• Rupture du câble. • Relevage du câble pour la recherche d`un

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Rupture du câble.
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Relevage du câble pour la recherche d'un défaut. Collection historique des Télécommunications.
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Catherine
Bertho.
Télégraphes
et téléphones
La grande course aux câbles
Extraits du livre de Catherine Bertho "Télégraphes et téléphones - de Valmy
au microprocesseur" écrit avec la collaboration de Patrice Carré et
Claudine Guerrier et publié dans Le Livre de Poche - 1981
sous-marins.
Il y a des progrès techniques ou industriels qui se
font dans l'ombre et qui ne parviennent jamais réellement à mobiliser l'opinion. D'autres, en revanche, par
leur aspect spectaculaire, ou par l'ampleur de leurs
conséquences sur la vie quotidienne, retiennent l'attention du public qui se passionne pour les péripéties des
premières tentatives. Il en est ainsi pour la pose des premiers câbles télégraphiques sous-marins dans les années 1860, et en particulier du grand câble transatlantique. Un journal comme le Times envoie un journaliste
sur le bateau poseur de câble et publie son récit haletant
sous forme de feuilleton. L'ouverture de la liaison
Europe-Amérique en 1866 a à peu près autant de retentissement que, soixante-dix ans plus tard, la traversée de
Lindbergh. La traversée de l'Atlantique commence à
être la pièce de touche du succès des techniques nouvelles. Il faut réunir les deux moitiés écartées du monde industriel : les grands clippers mettaient soixante-quinze
jours à faire la traversée en 1850 ; les grands paquebots à
vapeur neuf jours en 1862 ; pour le télégraphe, puis pour
les liaisons radio, la traversée de l'Atlantique sera la
pierre de touche du succès. Lorsqu'en 1901 Marconi
réussira à lancer des signaux radio au-dessus de l'Atlantique-Nord et, émettant à Poldhu (Cornouailles), sera
capable de se faire entendre à Terre-Neuve, il saura qu'il
a gagné.
L'idée de faire franchir des bras de mer aux câbles
télégraphiques naît très tôt, presque en même temps
que le télégraphe.^ Des tentatives ont d'ailleurs lieu en
même temps aux États-Unis et en Angleterre. Dès 1845,
Morse réussit à poser un câble d'assez faible longueur
entre Castle-Garden et Governor's Island dans le port de
New York. Vers 1841, le père anglais du télégraphe,
Wheatstone, propose à la Chambre des communes de
relier par câble l'Angleterre à la France.
Pour arriver à des résultats positifs, il faut cependant que soit franchi un triple seuil technique. En premier lieu, avant d'immerger un câble électrique, il est
nécessaire de résoudre le problème de l'isolation. Les
premières tentatives d'isolation au papier s'étant
révélées peu concluantes, la fabrication de câbles sousmarins ne devient réellement envisageable
qu'après 1847. L'ingénieur allemand Warner Siemens,
auquel on doit la première grande ligne télégraphique
européenne entre Berlin et Francfort (1848-1849) et la
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Déroulement de câbles sous-marins. Collection historique des Télécommunications.
première locomotive électrique, met alors au point des
machines capables d'appliquer sur les câbles une
substance plastique isolante tirée du latex d'un arbre de
Malaisie, la gutta-percha.
Il faut d'autre part que le câble soit nettement plus
solide qu'un câble installé à terre, en particulier pour la
partie la plus proche des côtes, soumise à la fois aux frottements résultant des courants et des marées et aux
menaces des pêcheurs, de leurs filets et de leurs dragues.
Le premier câble à travers la Manche, par exemple, est
victime du chalut de pêcheurs côtiers. Ceux-ci ramènent
triomphalement un tronçon de fil de cuivre, persuadés
d'avoir découvert une algue miracle, au cœur rempli
d'or.
Ce premier câble à travers la Manche comportait
en effet un âme de cuivre isolée à la gutta-percha et était
recouvert d'une simple spirale de fer. Il était très fragile
et fut immédiatement mis hors de service. Le second câble armé posé l'année suivante comportait quatre
conducteurs de cuivre et était nettement plus solide.
Dès 1858, on conçoit des câbles couverts d'une enveloppe textile extensible en spirale, capable de les
protéger efficacement. En fait, la technique des câbles
télégraphiques sous-marins se stabilise. Jusqu'aux
années 1920, les principes de fonctionnement resteront
les mêmes.
Une fois la question de la solidité et de l'isolation
des câbles résolue (les problèmes d'affaiblissement ne se
posant pratiquement pas pour les câbles télégraphiques), restait à construire des bateaux capables de trans-
porter les énormes masses que représentaient les câbles
et de les poser sans les rompre.
Les premiers câbles sous-marins étant de longueur
modeste, on a simplement recours à des navires traditionnels sommairement aménagés. Le premier câble
de 1851 sous la Manche est posé par un simple remorqueur, le Goliath, dans des conditions techniques tout à
fait précaires. Cependant, pour la pose du câble d'Algérie en 1863, l'Administration française des télégraphes
achète spécialement un vieux vapeur anglais, ÏElectric
Pacha, rebaptisé le Dix-Décembre en hommage au jour
de l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte, et le fait
équiper spécialement. Elle transforme de même en
1874, un autre vapeur à hélice anglais en navire câblier,
La Charente, Jusqu'en 1895, les deux bateaux vont être
employés simultanément, le Dix-Décembre ayant
d'ailleurs perdu son nom à la chute de l'Empire pour
devenir, de façon plus républicaine, Y Ampère,
Les Anglais, pour leur part, sont les premiers à
aménager spécialement un ancien paquebot pour la pose
de câbles sous-marins : le Great Eastern, C'est le premier plus gros navire de son temps, un véritable
monstre d'acier qu'il faut mettre à l'eau par le flanc sur la
Tamise en 1866.
Great Eastern, avec ses cuves gigantesques où sont lovés plusieurs milliers de kilomètres de
câbles, est un navire spécialisé, bardé de dispositifs inventés spécialement pour faciliter la pose d'un câble. Ses
superstructures à la Jules Verne ont bien de quoi enthousiasmer les lecteurs de L'Illustration, La société du câble
transatlantique qui l'a fait construire, le rentabilisera en
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Dévidement du câble sous-marin de Douvres à Calais.
Le câble sous-marin de Douvres à Calais dans la cale du Blazer.
le louant (fort cher) pour les grandes opérations de pose
qui vont se succéder à partir de 1866.
Le premier câble sous-marin de quelque
importance est posé en 1851 entre Douvres et Calais.
Son promoteur est Jacob Brett, un technicien anglais qui
vient de mettre au point un procédé d'isolation à la
gutta-percha, mais qui n'a pas réussi à trouver des financements pour son projet à Londres. Selon un mécanisme
classique, qui jouera par exemple pour les innombrables
projets de tunnel sous la Manche, l'opinion anglaise
n'est pas enthousiasmée par le projet de liaison avec le
continent. Brett se heurte à l'hostilité de l'ingénieur Stephenson, alors tout-puissant, et à la réticence
de l'opinion anglaise, amplifiée par une campagne de
presse. Louis-Napoléon Bonaparte, en revanche, auquel
Brett a été recommandé par des amis connus lors de son
exil à Londres, se montre intéressé. Londres est alors la
place boursière la plus importante en Europe. Le futur
empereur encourage la formation d'une Compagnie du
télégraphe sous-marin de la Manche, dont les capitaux
sont anglais. Après une tentative malheureuse, le câble
est mis en service en 1851, entre Douvres et Calais.
D'autres liaisons à travers la Manche suivront
en 1859, sur le trajet Dieppe-Beachy Head, toujours à
l'initiative de Brett et avec des capitaux anglais.
La grande affaire est cependant l'établissement
d'une liaison avec l'Algérie. La colonie conquise en 1830
commence à se développer. Surtout elle représente la
première grande colonie de peuplement de la France. Il
est donc d'une importance primordiale de la relier au
plus vite avec la métropole. Dès 1853, alors même que le
réseau continental est encore embryonnaire, l'Administration des télégraphes passe une convention avec le
même Jacob Brett qui vient de réaliser le premier câble
sous la Manche. La «Compagnie du télégraphe
électrique sous-marin de la Méditerranée » doit poser un
câble entre la France et l'Algérie par la Corse et la
Sardaigne. En 1856, la liaison avec la Sardaigne est bien
réalisée mais le câble ne résiste pas aux contraintes
techniques des grands fonds entre la Sardaigne et
l'Algérie. En 1860 le gouvernement, lassé d'attendre,
déchoit la Compagnie de ses droits et passe une nouvelle
convention avec les promoteurs du câble transatlantique
Glass et EUiott pour un nouveau tracé, par Minorque
cette fois. Après un an de fonctionnement, la tentative
se solde à son tour par une déconvenue. En 1870, de
nouveaux modèles de câbles sont mis au point. A partir
de ce moment, des câbles à travers la Méditerranée vers
l'Afrique du Nord (tous à un conducteur) vont se
multiplier :
Marseille-Alger en 1871, 1879, 1880, 1919;
Marseille-Oran en 1892 ;
Marseille-Tunis en 1893.
Liaison
transatlantique.
Le gouvernement et les assemblées sont très
soucieux de la liaison avec l'Algérie, mais l'opinion et les
milieux d'affaires s'intéressent beaucoup plus au câble
transatlantique. Dès 1857, un Américain, Cyrus Field,
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L'Agamemnon et le Niagara prenant à leur bord le câble transatlantique
réunit des capitaux très importants pour tenter
l'opération. Il a fait fabriquer un câble beaucoup plus
solide que les câbles alors en usage.
Au centre, l'âme est composée d'un taron de sept
fils de cuivre pur gainé de trois couches de gutta-percha.
Le tout est solidement enveloppé dans de la toile
goudronnée armée de dix-huit torons formés chacun de
sept fils de fer. Cyrus Field en fait fabriquer 3 200 kilomètres qu'il fait charger à bord de YAgamemnon, navire
de guerre britannique en bois à hélice, armé d'un
gréement de fortune. La pose commença le 7 août 1857 à
partir de Valentia sur la côte ouest de l'Irlande. Dix jours
plus tard, le câble se rompt par 3 700 mètres de fond.
L'année suivante, Field reprend son projet. Deux
navires, ÏAgamemnon et le Niagara, doivent, à partir
d'un point situé au milieu de l'Atlantique, poser chacun
une moitié du câble ; échec ; une nouvelle tentative en
août 1858 réussit: le 5 août 1858, un message part
d'Irlande en direction de Terre-Neuve. On illumine à
New York pour fêter la nouvelle ; mais, moins d'un mois
plus tard, la liaison est interrompue. La guerre de
Sécession (1861-1865) interrompt alors les travaux. Dès
l'annonce de la paix, Cyrus Field reprend son projet, réunit à nouveau des capitaux et, à l'aide du navire géant
Great Eastern, effectue une nouvelle tentative.
Le 2 août 1865, au cours de la pose, le câble se rompt,
disparaît au fond de l'eau ; on ne réussit pas à le repêcher. La tentative de 1866, enfin, se solde par une
victoire. Le 27 juillet 1866, le reporter du Times qui vit
sur le navire et a obtenu l'exclusivité du reportage peut
annoncer à ses lecteurs que non seulement la liaison est
établie à travers l'Atlantique, mais aussi quelques jours
plus tard que le Great Eastern a réussi à repêcher et
mettre en service le second câble.
Désormais, tout devait aller très vite. Trois ans
plus tard, le baron Erlanger, financier établi à Londres,
fonde la société du câble transatlantique français. C'est la
compagnie anglaise, propriétaire du Great Eastern, qui
effectue la pose. L'opération donne lieu à de grandes
démonstrations scientistes et nationalistes dans la
presse française: «Ulllustration, écrit le reporter du
grand journal illustré, a pris toutes ses mesures pour
suivre pas à pas les péripéties de cette mémorable
expédition à laquelle le monde entier s'intéresse. » Rien
de moins...
A partir de ce moment, l'ensemble des continents
se ceinture d'un réseau de câbles sous-marins dont la
géographie est étroitement liée à celle des empires coloniaux. Les premiers grands câbles anglais, par exemple,
sont à destination des points névralgiques de l'Empire :
en 1854, un câble relie Ceylan au continent indien;
en 1859, un autre petit câble effectue la jonction entre la
Tasmanie et l'Australie ; en 1860 enfin, un long câble est
entrepris à partir de Londres vers Suez, Aden, Mascate
et Karachi. La France, pour sa part, installe à partir
de 1880, toute une série de liaisons le long des côtes
d'Afrique Noire, aux Antilles et en Indochine. Une
conférence faite en 1896, sous le patronage de l'Union
coloniale, inscrit très nettement la croissance du parc de
câbles sous-marins dans le contexte de la course aux
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colonies entre la France et l'Angleterre, et établit un parallèle entre la croissance du réseau et celle du commerce
colonial. En conséquence, le vote des crédits
d'équipements en câbles sous-marins est victime des
aléas de la «grande politique»: lorsque le Parlement
veut censurer la politique coloniale du gouvernement, il
refuse de voter des crédits pour les câbles... En 1886, par
exemple, un projet Madagascar - La Réunion - Djibouti Tunis - Alger s'arrête devant le Parlement.
Dans la rivalité entre la France et l'Angleterre,
l'Allemagne, qui représente la seconde grande puissance
continentale, joue un rôle négligeable, dans la mesure oû
elle n'a pratiquement pas de colonies. Les États-Unis, en
revanche, qui n'ont pas d'intérêt politique à maintenir
des liaisons de ce type (souvent à très faible trafic
commercial), se spécialisent dans les grandes entreprises transatlantiques ou transpacifiques très rentables
financièrement.
Dans sa lutte avec l'Angleterre, la France a nettement le dessous. Sur le plan de la longueur du réseau
d'abord. En 1910, avec 44000 kilomètres de câbles, la
France se retrouve au troisième rang mondial, loin
derrière l'Angleterre et son empire (260 000 kilomètres, soit près de la moitié du parc mondial) et les ÉtatsUnis d'Amérique. Le réseau français est d'ailleurs caractérisé par l'importance des câbles exploités directement
par l'Administration (près de la moitié de la longueur
totale des câbles français), alors que sur l'ensemble du
réseau mondial, plus de 80 % des câbles sont exploités
par des compagnies privées. C'est pourquoi à l'occasion
de la pose des premiers câbles sous-marins que l'Administration française des télégraphes, sous l'impulsion du
Prince-Président, utilise pour la première fois les possibilités ouvertes par la loi sur le monopole de 1837. Des
liaisons déterminées sont concédées à des campagnies
financières formées dans ce but, souvent à l'initiative de
grands hommes d'affaires (on retrouve les noms de
Rothschild et du baron d'Erlanger dans les membres des
premières compagnies). Les compagnies doivent faire
fabriquer le câble et en assurer la pose et l'exploitation.
L'Etat, en revanche, leur assure l'exclusivité de la liaison,
le trafic des télégrammes officiels et celui de la télégraphie privée à des taux fixés en accord avec elles. Eventuellement, une clause de rachat est prévue.
La IIP République va se montrer moins libérale en
matière de concessions que l'Empire et, en 1879, sous la
présidence de Jules Grévy, l'Administration décide de
réaliser elle-même la liaison Marseille-Alger. Le câble
est commandé à Mathew Grew pour un million et demi
de francs-or. En 1910, on ne compte qu'une seule compagnie en France, la Compagnie française des câbles
télégraphiques, qui exploite la liaison transatlantique, la
seule d'ailleurs sur laquelle le trafic commercial soit réellement élevé. Les autres câbles vers l'Afrique Noire,
l'Afrique du Nord, Madagascar et le Tonkin, en effet,
ont une importance plus politique que commerciale.
Sur le plan technique, le retard technologique de la
France est longtemps évident. C'est aux compagnies anglaises que l'on s'adresse pour la première liaison entre
la France et l'Algérie. Jusqu'en 1893, tous les câbles algériens sont fournis par les Anglais «qui en connaissent,
se plaint un conférencier de l'Union coloniale, le tracé
mieux que nous-mêmes ». De même, ce sont les Anglais
qui construisent (en Angleterre) et posent les deux
premiers câbles transatlantiques français. Ce n'est que
vers 1900 que la France commence à acquérir une
certaine autonomie technologique, en construisant des
navires câbliers, que l'Administration «prête» à
l'occasion aux compagnies concessionnaires (qui
possèdent, par ailleurs, leur propre flotte) et en
installant des usines de câbles. Les câbles MarseilleOran, en 1892, et Marseille-Tunis, en 1893, sont fournis
par les usines françaises de La Seyne (usine de l'Etat) et
de Calais (entreprise privée). Les compagnies anglaises
continuent longtemps à exploiter les câbles qu'elles ont
posés : dans la seule année 1896, l'État français verse
encore 30 000 francs à la compagnie anglaise qui a posé
et qui exploite le câble du Tonkin.
Un miracle
journalier
Durant tout le temps du téléphone manuel,
l'établissement d'une communication est un miracle.
D'abord un miracle technique. La communication se faisant de proche en proche, il faut pour réussir à atteindre
son correspondant, trouver un circuit libre (et l'opératrice disponible) à chaque échelon. Pour téléphoner
d'Iffendic à Maxent (à 12 kilomètres) par exemple, il
faut réussir d'abord à passer du poste d'abonné à la poste
d'Iffendic, puis d'Iffendic à Montfort; de Montfort à
Plélan, de Plélan à la poste de Maxent ; enfin de la poste
de Maxent à l'abonné de Maxent.
Encore faut-il que l'opératrice de Montfort sache
que Maxent dépend de Plélan ; ensuite qu'il y ait une
ligne Montfort-Plelan libre. Une bonne opératrice doit
savoir sur le bout des doigts une géographie tout à fait
particulière qui lui permettra, par exemple, de surmonter la défaillance de la ligne Montfort-Plelan en passant
par Saint-Méen parce qu'elle sait que la ligne SaintMéen-Plelan est très rarement saturée.
D'où des conversations entre opératrices du type :
«Zut! c'est bloqué. J'essaie par Saint-Méen, par
Pipriac... par Fougères... »
Cette recherche tâtonnante d'un chemin libre, qui
immobilise un personnel considérable et prend un
temps hors de proportion avec l'importance de la liaison
a deux conséquences. En premier lieu, un nombre élevé
d'échecs : la communication est coupée avant même
d'avoir pu aboutir ; ensuite la familiarité des opérateurs
— qui sont souvent des opératrices. Le tutoiement est de
rigueur, fait rare dans une société paysanne, par ailleurs
très attachée aux convenances et aux distances. On se
donne des petits noms affectueux sur la ligne (mon coco,
mon chéri...) qui ont de quoi surprendre dans une
période où le langage est étroitement corseté. Lorsque
ma grand-mère a laissé le téléphone à son jeune fils un
jeudi après-midi pour aller voir sa fille à Rennes, elle ne
peut pas échapper, le lendemain, aux questions :
«Eh bien, où est-ce que tu étais hier.^» Elle
répondra: «A Rennes. C'est mon gars qu'a pris ma
place... »
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Miracle technique, rétablissement d'une
communication est aussi un miracle au plan strict du
message à transmettre. Bien souvent, ce n'est pas un
abonné qui téléphone à un autre abonné, mais une
«commission » que l'un ou l'autre a à transmettre. Le téléphone dans la campagne d'Ille-et-Vilaine s'insère dans
un réseau traditionnel et beaucoup plus ancien d'échange des nouvelles par personnes interposées.
On ne sait pas ou on ne veut pas parler dans le
combiné et on demande à un voisin, ou à un commerçant
qui a le téléphone de transmettre. Souvent d'ailleurs, le
coup de fil n'atteint pas directement le destinataire qui,
lui non plus, n'a pas le téléphone. On imagine toutes les
transformations possibles du message. Celles-ci cependant sont moins fréquentes qu'on ne l'imagine. D'abord,
parce que le message est le plus souvent bref et frappant: «Faut dire à André que sa sœur Germaine est
tombée d'une charrette de foin hier et qu'on l'a
emmenée ce matin à la Sagesse» (célèbre clinique
rennaise tenue par les sœurs de la Sagesse). Ensuite,
parce que les téléphonistes, tout comme les voisins et
commerçants sollicités, ont une longue pratique de la
transmission des messages : ils savent qu'il faut
s'annoncer, s'assurer de la qualité de son correspondant,
insister sur le fait important (Germaine est à la clinique)
en laissant tomber l'accessoire (la charrette de foin).
Les abonnés
dlffendic.
Dans une communauté rurale, comme celle
d'Iffendic, en 1937-1938, un foyer sur vingt à peu près
est abonné.
Les cultivateurs n'ont jamais le téléphone. Sur
350 exploitations agricoles en 1937, une seule est reliée
au réseau, encore s'agit-il d'un original qui se fait remarquer par son modernisme agressif : il a un tracteur ; ne
respecte pas le calendrier agricole traditionnel et,
comble d'excentricité, fait le battage avant le 15 août,
puis part en vacances...
Les plus gros commerçants ont le téléphone. C'est
d'ailleurs le moyen de s'assurer une clientèle en laissant
les clients accéder au poste téléphonique ou en transmettant les messages... C'est aussi le débouché sur l'extérieur de l'économie locale. Deux professions surtout en
ont absolument besoin : les marchands de produits du
sol qui vendent des grains, des pommes, du cidre et qui
achètent de l'engrais, et les métiers de la viande, surtout
les bouchers expéditeurs de viande morte ainsi que les
marchands de bestiaux et de cochons. Les appels de ces
professionnels sont très différents des commissions de
voisinage. Ils sont réguliers, prévisibles : on sait que le
marchand de cochons reçoit un appel de Paris tous les
mardis à 8 heures. Ils sont souvent en langage convenu
(«Tu m'en mettras huit de la seconde»...). Brefs la plupart du temps.
Autres abonnés importants, les professionnels de
la santé (humaine et animale). On téléphone au médecin, à la sage-femme, au vétérinaire, au hongreur. Les
abonnés (et le receveur) connaissent les numéros par
cœur.
Seuls échappent à ce modèle de la communication
brève et utilitaire les aristocrates du pays. Le plat pays
d'Iffendic est émaillé de châteaux plus ou moins
monumentaux habités par des familles nobles liées par
un réseau très complexe d'alliances, par une vie
mondaine et des activités comme la chasse à courre. Ils
ont tous le téléphone et téléphonent très longuement,
pour des communications de loisir, de détente et de sociabilité. Bien sûr, ils ne passent jamais les messages des
paysans de leurs domaines...
A une occasion seulement, l'aristocratie d'Iffendic
fait transmettre par téléphone des messages ; lors des
chasses à courre d'hiver auxquelles participe toute la
noblesse du lieu. La Poste est alors volontiers prise
comme central chargé de redistribuer l'information. Un
chasseur téléphone: «Nous avons levé un chevreuil
sous la chapelle de Saint-Barthélemy... » Il faut retransmettre la nouvelle aux différents châteaux où les dames
attendent. Le receveur s'acquitte de la tâche avec plus de
mauvaise volonté que de précision. Le lendemain, il
reçoit un cuissot, seule occasion de manger de la venaison de l'année.
La
communication.
Le secret de la communication est en principe
absolu. Ecouter est une faute professionnelle grave qui
entraîne des sanctions radicales. En réalité, c'est plus
compliqué. En premier lieu, le personnel des P.T.T. est
souvent chargé, on l'a vu, de la «commission» par des
gens que la machine effraie et que l'annuaire rebute ; de
plus les gens qui s'enferment dans la cabine — pourtant
bien insonorisée — crient si fort ce qu'ils ont à dire, pour
mieux franchir la distance sans doute, qu'on ne peut pas
ne pas entendre ce qu'ils ont à dire. Enfin, il n'y a pas de
signal de fin de communication quand le message
transite par la poste. Pour facturer la durée réelle, pour
couper le circuit, il faut parfois se brancher sur la
conversation... Il est difficile de ne rien retenir.
Ainsi le personnel du téléphone se trouve, parfois
à son corps défendant, détenteur de secrets qui intéresseraient la communauté. Il n'est pas impossible que la
localisation du téléphone dans le bureau de poste, avec
tout ce que la Poste implique de rigidité, de modestie, de
tradition du service public, ne permette à la
communauté de supporter plus facilement le risque de
voir ses petits secrets ébruités. Car même si le personnel
n'écoute pas, il est impossible de ne pas se demander
pourquoi la nouvelle propriétaire du château, avec ses
airs étranges, ses ressources irrégulières —on sait tout :
l'argent arrive par mandat télégraphique— demande
sans cesse des numéros pour l'Allemagne et la Suisse...
Elle habite avec deux acolytes à la silhouette étrange (un
homme déguisé }) un immense château aux trois quarts
vide et ne veut pas de domestiques. De là à penser que
c'est une espionne, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir au bourg... En 1944, les F.F.I. viendront lui demander des comptes. Ils trouveront au château un officier de l'armée américaine, son frère. Le mystère s'épaissit. Trente ans après, on ne sait toujours pas
ce que c'était que ces mandats suisses et ces coups de téléphone en Allemagne...
Un jour de 1938 ou 1939, un petit garçon, mon
père, entend demander par sa mère une communication
pour Charlotte de Wissencque au château... Charlotte de
Wissencque... le nom le fait rêver. Sans en savoir plus, il
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Le bureau central téléphonique de l'avenue de l'Opéra.
sort par la porte qui mène du bureau à la cuisine en chantonnant «Charlotte de Wissencque, Charlotte de
Wissencque.,. » La laveuse qui vient en journée est là
dans la cuisine... Elle demande : «Qu'est-ce qu'elle a,
Charlotte de Wissencque ? » « Elle est morte », répond le
gamin sans réfléchir, sentant confusément que c'est le
genre de nouvelle catastrophique à souhait qu'attend
son interlocutrice. Ce qui bouleverse la laveuse qui pose
son tablier et va propager la nouvelle. Celle-ci se révèle
évidemment fausse au bout de deux ou trois jours...
L'aventure disqualifie à jamais la laveuse comme source
de potins. Elle ne l'a jamais pardonné au petit garçon...
Le bureau de poste et son téléphone représentent
aussi l'endroit par excellence où arrivent les grandes
nouvelles et le passage obligé des communications avec
l'extérieur. En 1915, ma grand-mère affichait les
télégramrnes donnant les nouvelles du front. En juin
1940, l'opératrice de Montfort téléphone, bouleversée :
«Les Allemands viennent de passer, ils prennent la
route d'Iffendic.» Le fils du receveur va porter la
nouvelle sur place (il a treize ans). Il y a là des gens du
cru, des Belges, des soldats français, des Polonais, avec
ou sans fusil. On ne veut pas croire l'enfant. Les voisins
disent: «Ça n'est pas possible. La radio dit que nos
troupes résistent sur la Seine. C'est loin la Seine»... On
flaire l'entreprise de démoralisation, la «cinquième
colonne»... Quand, soudain, débouchent deux motos:
des modèles bizarres, des uniformes curieux. Encore des
Polonais ? Non, les Allemands, annoncés par
l'opératrice de Montfort, qui s'arrêtent et demandent
poliment la route de La Trinité-Porhoët, village
minuscule dont personne n'aurait pu prévoir que des
Allemands connaîtraient le nom...
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