » de l’ontologie et de son objet dans les années que j’ai indiquées.
A) Par légitimation « horizontale » j’entends le plan de la ratio formalis sub qua, par
lequel la science se pose comme unitaire et cohérente, c’est à dire le mode selon lequel elle
organise systématiquement son contenu en une unité et possède un objet doué de consistance
formelle interne. Le problème de l’ontologie est celui d’établir sa position et son rapport avec
les autres disciplines à travers la détermination du concept d’étant et l’emploi de l’abstraction
et de l’analogie. C’est ce qui se passe pendant la première saison de la Schulmetaphysik, une
époque dans laquelle la reprise de l’étude de la métaphysique se confronte aussi aux
difficultés liées à sa réintroduction, à la fin du XVIème siècle, dans les curricula
scholastiques.
B) Par légitimation « verticale » j’entends le plan subjectif de la mens (celui qui est
autrement étudié par la gnostologia, qui est par ailleurs externe à l’ontologie), qui conçoit
l’objet lui-même de la science, en garantit la cohérence formelle et s’établit comme le
domaine de la mise en place de la science elle-même. Il s’agit dans ce cas d’un cadre
problématique qui change non seulement en relation à l’influence exercée par le
cartésianisme, mais aussi en relation aux nombreuses critiques portées contre la métaphysique
elle-même et son statut de science. Dans ce cas, les problèmes dépendent de plusieurs
facteurs : du rapport entre l’abstraction du concept d’étant et sa détermination sur le plan de
l’évidence de la cogitation singulière ; de la primauté du premier principe, d’où vient le choix
entre principe de non-contradiction et cogito ; du statut d’évidence du concept d’étant ; et de
l’identité d’ontologie et philosophie première, selon les différentes significations que cette
dernière comporte.
I) Le premier chapitre de mon travail, Johannes Clauberg e gli sviluppi dell’ontologia,
analyse l’évolution de la pensée métaphysique de Clauberg comme elle se développe dans les
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éditions successives de son traité d’ontologie. De cette évolution, qui est liée à l’adhésion de
Clauberg au cartésianisme, je ne vais pas examiner la nature et les implications dans la
production du philosophe dans son ensemble – la monographie récente de Massimiliano
Savini, Johannes Clauberg, methodus cartesiana et ontologie, Paris, Vrin, 2011, répond déjà à
cette exigence –, car j’entends plutôt en présenter le point d’arrivée, c’est à dire comment
Clauberg livre au débat postérieur sa version définitive de l’ontologie. La Metaphysica de
ente de 1664 est en effet l’édition qui paraît dans les Opera omnia de 1691 et celle qu’ont
prise en compte dans la plupart des cas les philosophes après la mort de Clauberg (1665).
Dans ce but, il est cependant nécessaire d’examiner le contenu de la première édition, les
Elementa Philosophiae sive Ontosophia de 1647, pour en souligner les aspects
problématiques, qui concernent notamment la primauté de l’ontologie et son rapport avec la
logique. La comparaison entre les différentes éditions permettra de mettre en lumière le
tournant dans la conception claubergienne de l’ontologie, car l’auteur renverse complètement
son système métaphysique, tout en conservant dans sa forme originaire le contenu de la
doctrine de l’étant. Car dans la Metaphysica de ente l’on peut entrevoir aussi bien l’effort de
légitimer l’ontologie « horizontalement » comme science autonome et dotée d’un objet
formellement cohérent que la tentative de légitimer « verticalement » la structure
métaphysique du point de vue de l’incipit même de la philosophie, qui trouve son fondement
dans le cogito cartésien. En relation avec la question de la légitimation de l’ontologie on
rencontre celle du premier principe, dont dépend la possibilité de faire de l’ontologie la
science première ou, pour le dire mieux, la prima philosophia.
II) Le deuxième chapitre de mon travail, Ontologia reale e ontologia noetica (1670-1690),
se propose d’examiner l’histoire de l’ontologie à l’époque post-claubergienne dans sa
continuité et dans sa rupture avec la tradition précédente. Même si, selon Wundt, les années
1670-1690 représentent pour la Schulmetaphysik une période de « décadence » et d’involution
pour ce qui est de la production de manuels de métaphysique, cette hypothèse ne paraît pas
confirmée en ce qui concerne les traités d’ontologie. L’emploi du terme « ontologie » (ou
ontosophia) devient commun ; il indique la science universelle de l’étant en tant qu’étant,
compris comme ce qui est commune et indifferens, puisqu’il est abstrait de toutes les
déterminations, de ce qui est spirituel et corporel, de Dieu, des créatures, des intelligences
séparées et de toutes choses.
La réflexion sur la nature de la métaphysique comme science trans et/ou post-physique
caractérise l’histoire postérieure de la métaphysique et de l’ontologie. L’un des éléments de
cette histoire est l’identité entre ontologie et prima philosophia, qui se pose comme la source
des critiques principales et du rappel à une refondation théologique de la métaphysique. Jacob
Thomasius, qui s’oppose au projet ontologique d’une science générale de l’étant pris comme
natura communis, publie la Historia variae fortunae quam disciplina metaphysica experta est,
en annexe aux Erotemata Metaphysica pro incipientibus. Il exhorte à un retour à la
métaphysique comprise comme théologie, en formulant une critique radicale de sa
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codification définitive comme science autonome de l’étant en tant que tel, c’est à dire dans la
forme de l’ontologie. Thomasius examine de manière critique la dérive de la métaphysique,
ou de la philosophie première, dans sa forme « ontologisée », en la comparant à un lexique
simplement instrumental qui, en raison de la généralité des termes analysés et de l’universalité
de l’objet examiné, ne peut qu’être rapproché de la logique. Le luthérien Kilian Rudrauff,
professeur à Giessen, publie en 1670 l’Errans philosophia prima, une recueil de quatorze
questions de métaphysique que cinq étudiants (respondentes) ont préparées sous sa direction.
Il défend une vision qui reconduit la prima philosophia à sa nature de science duelle
trans/post-physique. La métaphysique n’est pas une science nominalis ou vocabularis, mais
realis ; sa nature, bien qu’unitaire, est double, car elle traite aussi bien de l’étant en général
que de ses espèces, suivant une direction qui comprend en même temps ce qui est post-naturel
et ce qui est trans-naturel. Pour Rudrauff la métaphysique est dite ontologie parce que le
discours sur l’étant en tant que tel, tout en constituant un aspect particulier de son examen, est
entendu erronément comme la totalité de la science elle-même. Pour Thomasius comme pour
Rudrauff le mauvais emploi de l’abstraction dans les termes de l’indifferentia porte à admettre
le concept abstrait et commun d’étant. L’abstraction adaequata de la métaphysique ne peut
être au contraire que celle secundum rem et rationem.
Le procès de canonisation de l’ontologie peut être reconstruit à partir des lexiques de
l’époque. Il s’agit du Lexicon philosophicum terminorum philosophis usitatorum de Johann
Micraelius (1597-1658), publié pour la première fois à Iéna en 1653, et du Lexicon rationale
sive thesaurus philosophicus de Étienne Chauvin, édité pour la première fois en 1692 à
quarante années de distance du lexique de Micraelius. De l’examen de ces lexiques on peut
tirer que le développement de l’ontologie s’associe à un dédoublement, puis à une séparation
définitive entre la doctrine des substances immatérielles et la doctrine générale de l’étant. Le
lexique de Chauvin sourtout fait état d’une pleine « ontologisation » de la métaphysique,
d’une rupture presqu’absolue de son unité onto-théologique et de l’admission de la nécessité
de distinguer nettement la doctrine de l’étant de la doctrine des choses immatérielles, qui
constituent les domaines de disciplines désormais séparées et autonomes.
En ce qui concerne les traits spécifiques de l’ontologie, telle qu’elle appartient à la
tradition de la Schulmetaphysik pour les années dont je m’occupe, je peux indiquer deux
courants principaux :
a) le courant que j’appelle « ontologie noétique » se situe dans la continuité de l’œuvre de
Clauberg, dans la mesure où le critère qui domine est celui de la pure pensabilité dans la
définition de l’objet de l’ontologie, qui est l’ens latissime sumptum, c’est à dire l’intelligibile.
Car cet ens latissime sumptum est défini selon l’ordre noétique, c’est à dire sur la base de la
seule ratio d’être compris et représenté par l’intellect. On admet ainsi l’extension la plus large
du sujet de l’ontologie qui comprend un domaine très vaste d’objets, de ceux qui sont
purement mentaux à ceux qui sont proprement réels.
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b) le courant que j’appelle « ontologie réelle » se situe en revanche dans la continuité de la
tendance à une restriction de l’objet de l’ontologie à l’étant dans son fundamentum in re, c’est
à dire dans sa capacité d’avoir une essence réelle, positive, actuelle et par soi. Cela ne veut
évidemment pas dire que, pour ce courant, la donnée noétique est exclu du domaine de
l’ontologie, mais qu’elle y trouve plutôt une simple forme d’opérativité, car elle fond et
représente le contenu des savoirs qui sont effectivement dépositaires de l’analyse
gnoséologique, c’est à dire la gnostologia et la noologia. En deux cas au moins que j’ai
examinés j’ai pu trouver une confirmation de mon hypothèse. Il s’agit de Johannes Lavater et
de ses Ontosophiae seu scientiae catholicae rudimenta de 1679 – qui font partie d’une longue
série d’ouvrages ouvertement influencés par Clauberg et d’où Chauvin a vraisemblablement
tiré les matériaux pour l’article «Metaphysica» dans son lexique – et de Nikolaus Benedikt
Pascha, qui est l’auteur de l’Ontologia thetico-axiomatica de 1677.
III) Le troisième chapitre de ma thèse, Jean-Baptiste Du Hamel e l’ontologia come prima
philosophia, est consacré à la figure de l’oratorien français, qui publie en 1678 un manuel qui
sera très répandu, intitulé Philosophia vetus et nova, qui comprend un cours complet de
philosophie. Au-delà de la structure assez traditionnelle – « traditionnelle » par rapport à ce
qui se passe dans les mêmes années dans le cadre de la Schulmetaphysik – selon laquelle Du
Hamel présente la métaphysique comme « science divisée en partie », le livre de
métaphysique de la Philosophia vetus et nova comprend un traité d’ontologie particulièrement
important. La discussion des principes de l’ontologie y est antéposée à la doctrine de l’étant
au sens propre – comme le fera Wolff, lecteur de Du Hamel – et l’on retient l’identification de
l’ontologie avec la philosophie première par l’emploi du principe de la perception claire et
distincte à côté du principe de non contradiction. Même si Du Hamel refuse ouvertement le
cogito, il essaie de renforcer l’ontologie sur le plan de la clarté et de la distinction d’origine
cartésienne, c’est à dire du point de vue individuel et subjectif de la manière dans laquelle
l’on parvient à la connaissance des choses. Il ne s’agit donc pas seulement d’une légitimation
« horizontal » de l’ontologie sur le plan de l’abstraction qui produit un objet doué d’une
consistance interne (le conceptus entis et son essence réelle), mais aussi d’une légitimation
« verticale » sur le plan individuel et subjectif de la mens.
IV) Le quatrième et dernier chapitre de ce travail, intitulé Ehrenfried Walter von
Tschirnhaus e la prima philosophia come ontologia: dal cogitabile al conceptibile, met en
lumière une autre figure originale, qui est étrangère au domaine scholastique et à son débat.
Tschirnhaus est l’auteur de la célèbre Medicina mentis de 1687. Je me propose d’examiner de
cette œuvre la doctrine de l’étant, pour démontrer que, même si elle ne se présente
proprement pas comme une ontologie, il s’agit d’une tentative de refondation de la
philosophie première par le concept de la conceptibilitas (encore une fois, le plan
« vertical »). Par ailleurs, cette lecture est confirmée justement par l’emploi du sens du
conceptus entis comme primum conceptibile, dont le synonyme est aliquid, dans la
Dissertatio academica (1708) du luthérien Johann Christian Lange, professeur à Giessen.
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A la lumière des résultats de ce travail en ce qui concerne respectivement : 1) l’ontologie
comme issue de la dissociation du double caractère de la métaphysique ; 2) l’identité entre
ontologie prima philosophia; 3) le courant « réel » et le courant « noétique » de l’ontologie
elle-même ; et 4) sa fondation « horizontale » dans laquelle s’intègre, selon les positions les
plus originales, une fondation « verticale », ma Conclusion présente brièvement les jugements
que Leibniz, Wolff et Kant ont émis à propos de l’ontologie. Je prends en considération
Leibniz, interprète d’instances contemporaines, car son refus de l’ontologie conclut l’histoire
que nous avons reconstruite jusqu’ici pour les mêmes années et s’y oppose en quelque sorte.
Je prends en considération Wolff, lecteur de Clauberg, de Du Hamel et de Tschirnhaus, car à
plus de cinquante années de distance, il fait référence à Clauberg comme à une tentative
échouée d’emendatio de la prima philosophia, dans le cadre d’une critique d’ensemble qu’il
adresse à l’«ontologia scholastica». Pour finir, je prends en considération Kant, car c’est bien
de sa critique que j’ai retenu l’évocation d’une science « orgueilleuse » et l’aspect
problématique de faire de l’objet de l’ontologie « un objet en général ».
a) Leibniz emploie le terme « ontologie » pour trois fois seulement, en le refusant,
progressivement, dans la mesure où la critique à la généralité formelle et nominale, vide des
ontologues, s’accompagne à la préférence accordée à la « métaphysique réelle », qui est
directement liée à la dynamique, autrement dit au concept dynamique de force pour penser la
substance. Dans sa première occurrence (1683-1685), Leibniz attribue à l’ontologie une
généralité telle qu’elle finit par se situer de manière indistincte dans une catégorie encore plus
indéfinie, qui est celle de la scientia generalis – comprise comme la scientia de cogitabili in
universum –, sous laquelle on peut inclure bien d’autre sciences ; dans sa deuxième
occurrence (1692-1695), l’ontologie n’est plus bonne qu’à être classée parmi les livres d’une
bibliothèque, séparée de la métaphysique, puisque la métaphysique, en devenant réelle, cesse
d’être l’ontologie; dans sa troisième occurrence (1708-1710), ce sont les autres qui vocant de
la scientia generalis qu’elle est l’ontologie ou la métaphysique, car pour Leibniz la vraie
science générale est désormais ailleurs.
b) A Wolff est associée la question du sens d’emendatio primae philosophiae (il reprend la
sollicitation présente dans le De primae philosophiae emendatione, et de notione substantiae
(1694, in «Acta eruditorum» ) de Leibniz – une œuvre qui ouvre une nouvelle perspective
pour le jeune Wolff qui s’intéresse à l’hypothèse d’une emendatio de la philosophie première)
qu’il attribue rétrospectivement à Clauberg, tout en le considérant comme un effort échoué, et
qu’il met en relation avec l’exigence de donner à l’ontologie une méthode scientifique qui
puisse lui assurer un fondement et le statut de prima philosophia, en la distinguant d’un
simple lexique philosophique comme cela se passe dans la tradition qu’il appelle « ontologia
scholasticorum ».
c) Dans la critique kantienne de l’ontologie trouve son origine, de manière évocatrice, le
titre de ce travail, en faisant référence au passage bien connu de la Critique de la raison pure
où l’on lit : «le nom orgueilleux d’une ontologie qui prétend donner des choses en général des
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connaissances sinthétiques a priori [...], doit faire place au nom modeste d’une simple
analytique de l’entendement pur » (CRP, A 247 - B 303). Kant admet cependant la possibilité
de penser un objet en général («das Denken eines Objekts überhaupt»). Dans
l’Architectonique de la raison pure Kant utilise le terme « ontologie », cette fois de manière
non nécessairement critique, là où il expose l’articulation systématique de la métaphysique,
justement pour indiquer ce savoir préliminaire de la métaphysique – la philosophie
transcendantale – qui s’occupe de l’ensemble de tous les concepts qui se réfèrent à des objets
en général, en le distinguant de la partie de la métaphysique qui considère en revanche
l’ensemble des objets donnés. En d’autres termes, l’ontologie survit comme science
préliminaire qui ne s’occupe pas d’une espèce déterminée d’objets, mais de toutes les choses
en général, c’est à dire de tous les concepts qui constituent un savoir préparatoire de ce qui est
simplement pensable pour permettre l’accès à ce qui est en revanche réellement connaissable
comme objet. L’ontologie a donc une fonction régulatrice, et elle est en ce sens une « simple
analytique de l’intellect pur ». Il va de soi que le concept d’étant de la Schulmetaphysik, s’il
est pris comme un objet qui est donné directement à la pensée sans la médiation de
l’expérience, ne possède aucune légitimité pour dire quelque chose de la réalité, car il n’est
qu’un pur nom. Son domaine doit être nécessairement celui de l’expérience sensible, parce
que c’est de celui-ci que viennent les données de l’intuition en vue de la connaissance
d’objets possibles. Le concept de l’objet en général est la possibilité a priori que les objets
soient identifiés et reconnus comme tels, c’est à dire comme objets ; mais ceux-ci doivent à
leur tour être donnés dans leurs conditions spatio-temporelles pour signifier quelque chose
d’une manière réellement universelle. L’ontologie « orgueilleuse » ne peut donc fournir des
connaissances synthétiques a priori, car le concept d’objet en général qu’elle transmet ne tient
pas compte de la condition formelle selon laquelle quelque chose peut être donné dans
l’intuition, c’est à dire qu’il ne tient pas compte de la contribution de l’intuition sensible qui
rendrait vraiment tel l’emploi même du concept. Il faut tenir compte cependant du fait que
lorsque Kant expose la «Table du Rien» dans la Critique de la Raison pure, il établit la
possibilité d’un «Gegenstand überhaupt» (CRP, A 290 – B 346), c’est à dire le concept qui ne
pas encore déterminé en tant que Nihil ou Aliquid. Par ailleurs, Clauberg déjà s’exprimait
ainsi : «Intelligibile potest dividi in aliquid et Nihil, tanquam commune et superius quoddam
in conceptu nostro ad Aliquid et Nihil, ut particulariora et inferiora», en raison du fait que
«Aliquid, τί, ichts/etwas appellamus» dans son opposition au repugnans pure et simple. Celle
de Clauberg est une ontologie non seulement d’un object général, mais aussi de l’objet en
général.
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