4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES COMMENT RÉVEILLER LA CROISSANCE EN EUROPE PHiLiPPe NASSe * Quel niveau de vie voulons-nous ? Si la vieille Europe – et la France en particulier – bénéficie d’un niveau de vie par tête qui reste parmi les plus élevés du monde, sa richesse collective ne s’accroît plus que lentement, notamment par rapport aux Etats-Unis. Au-delà des fluctuations cycliques, c’est bien sa croissance potentielle qui est en cause, c’est-à-dire en fin de compte sa productivité. Mais nos choix ne concernent pas que notre génération : nous sommes à la fois les héritiers de deux siècles de développement économique et social et les responsables d’un legs qui pourrait très facilement se dégrader, faute de volonté d’adaptation. Il nous faut corriger la double inefficacité d’une population au travail trop peu nombreuse et d’une sphère publique largement figée dans ses structures ; et favoriser ceux qui travaillent au changement, tout en A l’aune du produit intérieur brut par habitant, chaque Français dispose de 26 000 dollars par an1, mais le taux de croissance potentielle de cette richesse est actuellement estimé à un peu moins de 2 % l’an. Bien que d’autres fassent mieux, les Etats-Unis principalement, c’est, en niveau, un résultat remarquable : la moitié des habitants * Economiste. Sociétal N° 43 g 1er trimestre 2004 du monde disposent d’à peine plus de 5 000 dollars par an. La France tient son rang en Europe, qui constitue l’une des zones les plus riches du monde. Les interrogations et les doutes naissent de l’observation du faible taux d’accroissement de cette richesse : l’Europe – dont la France – non seule- ment stagne au regard des zones à développement rapide, mais, plus grave, traîne vis-à-vis d’économies déjà plus développées que la sienne, comme celle des Etats-Unis. L’économie du développement constitue un gros chapitre de la littérature économique. On sait beaucoup de choses sur les liens entre le développement et ses facteurs : structures, qualité tant de la main-d’œuvre et du capital que des stocks d’infrastructures matérielles ou immatérielles. On progresse aussi dans l’analyse des liens entre le développement et la qualité des organisations qui régulent l’économie ou en résorbent les conflits. On sait, encore, analyser de plus près le problème capital de l’efficacité des choix d’insertion des économies nationales ou des zones économiques dans la mondialisation. Enfin, les controverses que suscite toujours la question du réglage macroéconomique permettent d’éclairer ce qui constitue, au regard du problème de la croissance, son enjeu principal : comment rapprocher au plus près la croissance moyenne ex post de la croissance potentielle ex ante. Il est normal, en effet, que la croissance réelle s’enroule autour de la croissance potentielle au gré des fluctuations de la conjoncture, Source : Banque mondiale 2002 (en parité de pouvoir d’achat). 1 QUEL NIVEAU DE VIE VOULONS-NOUS ? mais il faut s’attendre que sa moyenne, en longue période, soit inférieure au potentiel en raison des coûts de ces fluctuations. Ce potentiel dépend des rythmes de croissance de la main-d’œuvre et de sa productivité, cette dernière résultant d’un assemblage complexe entre la croissance du capital productif, l’effet des infrastructures et le « progrès économique », terme ambigu qui regroupe toutes sortes de progrès, comme celui des connaissances scientifiques, de l’habileté à les mettre en œuvre, et plus généralement de l’art de s’organiser en société économique. Ainsi sommes-nous capables d’analyser chez les autres les conditions du développement. Mais à la question « quel niveau de vie voulons-nous ? », un large consensus s’établit naturellement pour répondre : « le moins de fluctuations possibles pour le maximum de croissance potentielle », sans que nous nous appliquions à nous-mêmes les enseignements que nous tirons de l’économie du développement. riCHeSSe Héritée, riCHeSSe CoNStrUite L’ idée la plus forte qui se dégage des progrès réalisés dans la compréhension du développement est que les écarts dans le niveau de richesse dont jouissent les habitants de la Terre ne sont que la pointe de l’iceberg : ces différences de niveau ne tiennent pas à une raison, ou à quelques raisons particulières, mais s’enracinent à la fois dans la totalité de l’espace économique social et culturel des groupes concernés, et dans l’évolution historique de ces espaces. C’est la raison pour laquelle le développement, y compris le nôtre, ne dépend pas d’un « y a qu’à », sauf à tout changer, y compris l’Histoire. Personne n’est donc seul responsable de son sort, triste ou enviable. De multiples interactions existent, qui ne se réduisent pas aux phénomènes de rente éliminés dans la notion de produit intérieur brut. La force économique, politique ou militaire des uns influe sur les choix d’inser- tion dans l’activité mondiale des autres, ou plus simplement modifie les prix de l’échange pour le rendre inégal. Mais y voir la cause principale de nos problèmes relèverait encore d’un songe creux. faut d’abord reconnaître que cet apport est majeur. Mais il nous faut ensuite prendre conscience que sa pérennité n’est pas assurée. Pour « faire société », surtout société économique, il faut beaucoup de volonté et de comporDans le cas de l’Europe, et spécifitements positifs. Le lien social réalisé quement de la France, nous sommes dans l’économique se délite très vite si effectivement responsables chacun s’y comporte en pasde notre développement en sager clandestin. L’exemple de Si un ouvrier niveau, en qualité et en taux l’Argentine est éclairant à européen gagne de croissance. Cette responcet égard. sabilité se partage dans le par heure temps entre héritage et Cet héritage a un contenu environ vingt responsabilité propre. Lorsmatériel – le stock de capital fois ce que qu’un Européen moyen entre et d’infrastructures – mais il sur le marché du travail, quel a surtout un contenu immatouche un que soit son statut, ce qu’il y tériel qui fait de lui un bien ouvrier chinois, gagne n’est pas seulement le collectif public, au sens que ce n’est pas reflet de ses qualités propres, chacun y a accès et peut y mais dépend tout autant ou puiser sans diminuer la part parce qu’il est plus encore des stocks matédes autres. Ce bien n’a pas vingt fois plus riels et immatériels accumuque des aspects positifs : le travailleur, lés par ses pères et des négatif, et les corrections modes d’organisation qu’ils qu’il appelle, nourrissent le courageux ou ont su mettre en place avant quotidien du débat social. habile, mais lui. Si un ouvrier européen Mais nous ne discutons parce qu’il gagne en salaire direct et guère le positif, comme s’il indirect par heure environ était acquis pour toujours, travaille en vingt fois ce que touche un comme s’il était un dû allant Europe et que, ouvrier chinois, ce n’est pas de soi. La nature collective de ce seul fait, parce qu’il est vingt fois plus d’un bien pousse à en néglitravailleur, courageux ou ger l’entretien. C’est, à vrai il hérite d’une habile ou qu’il dispose d’un dire, le danger qui nous organisation outillage vingt fois meilleur, menace : oublier que la paréconomique et mais parce qu’il travaille en tie la plus précieuse de ce Europe et que, de ce seul fait, legs du passé, notre capacité sociale. sa productivité personnelle d’organisation et de réorgahérite des effets bénéfiques nisation en réaction aux de cette chose profonde, mystérieuse et états changeants du monde, ne peut surcomplexe qu’est une organisation écovivre que soutenue par une volonté colnomique et sociale. lective, intelligente et déterminée. En pénétrant sur le marché du travail – et même, mais à un moindre degré, en n’y pénétrant pas –, chaque Français comme chaque Européen reçoit en héritage les deux siècles de développement économique et social qui nous ont faits passer de l’économie agricole et de la société rurale, que nous voyons presque encore en cet état dans certains pays, à la situation économique et sociale d’aujourdhui. es pays européens, et avec eux la France, ne sont plus principalement des puissances militaires ou politiques. Mais leur puissance économique et financière est telle dans l’équilibre du monde qu’ils ne peuvent sérieusement prétendre subir leur sort, ne pas pouvoir le diriger. Pour choisir maintenant notre forme et notre rythme de développement, il nous L’héritage socio-économique qu’ils ont reçu, la gestion qu’ils en font, l’évolution Notre Sort DéPeND De NoUS L Sociétal N° 43 g 1er trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES COMMENT RÉVEILLER LA CROISSANCE EN EUROPE qu’ils lui commandent et l’augmentation qu’ils lui apportent aboutiront finalement au résultat trivialement mesuré par le niveau du produit intérieur brut, le PIB, et son taux de croissance. Nous ne sommes pas que des héritiers : nous lèguerons aussi notre propre pierre apportée à l’édifice, et cette pierre n’est pas seulement le volume de biens et de services que nous sommes capables de produire dans les conditions de l’instant, c’est aussi notre capacité à nous organiser, à nous adapter, à nous réformer pour continuer à produire, et de plus en plus, ce PIB dont le nom reste le même mais dont le contenu se transforme chaque année de plus en plus rapidement. elle revient à disposer de la productivité avant que celle-ci soit effective. paresse au travail, mais de notre paresse intellectuelle à rechercher d’autres organisations de la société au travail, plus intelligentes au regard du but poursuivi, qui reste l’accroissement du niveau de vie de tous. Ainsi, se demander si les problèmes de la France ne viennent que de la paresse des Français n’a pas plus de sens que croire en un sous-développement qui ne viendrait que de la paresse des sousA cet égard, l’une des conséquences développés. Le vrai problème est, en économiques les plus graves des mesuréalité, toujours le même : res de réduction du temps c’est celui de la productide travail est d’avoir conduit L’organisation vité, en niveau et en croisles entreprises à consacrer, régionale de La sance, qu’il s’agisse de la pour plusieurs années, leur Poste a peu productivité horaire si l’on capacité de réorganisation s’intéresse au niveau de vie interne au seul but d’augévolué depuis global (loisirs et rémunémenter la productivité ho1914, celle du rations), ou de la productiraire pour financer, après fret SNCF depuis vité par tête (la richesse coup, les coûts de la réducmoyenne créée par tration de la durée hebdomales années 50. La question essentielle n’est pas, alors, vailleur et par an) si l’on ne daire du travail. On gaspille de savoir si les Français travaillent avec considère que le niveau de ainsi les capacités d’adaptaardeur ou sont au contraire paresseux. vie monétarisé, ou plus généralement tion des entreprises pour rattraper l’erElle est de savoir si nous nous organiencore du PIB par habitant. reur commise de descendre en une sons intelligemment pour continuer de marche, ce qui se serait naturellement participer à un développement dont la fait de façon progressive, et on s’est L’iLLUSioN FrANÇAiSe sophistication devient extrême, si nous écarté des réorganisations qui auraient D’UNe eXCeLLeNte avons la volonté d’adapter sans cesse été les plus nécessaires pour embaucher ProDUCtiVité notre organisation à cette exigence, et si des jeunes et maintenir le plus longnous avons le courage de cette aune, les problètemps au travail les plus âgés. Cette réparer les dommages et les mes de la France peumesure est étrangère à d’éventuelles En deux siècles, coûts sociaux causés par vent être classés en deux paresses ; mais elle est négative par son en France, le cette perpétuelle adaptation. registres, selon qu’ils naiseffet sur le PIB par habitant. temps de travail sent dans les sphères privée Pour un niveau donné de la ou publique de notre éconoDans la sphère publique, les conventions s’est réduit de productivité horaire (c’estmie. Dans la sphère privée, la de la comptabilité nationale font qu’il est moitié, cette à-dire la richesse moyenne productivité par heure est difficile de mesurer la productivité. Dans réduction produite par une heure de l’une des plus élevée du sa partie marchande, les rares comparaitravail), loisirs et consommonde, aussi forte que celle sons disponibles3 entre public et privé absorbant ipso font apparaître des écarts allant au-delà mation sont des emplois des Etats-Unis. Mais ce résulfacto la moitié du simple au double. Ce ne semble pas substituts de cette productitat fait illusion, car il s’acde la croissance être la nature publique des entreprises vité : en deux siècles, en compagne de faibles taux qu’il faille mettre en cause, mais plutôt d’activité des classes d’âge France, le temps de travail de la leur caractère monopoliste ou bien jeunes et âgées, et de forts s’est réduit de moitié, cette productivité concurrentiel. Ainsi, les résultats de très taux de chômage. réduction absorbant ipso horaire. grandes entreprises comme la SNCF ou facto la moitié de la croisLa Poste laissent mal augurer de leur En sous-représentant fortesance de la productivité niveau de productivité. Là encore, il ne ment ces classes d’âge, par rapport aux horaire2. Le temps de loisir constitue un s’agit pas d’un problème de paresse, mais élément du niveau de vie. On observe taux d’activité américains par exemple, d’organisation : il n’est pas sans intérêt très généralement dans le monde que la on exclut en tant qu’inactifs les jeunes croissance du temps de loisir et celle du peu productifs parce qu’inexpérimentés, niveau de vie monétarisé vont de pair, et les plus âgés peu productifs parce que au fur et à mesure que croît la producpeu adaptables. Mécaniquement, ces 2 Olivier Marchand et Claude Thélot, « Deux tivité. Même en France, la récente exclusions majorent la productivité par siècles de travail en France », INSEE, 1991. 3 Par exemple : entre l’arsenal de Toulon et réduction du temps de travail par le heure, mais le PIB par tête d’habitant un chantier naval de la même région, ou entre moyen de la loi n’est qu’une marche (calculé en intégrant ces inactifs ou ces les garages de La Poste et ceux des concesanticipant le mouvement tendanciel. chômeurs), ne s’accroît évidemment pas sionnaires privés. Cette anticipation pose problème, car d’autant. Cela n’est pas l’effet de notre A Sociétal N° 43 g 1er trimestre 2004 QUEL NIVEAU DE VIE VOULONS-NOUS ? d’observer que l’organisation régionale de La Poste a peu évolué depuis 1914, celle du fret SNCF depuis les années 50. Au sein des administrations, cœur de la sphère non marchande, le problème est de même nature, car rien ne prouve que les personnels y travailleraient moins qu’ailleurs, et les analyses statistiques démontrent qu’ils n’y sont pas surpayés. Mais l’immobilisme des structures est patent, comme est patente leur inadaptation croissante aux exigences de la modernité. Le fossé devient béant entre la partie de l’économie soumise à la concurrence – et, de ce fait, astreinte à la réforme permanente de ses structures et de ses modes de gestion – et l’ensemble formé par les monopoles publics et les administrations hostiles à toute réforme. Le thème de la réforme de l’Etat relève en France du « serpent de mer », alors que depuis dix ans, et plus pour les pionniers, le grand vent des changements balaye la plupart des grandes économies développées. Sur ce point, la France a gravement décroché du peloton de tête. Or notre ensemble public emploie plus du quart des salariés français : il devient complètement déraisonnable d’espérer conserver une place de tête dans la course mondiale à l’efficacité globale en ne nous préoccupant pas d’une telle fraction de son champ. NiVeAU De Vie : UN tierS AU-DeSSoUS DeS etAtS-UNiS A u total, le cumul de l’inefficacité publique et de cette autre inefficacité qui consiste à maintenir hors du champ productif une trop forte part de la population, par le chômage et les taux s’y engagent, tout autant que d’aider ou d’activité trop faibles, entraîne deux de prendre en charge ceux qui ne peuconséquences : avec la même producvent suivre et en subissent les dommativité horaire du secteur marchand ges. Ainsi, l’acceptabilité des réformes qu’aux Etats-Unis, le niveau de vie de la que chacun pressent inéluctables passe France est d’un tiers plus faipar une réorientation des ble. En outre, les perspectives priorités données à l’usage de croissance de ce niveau de l’argent public, privilégiant Avec la même de vie deviennent médiocres, l’aide au changement et non productivité car le moteur efficace que le maintien de l’existant ou horaire du constitue la productivité la subvention à l’immobihoraire commence à peiner lisme. Ce n’est pas d’une secteur quand il s’agit de tirer le extension toujours plus marchand poids du véhicule tout entier. large des droits et garanties qu’aux Etatssociales pour chacun que L’hostilité des Français à nous avons le plus besoin : Unis, le niveau toute réforme a été mille c’est de plus d’enseignement de vie de la fois décrite : nous sommes supérieur et de recherche, France est d’un lucides, mais paralysés par de plus de formation sous une maladie de la volonté toutes ses formes, initiale et tiers plus faible. qui nous retient d’appliquer permanente, de plus d’efà nos problèmes les soluforts de reconversion. Mais tions à notre portée, et nous pousse à nous avons aussi besoin de prendre nous réfugier dans le rêve. Nous voudavantage en charge ceux qui sont réeldrions rester en tête d’un monde écolement victimes du développement parce nomique dont les mots clés sont qu’ils ne parviennent pas à le suivre. changement, instabilité, incertitude et risque, en même temps que nous vouLe développement est une aventure drions que tout soit garanti : l’emploi, le qui n’est jouable que si sa dimension niveau de vie, sa croissance et, surtout, sociale est pleinement accomplie. Le vrai la pérennité des structures. sens social est à redécouvrir, qui ne consiste pas à tout garantir mais à inciLe rêve se nourrit de l’observation : une ter chacun à participer à l’aventure, tout fraction de la population bénéficie de ces en pansant les plaies de ceux qui garanties. Pourquoi pas l’ensemble, échouent. Nous adapter est bien la seule pensent ceux qui oublient que dans un façon de survivre. g monde de risque, les moyens de garantir les uns sont prélevés sur ceux qui s’exposent ? L’acceptabilité sociale d’un mode de développement qui consiste à perpétuellement surfer sur la crête de la technologie la plus avancée implique d’y préparer ceux qui seront capables de tenir ce rythme, et de soutenir ceux qui Sociétal N° 43 g 1er trimestre 2004