"A propos de la complexité des énoncés de problèmes"

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Michel BÉGUIN
À PROPOS DE LA COMPLEXITÉ DES ÉNONCÉS
DE PROBLÈMES
Commentaires d’un professeur de mathématiques
Ce ne sont pas les problèmes qui sont compliqués, mais les énoncés ;
mieux vaut parler ici donc de la complexité des énoncés de problèmes.
Les auteurs de l’article « Introduction à la complexité des problèmes à
énoncés » 1 affirment péremptoirement, dès la première phrase, que des étudiants se sont trompés, car il s’agit d’un problème additif. Cela conditionne
le lecteur et me paraît relever de l’apriorisme et non du raisonnement. Mieux
valait, selon moi, laisser le problème ouvert, énoncer immédiatement la version de départ ; alors le lecteur aurait pu résoudre le problème, dans les mêmes conditions que les PE12, se tromper éventuellement, et n’en être ainsi
que plus réceptif ou critique.
PROBLÈME FAUSSEMENT CONCRET ET BON SENS
Le choix des données est aberrant, mais n’est pas innocent. Collaborer
avec les sciences humaines ne signifie pas que les mathématiques sont une
science inhumaine. Affirmer en effet que la seule réponse exacte est que
Monsieur Lucien a posé en une seule journée 1,273 kilomètres de grillage
pour entourer une propriété de 10 hectares (si elle est carrée) laisse rêveur.
Dans un réflexe sain, certains étudiants ramènent à une échelle plus humaine
ces données farfelues soit en évaluant la valeur du stock à 100 m, en procédant par analogie (achat d’un manteau) ou par un dessin. Ce n’est pas innocent car cela déconnecte le problème de la réalité. Or habiller de faux
concret un problème mathématique pathologique est dangereux, car il habitue les élèves à perdre tout sens critique quant à la vraisemblance du résultat
obtenu, ce qui est grave notamment en sciences physiques.
1
Voir dans ce même numéro, l’article de Henri-Patrice Delègue et Jean Roussel.
Sigle utilisé à l’IUFM pour désigner les étudiants qui préparent le concours de professeur des écoles en suivant la formation dispensée à l’IUFM.
2
SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2000 N° 26 (139-143)
M. BEGUIN
Les auteurs constatent que « dans chacun des six groupes, au moins
un PE1 exprime des réticences à accepter l’addition comme procédure
exacte ». Cela devrait amener les auteurs à réfléchir sur leur propre démarche, à douter de leurs propres certitudes. Au lieu de cela, ils rappellent3 que
ces PE1 « ont étudié les mathématiques pendant plus de dix ans du CP à la
terminale au minimum », et qu’ils ont un « déficit de connaissances disciplinaires propre aux candidats du concours »4. C’est désobligeant vis-à-vis des
PE, qui peuvent aussi être des lecteurs de la revue ! Dans le rapport d’autorité professeurs/élèves, ils n’ont certes que le bon sens à opposer, non pas
pour « résister à admettre le caractère erroné de leur réponse »5, mais pour
ne pas admettre une solution imposée qu’ils ne comprennent pas.
ANALYSE MOT À MOT DE L’ÉNONCÉ
« Cet après-midi, Monsieur Lucien a acheté 850 mètres de grillage, il
entoure sa propriété »... « Quel est le périmètre de la propriété de Monsieur
Lucien ? »
Si l’on ne disposait que de ce seul renseignement, on pourrait raisonnablement envisager que le périmètre soit inférieur ou égal à 850 mètres, ce
qui implique une infinité de solutions, ou même qu’il soit exactement de 850
mètres parce que Monsieur Lucien n’a a priori aucune raison d’acheter du
grillage en trop.
« Il constate le soir qu’il en a 423 mètres de moins que le matin. »
Dans l’hypothèse où le périmètre est de 850 mètres, il en possédait
donc :
850 + 423 = 1 273 mètres le matin !
Je constate donc une incohérence apparente entre le fait de posséder
1 273 mètres le matin, et d’en posséder moins le soir, alors que M. Lucien
en a acheté 850 mètres en plus. Cela ne signifie nullement que je suis dans
l’erreur. Je ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour conclure, sauf à
imaginer un scénario reliant ces deux raisonnements. Il s’agit d’abord d’une
devinette et non d’un raisonnement : il s’est passé un fait inconnu à midi (revente ou vol par exemple). Partant de là, on peut reconstituer les faits de
diverses manières.
Premier scénario : Monsieur Lucien avait récupéré 1 273 mètres de
vieux grillages qu’il entreposait dans un hangar6. Ce jour-là, il décide de
3
Cf. note 5, p. 125 ?
Cf. p. 119 et p. 133.
5
Voir p. 119.
6
Par rouleaux de 25m compactés, de 1m de hauteur en grillage de fil galvanisé de 0,8 mm de diamètre et de mailles 25 mm, cela représente environ 7 m3!
4
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clôturer sa propriété carrée de plus de 4,5 hectares, d’un périmètre de
850 mètres. Il passe sa matinée à planter les 170 poteaux espacés de 5 mètres sur lesquels il fixera le grillage dans l’après-midi. Intrigué, son voisin,
Monsieur Paul, cultivateur qui possède un champ de plus de 10 hectares,
d’un périmètre de 1 273 mètres (justement !) vient le voir le midi : il veut
aussi clôturer son champ. L’affaire est vite conclue. En effet, Monsieur Lucien vend à Monsieur Paul les 1 273 mètres de grillage, à 10 F le mètre, et
s’empresse d’aller acheter 850 mètres de grillage neuf à 12 F le mètre, en
début d’après-midi. Il s’est ainsi débarrassé de 423 mètres inutiles et encombrants. De plus, il a gagné :
1 273 x 10 – 850 x 12 = 2 530 F.
Monsieur Paul a aussi fait une bonne affaire car s’il avait dû acheter
du grillage neuf, il aurait payé : 1 273 x (12 – 10) = 2 546 F en plus.
Dans ce scénario, la réponse 427 m est possible (il vend 850 m le midi). De même pour la réponse 423 m (vente ou vol de 846 m). Seuls les formateurs ont tort, car il ne peut pas dépasser 850 m. L’absence de réponse est
également valable, s’il n’y a pas eu de vente ou de vol à midi par exemple.
D’OÙ VIENT LE QUIPROQUO ?
Bien évidemment, les étudiants qui ont appliqué un principe soustractif (423 mètres ou 427 mètres) ont commis une erreur de raisonnement, puisque leur réponse n’était justifiée par aucun enchaînement de faits. Les commentaires de Duval (1995)7 sont tout à fait pertinents. Ils illustrent deux
principes très fréquents en mathématiques :
- le principe d’économie, lequel consiste à vouloir résoudre le problème avant de le comprendre, et à faire l’économie du raisonnement. L’indication « il y en a 423 mètres de moins que le matin » (1) les incitait fortement à écrire : 850 – 423 = 427. Il aurait suffi d’écrire : « il y en avait 423 m
de plus le matin » (2), ce qui est la même chose, pour qu’avec un bel ensemble tous répondissent : 850 + 423 = 1273, ce qui aurait été tout aussi faux,
puisque cela ne reposait sur aucun scénario... , sauf celui des formateurs que
les étudiants ne pouvaient pas deviner8.
- le principe de cohérence, lequel implique que les étudiants, dans un
deuxième temps, ont perçu l’une ou l’autre des deux incohérences. Ils ont dû
choisir de transformer l’énoncé pour supprimer l’incohérence de quantité de
grillage en faisant abstraction de celle de temps (30 %), soit l’inverse
7
Cf. p. 124.
Il serait d’ailleurs intéressant de proposer les deux versions du problème à deux groupes différents
et de comparer les pourcentages de réponses. Je suis prêt à parier que la réponse 1273 sera majoritaire
dans le deuxième cas.
8
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(13 %), soit les deux (2,4 %). Il est très intéressant de noter9 que d’autres qui
ont pourtant répondu, ont noté : « ce n’est pas un problème de mathématique » et « l’énoncé est incompréhensible ». Cela est parfaitement exact, car
la devinette repose sur un jeu de mot : que signifie « avoir du grillage » ?
Cela ne signifie pas l’avoir en stock. A partir du moment où il est acheté, on
l’a, qu’il soit posé ou non. C’est ce sens du verbe avoir que les étudiants ont
spontanément et naturellement choisi. En revanche, les formateurs connaissaient non pas la solution, mais leur solution à un scénario préétabli. Dans
leur esprit, « avoir » signifiait « avoir en stock, non posé ». Ils ont enlevé des
éléments de pertinence (« en stock, non posé »), en s’imaginant que la seule
évocation de l’opposition après-midi/matin allait nécessairement préciser le
sens du verbe avoir, ce qui est faux 10. Implicitement, ils ont pratiqué pour
eux-mêmes les principes d’économie et de cohérence, mais en partant de
l’énoncé. Comme ils possédaient « la réponse exacte » à un problème tout
résolu dans leur esprit, ils ont fait l’économie d’imaginer d’autres situations.
Ce n’est pas parce que la soustraction est fausse dans les deux cas : 850 –
423, ou bien 850 – 427, que nécessairement l’addition est vraie. On peut très
bien imaginer qu’il n’y a pas d’opération du tout, que le problème est impossible ou qu’il a une infinité de solutions possibles.
UNE RÉTICENCE ENCORE
Apparemment le même problème a été posé deux années de suite. Il
est très inquiétant de noter que l’un des huit redoublants11 a répondu
1 273 m, ajoutant en commentaire : « je sais qu’il faut faire une addition,
mais je ne retrouve pas pourquoi ». J’avoue préférer, et de loin, celui qui
affirmera qu’il ne fera jamais une addition (ou une quelconque opération)
sans savoir pourquoi il la fait. Au moins, cela l’amènera à comprendre pourquoi ses élèves ne comprennent pas toujours, puisqu’il aura eu lui-même la
même expérience.
Je ne pense pas que l’on puisse résoudre la complexité des énoncés en
étant directif et redondant, comme semblent le laisser entendre les auteurs de
l’article. Par exemple, la rédaction : « il constate, après avoir posé son grillage, qu’en plus de son achat, il a utilisé 423 m de son stock de départ »12 est
dangereuse, car il n’est plus possible de savoir si l’addition, nécessaire ici, a
9
Voir p. 123.
Voir notre premier scénario. En incidente, il est écrit, p. 132, que l’expression « stock »... « peut
sembler un indice favorisant la prise en compte des marqueurs de temps ». Je ne partage absolument pas
cette idée. L’expression ne sert qu’à préciser le sens du verbe avoir.
11
Cf. p. 124.
12
Cf. pp. 132-133.
10
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été faite sous l’influence de « en plus », ou à cause de la précision « en
stock ».
Pour conclure ma lecture critique, j’ajouterai que, selon moi, la collaboration avec les sciences humaines ne se situe pas du tout là où les auteurs
l’ont placée. Il reste en effet, à faire encore toute l’analyse de la situation
problème proposée, sous l’angle de la psychologie sociale...
Michel BEGUIN
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