Chapitre 7. Le coup de tonnerre du sida
Il a été avancé que chaque époque de l’histoire de l’Occident était associée à une mala-
die épidémique. La lèpre est le « fatum » de lAntiquité. La peste est la punition collec-
tive de Dieu au Moyen âge. La syphilis est le mal de la Renaissance, l’œuvre des
voyageurs et du libertinage. La tuberculose est le mal de vivre de la révolution indus-
trielle. Comme la peste, le sida qui apparut à la fin du XXesiècle sera la maladie du troi-
sième millénaire, décimant riches et pauvres sans distinction. Son émergence semble
avoir ravivé dans lesprit de certains le courant de pensée mésopotamien qui identifie la
maladie à une punition divine pour des péchés connus ou supposés. Lhistoire du sida
trouve en fait ses racines au début du XXesiècle : un virus doiseau, une enzyme héré-
tique, et une maladie nouvelle.
Les premiers rétrovirus
Le début du XXesiècle vit donc la découverte capitale dun virus à lorigine dun proces-
sus cancéreux. En 1909, Peyton Rous (1879-1970), un jeune médecin de 30 ans décida
de sengager dans une recherche sur le cancer au Rockefeller Institute for Medical Research
de New York, alors dirigé par Simon Flexner (1863-1946). Il avait été formé à la presti-
gieuse John Hopkins University and Medical School de Baltimore et s’était tourné vers lana-
tomie pathologique, discipline pour laquelle il acquérra une solide formation en
Allemagne. Un jour, il observa une volumineuse tumeur dans le thorax dun poulet
Plymouth Rock. Il diagnostiqua à lexamen de la biopsie un cancer particulier appelé «sar-
come fusocellulaire » du fait de la présence de cellules en forme de fuseau et décida dino-
culer des fragments de cette tumeur à de jeunes poulets de même race. Il réussit ainsi à
transmettre la tumeur de multiples fois de poulet à poulet. Il réussit également à trans-
mettre le cancer à des poulets de races différentes. Il observa aussi quaprès plusieurs pas-
sages, la tumeur devenait plus envahissante et déclenchait des métastases aux poumons,
au cœur et au foie. Dès cette époque dans ce même Institut, Alexis Carrel (1873-1945)
et M. J. Burrows réussirent à cultiver in vitro les cellules de ce sarcome, une des toutes
premières tumeurs mise en culture cellulaire. Lannée suivante, Rous transmit la tumeur
au poulet par inoculation dun «ultrafiltrat » de tissu cancéreux sans cellules cancéreuses
vivantes, montrant ainsi lorigine virale de cette tumeur. Indépendamment en 1908, les
chercheurs danois Wilhelm Ellermann et Oluf Bang avaient déjà constaté que la leucé-
mie de la poule appelée aujourdhui érythroblastose aviaire était infectieuse et transmis-
sible par linjection dun jus filtré de broyat de cellules tumorales. Cette leucémie était
donc aussi due à un virus. Rous décrivit dautres sarcomes du poulet transmissibles par des
filtrats et put greffer des cellules cancéreuses sur les tissus embryonnaires de poulet. Il fut
surtout le premier dès 1911 à isoler et cultiver ces virus par inoculation des filtrats tumo-
raux sur ces mêmes tissus embryonnaires. Ces observations capitales furent classées pen-
dant des décennies parmi les «curiosités», ignorées ou même méprisées par les
cancérologues de l’époque.
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Ce que Rous ni les autres ne savaient, cest quils avaient découvert les premiers repré-
sentants de la très vaste famille des rétrovirus, lun sappellera avian leukemia virus, lautre
Rous sarcoma virus (RSV). Par la suite, on isolera de nombreux autres rétrovirus chez
lanimal, tels que le virus découvert par John Bittner en 1936 responsable du cancer de la
mamelle chez la souris, et de nombreux virus des leucémies chez les mammifères, notam-
ment le virus de la leucémie de la souris découvert en 1951 par le biologiste new-yorkais
Ludwik Gross qui put transmettre la maladie à des animaux nouveau-nés, les virus de
Maloney, de Friend, de Rauscher, de Graffi Les rétrovirus sont des petits virus consti-
tués dARN, dont l’étude permettra des découvertes majeures, comme celles de la trans-
criptase reverse, des oncogènes et des anti-oncogènes. De plus, lun de ces virus est
responsable du sida.
Sans se décourager, Rous travailla toute sa vie sur ces virus dits oncogènes. En 1933, un
éminent virologue Richard E. Shope (1902-1966) travaillant à Princeton (New Jersey),
identifia chez un lapin sauvage nord-américain (Oryctolagus) une tumeur bénigne cutanée
(papillome), transmissible à dautres lapins sauvages par un ultrafiltrat sans cellules : c’était
la découverte du premier virus oncogène chez un mammifère. Après des passages itératifs
chez le lapin domestique, certains animaux présentaient une tumeur, cette fois maligne et
envahissante, après 6 mois dincubation. Peyton Rous travaillera pendant près de 20 ans sur
cette tumeur, montrant quen dehors des virus, dautres facteurs notamment chimiques
concouraient à produire des tumeurs malignes. Nous savons aujourdhui que ces tumeurs du
lapin sont dues à des papillomavirus, une famille de virus cancérigènes pour lhomme et de
UNE HISTOIRE DES MICROBES
132
Figure 1. Peyton Rous (1879-1970) découvrit
le caractère transmissible de certaines tumeurs
des oiseaux. Prix Nobel 1966.
© The Nobel Foundation.
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nombreux animaux. Peyton Rous reçut tardivement en 1966 le prix Nobel de médecine
pour ses travaux montrant un rôle des virus dans la cancérogenèse.
Lenzyme hérétique
Le virus de Rous allait devenir un outil de recherche pour de nombreux laboratoires.
Cest à partir du virus de Rous que fut découverte la transcriptase reverse. Dans les
années 1950, le virologue américain Renato Dulbecco (né en 1914) qui travaillait au
California Institute of Technology (Calthec) à Pasadena (Californie) sintéressa aux virus
oncogènes, tels que le virus du polyome de la souris et le virus SV40 du singe. Il accueillit
dans son laboratoire un jeune étudiant Howard Temin (1934-1994), âgé de 25 ans, qui
préparait son PhD (thèse de sciences) sur une souche de virus du sarcome de Rous (dite
RSV18), sous la direction dun étudiant post-doctorant Harry Rubin. Temin présenta sa
thèse en 1959 puis poursuivit ses travaux sur loncogénèse virale à partir de 1960 à luni-
versité de Madison (Wisconsin).
Dès son arrivée à Madison, Temin saperçut que lactinomycine D, un composé chi-
mique inhibant la réplication des virus à ADN, empêchait aussi la croissance du virus du
sarcome de Rous, ce qui était très surprenant car il sagissait dun virus à ARN. Plutôt
que de jeter ces résultats en les mettant sur le compte dartefacts, Temin fit lhypothèse
que le cycle de multiplication du virus impliquait une étape utilisant lADN, étape alors
sensible à lactinomycine D. En 1964, il proposa un modèle de réplication de ce virus
comprenant une phase pendant laquelle le virus était transformé en ADN et sintégrait
dans les chromosomes de la cellule infectée sous la forme dun «provirus » comme dans
le phénomène de lysogénie des bactéries infectées par des bactériophages. À partir de là,
le virus intégré était transmis aux cellules filles lors de la division cellulaire et pouvait
être produit de façon intermittente par lecture de la copie insérée dans le chromosome
cellulaire. Temin postula dans son modèle quil devait exister une enzyme capable de
transformer lARN en ADN. Ce modèle qui savéra exact impliquait la synthèse dune
molécule dADN à partir dune molécule dARN ! Ceci allait à lencontre du dogme
central de la biologie moléculaire où lARN est synthétisé à partir de lADN puis «tra-
duit » en protéines. En 1970, Temin mit en évidence une enzyme capable dune telle
activité, la transcriptase reverse1du virus du sarcome de Rous. David Baltimore (né en
1938), un virologue spécialiste des polymérases cellulaires et virales travaillant au Salk
Institute de La Jolla (Californie), découvrit indépendamment cette même enzyme sur un
autre rétrovirus, le virus de la leucémie murine de Rauscher. Cette découverte fut
publiée conjointement dans l’édition du journal Nature du 27 juin 1970. Aujourdhui,
on sait que le phénomène de rétro-transcription de lARN (synthèse dADN à partir de
lARN) est universel dans le monde vivant. Par ce mécanisme, les rétrovirus sintègrent
définitivement dans le génome des cellules infectées et peuvent ainsi être transmis à la
descendance de ces cellules. En 1975, Howard Temin et David Baltimore reçurent avec
Renato Dulbecco le prix Nobel de médecine pour leur contribution à la connaissance
des virus oncogènes.
LE COUP DE TONNERRE DU SIDA 133
1. Temin découvrit par la suite que la transcriptase reverse est constituée de deux sous-unités structurales αet βet présente en fait
trois activités enzymatiques, une activité ADN-polymérase synthétisant à partir de lARN viral des molécules hybrides ARN-
ADN, une activité ribonucléase détruisant lARN des hybrides, une activité ADN-polymérase reconnaissant lADN simple brin
(monocaténaire) ainsi libéré et synthétisant de lADN double brin (bicaténaire) ou provirus. Une autre enzyme, une ADN-endo-
nucléase requise pour lintégration du provirus dans le chromosome cellulaire, fut découverte par la suite.
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La transformation maligne des cellules infectées était donc probablement liée à lintégra-
tion des virus dans le génome des cellules, mais le mécanisme moléculaire de la cancéroge-
nèse restait inconnu. Lannée 1976 fut riche de découvertes. À San Francisco, Dominique
Stéhelin, un chercheur français du CNRS, découvrit, en collaboration avec Harold Varmus
et Michael Bishop, le premier gène viral responsable de la transformation de cellules saines
en cellules cancéreuses. Ce gène «v-src »,présent dans le génome du virus du sarcome de
Rous fut appelé «oncogène » du fait de sa capacité de cancériser les cellules dans laquelle
il est exprimé. Cependant, Stéhelin fut extrêmement surpris de découvrir la présence dun
gène très similaire dans le génome des cellules saines de poulet. Les chromosomes des cel-
lules normales de poulet possédaient donc en dehors de toute infection par le virus du sar-
come de Rous des séquences nucléotidiques apparentées à un oncogène viral2. Le premier
«oncogène cellulaire » appelé «c-src » était découvert, ouvrant une voie nouvelle vers la
compréhension des mécanismes dinteractions complexes entre virus et cellules. De fait, on
saperçut rapidement de lexistence de gènes homologues du gène c-src (désignés «proto-
oncogènes ») dans les chromosomes de toutes espèces vivantes, depuis les vers, les mouches
jusquaux mammifères et à lhomme3. En 1989, le prix Nobel de médecine et de physiolo-
gie a récompensé Michael Bishop et Harold Varmus pour leur découverte de «lorigine cel-
lulaire des oncogènes viraux », oubliant Dominique Stéhelin.
UNE HISTOIRE DES MICROBES
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Figure 2. Les découvreurs de la transcriptase reverse des virus oncogènes par Howard Martin Temin
(1934-1994), David Baltimore (né en 1938) et Renato Dulbecco (né en 1914), prix Nobel 1975
(de gauche à droite).
© The Nobel Foundation.
2. Stéhelin, Varmus et Bishop montrèrent que le provirus portant v-src était intégré au voisinage du gène c-src, induisant ainsi lex-
pression de c-src normalement silencieux et par voie de conséquence la transformation maligne des cellules infectées par le virus.
Loncogène viral v-src qui provoquait le cancer aurait donc été emprunté par les rétrovirus au patrimoine génétique des cellules
infectées et aurait ensuite dérivé lors de sa propagation chez les virus.
3. Cette forte conservation dans le monde vivant a une signification : ces oncogènes jouent un rôle essentiel au maintien de la vie
des cellules saines. Ces «proto-oncogènes » sont responsables dimportantes fonctions, notamment le contrôle de la synthèse de fac-
teurs stimulant la croissance, la multiplication et la différentiation cellulaire. Ces gènes essentiels peuvent donc être «dérégulés»
par lintégration dun virus ou par leffet de facteurs physiques (radiations ionisantes) ou chimiques (carcinogènes divers). Le cancer
apparaît quand ces gènes sont trop «actifs » entraînant la multiplication incontrôlée des cellules. La protéine «cancérigène » pro-
venant du gène v-src est peu différente de la protéine normale provenant du gène c-src, mais elle est beaucoup plus active et induit
la rapide apparition de cellules cancéreuses. En 1983, on découvrit les anti-oncogènes, des gènes «suppresseurs » du cancer.
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Les maladies virales d’évolution lente
LE COUP DE TONNERRE DU SIDA 135
Figure 3. J. Michael Bishop (né en 1936) et Harold E. Varmus (né en 1939), prix Nobel 1989,
découvreurs des oncogènes cellulaires avec le Français Dominique Stéhelin.
© The Nobel Foundation.
Figure 4. Lislandais Björn Sigurdsson
(1913-1959), découvreur des maladies
virales d’évolution lente.
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