dossier dossier Mali etet Sahel : Nous Noussommes tous tousSahéliens Par Jean-Marc Châtaigner Jean Monnet 1990 J e ne peux commencer l’introduction de ce dossier de rentrée 2017 de la revue des anciens élèves de l’Ena consacré au Mali et au Sahel sans tout d’abord évoquer avec émotion et tristesse le terrible attentat terroriste suicide commis à Gao (une des plus anciennes villes du Mali et la capitale politique de l’Empire Songhaï au Xe siècle) le 18 janvier dernier, quelques jours après le Sommet Afrique France de Bamako. Cette attaque n’a suscité qu’une faible couverture médiatique internationale : elle a pourtant causé la mort d’au moins 77 personnes et 115 blessés. L’intensité et la violence de cet attentat ne peuvent que nous rappeler les horreurs commises ces deux dernières années à Paris, Berlin, Ouagadougou, Nice, Tunis, Beyrouth, Bamako ou encore le 31 décembre 2016 à Istanbul. L’objectif poursuivi par les commanditaires de cet acte barbare 1, au nom de leur conception idéologique dévoyée de l’Islam2, est de faire dérailler le processus de paix engagé au Mali depuis juin 2015 et d’essayer d’entraîner une fois encore ce pays et toute la région dans une spirale de déstabilisation. La devise immédiatement apparue sur les réseaux sociaux sahéliens par solidarité pour les victimes et leurs familles, Gao gaabandi ! (Gao résiste, Gao soit fort) ou encore Mali gaabandi ! s’apparente à une splendide leçon de force et de résilience que nous adresse le peuple malien. Si besoin en était, cet attentat confirme aussi l’impérieuse solidarité qui doit tous nous unir Européens et Sahéliens, audelà de toutes nos différences politiques, culturelles, ethniques ou religieuses, dans cette lutte impitoyable contre ce fléau commun qu’est le terrorisme sectaro-islamiste. Le Sahel, qui est incontestablement une des régions les plus pauvres et défavorisées de notre planète, mais aussi les plus riches culturellement (ce que ne manque pas d’ailleurs de relever dans son article sur « Le patrimoine culturel mondial du Sahel : une richesse fragile » la directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova), traverse une mutation économique, sociale et environnementale sans précédent. La dernière décennie a été marquée par la résurgence, la multiplication et l’intensification de crises politiques et de gouvernance, aux causes externes (les conséquences de l’effondrement du régime libyen en 2011 ne doivent pas à cet égard être sous-estimées) et internes (confiscation du pouvoir par les élites centrales, corruption, délitement institutionnel), qui ont profondément détérioré la situation sécuritaire de la région. Ces crises, s’ajoutant aux crises agro-climatiques, économiques et nutritionnelles récurrentes depuis les années 1970, menacent non seulement la stabilité des régimes politiques en place mais remettent aussi en question les équilibres sociétaux des pays concernées. Elles risquent de générer à leur tour de nouvelles crises intercommunautaires. Elles contribuent à des mouvements forcés de populations et l’intensification de flux de migrations de moins en moins contrôlables (32 millions de migrants africains représentent déjà 13,4 % des migrants mondiaux). De la classique « trappe de pauvreté » traditionnellement mise en avant par les économistes, on passe à « la trappe de conflictualité » évoquée dans leur article par Sylviane Guillaumont Jeanneney, Camille Laville et Jaime de Melo (« Le Sahel est dans une situation de pièges de pauvreté et de conflit : un appel à l’action internationale ») et dans laquelle se trouverait saisi aujourd’hui le Sahel. Avant qu’il ne puisse peut être (re)devenir « le pays de cocagne » rêvé par René Billaz dans son dernier livre paru en décembre 20163, les défis auxquels le Sahel se retrouve confronté sont en effet de plusieurs ordres. Le premier facteur de vulnérabilité (et de mon point de vue le principal) est celui de la croissance démographique. Dans son ouvrage Africanistan largement consacré aux enjeux sahéliens, Serge Michailof résume lucidement la situation : « Il ne faut pas se le cacher, le continent est un véritable baril de poudre. La poudre s’appelle démographie. Et le détonateur se nomme emploi ». Les taux de natalité actuels laissent entrevoir une augmentation de la population du Sahel de 135 millions de personnes en 2015 à 330 millions en 2050. En rapportant ces chiffres à l’échelle mondiale, l’espace sahélien accueillait presque 2 % de la population mondiale en 2014 et selon les projections constituera entre 3,5 et 1 - L’attentat a été revendiqué par l’organisation terroriste Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). 2 - Je rappellerai à cet égard simplement les paroles fortes et claires prononcées par Mohamed VI, Roi du Maroc et Commandeur des croyants, lors de son discours à la Nation du 20 août 2016 : « Les terroristes qui agissent au nom de l’Islam ne sont pas des musulmans et n’ont de lien avec l’Islam que les alibis dont ils se prévalent pour justifier leurs crimes et leurs insanités. Ce sont des individus égarés condamnés à l’enfer pour toujours. » 3 - René Billaz, « Faire du Sahel un pays de cocagne : le défi agro-écologique », L’Harmattan, Paris, 2016. / janvier/février 2017 / n°467 3 dossier Mali et Sahel : Nous sommes tous Sahéliens 4 % en 2050. Le Niger qui comptait 3,4 millions d’habitants à l’indépendance en 1960 atteint pratiquement en 2015 20 millions d’habitants. La projection actuelle est de 72 millions d’habitants pour 2050. La capitale du Niger, Niamey, avait en 1960 la taille d’une souspréfecture française (30 000 habitants). En 2015, sa population est passée à 774 245 habitants et dans la prochaine décennie, elle entrera évidemment dans la catégorie des villes millionnaires. Le Mali qui comptait 5,3 millions d’habitants à l’indépendance en 1960 atteint en 2015 17,6 millions d’habitants. La projection pour 2050 est de 46 millions. Cette question démographique est une véritable épée de Damoclès pour l’avenir du Sahel – le démographe Michel Garenne n’hésite pas d’ailleurs à parler « d’une bombe démographique » 4 –, insuffisamment, voire pas du tout, prise en compte par les politiques de développement. Elle empêche les pays sahéliens de tirer les bénéfices éventuels d’une croissance forte et durable. Les investissements induits par l’ampleur de cette vague démographique, en particulier dans les secteurs sociaux (éducation et santé), dépassent largement les capacités existantes et les ressources internes et même externes disponibles. A contrario, les pays asiatiques, y compris les pays les moins avancés (comme le Bangladesh), ont montré tous les dividendes pouvant être tirés de transitions démographiques réussies, qui sont elles-mêmes le résultat de politiques volontaristes de contrôle des naissances. Dans mon avant-propos au remarquable – et visionnaire – ouvrage collectif sur la démographie africaine coordonné par Benoit Ferry et publié il y a 10 ans en 20075, je lançais déjà un appel à l’élaboration d’un véritable programme d’action sur le sujet pour le Sahel. Un tel programme devrait étroitement associer pays partenaires et bailleurs de fonds et favoriser une approche beaucoup plus intégrée des questions de santé et d’éducation dans toutes les politiques sectorielles, avec une prise en compte réelle des spécificités locales (langues vernaculaires, culture, religion, rapports de genre). Le second défi rencontré par le Sahel pour construire durablement son développement 4 / janvier/février 2017 / n°467 est celui de la gestion de son indispensable rattrapage économique. En 2014, le Pib de l’ensemble des pays de la zone sahélienne, en comprenant le Nigeria, représente 0,91 % du Pib mondial. Mais sans tenir compte du Nigeria, ces pays n’atteignent pas 0,18 % du Pib mondial. Le Pib du Niger (20 millions de personnes) s’élève en 2015 à 7,1 milliards de dollars, soit plus de 10 fois moins que la richesse personnelle de l’homme le plus riche du monde, Bill Gates. L’extrême pauvreté touche environ entre 40 et 50 % de la population. Les vulnérabilités économiques et environnementales du Sahel (avec la raréfaction des ressources naturelles et la dégradation de la productivité agricole) limitent les perspectives d’une croissance économique qui reste extrêmement volatile selon les années et inégalitaire dans sa distribution. Largement rurale, l’économie sahélienne subit de plein fouet les aléas climatiques, les variations des prix des matières premières et l’insécurité liée à la multiplication et la propagation des crises politiques et institutionnelles. Facteur de complexité supplémentaire pour les prochaines années, le Sahel fait partie des régions dans le monde qui seront le plus directement affectées par la menace globale du changement climatique (avec des épisodes climatiques, sécheresses ou inondations, nécessairement plus intenses et perturbateurs). Comme le souligne également Serge Michailof, « les deux degrés d’augmentation de la température déjà considérés inévitables au niveau mondial à échéance de la fin du siècle, vont se traduire au Sahel par deux degrés de hausse effective d’ici 20 ans et de trois à cinq degrés d’ici 2050.6 ». La marginalisation économique du Sahel dans l’économie mondiale s’accompagne d’une insertion faible et tout aussi préoccupante dans les réseaux globaux de production de connaissances. Selon les statistiques de la Banque mondiale, on compte en effet 29 chercheurs par million d’habitants au Mali ou 39 par million d’habitants au Nigeria (qui est pourtant le premier pays publiant d’Afrique avec l’Afrique du Sud) contre près de 4 000 aux États-Unis. Le troisième et dernier défi, sans doute le plus immédiat pour les pays du Sahel et la communauté internationale, est celui du rétablissement de la paix et de la sécurité régionale. En dépit de l’intervention militaire française au Mali en janvier 2013, du relais pris dans ce pays par le déploiement de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali), de la poursuite de l’engagement de l’armée française dans tout le Sahel contre les groupes armés djihadistes salafistes à travers le déploiement depuis le 1er août 2014 de l’opération Barkhane, du début de coopération militaire entre le Nigeria et ses pays voisins pour faire face aux sinistres agissements de Boko Haram7, la situation sécuritaire du Sahel demeure extrêmement fragile et dépendante de l’assistance extérieure. D’une manière générale, les grands trafics (armes, drogue, personnes) et les problèmes politiques et d’extrémisme religieux constituent les ferments principales de ces violences. Mais il existe une insécurité quotidienne, qui est tout autant, sinon plus perçue par les populations sahéliennes, à travers la progression de crimes liés aux divers trafics incluant le vol de bétail, les violences domestiques, les vols à main armée ou les kidnappings. Les divers groupes mafieux ont une grande influence sur les jeunes sans perspective d’emplois qui représentent pourtant une proportion considérable de la population totale de la zone sahélienne. Tout l’enjeu est ici de passer d’une approche réactive de courte vue à une approche préventive et de coopération de long terme, avec des questions à résoudre qui ne sont pas simples. Quelles activités et quels moyens pour soutenir le développement tout en tarissant les sources d’insécurité ? Quel est le niveau de sécurité minimal à garantir pour activer les ressorts du développement ? Quel rôle chaque acteur doit-il jouer ? Quel est le coût de l’inaction ? La structuration de ce numéro permet d’aborder tous ces sujets de façon originale, avec des éclairages que nous espérons variés et de nature, je l’espère, à susciter la curiosité et l’intérêt de nos lecteurs. Dans leurs deux remarquables articles d’ouverture et de clôture de ce numéro, François Gaulme (« Le Sahel, quésaco ? ») et Bertrand Fessart de Foucault (« Frontière dossier ou trait d’union ») nous rappellent tout d’abord et chacun avec leurs mots les difficultés de définir, cerner, restreindre cet espace sahélien dans lequel l’homme trouve ses origines et sa généalogie (ce qu’a notamment confirmé la découverte en 1995 par Michel Brunet au Tchad de la mâchoire d’australopithèque d’Abel, premier pré-humain de 3,5 millions d’années connu à l’ouest de la Rift Valley). Ils nous parlent aussi des rapports particuliers que la France a toujours entretenus avec le Sahel entre fascination et recherche d’un supplément d’âme… Un premier cœur du dossier est consacré à l’évolution de la situation au Mali depuis 2012. Jacques Gautier, vice-président de la Commission aux Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat revient sur le bilan de l’intervention militaire française qu’il qualifie « d’exemplaire », tout en relevant ses forces et ses faiblesses et en préconisant pour gagner la paix « une approche globale coordonnée ». Hervé Ladsous, secrétaire général adjoint pour les Opérations de maintien de la paix de l’Onu, reprend quant à lui l’historique de l’intervention de la Minusma en soulignant toutes les difficultés rencontrées par l’opération, son souci constant d’adaptation et les risques d’enlisement du processus de paix. Dans son papier au titre allusif « Le Mali est-il un nouvel Afghanistan ? », Lola Cecchinel, directrice d’ATR Mali, dresse le parallèle de la situation entre ces deux pays et marque toutes les limites militaires, mais aussi politiques d’une intervention extérieure. Ses observations sur « le fantasme de la démocratie et des élections » et « l’illusion de l’aide publique au développement » ne peuvent que susciter la réflexion et le débat, à l’instar des interpellations encore plus crues qu’avaient posé le chroniqueur du Monde Afrique, Laurent Bigot 8. À travers une perspective historique, Charles Grémont, chercheur de l’IRD, dresse un tableau des « Origines et perspectives des conflits menés par des Touaregs au Mali ». Il relève notamment que la « question touarègue » est beaucoup plus complexe que celle parfois décrite : « une fois encore les mouvements rebelles sont loin d’emporter l’adhésion de l’ensemble des populations touarègues (et maures), mais la répression et le discrédit s’abattent sur cet ensemble », nuance-t-il. Enfin, l’ancien ministre des Affaires étrangères du Mali et président du Parti d’opposition pour la renaissance nationale, Tiébilé Dramé pose avec franchise les questions de gouvernance et de corruption qui se posent à son pays. Sa conclusion est sans appel : « Quatre ans après Serval, pour éviter une rechute, il est urgent que les Maliens et leurs amis comprennent que la solution aux crises maliennes ne réside ni à Paris, ni à Bruxelles, ni à Moscou, ni à New York, mais au Mali ». Plusieurs articles reviennent ensuite de façon plus transversale sur différents aspects des dangers et menaces, mais aussi des opportunités, qui se présentent aujourd’hui au Sahel. L’ancien ambassadeur au Mali, Congo et Sénégal, Nicolas Normand nous explique les facteurs structurels d’apparition du terrorisme islamiste au Sahel en mettant en évidence les premières origines américaine et saoudienne et l’existence d’un « incubateur afghan ». Reprenant les thèses d’une récente publication de la Ferdi9, Sylviane Guillaumont Jeanneney, Camille Laville et Jaime de Melo développent pour leur part un vigoureux plaidoyer en faveur d’une action internationale renforcée pour ce bien public qu’est la paix au Sahel, en mettant l’accent sur l’enseignement primaire et l’agriculture. Serge Michailof s’interroge sur les vertus que pourrait avoir un plan Marshall pour le Sahel et les écueils qu’il conviendrait d’éviter pour sa mise en œuvre. Il insiste notamment sur l’idée qu’« un plan Marshall pour le Sahel ne consiste pas à y déverser des ressources massives dans la plus grande incohérence ». Gwénola Rageau se penche sur le dynamisme de la jeunesse sahélienne dont elle marque la profonde hétérogénéité et les difficultés d’accès au marché de l’emploi. Elle relève la nécessité présente au Sahel, ce qui n’est pas sans rappeler la situation de nos pays occidentaux, de « réinventer des relations intergénérationnelles » afin d’éviter que toute une jeunesse ne bascule dans la contestation et la violence. À rebours de nombreuses idées reçues, Gilles Holder nous présente les ferments d’un réformisme islamique francophone au Sahel, le français y jouant le rôle « langue de travail » : « la stratégie francophone et la promotion de la culture de l’excellence sont requises pour la conquête de la bureaucratie d’État ». Le directeur d’Investisseurs et Partenaires et ancien directeur général de l’Agence française de Développement (AFD), Jean-Michel Severino, s’écarte lui-aussi des clichés habituels sur le monde sahélien pour nous faire part de la révolution technologique en cours au Sahel et l’émergence dans cet environnement particulièrement déshérité d’un entrepreneuriat qualifié et dynamique. Dans une démonstration particulièrement convaincante, que j’ai déjà mentionnée, Irina Bokova insiste sur l’idée que « l’histoire du Sahel, zone frontière, témoigne (…) d’un dynamisme et d’une diversité culturelle exceptionnelle, qui on irrigué toute l’Afrique ». Trois articles viennent enfin compléter ce dossier suivant des perspectives géographiques différentes. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches à l’IRD, s’interroge sur la nature et l’avenir de « Boko Haram : entre fragmentation et internationalisation ? ». Reprenant des travaux initiés par la revue Passages et popularisés en 2015 par la publication d’un Atlas du Lac Tchad10, Roland Pourtier revient sur les enjeux du « Lac Tchad entre crise écologique et menaces géopolitiques ». Je présente enfin les enjeux structurels de co-construction d’une plateforme commune de partage de connaissances entre l’Europe, la Méditerranée et le Sahel. C’est en effet une des conclusions qui s’imposent à la lecture et l’analyse de tous les articles de ce dossier. Nous ne pourrons faire face aux défis qui attendent le Sahel, sans davantage mobiliser nos savoirs et nos connaissances dans une démarche résolument équitable et partenariale. ■ 4 - Le Monde, 17 janvier 2017. 5 - Benoît Ferry (direction), « L’Afrique face à ses défis démographiques : un avenir incertain »), AFD – CEPED – Karthala, Paris, 2007. 6 -http://www.iris-france.org/71383-le-sahel-victime-du-rechauffementclimatique-cette-region-a-besoin-dun-plan-marshall/ 7 - Le nombre de morts violentes au Nigeria a presque triplé entre 2012 et 2014, passant de 7908 victimes en 2012 à 22544. Boko Haram reste la première cause de morts violentes au Nigeria (http://www.nigeriawatch.org/media/html/ NGA-Watch-Report15Final.pdf.) 8 - Laurent Bigot, « Un sommet Afrique-France ? Pourquoi pas, mais, de grâce, pas au Mali ! », Le Monde Afrique, 11 janvier 2017 9 - Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), « Allier sécurité et développement – Plaidoyer pour le Sahel », Clermont-Ferrand, 2016. 10- Géraud Magrin, Jacques Lemoalle, Roland Pourtier (dir. Scient.), « Atlas du lac Tchad », Passages (diffusion IRD), 2015. / janvier/février 2017 / n°467 5