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L’esprit des plantes
par Patrick Shan
La médecine chinoise n’a longtemps été connue en Occident qu’à travers
l’acupuncture. Si cette méthode apparaît comme la plus exotique aux yeux des
occidentaux, elle n'est pas pour autant la plus importante du système médical chinois. En
Chine, c'est la pharmacopée, c'est à dire l'usage des substances médicinales, qui constitue
la branche thérapeutique majeure. La pharmacopée chinoise est l'une des plus riches du
monde. Il faut dire qu'elle est née dans un pays qui inclut à peu près tous les climats et
reliefs géographiques de la planète, d'où la grande diversité de sa materia medica. Quant à sa
fiabilité, elle se fonde sur une épidémiologie établie sur des milliards d'individus, ainsi que
sur une continuité historique exceptionnelle, qui va du mythique empereur Shen Nong
(près de 3000 ans av. J-C) jusqu'à nos jours. Car qui dit médecine ancienne ne dit pas
forcément médecine dépassée : de même que les maladies sont, malgré leur diversité, une
éternelle variation sur le thème de l'humain, les traitements traditionnels consistent, pour
l'essentiel, en de nouvelles combinaisons de substances médicinales parfaitement connues,
pour les adapter à de nouveaux déséquilibres. A l’ère des molécules de synthèse et du
génie génétique, la médecine par les plantes1 pourrait passer pour un procédé
thérapeutique archaïque. Mais ce serait oublier que 80% de nos médicaments actuels sont
dérivés des plantes médicinales traditionnelles. Rappelons également que lorsqu'on
prescrit au quotidien des formules étudiées et commentées depuis une dizaine de siècles,
on ne prend pas exactement les mêmes risques thérapeutiques que lorsque l'on teste un
nouveau médicament en médecine moderne... Un récent rapport du Comité de
pharmacovigilance remis au Ministère de la santé estimait à 18 000 le nombre de décès
annuels causés en France par les effets secondaires des médicaments, soit à peu près le
double des décès dus aux accidents de la route ! Ce constat ahurissant devrait inciter notre
biomédecine à la modestie, et à davantage de curiosité à l'égard des savoirs ancestraux.
Car si la médecine par les simples n'a pas la puissance d'action de la pharmacopée
moderne, elle n'a pas non plus sa fâcheuse tendance à fabriquer des maladies presque
autant qu'elle en traite...
L'Organisation Mondiale de la Santé manifeste, il est vrai, un intérêt certain pour les
pharmacopées traditionnelles telles que la pharmacopée chinoise. Elle s'appuie en effet
sur les connaissances des ethnomédecines du monde pour rechercher moindre à coût les
médicaments de demain. Mais l’on peut constater une absence totale de curiosité de la
part des chercheurs occidentaux quant à la manière dont ces traditions ont établi les
vertus des plantes, et utilisent leur propre pharmacopée. Il est vrai que la question n’est
d’aucun intérêt pour notre industrie pharmaceutique, essentiellement préoccupée par la
recherche de la molécule qui lui rapportera le “ jack pot ”. D'un côté, la dissection
biochimique à la recherche d'un principe actif ne visant que la maladie ; de l'autre,
l'observation de l'interactivité entre une substance naturelle et un organisme vivant. Deux
mondes se côtoient ici, qui n'ont pas grand chose en commun. Deux mondes aussi
différents l'un de l'autre, que les seringues de la médecine occidentale l'étaient déjà de
l’acupuncture.
1 Le terme "plante" est communément utilisé par extension pour désigner l'ensemble des produits de la pharmacopée
chinoise, bien que celle-ci contienne en fait des substances issues des trois règnes : végétal, minéral et animal.
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Des médicaments considérés comme des "êtres sensibles"
Les pharmacopées traditionnelles reposent sur une approche non pas empirique, mais
sensible de la médecine. Une médecine qui, dans son sens primitif, est elle-même
synonyme de "médicament", ou de "pouvoir de guérison". Ces pharmacopées tiennent
compte de la nature intrinsèque des substances comme des humains ; de leur milieu de
vie, de leur tempérament et de leurs affinités. La physique moderne admet déjà que toute
matière est une forme d'énergie. Elle finira sans doute par démontrer comment la
médecine chinoise, à l'instar de celle des indiens d'Amérique, a pu établir sa matière
médicale de manière sensible en s'adressant à "l'esprit des plantes", c'est à dire en se
mettant au diapason de leur corps vibratoire. Comment expliquer autrement le degré de
précision et de complexité de cette pharmacopée dès ses origines ? Si l'instinct et
l'intuition n'étaient pas au départ, un milliard d'années ne suffirait pas pour établir de
manière empirique les propriétés médicinales de toutes les substances de cette planète,
sélectionner les plus utiles, et leur meilleur mode de préparation.
Notre médecine occidentale, qui a déjà bien du mal à admettre les notions d'énergie ou
d'esprit dans l'être humain, n'est pas à la veille d'accepter l'idée de guérison par l'énergie
ou l'esprit des plantes ! Les deux approches - biochimique ou sensible - de la nature en
général, et des médicaments en particulier, ne sont pourtant pas incompatibles. Avec un
peu de bonne volonté, elles pourraient sans doute se compléter et s'enrichir
mutuellement. Mais elles procèdent d'une telle opposition de vision que leur association
dans une même démarche médicale apparaît impossible. Leur rencontre aboutit
généralement à des dialogues de sourds, comme ceux auxquels nous assistons depuis des
années entre les tenants de l'homéopathie ou des fleurs du Dr Bach, et les aficionados de
la chromatographie gazeuse. Nous avons simplement du mal à admettre, comme le
souligne Isabelle Stengers2, "qu'il existe de par le monde une infinité de systèmes
thérapeutiques efficaces, que ces systèmes ne sont en aucune manière réductibles au
nôtre, et que ce sont de véritables systèmes conceptuels et non de vaines croyances".
En apparence, la pharmacopée chinoise ressemble beaucoup à notre herboristerie
d'antan. C'est ce que l'on pourrait se dire en visitant la cuisine des hôpitaux traditionnels
chinois, bouillonnent les décoctions des patients dans des chaudrons à longueur de
journée. Après tout, nos grands parents n'avaient-ils pas couramment recours à de tels
brouets et autres onguents pour se soigner ? Il serait pourtant hâtif d'en conclure que les
traitements de pharmacopée chinoise sont de simples remèdes de bonne femme (du
latin bona fama, bonne renommée) pour pays sous-développés n'ayant pas les moyens de
s'offrir des "vrais" médicaments. Si tel est le cas, on ne voit pas pourquoi cette
pharmacopée serait sortie de Chine pour gagner tous les continents, y compris les plus
riches et les plus médicalisés ! Toute la différence entre une médecine populaire et une
médecine traditionnelle tient dans le critère de choix des plantes, et dans l’alchimie
attendue de leur part. La pharmacopée chinoise se fonde sur un savoir, un diagnostic et
une logique de prescription qui n'ont rien de commun avec notre médecine
symptomatique. C'est sans doute ce qui lui a permis de résister au rouleau compresseur de
la pharmacie moderne, et de séduire des sociétés qui ont depuis longtemps tourné le dos à
leur propre médecine traditionnelle.
2 "Médecins et Sorciers", Isabelle Stengers, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, p.105
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Des saveurs, formes et couleurs au service de la guérison
En médecine chinoise, les propriétés médicinales des simples sont étudiées dans un
esprit synthétique, principalement fondé sur l’observation de la nature, et basé sur les
théories du Yin Yang et des cinq mouvements (Wu Xing). Les plantes, les minéraux, les
animaux et les humains ont tous en commun d’être des produits du ciel et de la terre, qui
leur confèrent leurs qualités propres : la terre donne le substrat, la forme, la texture, la
couleur, la saveur, tandis que le ciel donne l'odeur, la nature chaude ou froide, ainsi que le
tempérament, ou caractère particulier propre à chaque substance (aromatique, asséchante,
toxique, etc). Du point de vue chinois, l’effet thérapeutique d’une substance médicinale
provient de cet ensemble de paramètres. Ainsi, la saveur d'une plante lui confère-t-elle des
propriétés thérapeutiques par son action sur le Qi, l'énergie. Par exemple, la saveur
piquante disperse et fait transpirer ; la saveur salée est émolliente et favorise l'écoulement,
la saveur douce ou sucrée tonifie et ralentit, la saveur acide est astringente, etc.
Naturellement, les substances ont rarement une seule saveur, ce qui complexifie d'autant
leur principe d'action. A cela vient également s'ajouter une nature plus ou moins chaude
ou froide, qui représente un autre aspect de leur action thérapeutique : les produits de
nature chaude ou tiède agissent sur le Yang et chassent le froid, les produits de nature
froide ou fraîche agissent sur le Yin et diminuent la chaleur. En pharmacopée chinoise, la
combinaison des natures et saveurs est un paramètre important dans la logique
thérapeutique : chez un patient qui a pris froid, on choisira par exemple un traitement à
dominante chaude et piquante pour disperser le froid du corps, tandis que chez un patient
frileux, on choisira des plantes également chaudes, mais de saveur douce, afin de tonifier
son Yang, etc. Ces exemples nous démontrent au passage que la pharmacopée chinoise
traite par les contraires (contraria contrariis curantur), selon un principe allopathique, et non
par les semblables (simila similibus curantur), comme le fait l'homéopathie.
A part la saveur et la nature, toutes les autres caractéristiques d'une plante ont
également leur importance : son odeur et sa densité lui confèrent une action plus ou
moins montante ou descendante, centrifuge ou centripète, tandis que sa couleur et sa
forme peuvent conditionner son champ d'action préférentiel, conformément à la "théorie
des signatures" de Paracelse3. Ainsi, la couleur rouge du cinabre est-elle censée diriger
l'action de ce produit vers le sang ou le cœur ; les fleurs exercent généralement une action
vers le haut du corps tandis que les minéraux agissent plutôt vers le bas ; ou encore, la
forme des cerneaux de noix, enfermés dans leur coque de bois, peut laisser supposer un
tropisme de ce fruit sur le cerveau (et les Reins, dont le cerveau dépend en médecine
chinoise), etc.
Comme toujours, ces données très générales souffrent des exceptions, qu'une longue
expérience a depuis longtemps établi, mais qui ne remettent pas pour autant la théorie
d'ensemble en cause. Il faut en effet garder à l'esprit que chaque paramètre se trouve
nuancé par le complexe que forme la plante entière : c'est l'ensemble de tous ses critères
qui confère à une plante sa personnalité propre, et l'action thérapeutique qui en découle. Il
serait faux et simpliste de prendre uniquement l'une des caractéristiques d'une plante pour
généraliser sur son action supposée : par exemple, de dire que toutes les substances de
3 La "théorie des signatures" avance que toute substance ayant une analogie de forme avec un organe exerce de ce
fait une action envers ces organes. De la même manière, la médecine chinoise établit certains liens fonctionnels sur la
base de la ressemblance entre certains "orifices" et organes du corps : les oreilles ont la forme des Reins, la cloison
nasale celle des Poumons, la langue celle du Cœur, etc.
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couleur rouge exercent forcément une action sur le cœur. C'est par de telles réductions
simplistes que la science expérimentale a tourné en dérision la fragile et parcellaire théorie
de Paracelse. Cela n'enlève pourtant rien au fait que, tous paramètres confondus, la
théorie de la pharmacopée chinoise repose sur un système conceptuel parfaitement
logique et cohérent, que la physique moderne est d'ailleurs peu à peu en train de valider.
L'action des plantes : un travail d'équipe
La même logique étonnante prévaut également dans la combinaison traditionnelle des
plantes médicinales. Celle-ci se fait selon le principe des "quatre rôles hiérarchiques" : une
prescription de pharmacopée chinoise est conçue un peu à la manière d'une équipe
gouvernementale chargée de gérer un pays. Elle se compose généralement d'une plante
dite "empereur", qui représente le produit le mieux adapté au principe de traitement
recherché. On y adjoint un ou plusieurs "ministres", qui agissent en synergie avec
l'empereur (ce sont souvent des plantes de même saveur et de même nature) pour
renforcer et élargir son action. On y ajoute encore des "conseillers", ou secrétaires d'état,
chargés de tempérer les effets secondaires possibles des plantes principales, et de traiter
des aspects annexes de la maladie non pris en compte par l'empereur et les ministres. On
y trouve enfin des "diplomates" ou "ambassadeurs", chargés d'harmoniser l'équipe
gouvernementale en équilibrant ou cloisonnant l'action des différentes plantes, et de
diriger l'action de l'ensemble de la formule vers tel ou tel organe ou zone du corps.
Une prescription classique de pharmacopée chinoise est ainsi conçue de manière fort
subtile, qui permet de prendre en compte non seulement le traitement d'une affection,
mais également le ciblage de ce traitement (pour ne pas affecter un organe qui n'en a pas
besoin), ainsi que le contrôle de ses effets secondaires possibles (pour ne pas rendre le
patient malade à cause du traitement donné). Ajoutons à cela le fait que les prescriptions
ont la capacité de suivre l'évolution du patient par modifications successives de leur
composition ou du dosage des ingrédients. C'est également quelque chose de précieux, car
la maladie est, comme la vie, un processus évolutif. Et même si, dans le cas des maladies
chroniques, ce processus est parfois très lent, la prescription d'un même médicament à vie
n'est pas dans l'optique de cette médecine : en pharmacopée chinoise, on préfère adapter
le traitement au patient plutôt que l'inverse ! Toutes ces particularités font de la
pharmacopée chinoise une médecine qualitative, évolutive, individualisée, aux antipodes
des traitements à l'identique par la vaccination ou la molécule vedette. Notre industrie
médico-pharmaceutique a l'ambition louable de vouloir guérir l'humanité. C'est bien. Mais
cela ne devrait pas l'empêcher de respecter les médecines qui, elles, cherchent simplement
à soigner les hommes.
Après avoir évoqué l'esprit dans lequel la médecine chinoise utilisait les plantes
médicinales, nous allons à présent nous intéresser à l'usage de cette pharmacopée et son
adaptation à nos pays occidentaux.
Les plantes médicinales chinoises, réservées aux chinois ?
Le champ des maladies en Chine est bien différent du notre. Aussi, parmi la multitude
des prescriptions fondamentales de pharmacopée chinoise, toutes n’ont pas leur utili
dans notre société. A l'inverse, un certain nombre de pathologies propres à l'Occident ne
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trouvent pas de formules classiques adaptées en médecine chinoise, et doivent encore
faire l'objet de recherches. Si l'on prend l'exemple de l'obésité, qui affecte bon nombre
d'américains et d'européens, on constate que cette maladie n'a jusqu'ici guère fait l'objet de
recherches épidémiologiques en médecine chinoise. Rien d'étonnant à cela, lorsque la
première réflexion que l'on entend en Chine face à quelqu'un d'enrobé n'est pas : "il est
gros", mais : "il est riche" !
Mais ce n'est pas parce que la médecine chinoise ne s'est pas encore penchée sur toutes
nos pathologies, que sa pharmacopée n'est pas capable d'y apporter une réponse
thérapeutique. De la même façon que l'aspirine « fonctionne » sur un chinois, les plantes
médicinales chinoises s'avèrent également efficaces sur un occidental, pourvu qu'elles
soient adaptées à son cas. La logique qui prévaut pour les plantes médicinales n'est pas la
même que pour les aliments : s'il est préférable, pour se nourrir, de rechercher des
substances issues de notre biotope, ce qui compte pour un médicament, c'est moins son
origine, que l'adéquation de ses propriétés thérapeutiques à la situation clinique.
Médecine de Chine et plantes de chez nous
Pourquoi faire venir de Chine ce qui peut pousser sous nos climats ? N'avons-nous pas
autour de nous de quoi constituer une matière médicale équivalente à celle des chinois ?
La pharmacopée occidentale est certes elle aussi très riche. Mais elle repose sur des
connaissances empiriques et un usage symptomatique, qui ne permettent pas d'envisager
un remplacement ex abrupto de la pharmacopée chinoise, fondée sur une connaissance
millénaire de ses produits.
On trouve dans nos pays un certain nombre des plantes médicinales qui font
également partie de la materia medica chinoise : on pourrait donc supposer que, au moins
pour ces plantes-là, une substitution est possible. Ce n'est hélas pas aussi simple.
L'expérimentation comparée révèle que l'utilisation d'une même espèce botanique ne
suffit pas pour obtenir les mêmes effets thérapeutiques. Car les plantes sont, comme
nous, des produits du ciel et de la terre, qui leur confèrent leurs qualités propres. Le
climat, l'exposition, la nature du sol sont autant de paramètres qui viennent modifier les
propriétés d'une plante. L’exemple des vins montre bien qu’un même cépage, selon les
régions il pousse, peut donner des produits très différents. Les plantes de la
pharmacopée chinoise ont, tous comme les vins, une appellation d'origine qui compose
une partie de leur nom. Prenons l'exemple du ginseng (Panax Ginseng), plante tonique bien
connue des occidentaux, et produit majeur de la pharmacopée chinoise. Il en existe de
nombreuses variétés et qualités - notamment sauvage ou cultivé -, telles que sont prix peut
osciller entre celui du kilo de carottes à celui de l'or ! Quant à ses propriétés, elles varient
très sensiblement en fonction de sa provenance : tandis que le ginseng de Chine (Ji Ling
Shen) tonifie l'énergie, favorise la production de liquides organiques et calme l'esprit, celui
de Corée (Chao Xian Shen), tout en étant tonique, est réchauffant et excitant. Quant à la
variété dite américaine (Xi Yang Shen), elle est toujours tonique, mais a une action
refroidissante... Remplacer une espèce botanique par sa voisine n'est donc pas une
solution aussi simple et évidente qu'il y paraît : en clair, c’est peut-être une plante
complètement différente qui aura chez nous les mêmes propriétés, tandis que la même
plante aura des propriétés différentes. Pour les praticiens occidentaux de médecine
chinoise (et les laboratoires pharmaceutiques, qui suivent cela de près), il y a encore un
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