Participes et masdars en kryz :
une syntaxe mixte
Gilles Authier*
L’opération d’abstraction qui rend compte de la grammaticalisation du ‘fait
au ‘fait de faire’ semble être un phénomène universel, mais que les langues
affichent avec des degrés très divers de transparence. A l’extrême, on trouve des
langues où la polycatégorialité est massive, permettant de donner une valeur
abstraite, ou concrète, voire même personnelle (nom d’agent) à un lexème d’état
ou d’action. Aussi bien la complémentation verbale – définie comme dépendance
d’un prédicat à un autre en fonction de sujet ou de complément – recourt-elle
dans de très nombreuses langues du monde à des stratégies proches de celles
utilisées pour former des relatives, qui sont a priori des compléments verbaux du
nom, et peuvent parfois, en se ‘substantivant’, se substituer à eux. C’est ainsi
qu’en français, complétives et relatives en ‘que’ sont parfois difficiles à
distinguer, et bien des noms d’actions comme ‘entrée’ ou ‘battue’ sont
étymologiquement des participes. Dixon (2006) note d’ailleurs que la
relativisation est une des sources principales de complémentation verbale dans
les langues qui n’ont quasiment pas de dérivation lexicale à partir de verbes.
Haspelmath (1995) remarque, lui, que dans les langues qui possèdent des formes
flexionnelles catégoriellement mixtes – ou ‘polycatégorielles’ ou ‘verbo-
nominales’ - leur construction syntaxique tend a rester celle de la base verbale.
La plupart des langues daghestanaises ou ‘caucasiques de l’Est’ ont des
participes non pas dérivés mais qu’on peut considérer comme fléchis, dans la
mesure où leur morphologie est absolument invariante et que leur syntaxe interne
conserve la construction du verbe en emploi indépendant, c’est à dire marquée
par des cas sur les constituants nominaux dépendants (l’Agent reste à l’ergatif) et
par une marque d’accord sur le verbe avec le ‘prime actant’ (Charachidzé 1982)
Patient ou seul argument (AS=P). Cette conservation de la construction permet
à ces participes d’être non orientés1. Et qu’en est-il des noms d’action - ou
‘masdars’ - dans ces mêmes langues?
* Institut National des Langues Orientales & Ecole Pratique des Hautes Etudes. Courriel :
gilles.authier@gmail.com
1 contrairement à ceux du turc par exemple, dont la construction est ‘plus nominale’, dans
la mesure où le lexème change généralement de syntaxe interne, en prenant un sujet (S/A)
au génitif, comme dans les langues indo-européennes (cf. Benveniste 1966 : "la fonction
du génitif se définit comme résultant de la transposition d'un syntagme verbal en
syntagme nominal"). De ce point de vue, l’azéri, qui est en contact avec des langues
Caucasiques de l’Est, présente d’intéressantes exceptions, avec des sujets de certaines
formes nominalisées qui peuvent rester au nominatif.
2 Gilles Authier
On examinera ici la continuité formelle, sémantique et surtout syntaxique des
relatives ‘libres’ (= substantives) et des complétives par nominalisation en kryz,
petite langue caucasique parlée par quelques centaines de locuteurs en
Azerbaïdjan (données inédites, Authier 2008). Participes substantivés et noms
d’action y sont les stratégies les plus communes de relativisation et de
complémentation. Précisons aussi que l’ordre non marqué des constituants y est
"Seul argument / Agent - (Patient)- Verbe", et que la flexion des noms (23 cas)
est invariante.
1. LES PARTICIPES, FORMES INTEGRATIVES EN FONCTION DADJECTIFS
Comme dans la plupart des langues apparentées (caucasiques du Nord-Est) la
phrase complexe se coule généralement dans la structure de la phrase simple, par
translation d’une proposition en adjectif, nom, ou adverbe. On peut illustrer2 ce
procédé de translation en comparant une phrase simple :
Agent adverbe bénéficiaire Patient prédicat
buba-r şas duxvar-iz kurç’ vu-du
père-ERG l’an.dernier fils-DAT chiot.F donner-AOR.F
‘Le père a donné un chiot à son fils l’an dernier.
à une phrase complexe dans laquelle des prédicats tiennent le rôle de constituant
nominal, ou de dépendant, du prédicat principal ou d’un nom :
sujet Agent/Expérient relative finale
buba-r/z uxva-ts’-i dix şad ar-iz
père-ERG/DAT étudier-IPF-PART fils content faire-INF
circonstancielle complétive prédicat régisseur
vul vu-ci kurç’ ğva-yn-ic i-u-ka-c
brebis vendre-SEQ chiot.F F.acheter-MSD.N F.vouloir-AOR.N
‘Le père a voulu, pour faire plaisir à son fils qui étudie, (lui) acheter un chiot en
vendant une brebis.’
2 Abréviations & liste des morphèmes :
1, 2 , 3... : personnes; AD : adlocatif; ADEL : adélatif; ADR : adressatif; AOR : aoriste;
APUD : apudlocatif; APUDEL : apudélatif; COP : copule; DIR : directif; EQU : équatif; F :
féminin humain ou animé et assimilés, singulier; H : humain; IMP : impératif; IN : locatif;
INEL : inélatif; INF : infinitif; Instr : instrumental; IPF : imperfectif; M : masculin humain
singulier; MSD : masdar; N : neutre (non humain, non animé); NEG : copule négative; Neg :
négation; nonH : non humain; nonN : autre que neutre; PART : participe; PF : perfectif;
PFCT : parfait; PROH : prohibitif; PRS : présentatif; Q : question globale; RFL : réfléchi; SEQ :
séquentiel; SUB : sublocatif; SUBEL : subélatif; SUPER : superlocatif; SUPEREL : superélatif.
NB : Le suffixe génitival ‘oblique’ n’est pas glosé s’il est suivi d’un autre cas.
Ex. : adamiczinaavec la personne’ au lieu d’être écrit adami-c-zina et glosé
‘personne-GEN-Instr’ est écrit simplement adami.c-zina, glosé ‘personne-Instr’.
Participes et masdars en kryz : une syntaxe mixte 3
Les formes vuci (gérondif), uxvats’i (participe), ariz (infinitif, cf. Authier
2008) et ğvaynic (masdar) tiennent respectivement la fonction d’un adverbe,
d’un adjectif, et d’argument. Le kryz se signale par l’emploi très fréquent de ces
formes dépendantes (ou ‘intégratives’ cf. Creissels 2006).
A côté de relatives topicalisées à pronom interrogatif semblables à celles de
l’azéri ou du tat avec lesquels il est en contact depuis longtemps, le kryz utilise
donc des participes, préposés (épithètes) ou substitués à un constituant nominal,
comme toutes les autres langues caucasiques de l’Est. Et contrairement à ceux
des langues européennes ou du turc, ces participes caucasiques ne sont pas
orientés : ils permettent de relativiser aussi bien le Patient que l’Agent puisque ce
dernier reste marqué à l’ergatif, ainsi que la plupart des positions syntaxiques. Ils
prennent la tête de syntagmes définis ou restreints par une prédication, cette
relation d’un constituant avec une prédication pouvant recouvrir l’ensemble des
référents possibles (on a alors l’équivalent d’une relative libre du type français
"celui qui / que / dont etc").
D’un point de vue morphologique, les participes kryz sont constitués d’un
radical verbal, perfectif ou imperfectif, comprenant généralement une marque
d’accord en genre et nombre avec le prime actant (S/P) insérée entre un préverbe
spatial et une racine monosyllabique; leur valeur est aspectuelle. L’imperfectif
est généralement dérivé du perfectif, selon des procédés divers et complexes :
PF IPF PF IPF
ğaq’l-i ğalq’al-i tomber vu-yi vu-ts’-i donner
acn-i acan-i parler kit’l-i kilt’-i atteler
ˤ
aç’-i
ˤ
arç’ar-i entrer ğaqr-i ğarq-i extraire
On n’étudiera ici que les emplois substantivés, et les masdars, qui en sont
dérivés.
1.1. Flexion casuelle des participes libres et indexation du référent
Comme les noms, les participes du kryz sont non marqués à l’absolutif :
(1) fura-r la [pul vu-ts’-i]
homme-ERG cet argent donner-IPF-PART(ABS)
neˤra ar-id
appel faire-AOR.M
‘L’homme appela [celui à qui il avait donné beaucoup d’argent].’
Comme tout dépendant substantivé, ils se fléchissent au cas voulu par leur
fonction relativement au prédicat principal. Ils indexent à tous les autres cas le
critère humain ou non humain du nom de domaine3 effacé par un suffixe de base
oblique en -n au singulier pour un nom de domaine humain alors que pour un
référent non humain singulier, la base oblique est -c. Comparer :
3 plutôt que ‘référent’, cf. Keenan & Comrie 1977, et Creissels 2006.
4 Gilles Authier
(2) vun li-yi duru zin li-yi-c-var
2 dire.IPF-PART mensonge 1 dire.IPF-nH-ADEL
ghala xhi-na…
bon être-IF
Si le mensonge que tu diras est meilleur que celui que je dirai
(3) yit ya-rt’-i-n-ir t’il yalamiş yi-ryu
miel couper.IPF-PART-H-E doigt.F lécher faire-PRS.F
Celui qui coupe le (rayon de) miel se lèche le doigt (Prov.).
1.2. Syntagmes participiaux lexicalisés humains
Certaines locutions à participes imperfectifs dépendants ou tête de syntagme
forment avec leur prime actant ou un complément un nom d’instrument ou
d’agent. C’est là un des rares procédés vivants de création lexicale :
(4) yis ğaş-i darağ "Peigne à carder la laine"
laine carder.IPF-PART peigne
buç’ yart’-i "sage-femme"
nombril couper.IPF-PART
barkan vauqats’-i "palefrenier"
cheval F.garder.IPF-PART
(5) ç’adrux.ci-ğ sa-d tur an
perce-oreille-SUPER un-N nom AN
ibr-a ˤarç’ar-i ğica
oreille-IN IPF.entrer-PART être_sur
Le "tchadrukh" porte aussi le nom de perce-oreille.
Ces composés conservent leur flexion marquée pour le genre :
(6) ibr-a ˤa-rç’ar-i-c-ir t’ut’ ulats’-ryu
oreille-IN entrer.IPF-PART-nH-ERG mouche manger-PRS.F
Le perce-oreille mange des mouches.
(7) buç’ yart’-i-n-ir sa-d alag ğaqr-ic
nombril IPF.couper-PART-H-ERG un-N tamis sortir-AOR.N
La sage-femme sortit un tamis.
Noter que si le participe est transitif, l’accord préfixé est avec le Patient, alors
que le suffixe de la base oblique (-c, -n) du participe renvoie au critère non
humain ou humain et au nombre du nom de domaine :
(8) u-n barkan vauqa-ts’-i-n-ir li-re…
3-GENH cheval F.garder-IPF-PART-H-ERG dire-PRS
Son palefrenier dit...
Participes et masdars en kryz : une syntaxe mixte 5
2. LES MASDARS : PARTICIPES ABSTRAITSET NOMS VERBAUX
Outre deux autres stratégies (infinitif de but ou ‘datif du verbe’ pour des
prédicats à sujets co-référents, et des complétives à joncteur emprunté ki), le kryz
utilise une forme de complémentation ‘nominale’. Le ‘masdar’,
morphologiquement apparenté au participe perfectif, permet d’intégrer un
prédicat à la valence d’un autre grâce aux cas et postpositions propres aux
nominaux. Etant donné la luxuriance du paradigme casuel en kryz, l’emploi du
masdar y couvre un champ diversifié de complétives au sens large, et englobe
des emplois circonstanciels, sémantiquement proches des converbes.
En tant que nom, le masdar se fléchit pour remplir la fonction, actantielle ou
circonstancielle, qui lui est assignée dans le prédicat principal : il est nom du
point de vue de sa syntaxe externe, et peut recevoir la plupart des cas
sématiquement compatibles avec sa valeur abstraite (certains des 23 cas du Kryz
supposent en effet le trait + animé pour être applicables). Il est donc de genre
neutre, marqué dès l’absolutif, qui sert de forme de citation, par le morphème -c,
(marque du genre neutre sur les adjectifs substantivés) :
(9) xinib.ci-r ula-y-c ğira-y-c
femme-ERG manger-PART-ABS.N / MSD boire-PART-ABS.N/MS
ˤağats’-re
porter-PRS
La femme apporte le manger et le boire <= ‘le mangé et le bu’.
(10) ula-y-c-kar ğira-y-c-kar ˤats’in
manger-PART-nH/MSD-SUBEL boire-PART-nH/MSD-SUBEL rassasié
şiudeb
être.F.Neg.PRS-F
Elle ne se rassasiait ni de boire ni de manger / ni de ce qu’elle buvait ni de ce
qu’elle mangeait.
Comme on le voit dans ces deux premiers exemples, la complétive est
initialement une relative substantivée en fonction de complément d’un autre
verbe. Ce phénomène s’observe d’ailleurs aussi en turc, où la même forme
verbale suffixée en –DIK permet de relativiser les fonctions autres que le sujet,
mais s’interprète comme une complétive si elle est suivie d’une marque de cas et
qu’il n’y a pas de fonction syntaxique laissée vide. Mais alors qu’en turc le sujet
de la complétive ou de la relative nominalisée est au génitif, en kryz, où le nom
verbal est lui aussi issu d’un participe perfectif substantivé, la complétive, tout
comme la relative, conserve une syntaxe interne verbale. Comme les participes,
le masdar garde ses arguments marqués pour leur fonction, et l’indexation du
prime actant S ou P quand le verbe a une place pour ce morphème (entre <>,
propriété lexicale) :
PPF Masdar
i<r>kn-i ‘celui qui est resté’ => i<r>kn-i-c rester (M)
anir y<u>qr-i ‘celle qui a été prise’ => y<u>qr-i-c la (F) prendre
aniz i<d>qa-y ‘ce qu’il a vu’ => i<d>qa-y-c le (N) voir
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