Été 1
Hipparque : l'inventeur de la précision
La forme achevée de l'astronomie
grecque est parvenue jusqu'à nous, par
l'intermédiaire des Arabes, via l'Almageste
de Ptolémée, datant du milieu du iie siècle
de notre ère. C'est cette astronomie qui res-
tera en vigueur pendant près de quinze siè-
cles, jusqu'à l'époque de Galilée. Or
Ptolémée n'a guère modifié, sauf en ce qui
concerne les mouvements des planètes,
l'œuvre édifiée trois siècles plus tôt par le
"prince des astronomes" : Hipparque.
D'après les historiens grecs, c'est une
"étoile nouvelle" qui aurait éveillé la
curiosité du jeune Hipparque pour l'astrono-
mie. Si apparition il y a eu, il s'agissait sans
doute d'une comète - une fois encore, ces
astres capricieux auraient ainsi joué leur rôle
dans le destin des hommes. Actif entre -
160 et - 120, Hipparque se distingue de
beaucoup de savants de l'Antiquité par le
lieu où il séjourne et travaille. contrairement
à Ératosthène, Euclide, Aristarque et tant
d'autres, il ne vit pas à Alexandrie, mais à
Rhodes. Cette île grecque, située près des
côtes de la Turquie actuelle, est alors un
centre maritime important et à peu près la
seule rivale de la cité égyptienne dans le
domaine des idées et du savoir. Elle compte
mesuré l'incidence des rayons dans sa
bonne ville d'Alexandrie, et obtenu directe-
ment l'angle entre les deux verticales : un
"cinquantième de tour" dans les unités de
l'époque. La distance au sol entre les deux
villes valant 5 000 stades (dans les unités
de l'époque toujours), il en a déduit que le
tour de Terre mesurait 250 000 stades -
résultat très proche de nos 40 000 km
actuels.
Avec ce résultat fondamental, l'arpentage
du ciel va pouvoir commencer. Car si
l'on connaît les dimensions du globe terrest-
re, on ne peut plus ignorer celles de la
Lune. Quelques années plus tôt, Aristarque
n'a-t-il pas établi, par une méthode mer-
veilleusement simple, faisant appel aux
éclipses de Lune, que son diamètre était
trois fois plus petit que celui de la Terre ?
Justement, Hipparque le Rhodien va affiner
la mesure. corrigeant une erreur de son
aîné, il montre que la Lune est en réalité
quatre fois plus petite que la Terre. Or, en
connaissant le diamètre de la Lune, on peut
déterminer sa distance. Puisqu'on la voit
comme une boule de 1 m de diamètre éloi-
gnée de 100 m, il faut en conclure que sa
distance vaut cent fois son diamètre ! Voilà
comment, il y a plus de deux millénaires,
les hommes repoussèrent d'un seul coup à
400 000 de nos kilomètres la frontière de
leur terrain de mesure.
Aristarque avait même tenté d'aller plus
loin et d'estimer la distance séparant la
Terre du Soleil. Et là encore, Hipparque rep-
rend sa méthode, pour montrer cette fois
qu'elle est inapplicable car elle exige une
précision qu'il lui est impossible d'atteind-
re.La précision est le souci constant
d'Hipparque - on pourrait presque dire sa
des grammairiens de premier plan, plu-
sieurs philosophes et au moins un astrono-
me… Hipparque va reprendre le flambeau
de l'astronomie grecque là où l'a laissé, un
siècle plus tôt environ, son prédécesseur
Aristarque. Certes, il est davantage observa-
teur et calculateur que cosmologiste. Autant
que nous le sachions, il ne s'intéressera pas
aux idées héliocentriques de son aîné, idées
qui ne refleuriront qu'avec le Polonais
Nicolas Copernic. Mais Aristarque s'est
aussi illustré dans toute autre chose, s'appli-
quant d'abord, en bon Alexandrin, à
mesurer le monde.
S'il fallait résumer d'un seul mot l'intense
activité des savants d'Alexandrie, nul
doute en effet que l'on choisirait celui de
"mesure". C'est, par exemple, une "figure"
de la ville qui, vers la fin du iiie siècle avant
notre ère, a évalué les dimensions de la
Terre. contemporain d'Aristarque, Ératosthè-
ne est géographe et par ailleurs responsable
de la bibliothèque d'Alexandrie, ce qui fait
de lui un personnage extrêmement impor-
tant. Au bibliothécaire revient l'honneur
d'instruire le prince héritier et la direction
des dépendances de la bibliothèque,
notamment celle du "musée", la maison des
muses, où travaillent les savants de toutes
les disciplines. C'est là que le mathémati-
cien Euclide a rédigé les Éléments qui vont
gouverner la géométrie durant vingt siècles.
Au cours d'un voyage dans le sud de l'É-
gypte, Ératosthène a remarqué que le
jour du solstice d'été, vers midi, le Soleil
éclairait le fond des puits à Assouan. Preuve
que les rayons solaires, à cette date et à
cette heure, tombent à la verticale de la
ville. L'année suivante à la même date, il a
Été 2
création ! Il est le premier, en particulier, à
introduire dans la science grecque le décou-
page du cercle en 360 degrés, du degré en
60 minutes et de la minute en 60 secon-
des, là où Aristarque et Ératosthène comp-
taient encore en "fractions de tour". Un
quadrillage qu'il applique à la Terre - intro-
duisant l'usage des parallèles et des méri-
diens - comme au ciel : il repère ainsi la
position des étoiles dont il va dresser le pre-
mier catalogue. L'utilisation de ces unités va
lui permettre de noter des petites variations
d'angle qui vont se révéler très importantes
pour la compréhension des phénomènes
astronomiques.
D'abord, il établit l'inégalité des saisons.
Le Soleil ne "tourne" pas toute l'année
avec la même vitesse et, pour rendre comp-
te de ces variations, il propose de placer
hors de la Terre le centre de l'orbite solaire.
Cette intuition d'excentricité est la première
"ébauche d'esquisse" des ellipses de Kepler
- à condition, bien sûr, de changer de repère
et de placer hors du Soleil le centre de l'or-
bite terrestre. Quand on sait à quel point
l'orbite terrestre diffère peu d'un cercle,
cette remarque en dit long sur la précision
de ses mesures. Ensuite, et toujours à pro-
pos du système Terre-Soleil, il découvre la
précession des équinoxes. Or, il s'agit là
d'un "petit phénomène" : un lent mouve-
satellite européen qui a cartographié le ciel
durant trois ans. Un engin précis entre tous
et baptisé, comme de juste, Hipparcos par
ses concepteurs. Jean Pierre Maury
Ciel & Esapce, février 1999
(1) Cela est dû à une propriété de l'œil humain : celui-ci
présente une sensibilité logarithmique aux excitations
qu'il subit.
ment conique de l'axe de rotation terrestre,
qui fait un tour de ciel en 26 000 ans. Il n'y
a guère de quoi donner le vertige. En outre,
Hipparque ne se contente pas de découvrir
le phénomène. Il parvient à estimer la
valeur de cette précession, en ne se trom-
pant que de 20 %.
Ses observations du Système solaire vont
jouer un rôle durable dans l'histoire des
théories astronomiques, et Ptolémée tentera
de les intégrer à sa description. De même,
les successeurs d'Hipparque reprendront, en
le perfectionnant, l'astrolabe dont on lui
attribue l'invention. Mais sa contribution la
plus durable est sans aucun doute son cata-
logue d'étoiles (le premier du genre si on
excepte la carte du ciel comptant 25 étoiles
brillantes dressée deux siècles plus tôt par
Eudoxe) que Ptolémée augmentera à peine
avant de le transmettre aux astronomes ara-
bes du Moyen Âge. Ce catalogue recense un
millier d'étoiles, dûment accompagnées de
leurs positions. Pour rendre compte de leurs
différences d'éclat apparent, Hipparque
introduit en outre la notion de grandeur. Il
les classe en six familles, des plus brillantes
(grandeur 1) aux plus faibles visibles à l'œil
nu (grandeur 6). Lorsqu'au xixe siècle, les
astronomes seront capables de mesurer la
luminosité des étoiles, ils constateront
qu'entre deux grandeurs successives, l'éclat
est divisé par 2,5, autrement dit qu'il s'agit
d'une échelle logarithmique (1). Étendue,
affinée, la classification d'Hipparque devien-
dra notre échelle actuelle de magnitudes.
Les catalogues stellaires ont évidemment
beaucoup progressé depuis Hipparque.
Le dernier en date comprend 1 548 cartes
et répertorie plus d'un million d'étoiles, dont
100 000 repérées à un millionième de
degré près. On y trouve 8 000 étoiles varia-
bles nouvelles, 3 000 nouveaux couples
stellaires, etc. Il est le fruit du travail d'un
De la Terre au Soleil
Sur le papier, la méthode d'Aristarque pour
évaluer la distance Terre-Soleil est aussi belle
que celle de la détermination des dimensions
lunaires. Quand la Lune est exactement au
Quartier, dit-il, la direction Soleil-Lune est per-
pendiculaire à la direction Lune-Terre. Il suffit
donc de mesurer à cet instant l'angle que font
l'axe Terre-Soleil et l'axe Terre-Lune pour
connaître les sommets du triangle formé par
les trois corps. Dès lors, connaissant l'un des
Côtés (la distance Terre-Lune), on calcule les
deux autres, et en particulier la distance Terre-
Soleil.
Aristarque trouve pour l'angle cherché une
valeur de 87° et en déduit que le Soleil est à
peu près trente fois plus éloigné que la Lune.
C'est beaucoup moins que la valeur réelle
(environ 400 fois), pour des raisons
qu'Hipparque précisera quand il tentera de
refaire la mesure : on ne peut pas avec assez
de précision estimer l'instant où la Lune est
exactement au Quartier, ni pointer le centre de
chacun des deux astres, car l'angle cherché est
bien plus proche de 90° que ne le pensait
Aristarque. Si proche même que la différence,
qu'il s'agit de mesurer, est beaucoup plus fai-
ble que les inévitables erreurs de pointé. Ce "je
ne sais pas" - étayé par une solide estimation
des erreurs de mesure - n'est pas le moindre
des titres de gloire d'Hipparque. On retrouvera
la même prudence et la même honnêteté chez
Galilée, quand il essaiera de mesurer avec des
lanternes à volet la vitesse de la lumière.
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