
Sociétal N° 43 g1er trimestre 2004
4LIVRES ET IDÉES
4CONJONCTURES
4REPÈRES ET TENDANCES 4DOSSIER
COMMENT RÉVEILLER LA CROISSANCE EN EUROPE
qu’ils lui commandent et l’augmentation
qu’ils lui apportent aboutiront finale-
ment au résultat trivialement mesuré
par le niveau du produit intérieur brut,
le PIB, et son taux de croissance. Nous
ne sommes pas que des héritiers : nous
lèguerons aussi notre propre pierre
apportée à l’édifice, et cette pierre n’est
pas seulement le volume de biens et de
services que nous sommes capables de
produire dans les conditions de l’ins-
tant, c’est aussi notre capacité à nous
orga niser, à nous adapter, à nous réfor-
mer pour continuer à produire, et de
plus en plus, ce PIB dont le nom reste le
même mais dont le contenu se trans-
forme chaque année de plus en plus
rapidement.
La question essentielle n’est pas, alors,
de savoir si les Français travaillent avec
ardeur ou sont au contraire paresseux.
Elle est de savoir si nous nous organi-
sons intelligemment pour continuer de
participer à un développement dont la
sophistication devient extrême, si nous
avons la volonté d’adapter sans cesse
notre organisation à cette exigence, et si
nous avons le courage de
réparer les dommages et les
coûts sociaux causés par
cette perpétuelle adaptation.
Pour un niveau donné de la
productivité horaire (c’est-
à-dire la richesse moyenne
produite par une heure de
travail), loisirs et consom-
mation sont des emplois
substituts de cette producti-
vité : en deux siècles, en
France, le temps de travail
s’est réduit de moitié, cette
réduction absorbant ipso
facto la moitié de la crois-
sance de la productivité
horaire2. Le temps de loisir constitue un
élément du niveau de vie. On observe
très généralement dans le monde que la
croissance du temps de loisir et celle du
niveau de vie monétarisé vont de pair,
au fur et à mesure que croît la produc-
tivité. Même en France, la récente
réduction du temps de travail par le
moyen de la loi n’est qu’une marche
anticipant le mouvement tendanciel.
Cette anticipation pose problème, car
elle revient à disposer de la productivité
avant que celle-ci soit effective.
Ainsi, se demander si les problèmes de
la France ne viennent que de la paresse
des Français n’a pas plus de sens que
croire en un sous-développement qui
ne viendrait que de la paresse des sous-
développés. Le vrai problème est, en
réalité, toujours le même :
c’est celui de la producti-
vité, en niveau et en crois-
sance, qu’il s’agisse de la
productivité horaire si l’on
s’intéresse au niveau de vie
global (loisirs et rémuné -
rations), ou de la producti-
vité par tête (la richesse
moyenne créée par tra-
vailleur et par an) si l’on ne
considère que le niveau de
vie monétarisé, ou plus généralement
encore du PIB par habitant.
L’iLLUSioN FrANÇAiSe
D’UNe eXCeLLeNte
ProDUCtiVité
Acette aune, les problè-
mes de la France peu-
vent être classés en deux
registres, selon qu’ils nais-
sent dans les sphères privée
ou publique de notre écono-
mie. Dans la sphère privée, la
productivité par heure est
l’une des plus élevée du
monde, aussi forte que celle
des Etats-Unis. Mais ce résul-
tat fait illusion, car il s’ac-
compagne de faibles taux
d’activité des classes d’âge
jeunes et âgées, et de forts
taux de chômage.
En sous-représentant forte-
ment ces classes d’âge, par rapport aux
taux d’activité américains par exemple,
on exclut en tant qu’inactifs les jeunes
peu productifs parce qu’inexpérimentés,
et les plus âgés peu productifs parce que
peu adaptables. Mécaniquement, ces
exclusions majorent la productivité par
heure, mais le PIB par tête d’habitant
(calculé en intégrant ces inactifs ou ces
chômeurs), ne s’accroît évidemment pas
d’autant. Cela n’est pas l’effet de notre
paresse au travail, mais de notre paresse
intellectuelle à rechercher d’autres orga-
nisations de la société au travail, plus
intelligentes au regard du but poursuivi,
qui reste l’accroissement du niveau de
vie de tous.
A cet égard, l’une des conséquences
économiques les plus graves des mesu-
res de réduction du temps
de travail est d’avoir conduit
les entreprises à consacrer,
pour plusieurs années, leur
capacité de réorganisation
interne au seul but d’aug-
menter la productivité ho -
rai re pour financer, après
coup, les coûts de la réduc-
tion de la durée hebdoma-
daire du travail. On gaspille
ainsi les capacités d’adapta-
tion des entreprises pour rattraper l’er-
reur commise de descendre en une
marche, ce qui se serait naturellement
fait de façon progressive, et on s’est
écarté des réorganisations qui auraient
été les plus nécessaires pour embaucher
des jeunes et maintenir le plus long-
temps au travail les plus âgés. Cette
mesure est étrangère à d’éventuelles
paresses ; mais elle est négative par son
effet sur le PIB par habitant.
Dans la sphère publique, les conventions
de la comptabilité nationale font qu’il est
difficile de mesurer la productivité. Dans
sa partie marchande, les rares comparai-
sons disponibles3entre public et privé
font apparaître des écarts allant au-delà
du simple au double. Ce ne semble pas
être la nature publique des entreprises
qu’il faille mettre en cause, mais plutôt
leur caractère monopoliste ou bien
concurrentiel. Ainsi, les résultats de très
grandes entreprises comme la SNCF ou
La Poste laissent mal augurer de leur
niveau de productivité. Là encore, il ne
s’agit pas d’un problème de paresse, mais
d’organisation : il n’est pas sans intérêt
2Olivier Marchand et Claude Thélot, « Deux
siècles de travail en France », INSEE, 1991.
3Par exemple : entre l’arsenal de Toulon et
un chantier naval de la même région, ou entre
les garages de La Poste et ceux des conces -
sionnaires privés.
En deux siècles,
en France, le
temps de travail
s’est réduit de
moitié, cette
réduction
absorbant ipso
facto la moitié
de la croissance
de la
productivité
horaire.
L’organisation
régionale de La
Poste a peu
évolué depuis
1914, celle du
fret SNCF depuis
les années 50.