regarder son propre visage, c`est un sacrilège!…

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L'ACTUALITE LITTERAIRE
CONTE
•
Inédit
Le petit miroir
par
Slimane Chabouni
Il était une fois un pays où les maisons avaient des murs épais, tellement
épais que ni le froid, ni la chaleur ne pouvaient inquiéter les habitants. Ces
murs étaient transparents; le voisin savait tout du voisin. Dans ce pays où
les murs des maisons étaient en verre, il n’y avait point de miroir : le voisin
pouvait voir le voisin mais ne pouvait se voir. Une vieille avait bien essayé
de fabriquer des petits miroirs pour en tirer quelques profits qui la feraient
décemment vivre avec sa fille adoptive, mais personne ne voulut des
miroirs. “Comment! se disaient les habitants du pays, se miroiter, regarder
son propre visage, c’est un sacrilège!"
La vieille et sa fille arrêtèrent la fabrique et s’achetèrent un troupeau de
chèvres. Quand la vieille mourut, la jeune fille hérita des chèvres : on
l’appela Pied-de-Chèvre. On l’appela Pied-de-Chèvre, non parce qu’elle
était agile comme ses bêtes, mais seulement pour la dénigrer. On la
dénigrait parce qu’elle avait gardé un petit miroir où elle aimait se miroiter.
“Une jeune fille qui se mire, se disaient les habitants du pays, attention au
jeune homme qui l’épousera! Elle sera sa ruine, sa malédiction”.
"… regarder son propre visage,
c'est un sacrilège!… "
Dans ce pays, le roi n’avait qu’un seul fils. On l’appela Pied-de-Bouc.
Pied-de-Bouc, parce qu’il avait des chaussures et que personne d’autre n’en
portait; des chaussures que le roi son père avait fait venir d’un pays lointain
pour bien le distinguer des enfants des autres. Pied-de-bouc, bien qu’il eût
des chaussures pour marcher sans craindre pour ses pieds, était tenu
enfermé dans une pièce. Le roi, qui voyait tous ses sujets et qui ne se voyait
pas, était persuadé qu’ils étaient fourbes, malsains, dégénérés, ignorants. Il
tenait à préserver son fils des enfants de ceux dont l’éducation restait à faire.
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Le roi avait chargé une esclave, ramenée du Niger ou du Mali, des soins de
son fils. Une personne que personne ne regardait. Pied-de-Bouc était
malheureux et croyait que son malheur lui venait des sujets de son père. Les
sujets, qui voyaient le roi et qui ne se voyaient pas, étaient persuadés que
leur sire était fourbe, malsain, dégénéré, et qu’il était à l’origine de la
faillite du royaume. L’esclave que personne ne regardait, touchée par le
malheur du jeune garçon, lui glissa un jour dans la main un couteau de
marchand d’esclaves et lui conseilla de faire semblant de se suicider s’il
voulait sortir de sa prison. Pied-de-Bouc porta le couteau à son cou,
l’esclave hurla, le roi trembla, il libéra son fils. `
Ce fut ainsi que Pied-de-Bouc devint un poison pour les enfants du pays.
Il les frappait, il entravait leurs jeux sans raison. Une autre vieille, qui avait
commencé à aimer son mari après sa mort, une vieille qui avait compris que
son mari n’avait pas été la cause de son malheur, une autre personne qui
n’intéressait personne, remarqua la cruauté du jeune prince. Elle lui dit un
jour, après avoir vu pleurer Pied-de-Chèvre qu’il venait de rosser : “Ton
coeur est plein de la haine de l’autre, tu devrais te miroiter un peu!” Piedde-Bouc était fâché. Il soupçonnait la vieille d’avoir utilisé des paroles
blessantes à son égard. Il alla voir le roi et lui demanda :
“C’est quoi la haine de l’autre, père?
— La haine de l’autre, mon fils, c’est le refus de l’autre".
Non satisfait, il demanda à sa mère, puis aux membres de la famille
royale. Il reçut de tous la même réponse : “C’est le refus de l’autre”. Il
retourna voir la vieille qui avait commencé à aimer son mari après sa mort.
“Tu devrais, lui dit-elle, te miroiter, mon fils. Tu devrais te miroiter pour
cesser de croire que l’autre est toujours la source de ton malheur.
— Avec le petit miroir de Pied-de-Chèvre? demanda-t-il, l’air averti.
— Non, reprit la vieille, avec ton miroir, et ton miroir est à aller chercher
dans le désert qui donne soif.”
" … la haine de l'autre,
mon fils,
c'est le refus de l'autre… "
La voix douce de la vieille atténua la méfiance du prince. L’intrigue
provoqua son orgueil, si bien que, contre le gré du roi son père, de la reine
sa mère, de toute la famille royale, Pied-de-Bouc sella son cheval et partit à
la recherche du désert qui donne soif. Il chevaucha la plaine, il chevaucha la
colline, il chevaucha la montagne, jusqu’à l’entrée du désert où lui et sa
monture éprouvèrent déjà une grande soif. Il aperçut un homme bossu. Il
l’interpella de sa voix de prince :
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
“Dépêchez-vous, homme qui portez ventre dans le dos, montrez-moi une
source où je puisse étancher ma soif et celle de ma monture!
— Pour le prince, qui a le front froncé et la langue fourchue, il n’y a
d’eau dans le désert qu’au fond du puits que voilà, pour la boire, il faut
descendre la chercher!"
Pied-de-bouc s’enfonça dans un profond trou noir. Au fond, il trouva une
eau éblouissante et calme. Lorsqu’il se pencha pour en boire, il vit son front
froncé. Il arrêta son mouvement, cracha et hurla. Un prince n’a pas le front
froncé! l’eau fit ffffffffff, disparut, comme aspirée par une bouche invisible.
Il remonta du puits, plein de colère. Il chercha le bossu, mais plus de bossu.
il reprit sa monture et continua dans le désert. Il portait de temps en temps
sa main à son front pour sentir s’il était vraiment froncé. Il oublia sa colère
et la soif revint. Il aperçut un autre homme, en tout semblable au premier,
sauf qu’il avait la bosse à la place du ventre. Il l’interpella de sa voix de
prince :
“Dépêchez-vous, homme qui portez bosse dans le ventre, montrez-moi
une source où je puisse étancher ma soif et celle de ma monture!
— Pour le prince, qui a les yeux qui crachent le feu et la langue fourchue,
il n’y a d’eau dans le désert qu’au fond du puits que voilà! Pour la boire, il
faut descendre la chercher!"
Pied-de-bouc s’enfonça dans un profond trou noir. Au fond, il trouva une
eau éblouissante et bouillonnante. Lorsqu’il se pencha pour en boire, il vit la
flamme rouge qui brûlait dans ses yeux. Il arrêta son mouvement, cracha et
hurla. Un prince n’a pas les yeux qui brûlent! L’eau fit ffffffffff et disparut
comme aspirée par une bouche invisible. Il remonta du puits plein de colère.
Il chercha le ventru. Il reprit sa monture et continua dans le désert. Il frottait
de temps en temps ses yeux pour sentir s’ils brûlaient vraiment. Il oublia sa
colère et la soif revint. Il aperçut un autre homme, un petit homme pas plus
haut que la jambe de sa monture. Il interpella de sa voix de prince :
“Dépêchez-vous, demi-mesure, montrez-moi une source où je puisse
étancher ma soif et celle de ma monture.
— Pour le prince, qui a la bouche grimaçante et la langue fourchue, il n’y
a d’eau dans le désert qu’au fond du puits que voilà. Pour la boire, il faut
descendre la chercher."
"… Je peux avoir un miroir?… "
Pied-de-Bouc s’enfonça dans un profond trou noir. Au fond, il trouva une
eau éblouissante et houleuse. Lorsqu’il se pencha pour en boire, il vit sa
bouche grimaçante. Il arrêta son mouvement, cracha et hurla. Un prince n’a
pas la bouche grinçante. L’eau fit ffffffffff et disparut, comme aspirée par
une bouche invisible. Il remonta du puits, plein de colère. Il chercha le
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
demi-mesure, mais plus de demi-mesure. Il reprit sa monture et continua
dans le désert. Il passait de temps en temps sa main sur sa bouche pour
sentir si elle grimaçait vraiment. Mais, cette fois-ci, il n’alla pas très loin.
La soif et fatigue le terrassèrent. Il tomba sans connaissance au pied de sa
monture. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il se retrouva entouré du bossu, du
ventru, de demi-mesure et de bien d’autres encore. Ils avaient le regard
bienveillant. Il demanda d’une voix frêle : “Je peux avoir de l’eau, et pour
mon cheval aussi?” Il demanda encore, en rougissant : “Je peux avoir un
miroir?” Là tout le monde rit et ils dirent :
”Vous êtes beau! Vous êtes beau, jeune homme!
— Vous êtes sûrs que je n’ai pas le front froncé, les yeux qui crachent le
feu, la bouche grimaçante?
— Ce sont des choses que l’on perd, jeune homme, lorsque l’on cherche à
se miroiter.” Pied-de-Bouc sourit et tout son visage s’éclaira. Sur le chemin
du retour, il acheta autant de petits miroirs qu’il pouvait. Des petits miroirs
de toutes les formes et de toutes les couleurs. En arrivant dans son pays, il
alla tout droit les offrir à Pied-de-Chèvre. La jeune fille proposa à la vieille
qui avait commencé à aimer son mari après sa mort de reprendre avec elle
la fabrique de miroirs de sa mère adoptive. Le prince, de son côté,
convainquit le roi son père de peindre l’extérieur des maisons. Ainsi, de
l’intérieur, les murs se transformèrent en miroirs. Plus tard, il se fit
construire le premier château tout en pierres. Pied-de-Chèvre et la vieille qui
avait commencé à aimer son mari après sa mort lui offrirent plein de petits
miroirs. Mais il ne faut pas croire que tous les habitants du pays se mirent à
se miroiter. Certains sans tarder peignirent les murs de l’intérieur, d’autres
les lavèrent de l’extérieur, il y eut même ceux qui quittèrent le pays…
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