• Rupture du câble. • Relevage du câble pour la recherche d'un défaut. Collection historique des Télécommunications. —242 — Catherine Bertho. Télégraphes et téléphones La grande course aux câbles Extraits du livre de Catherine Bertho "Télégraphes et téléphones - de Valmy au microprocesseur" écrit avec la collaboration de Patrice Carré et Claudine Guerrier et publié dans Le Livre de Poche - 1981 sous-marins. Il y a des progrès techniques ou industriels qui se font dans l'ombre et qui ne parviennent jamais réellement à mobiliser l'opinion. D'autres, en revanche, par leur aspect spectaculaire, ou par l'ampleur de leurs conséquences sur la vie quotidienne, retiennent l'attention du public qui se passionne pour les péripéties des premières tentatives. Il en est ainsi pour la pose des premiers câbles télégraphiques sous-marins dans les années 1860, et en particulier du grand câble transatlantique. Un journal comme le Times envoie un journaliste sur le bateau poseur de câble et publie son récit haletant sous forme de feuilleton. L'ouverture de la liaison Europe-Amérique en 1866 a à peu près autant de retentissement que, soixante-dix ans plus tard, la traversée de Lindbergh. La traversée de l'Atlantique commence à être la pièce de touche du succès des techniques nouvelles. Il faut réunir les deux moitiés écartées du monde industriel : les grands clippers mettaient soixante-quinze jours à faire la traversée en 1850 ; les grands paquebots à vapeur neuf jours en 1862 ; pour le télégraphe, puis pour les liaisons radio, la traversée de l'Atlantique sera la pierre de touche du succès. Lorsqu'en 1901 Marconi réussira à lancer des signaux radio au-dessus de l'Atlantique-Nord et, émettant à Poldhu (Cornouailles), sera capable de se faire entendre à Terre-Neuve, il saura qu'il a gagné. L'idée de faire franchir des bras de mer aux câbles télégraphiques naît très tôt, presque en même temps que le télégraphe.^ Des tentatives ont d'ailleurs lieu en même temps aux États-Unis et en Angleterre. Dès 1845, Morse réussit à poser un câble d'assez faible longueur entre Castle-Garden et Governor's Island dans le port de New York. Vers 1841, le père anglais du télégraphe, Wheatstone, propose à la Chambre des communes de relier par câble l'Angleterre à la France. Pour arriver à des résultats positifs, il faut cependant que soit franchi un triple seuil technique. En premier lieu, avant d'immerger un câble électrique, il est nécessaire de résoudre le problème de l'isolation. Les premières tentatives d'isolation au papier s'étant révélées peu concluantes, la fabrication de câbles sousmarins ne devient réellement envisageable qu'après 1847. L'ingénieur allemand Warner Siemens, auquel on doit la première grande ligne télégraphique européenne entre Berlin et Francfort (1848-1849) et la - 2 4 3 - Déroulement de câbles sous-marins. Collection historique des Télécommunications. première locomotive électrique, met alors au point des machines capables d'appliquer sur les câbles une substance plastique isolante tirée du latex d'un arbre de Malaisie, la gutta-percha. Il faut d'autre part que le câble soit nettement plus solide qu'un câble installé à terre, en particulier pour la partie la plus proche des côtes, soumise à la fois aux frottements résultant des courants et des marées et aux menaces des pêcheurs, de leurs filets et de leurs dragues. Le premier câble à travers la Manche, par exemple, est victime du chalut de pêcheurs côtiers. Ceux-ci ramènent triomphalement un tronçon de fil de cuivre, persuadés d'avoir découvert une algue miracle, au cœur rempli d'or. Ce premier câble à travers la Manche comportait en effet un âme de cuivre isolée à la gutta-percha et était recouvert d'une simple spirale de fer. Il était très fragile et fut immédiatement mis hors de service. Le second câble armé posé l'année suivante comportait quatre conducteurs de cuivre et était nettement plus solide. Dès 1858, on conçoit des câbles couverts d'une enveloppe textile extensible en spirale, capable de les protéger efficacement. En fait, la technique des câbles télégraphiques sous-marins se stabilise. Jusqu'aux années 1920, les principes de fonctionnement resteront les mêmes. Une fois la question de la solidité et de l'isolation des câbles résolue (les problèmes d'affaiblissement ne se posant pratiquement pas pour les câbles télégraphiques), restait à construire des bateaux capables de trans- porter les énormes masses que représentaient les câbles et de les poser sans les rompre. Les premiers câbles sous-marins étant de longueur modeste, on a simplement recours à des navires traditionnels sommairement aménagés. Le premier câble de 1851 sous la Manche est posé par un simple remorqueur, le Goliath, dans des conditions techniques tout à fait précaires. Cependant, pour la pose du câble d'Algérie en 1863, l'Administration française des télégraphes achète spécialement un vieux vapeur anglais, ÏElectric Pacha, rebaptisé le Dix-Décembre en hommage au jour de l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte, et le fait équiper spécialement. Elle transforme de même en 1874, un autre vapeur à hélice anglais en navire câblier, La Charente, Jusqu'en 1895, les deux bateaux vont être employés simultanément, le Dix-Décembre ayant d'ailleurs perdu son nom à la chute de l'Empire pour devenir, de façon plus républicaine, Y Ampère, Les Anglais, pour leur part, sont les premiers à aménager spécialement un ancien paquebot pour la pose de câbles sous-marins : le Great Eastern, C'est le premier plus gros navire de son temps, un véritable monstre d'acier qu'il faut mettre à l'eau par le flanc sur la Tamise en 1866. Great Eastern, avec ses cuves gigantesques où sont lovés plusieurs milliers de kilomètres de câbles, est un navire spécialisé, bardé de dispositifs inventés spécialement pour faciliter la pose d'un câble. Ses superstructures à la Jules Verne ont bien de quoi enthousiasmer les lecteurs de L'Illustration, La société du câble transatlantique qui l'a fait construire, le rentabilisera en —244— Dévidement du câble sous-marin de Douvres à Calais. Le câble sous-marin de Douvres à Calais dans la cale du Blazer. le louant (fort cher) pour les grandes opérations de pose qui vont se succéder à partir de 1866. Le premier câble sous-marin de quelque importance est posé en 1851 entre Douvres et Calais. Son promoteur est Jacob Brett, un technicien anglais qui vient de mettre au point un procédé d'isolation à la gutta-percha, mais qui n'a pas réussi à trouver des financements pour son projet à Londres. Selon un mécanisme classique, qui jouera par exemple pour les innombrables projets de tunnel sous la Manche, l'opinion anglaise n'est pas enthousiasmée par le projet de liaison avec le continent. Brett se heurte à l'hostilité de l'ingénieur Stephenson, alors tout-puissant, et à la réticence de l'opinion anglaise, amplifiée par une campagne de presse. Louis-Napoléon Bonaparte, en revanche, auquel Brett a été recommandé par des amis connus lors de son exil à Londres, se montre intéressé. Londres est alors la place boursière la plus importante en Europe. Le futur empereur encourage la formation d'une Compagnie du télégraphe sous-marin de la Manche, dont les capitaux sont anglais. Après une tentative malheureuse, le câble est mis en service en 1851, entre Douvres et Calais. D'autres liaisons à travers la Manche suivront en 1859, sur le trajet Dieppe-Beachy Head, toujours à l'initiative de Brett et avec des capitaux anglais. La grande affaire est cependant l'établissement d'une liaison avec l'Algérie. La colonie conquise en 1830 commence à se développer. Surtout elle représente la première grande colonie de peuplement de la France. Il est donc d'une importance primordiale de la relier au plus vite avec la métropole. Dès 1853, alors même que le réseau continental est encore embryonnaire, l'Administration des télégraphes passe une convention avec le même Jacob Brett qui vient de réaliser le premier câble sous la Manche. La «Compagnie du télégraphe électrique sous-marin de la Méditerranée » doit poser un câble entre la France et l'Algérie par la Corse et la Sardaigne. En 1856, la liaison avec la Sardaigne est bien réalisée mais le câble ne résiste pas aux contraintes techniques des grands fonds entre la Sardaigne et l'Algérie. En 1860 le gouvernement, lassé d'attendre, déchoit la Compagnie de ses droits et passe une nouvelle convention avec les promoteurs du câble transatlantique Glass et EUiott pour un nouveau tracé, par Minorque cette fois. Après un an de fonctionnement, la tentative se solde à son tour par une déconvenue. En 1870, de nouveaux modèles de câbles sont mis au point. A partir de ce moment, des câbles à travers la Méditerranée vers l'Afrique du Nord (tous à un conducteur) vont se multiplier : Marseille-Alger en 1871, 1879, 1880, 1919; Marseille-Oran en 1892 ; Marseille-Tunis en 1893. Liaison transatlantique. Le gouvernement et les assemblées sont très soucieux de la liaison avec l'Algérie, mais l'opinion et les milieux d'affaires s'intéressent beaucoup plus au câble transatlantique. Dès 1857, un Américain, Cyrus Field, - 2 4 5 - L'Agamemnon et le Niagara prenant à leur bord le câble transatlantique réunit des capitaux très importants pour tenter l'opération. Il a fait fabriquer un câble beaucoup plus solide que les câbles alors en usage. Au centre, l'âme est composée d'un taron de sept fils de cuivre pur gainé de trois couches de gutta-percha. Le tout est solidement enveloppé dans de la toile goudronnée armée de dix-huit torons formés chacun de sept fils de fer. Cyrus Field en fait fabriquer 3 200 kilomètres qu'il fait charger à bord de YAgamemnon, navire de guerre britannique en bois à hélice, armé d'un gréement de fortune. La pose commença le 7 août 1857 à partir de Valentia sur la côte ouest de l'Irlande. Dix jours plus tard, le câble se rompt par 3 700 mètres de fond. L'année suivante, Field reprend son projet. Deux navires, ÏAgamemnon et le Niagara, doivent, à partir d'un point situé au milieu de l'Atlantique, poser chacun une moitié du câble ; échec ; une nouvelle tentative en août 1858 réussit: le 5 août 1858, un message part d'Irlande en direction de Terre-Neuve. On illumine à New York pour fêter la nouvelle ; mais, moins d'un mois plus tard, la liaison est interrompue. La guerre de Sécession (1861-1865) interrompt alors les travaux. Dès l'annonce de la paix, Cyrus Field reprend son projet, réunit à nouveau des capitaux et, à l'aide du navire géant Great Eastern, effectue une nouvelle tentative. Le 2 août 1865, au cours de la pose, le câble se rompt, disparaît au fond de l'eau ; on ne réussit pas à le repêcher. La tentative de 1866, enfin, se solde par une victoire. Le 27 juillet 1866, le reporter du Times qui vit sur le navire et a obtenu l'exclusivité du reportage peut annoncer à ses lecteurs que non seulement la liaison est établie à travers l'Atlantique, mais aussi quelques jours plus tard que le Great Eastern a réussi à repêcher et mettre en service le second câble. Désormais, tout devait aller très vite. Trois ans plus tard, le baron Erlanger, financier établi à Londres, fonde la société du câble transatlantique français. C'est la compagnie anglaise, propriétaire du Great Eastern, qui effectue la pose. L'opération donne lieu à de grandes démonstrations scientistes et nationalistes dans la presse française: «Ulllustration, écrit le reporter du grand journal illustré, a pris toutes ses mesures pour suivre pas à pas les péripéties de cette mémorable expédition à laquelle le monde entier s'intéresse. » Rien de moins... A partir de ce moment, l'ensemble des continents se ceinture d'un réseau de câbles sous-marins dont la géographie est étroitement liée à celle des empires coloniaux. Les premiers grands câbles anglais, par exemple, sont à destination des points névralgiques de l'Empire : en 1854, un câble relie Ceylan au continent indien; en 1859, un autre petit câble effectue la jonction entre la Tasmanie et l'Australie ; en 1860 enfin, un long câble est entrepris à partir de Londres vers Suez, Aden, Mascate et Karachi. La France, pour sa part, installe à partir de 1880, toute une série de liaisons le long des côtes d'Afrique Noire, aux Antilles et en Indochine. Une conférence faite en 1896, sous le patronage de l'Union coloniale, inscrit très nettement la croissance du parc de câbles sous-marins dans le contexte de la course aux —246— colonies entre la France et l'Angleterre, et établit un parallèle entre la croissance du réseau et celle du commerce colonial. En conséquence, le vote des crédits d'équipements en câbles sous-marins est victime des aléas de la «grande politique»: lorsque le Parlement veut censurer la politique coloniale du gouvernement, il refuse de voter des crédits pour les câbles... En 1886, par exemple, un projet Madagascar - La Réunion - Djibouti Tunis - Alger s'arrête devant le Parlement. Dans la rivalité entre la France et l'Angleterre, l'Allemagne, qui représente la seconde grande puissance continentale, joue un rôle négligeable, dans la mesure oû elle n'a pratiquement pas de colonies. Les États-Unis, en revanche, qui n'ont pas d'intérêt politique à maintenir des liaisons de ce type (souvent à très faible trafic commercial), se spécialisent dans les grandes entreprises transatlantiques ou transpacifiques très rentables financièrement. Dans sa lutte avec l'Angleterre, la France a nettement le dessous. Sur le plan de la longueur du réseau d'abord. En 1910, avec 44000 kilomètres de câbles, la France se retrouve au troisième rang mondial, loin derrière l'Angleterre et son empire (260 000 kilomètres, soit près de la moitié du parc mondial) et les ÉtatsUnis d'Amérique. Le réseau français est d'ailleurs caractérisé par l'importance des câbles exploités directement par l'Administration (près de la moitié de la longueur totale des câbles français), alors que sur l'ensemble du réseau mondial, plus de 80 % des câbles sont exploités par des compagnies privées. C'est pourquoi à l'occasion de la pose des premiers câbles sous-marins que l'Administration française des télégraphes, sous l'impulsion du Prince-Président, utilise pour la première fois les possibilités ouvertes par la loi sur le monopole de 1837. Des liaisons déterminées sont concédées à des campagnies financières formées dans ce but, souvent à l'initiative de grands hommes d'affaires (on retrouve les noms de Rothschild et du baron d'Erlanger dans les membres des premières compagnies). Les compagnies doivent faire fabriquer le câble et en assurer la pose et l'exploitation. L'Etat, en revanche, leur assure l'exclusivité de la liaison, le trafic des télégrammes officiels et celui de la télégraphie privée à des taux fixés en accord avec elles. Eventuellement, une clause de rachat est prévue. La IIP République va se montrer moins libérale en matière de concessions que l'Empire et, en 1879, sous la présidence de Jules Grévy, l'Administration décide de réaliser elle-même la liaison Marseille-Alger. Le câble est commandé à Mathew Grew pour un million et demi de francs-or. En 1910, on ne compte qu'une seule compagnie en France, la Compagnie française des câbles télégraphiques, qui exploite la liaison transatlantique, la seule d'ailleurs sur laquelle le trafic commercial soit réellement élevé. Les autres câbles vers l'Afrique Noire, l'Afrique du Nord, Madagascar et le Tonkin, en effet, ont une importance plus politique que commerciale. Sur le plan technique, le retard technologique de la France est longtemps évident. C'est aux compagnies anglaises que l'on s'adresse pour la première liaison entre la France et l'Algérie. Jusqu'en 1893, tous les câbles algériens sont fournis par les Anglais «qui en connaissent, se plaint un conférencier de l'Union coloniale, le tracé mieux que nous-mêmes ». De même, ce sont les Anglais qui construisent (en Angleterre) et posent les deux premiers câbles transatlantiques français. Ce n'est que vers 1900 que la France commence à acquérir une certaine autonomie technologique, en construisant des navires câbliers, que l'Administration «prête» à l'occasion aux compagnies concessionnaires (qui possèdent, par ailleurs, leur propre flotte) et en installant des usines de câbles. Les câbles MarseilleOran, en 1892, et Marseille-Tunis, en 1893, sont fournis par les usines françaises de La Seyne (usine de l'Etat) et de Calais (entreprise privée). Les compagnies anglaises continuent longtemps à exploiter les câbles qu'elles ont posés : dans la seule année 1896, l'État français verse encore 30 000 francs à la compagnie anglaise qui a posé et qui exploite le câble du Tonkin. Un miracle journalier Durant tout le temps du téléphone manuel, l'établissement d'une communication est un miracle. D'abord un miracle technique. La communication se faisant de proche en proche, il faut pour réussir à atteindre son correspondant, trouver un circuit libre (et l'opératrice disponible) à chaque échelon. Pour téléphoner d'Iffendic à Maxent (à 12 kilomètres) par exemple, il faut réussir d'abord à passer du poste d'abonné à la poste d'Iffendic, puis d'Iffendic à Montfort; de Montfort à Plélan, de Plélan à la poste de Maxent ; enfin de la poste de Maxent à l'abonné de Maxent. Encore faut-il que l'opératrice de Montfort sache que Maxent dépend de Plélan ; ensuite qu'il y ait une ligne Montfort-Plelan libre. Une bonne opératrice doit savoir sur le bout des doigts une géographie tout à fait particulière qui lui permettra, par exemple, de surmonter la défaillance de la ligne Montfort-Plelan en passant par Saint-Méen parce qu'elle sait que la ligne SaintMéen-Plelan est très rarement saturée. D'où des conversations entre opératrices du type : «Zut! c'est bloqué. J'essaie par Saint-Méen, par Pipriac... par Fougères... » Cette recherche tâtonnante d'un chemin libre, qui immobilise un personnel considérable et prend un temps hors de proportion avec l'importance de la liaison a deux conséquences. En premier lieu, un nombre élevé d'échecs : la communication est coupée avant même d'avoir pu aboutir ; ensuite la familiarité des opérateurs — qui sont souvent des opératrices. Le tutoiement est de rigueur, fait rare dans une société paysanne, par ailleurs très attachée aux convenances et aux distances. On se donne des petits noms affectueux sur la ligne (mon coco, mon chéri...) qui ont de quoi surprendre dans une période où le langage est étroitement corseté. Lorsque ma grand-mère a laissé le téléphone à son jeune fils un jeudi après-midi pour aller voir sa fille à Rennes, elle ne peut pas échapper, le lendemain, aux questions : «Eh bien, où est-ce que tu étais hier.^» Elle répondra: «A Rennes. C'est mon gars qu'a pris ma place... » —247 — Miracle technique, rétablissement d'une communication est aussi un miracle au plan strict du message à transmettre. Bien souvent, ce n'est pas un abonné qui téléphone à un autre abonné, mais une «commission » que l'un ou l'autre a à transmettre. Le téléphone dans la campagne d'Ille-et-Vilaine s'insère dans un réseau traditionnel et beaucoup plus ancien d'échange des nouvelles par personnes interposées. On ne sait pas ou on ne veut pas parler dans le combiné et on demande à un voisin, ou à un commerçant qui a le téléphone de transmettre. Souvent d'ailleurs, le coup de fil n'atteint pas directement le destinataire qui, lui non plus, n'a pas le téléphone. On imagine toutes les transformations possibles du message. Celles-ci cependant sont moins fréquentes qu'on ne l'imagine. D'abord, parce que le message est le plus souvent bref et frappant: «Faut dire à André que sa sœur Germaine est tombée d'une charrette de foin hier et qu'on l'a emmenée ce matin à la Sagesse» (célèbre clinique rennaise tenue par les sœurs de la Sagesse). Ensuite, parce que les téléphonistes, tout comme les voisins et commerçants sollicités, ont une longue pratique de la transmission des messages : ils savent qu'il faut s'annoncer, s'assurer de la qualité de son correspondant, insister sur le fait important (Germaine est à la clinique) en laissant tomber l'accessoire (la charrette de foin). Les abonnés dlffendic. Dans une communauté rurale, comme celle d'Iffendic, en 1937-1938, un foyer sur vingt à peu près est abonné. Les cultivateurs n'ont jamais le téléphone. Sur 350 exploitations agricoles en 1937, une seule est reliée au réseau, encore s'agit-il d'un original qui se fait remarquer par son modernisme agressif : il a un tracteur ; ne respecte pas le calendrier agricole traditionnel et, comble d'excentricité, fait le battage avant le 15 août, puis part en vacances... Les plus gros commerçants ont le téléphone. C'est d'ailleurs le moyen de s'assurer une clientèle en laissant les clients accéder au poste téléphonique ou en transmettant les messages... C'est aussi le débouché sur l'extérieur de l'économie locale. Deux professions surtout en ont absolument besoin : les marchands de produits du sol qui vendent des grains, des pommes, du cidre et qui achètent de l'engrais, et les métiers de la viande, surtout les bouchers expéditeurs de viande morte ainsi que les marchands de bestiaux et de cochons. Les appels de ces professionnels sont très différents des commissions de voisinage. Ils sont réguliers, prévisibles : on sait que le marchand de cochons reçoit un appel de Paris tous les mardis à 8 heures. Ils sont souvent en langage convenu («Tu m'en mettras huit de la seconde»...). Brefs la plupart du temps. Autres abonnés importants, les professionnels de la santé (humaine et animale). On téléphone au médecin, à la sage-femme, au vétérinaire, au hongreur. Les abonnés (et le receveur) connaissent les numéros par cœur. Seuls échappent à ce modèle de la communication brève et utilitaire les aristocrates du pays. Le plat pays d'Iffendic est émaillé de châteaux plus ou moins monumentaux habités par des familles nobles liées par un réseau très complexe d'alliances, par une vie mondaine et des activités comme la chasse à courre. Ils ont tous le téléphone et téléphonent très longuement, pour des communications de loisir, de détente et de sociabilité. Bien sûr, ils ne passent jamais les messages des paysans de leurs domaines... A une occasion seulement, l'aristocratie d'Iffendic fait transmettre par téléphone des messages ; lors des chasses à courre d'hiver auxquelles participe toute la noblesse du lieu. La Poste est alors volontiers prise comme central chargé de redistribuer l'information. Un chasseur téléphone: «Nous avons levé un chevreuil sous la chapelle de Saint-Barthélemy... » Il faut retransmettre la nouvelle aux différents châteaux où les dames attendent. Le receveur s'acquitte de la tâche avec plus de mauvaise volonté que de précision. Le lendemain, il reçoit un cuissot, seule occasion de manger de la venaison de l'année. La communication. Le secret de la communication est en principe absolu. Ecouter est une faute professionnelle grave qui entraîne des sanctions radicales. En réalité, c'est plus compliqué. En premier lieu, le personnel des P.T.T. est souvent chargé, on l'a vu, de la «commission» par des gens que la machine effraie et que l'annuaire rebute ; de plus les gens qui s'enferment dans la cabine — pourtant bien insonorisée — crient si fort ce qu'ils ont à dire, pour mieux franchir la distance sans doute, qu'on ne peut pas ne pas entendre ce qu'ils ont à dire. Enfin, il n'y a pas de signal de fin de communication quand le message transite par la poste. Pour facturer la durée réelle, pour couper le circuit, il faut parfois se brancher sur la conversation... Il est difficile de ne rien retenir. Ainsi le personnel du téléphone se trouve, parfois à son corps défendant, détenteur de secrets qui intéresseraient la communauté. Il n'est pas impossible que la localisation du téléphone dans le bureau de poste, avec tout ce que la Poste implique de rigidité, de modestie, de tradition du service public, ne permette à la communauté de supporter plus facilement le risque de voir ses petits secrets ébruités. Car même si le personnel n'écoute pas, il est impossible de ne pas se demander pourquoi la nouvelle propriétaire du château, avec ses airs étranges, ses ressources irrégulières —on sait tout : l'argent arrive par mandat télégraphique— demande sans cesse des numéros pour l'Allemagne et la Suisse... Elle habite avec deux acolytes à la silhouette étrange (un homme déguisé }) un immense château aux trois quarts vide et ne veut pas de domestiques. De là à penser que c'est une espionne, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir au bourg... En 1944, les F.F.I. viendront lui demander des comptes. Ils trouveront au château un officier de l'armée américaine, son frère. Le mystère s'épaissit. Trente ans après, on ne sait toujours pas ce que c'était que ces mandats suisses et ces coups de téléphone en Allemagne... Un jour de 1938 ou 1939, un petit garçon, mon père, entend demander par sa mère une communication pour Charlotte de Wissencque au château... Charlotte de Wissencque... le nom le fait rêver. Sans en savoir plus, il —248— Le bureau central téléphonique de l'avenue de l'Opéra. sort par la porte qui mène du bureau à la cuisine en chantonnant «Charlotte de Wissencque, Charlotte de Wissencque.,. » La laveuse qui vient en journée est là dans la cuisine... Elle demande : «Qu'est-ce qu'elle a, Charlotte de Wissencque ? » « Elle est morte », répond le gamin sans réfléchir, sentant confusément que c'est le genre de nouvelle catastrophique à souhait qu'attend son interlocutrice. Ce qui bouleverse la laveuse qui pose son tablier et va propager la nouvelle. Celle-ci se révèle évidemment fausse au bout de deux ou trois jours... L'aventure disqualifie à jamais la laveuse comme source de potins. Elle ne l'a jamais pardonné au petit garçon... Le bureau de poste et son téléphone représentent aussi l'endroit par excellence où arrivent les grandes nouvelles et le passage obligé des communications avec l'extérieur. En 1915, ma grand-mère affichait les télégramrnes donnant les nouvelles du front. En juin 1940, l'opératrice de Montfort téléphone, bouleversée : «Les Allemands viennent de passer, ils prennent la route d'Iffendic.» Le fils du receveur va porter la nouvelle sur place (il a treize ans). Il y a là des gens du cru, des Belges, des soldats français, des Polonais, avec ou sans fusil. On ne veut pas croire l'enfant. Les voisins disent: «Ça n'est pas possible. La radio dit que nos troupes résistent sur la Seine. C'est loin la Seine»... On flaire l'entreprise de démoralisation, la «cinquième colonne»... Quand, soudain, débouchent deux motos: des modèles bizarres, des uniformes curieux. Encore des Polonais ? Non, les Allemands, annoncés par l'opératrice de Montfort, qui s'arrêtent et demandent poliment la route de La Trinité-Porhoët, village minuscule dont personne n'aurait pu prévoir que des Allemands connaîtraient le nom... —249—