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Les voilà au banc de la société, quatre paumés, nous dit-on, garés dans une gare désaffectée, qui n’ont
pour seule distraction que les passages d’un train qui ne s’arrête jamais. La pause pourrait paraître
insignifiante, après tout les arbres aussi regardent les trains qui passent mais il s’agit d’humains tout de
même, d’êtres toujours allumés d’espoir, de désirs, de rêves… Cette énergie-là qui la leur enlèverait ?
Quoi, vous nous n’auriez plus le droit de dire que vous existez parce que vous ne faites plus partie de la
société, que vous avez largué les amarres ou que vous avez été éjectés ?
La considération est douloureuse pour l’auteur Bulgare d’
Orchestre Titanic
, H. Boytchev, qui sonde le
phénomène du flux migratoire, à travers l’histoire de quatre individus, dans la misère, assaillis par la
grande illusion, celle d’un autre monde plus bienveillant qui s’appellerait l’Europe.
Il s’agit d’une réponse métaphorique, philosophique à une angoisse existentielle tétanisante, celle de
s’éprouver de l’autre côté du mur, celui des réprouvés, des bannis, des pauvres, des abandonnés.
L’impression est désastreuse, c’est une claque ! Imaginez-vous dans la peau de ces quatre auto-stoppeurs
avec leurs valises sur le bord de l’autoroute, dans le froid, qui attendent en vain qu’un automobiliste
s’arrête ! Combien de temps devront-ils attendre ? Et vous qui êtes passé devant eux sans vous arrêter
et repassez sur le chemin, pourrez-vous constater avec soulagement qu’ils ont disparu ?
Magique le temps ! Tout passe même une vision terrifiante. Les quatre énergumènes qui plongent dans
la grande illusion ont tout de même un avantage sur ceux qui se plaignent de ne jamais s’arrêter, celle
de faire la pause, d’ouvrir un autre clignotant temporel, celui du rêve.
Les quatre zigotos, un ancien cheminot, un chef sans orchestre, sa copine, et un ex-montreur d’ours,
n’ont pas d’autre choix que d’imaginer que le train va stationner, parce qu’il ne cesse de donner des
signes de vie en déversant des déchets, des bouteilles vides. Un jour, c’est un homme qui passe par la
fenêtre du train. Il est inconnu et focalise bien des fantasmes, tel un être imaginaire, un magicien, une
sorte de gourou fantasque qui va distraire les quatre personnages en devenant le support de leurs rêves.
La vie serait-elle une illusion ? Nombre de philosophes se sont penchés sur la question. Illusion fatale,
nous dit l’auteur. Mais le chant du cygne de Doko, le montreur d’ours, qui se retrouve tout seul, est
empreint d’une telle humanité qu’il est possible de croire qu’il n’a pas rêvé, qu’il était bien là avec les
autres, que leur rêve était collectif.
La mise en scène dépouillée de Philippe Lanton laisse libre cours à l’imagination du public, c’est aux
personnages d’instruire l’illusion puisque chacun porte déjà son histoire sur le visage. Le corps est mis
en avant, sa chair, vulnérable, comique, ubuesque. Ce ne sont pas que des quilles ou que des bouteilles
vides mais des gens qui ont vécu, qui ont aimé, joui, souffert et qui résistent malgré tout.
Les interprètes ont vraiment l’étoffe de leurs personnages, et l’illusion théâtrale fonctionne tendrement,
sûrement, elle nous émeut parce qu’elle nous gratifie aussi d’un sentiment d’enfance, de merveilleux ;
comme dans la petite marchande d’allumettes d’Andersen, elle nous fait craquer.
Évelyne Trân
08 janvier 2017