Initiation

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Initiation
à la sociologie
Pour Comprendre
Collection dirigée par lean-Paul
Chagnollaud
L'objectif de cette collection Pour Comprendre est de présenter en
un nombre restreint de pages (176 à 192 pages) une question
contemporaine qui relève des différents domaines de la vie sociale.
L'idée étant de donner une synthèse du sujet tout en offrant au
lecteur les moyens d'aller plus loin, notamment par une bibliographie
sélectionnée.
Cette collection est dirigée par un comité éditorial composé de
professeurs d'université de différentes disciplines. Ils ont pour tâche
de choisir les thèmes qui feront l'objet de ces publications et de
solliciter les spécialistes susceptibles, dans un langage simple et clair,
de faire des synthèses.
Le comité éditorial est composé de: Maguy Albet, Jean-Paul
Chagnollaud, Dominique Château, Jacques Fontanel, Gérard Marcou,
Pierre Muller, Bruno Péquinot, Denis Rolland.
Dernières parutions
Jean BARDY, La philosophie dans les pas de Socrate, 2008.
Jean-Claude VAN DUYSEN et Stéphanie JUMEL, Le
développement durable, 2008.
Olivier ABITEBOUL, Comprendre les textes philosophiques.
Concepts en contexte, 2008.
André COLLET, France - Amérique,. Deux siècles d'histoire
partagée,. XVIr - XVIIr siècle, 2007.
Lorraine et Sébastien TOURNYOL du CLOS, La délinquance
des jeunes, 2007.
Claude MEYER, Une histoire des représentations mentales,
2007.
Claire CODRA TIER, Christian MIQUEL, Les études
qualitatives: théorie, applications, méthodologie, pratique,
2007.
Christian MIQUEL, La pensée du rien, 2006.
Martine QUINIO BENAMO, Probabilités et statistique
aujourd 'hui, 2005.
François-Nicolas AGEL, Le monde des marchés, 2005.
Madjid BENCHIKH, Algérie: un système politique militarisé,
2003.
Aziz Jettab
Initiation
à la sociologie
L'Harmattan
Du même
auteur
Le travail d'insertion en mission locale, Paris, L'Harmattan,
1997.
Scolarité et rapport aux savoirs en lycée professionnel,
Paris, PUF, 2001.
L'école en France. La sociologie de ['éducation entre hier et aujourd'hui,
Paris,
L'Harmattan, 2004.
Débuter dans l'enseignement
secondaire. Quel rapport aux savoirs chez les
professeurs stagiaires? Paris, L'Harmattan, 2006.
@ L'HARMATTAN,
2008
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.Iibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-05543-8
EAN : 9782296055438
Introduction
Il est difficile de faire une synthèse de la théorie sociologique,
et plus encore, de définir la sociologie et ses objets tant l'ampleur des
domaines couverts et la diversité des « écoles» ou des courants de
pensée sont monumentales. On devrait parler de théories sociologiques
au pluriel. Pourtant, il s'agit d'une discipline récente ne datant que de
la seconde moitié du XIXesiècle. La chronologie du développement et
de l'institutionnalisation de la sociologie révèle sa forte inscription
dans des débats intellectuels et idéologiques nationaux. Ainsi, on ne
peut, par exemple, restituer pleinement la genèse de la sociologie
durkheimienne sans penser ses rapports avec les débats entourant la
laYcité, la contractualisation des rapports sociaux et la place devant
être échue à la morale et à la République dans la formation politique
des citoyens. De même, si l'école française de sociologie- associée à
son père fondateur qu'est EmileDurkheim- est bien l'héritière de la
philosophie positive, privilégiant l' explication par l'analyse causale des
faits sociaux, l'approche compréhensive de Max Weber, en accordant
plus d'importance à l'interprétation des faits et des comportements,
exprime le poids de la tradition philosophique allemande, soucieuse de
penser les rapports étroits entre l'éthique, la morale et les manières
dont l'homme les incarne dans ses conduites.
La sociologie occupe une place centrale dans le champ des
sciences sociales. Mais comme toute discipline scientifique, elle est en
constants débats, à la fois internes et externes, et ce, parce qu'elle est
directement
aux prises avec le quotidien (dans son acception
empirique) et reste soumise à des controverses intellectuelles car elle
ne « parle» pas d'une seule voix. On pourrait reprendre l'idée de Neil
Smelser affirmant que «la théorie sociologique est effectivement
protéiforme, fragmentée et polémique» 1*. Mais il existe aussi une
difficulté et non des moindres, rencontrée par la sociologie, c'est de
définir la notion de
«
société ». Puisqu'il s'agit de son objet premier
- en dépit des courants de pensée et de leurs choix théoriques -, elle
se doit donc de définir ce qui est entendu par le terme de société. Or il
*
Afinde ne pas alourdir le texte, les notes sont regroupées à la fin de l'ouvrage.
7
est devenu plus que hasardeux de préciser ce qui est entendu
«
par
société », d'autant plus que le monde actuel, marqué par la rupture
de l'unité du sociaF et par des décalages3 entre les expériences
individuelles et les structures ou systèmes sociaux4, confère à l'unité
supposée du collectif
quelque chose d'improbable.
Aussi, et de
manière assez conventionnelle,
on s'accorde à dire que la sociologie
étudie les phénomènes sociaux dans ce qu'ils peuvent avoir de
collectif5.
La constitution
de la sociologie sera fortement
marquée
par le souci de penser, de construire et de caractériser son objet. La
sociologie s'imposera comme discipline scientifique
à partir du
moment où elle identifiera son domaine et ses options théoriques.
Pourtant, l'identification
de son objet ne suffira pas pour lui donner
une « reconnaissance» ou légitimité indiscutable, dans la mesure où
l'objet en question ne fait pas l'unanimité parmi les sociologues. « Dès
sa naissance, la sociologie va s'engager dans un incessant mouvement
de construction et de déconstruction de son objet. A l'objectivisme
durkheimien et à ses diverses variantes s'opposera un subjectivisme
dont l'idée centrale est qu'il n'y a pas d'activité
sociale sans
intentionnalité;
un comportement ne se réfère pas seulement à des
normes ou à des modèles culturels, mais renvoie d'abord au sens
subjectif que lui donne l'acteur », (Berthelot, 1992. op. eit. p. 13).
Penser la société est d'emblée problématique dans la mesure
où les faits sociaux ne sont pas indépendants de celui qui les pense.
Autrement dit, les conditions d'une objectivation
ne sont pas les
mêmes entre les sciences de la nature et la sociologie, le sociologue
étant un être social porteur de catégories de jugement et d'une vision
du monde qui risquent de transfigurer les interprétations qu'il avance.
(' est pour éviter cet écueil que Durkheim fera de l' objectivation des
phénomènes sociaux une préoccupation majeure et bien des préceptes
qu'il avancera incarneront largement le nouvel
«
esprit scientifique
»6.
Pourtant, la proximité existentielle et sociale entre le sociologue et la
société qu'il étudie est aussi posée comme un atout et elle participe du
travail de légitimation
de la sociologie. ('est en ce sens que la
sociologie allemande du XIXesiècle distinguera les sciences de la nature
(sciences explicatives ou expérimentales) et les sciences de l'esprit et
de la culture (sciences compréhensives ou interprétatives).
Mais si la
sociologie est compréhensive, ne risque-t-elle pas de devenir plurielle
et par conséquent, s'exposer aisément à la critique positiviste qui,
elle, considère qu'il ne peut y avoir qu'une seule démarche
scientifique ou du moins, une méthodologie objective assurant l'unicité
de l'objet et de la méthode?
8
Robert
Nisbet observe à juste titre que «Toute tradition
intellectuelle s'organise autour d'un noyau d'idées centrales grâce
auxquelles elle se perpétue de génération en génération tout en se
distinguant de toutes les autres disciplines consacrées à l'étude de
l'homme, qu'elles soient humanistes ou scientifiques »7. Les
sociologues classiques - entendons par ce terme les fondateurs de la
sociologie au XIXesiècle - ont donné de la société moderne une
représentation relativement « cohérente» au sens où il s'agissait d'un
corps social constitué, susceptible d'être appréhendé dans sa totalité,
les phénomènes sociaux abordés n'étant alors que l'expression
particulière des tendances générales affectant les institutions. Par la
suite, la sociologie va éclater en une multitude de sociologies
spécialisées, et avec elles, c'est le domaine même de la discipline qui
s'en trouvera changé. Ainsi, quoi de commun entre l'analyse
durkheimienne de la différenciation sociale affectant les sociétés
modernes et les études de Goffman traitant des interactions
microsociologiques
qu'il qualifiera
de« secondaires»
pour le
sociologue mais de néanmoins fondamentales pour la connaissance
sociologique -, si ce n'est qu'il s'agit de deux manières de penser le
social avec des implications théoriques différentes? Georges Gurvitch
observait ainsi que la sociologie en abordant des phénomènes
«
pluridimensionnels
»,
paliers en profondeur»,
et répartis en «étagements,
en couches, en
se structure désormais en plusieurs méthodes
systématisante et analytique»,
«individualisante ou plutôt
singularisante » et «quantitative et discontinuiste ») et aborde trois
types de phénomènes sociaux (<< micro-sociologiques»,
« groupements
(<<
particuliers»
et « classes sociales ou sociétés globales»)8.
La sociologie va donc connal'tre un essor à la fois scientifique et
académique.
La généralisation
de son enseignement
dans les
universités s'effectue
en même temps qu'émergent
de nouveaux
questionnements,
de nouveaux courants et de théories originales.
Cette discipline va se segmenter surtout lors de la seconde moitié du
xxe siècle, avec des effets de mode quant aux références théoriques
selon les pays et les continents. Ainsi, quand le paradigme marxien - et
ses différentes variantes - décline en Europe, il retrouve une certaine
vigueur chez des sociologues Américains; tandis que le cantonnement
des approches interactionnistes et microsociologiques dans certaines
universités américaines contraste avec l'écho que ces approches
rencontrent
en Europe. Si les théories sociologiques portent la
marque des influences nationales sur les options épistémologiques
-
et sans doute sur le choix des objets problématisés
également
redevables
aux débats transnationaux,
9
-,
elles sont
bien qu'ils restent
essentiellement limités aux pays développés. Une proximité entre les
objets travaillés - comme par exemple dans le domaine du travail, de
la famille, de l'éducation - a favorisé la constitution d'échanges
scientifiques internationaux. De fait, «Les scènes internationales
globales - qui se donnent à voir par exemple dans les revues de
l'Association internationale de sociologie - interviennent comme des
lieux d'échange sélectif et de constitution d'orientations et de
thématiques particulières communes. Elles ne se substituent pas aux
scènes nationales ou internationales partielles, mais interfèrent avec
elles» 9 .
Cet ouvrage traite des précurseurs et des fondateurs classiques
de la sociologie ainsi que des auteurs contemporains. Il vise à
introduire à une discipline en en montrant la genèse des idées et leur
articulation avec des faits sociaux. Ce faisant, le pari de cet écrit est
de faire en sorte que les idées sociologiques soient accessibles, tout en
invitant le lecteur à approfondir les différentes thèses via des renvois
bibliographiques.
L'ouvrage fait le point, dans une première partie, sur les
raisons historiques ayant contribué à la naissance de la sociologie,
telles le déclin des institutions traditionnelles, et le souci qui s'en
est suivi à savoir penser la «totalité» de la société et mettre en
œuvre une démarche scientifique. Ces changements ne datent pas
seulement du XIXesiècle mais puisent largement dans les débats
engagés au siècle des Lumières et de la Révolution. Aussi, nous
traiterons des précurseurs de la sociologie, c'est-à-dire des auteurs qui
ont pensé le social en délimitant sa « nature»
et en formulant des
hypothèses, sans pour autant faire œuvre d'enquête sociologique à
proprement parler. Il s'agit davantage de thèses philosophiques sur la
société mais qui, par l'originalité des questionnements, ont ouvert la
voie à la constitution de la sociologiecomme discipline. Par définition
sélective, cette partie se focalise sur trois auteurs que sont
Montesquieu, Auguste Comte et Alexis de Tocqueville. Il va de soi que
c'est là une démarche restrictive puisqu'une pensée n'est jamais
indépendante ni de son contexte social et politique, ni de l'histoire
épistémologique
10.
Dans une seconde partie, nous nous attacherons à présenter les
fondateurs de la démarche sociologique - et pas seulement de la
sociologie - c'est-à-dire les auteurs classiques qui ont entrepris ce qui
distinguera cette discipline de la philosophie à savoir des enquêtes
empiriques, ou s'appuyant sur un corpus issu d'investigations de
terrain. Emile Durkheim, MaxWeber et Karl Marx incarnent sans doute
la constitution de la sociologie comme science du social. La
présentation de leur contribution à la naissance de cette discipline
10
permettra
de situer la spécificité de leurs analyses « totalisantes»
sur
le social, de voir ce qui les distingue et de saisir, par la suite, les
prolongements qu'ont connus ces thèses, notamment au xxe siècle.
Le tournant qui va du XIXeau XIXesiècle sera celui du
foisonnement de la sociologie en tant que science plurielle du social.
Cette pluralité doit à des auteurs qui ont prolongé le projet des
fondateurs ou institué de nouvelles manières de penser la société et la
façon dont elle se constitue ou se construit au quotidien. Quatre
auteurs paraissent incarner ce moment de transition d'une sociologie
classique vers une sociologie nouvelle, plus ouverte sur le terrain et
davantage engagée dans un travail de réflexion, sur fond de recueil de
nouvelles données empiriques. Il s'agit de Georg Simmel, de Marcel
Mauss, de Maurice Halbwachs et de George Herbert Mead. L'apport de
ces auteurs, que nous développerons dans une troisième partie, servira
de jonction pour présenter
les écoles de pensées contemporaines,
notamment au sein de la sociologie américaine et française. Une
conclusion proposera une réflexion sur la sociologie aujourd'hui, et
plus particulièrement sur le retour en force de l'individu comme objet
permettant de penser « autrement» le processus de socialisation au
sein de différents contextes sociaux.
Il
Partie I
Des réflexions philosophiques
d'une sociologie
au projet
Chapitre 1
La constitution de la sociologie comme
science de la société
On peut
manières
d'établir
suivre
Robert
l'histoire
Nisbet
lorsqu'il
de la pensée:
précise
«
qu'il
La première,
existe
deux
et la plus
ancienne aussi, consiste à commencer
par la présentation
des penseurs
dont les écrits alimentent
l'histoire
de la pensée [n.] Une seconde
approche
consiste à s'intéresser
non aux hommes,
mais aux systèmes,
aux écoles,
aux doctrines.
Non aux Bentham
et aux Mills, mais à
l'utilitarisme;
non aux Hegel et aux Bradley mais à l'idéalisme;
non
aux Marx et aux Proudhon mais au socialisme»
(Nisbet, op . cit. 2000,
p. 15). Pour Nisbet, cinq idées élémentaires
spécifient
les domaines (ou
objets) de la sociologie
(par rapport
aux autres sciences sociales) : il
s'agit de la communauté,
de l'autorité,
du statut,
du sacré et de
l'aliénation.
On peut dire que la sociologie
est l'héritière
d'une histoire
sociale dans laquelle une forte tension entre le collectif
et l'individuel
a généré des débats et des controverses,
notamment
autour d'une
possible émancipation
de l'individu
par rapport au poids de la tradition
mais aussi de son inscription
dans un nouvel ordre socioéconomique
marqué
par l'essor
du libéralisme.
Les Révolutions
industrielle
et
démocratique
ont précipité
le discours et la réflexion
sur le devenir des
sociétés
modernes.
Mais la sociologie
naissante,
bien que largement
inspirée
par les théories
du contrat
social et par la philosophie
des
Lumières,
sera marquée,
notamment
en France,
par le souci de
penser le « changement»
ou le « progrès»
dans son rapport
avec le
maintien
d'un «ordre
social ». Nisbet y voit la manifestation
d'un
conservatisme,
à l'image
de l'admiration
que Comte
et Le Play
vouaient
à la structure
de la société
médiévale.
Quant à Durkheim,
«c'est
sur le modèle
des corporations
médiévales
qu' [il] propose
d'instituer
ses fameuses associations
intermédiaires
de métiers,
tout en
ayant soin, bien entendu,
de préciser
ce qui différencierait
les deux
types d'institutions
cela pour répondre
aux critiques
fréquemment
exprimées
à son encontre,
et selon lesquelles
sa science des sociétés
15
serait fondée sur des valeurs comme le corporatisme, l'organicisme et
le réalisme métaphysique» (Nisbet, op.cit. 2000, p. 30).
L'ambiguYté de la sociologie provient du fait que ses objets
étudiés mais aussi ses concepts entretiennent une relation directe avec
des faits moraux. Parler de «solidarité », d'« inégalités» ou
d'« anomie» évoque immédiatement des valeurs sociales qui peuvent
laisser sous-entendre qu'il s'agit de jugement de valeurs. Le travail des
sociologues relève d'un art, d'une « imagination sociologique» (Mills,
1967). La démarche scientifique n'empêche pas le travail intuitif, et
les postulats les plus scientifiques n'échappent pas, pour paraphraser
Weber, à un travail compréhensif.
1. Une science née des révolutions politique et industrielle et du
souci de « quantifier» le social
La sociologie est née du déclin des institutions traditionnelles
au premier rang desquelles on trouve le système politique, les liens de
parenté, la religion et la communauté locale. Suite à la Révolution
française, une nouvelle classe politique va remplacer les trois ordres de
l'Ancien Régime qu'étaient la Noblesse, le Clergé et le Tiers Etat, ce
qui affecte du même coup les liens historiques entre le pouvoir, la
richesse et le statut, trois éléments que Max Weber posera au
fondement
des classes sociales. C'est ainsi que de nouvelles
conceptions de la société voient le jour, sur fond de tensions entre
pouvoir politique - lors des révolutions de 1830 et de 1848 - et
mouvements contestataires.
Ces changements politiques rapides et
contradictoires1 n'ont pas manqué de générer des idéologies, étirées
entre esprit révolutionnaire, volonté de réforme et conservatisme, ce
qui explique la sensibilité au socialisme chez les précurseurs et
fondateurs de la sociologie. Entre l'appel nostalgique à un retour à
l'Ancien Régime2 et la défense d'une société plus égalitaire et plus
juste, les sociologues classiques tenteront de trouver des explications à
la crise que traversait l'Europe.
Mais à côté de la Révolution politique, la révolution industrielle
- en France mais aussi, et bien avant, en Angleterre - va également
engendrer de nouvelles interrogations, avec notamment
l'essor du
prolétariat dans les villes et avec lui, les questions relatives à l'ordre
et au contrôle de ses débordements. Car l'industrialisation ne
conduit pas seulement à la création de nouvelles configurations
démographiques et techniques. Elle a également des conséquences sur
le rapport des hommes au travail: la déqualification du savoir
professionnel de l'artisan, la parcellisation des activités sous l'effet de
16
la division du travail, la forte dépendance des ouvriers à l'égard des
employeurs, notamment au niveau du salaire, précipitent la misère
économique et sociale de nombreuses familles ouvrières. Les
mouvements socialistes et philanthropiques ne pouvaient qu'être
frappés par les conséquences désastreuses et cruelles d'une
industrialisation ne profitant pas au plus grand nombre. ('est ainsi que
les pouvoirs politiques mais aussi des libéraux, soucieux de maintenir
un ordre social, ont entrepris d'instituer des loissociales. La « question
sociale» devenait aussi bien politique qu'économique.
L'idée de société n'est pas propre au discours sociologique
puisqu'elle est aussi ancienne que les débats philosophiques autour de
la nature, de l'homme, de l'histoire, etc. Maisc'est néanmoins après la
Révolution française de 1789, elle-même héritière de l'esprit des
Lumières, que les conditions sociales et institutionnelles d'une
réflexion sociologique allaient être réunies. Mais il faut souligner
que cette réflexion est doublement liée aux transformations
industrielles, économiqueset politiquesque connalt le XIXe siècle, ainsi
qu'aux débats et controverses idéologiques, entre grosso modo, les
défenseurs des idées issues de la Révolution, et les réactionnaires tels
J. de Maistre ou Louis de Bonald, qui n'y voient que nihilisme et
décadence. La rupture annoncée avec l'Ancien Régime, avec les
privilèges et les ordres, n'est pas reçue avec un optimisme
inconditionnel, car elle suscite de nouvelles questions, à commencer
par les modalités rendant possible la vie en société ou en communauté.
Ainsi, un penseur aussi attaché à la démocratie et à la liberté tel que
Alexis de Tocqueville, émet des réserves sur les conséquences
sociopolitiques de la Révolution, notamment sur le plan du centralisme
et d'un nouveau pouvoir tutélaire (cf. L'Ancien Régime et la
Révolution, 1856).
Les mutations sociopolitiques et économiques seront traitées en
termes de transformation des conditions de vie humaines, mais aussi
d'évolution dans les rapports entre l'homme et la nature. Si les
théories du contrat social et du droit naturel supplanteront les tenants
d'un doit divin, elles contribueront à une prise de conscience du
caractère non déterminé ou préétabli de la vie en société. Produits
d'une dynamique historique, les phénomènes sociaux prolongent à leur
manière les phénomènes naturels. ('est en ce sens que l'on saisit la
place que des auteurs tels que Marx et Engels, et surtout Spencer et
Durkheim accordent aux sciences de la nature pour expliquer, par
analogie, l'évolution des sociétés modernes.
A l'origine, ce sont des philosophes et des juristes qui
assureront un enseignement de sciences sociales. (' est au tournant du
17
XIXe
siècle que s'institutionnalisa
l'enseignement
de la sociologie. Ce
fut le cas avec Durkheim qui assura le premier enseignement de
sciences sociales à l'université de Bordeaux en 1887, tandis qu'aux
Etats-Unis, Albion Small crée en 1892 la première section de sociologie
à l'université de Chicago. Cette institutionnalisation allait de pair avec
l'expansion de l'audience de la sociologie via la création de revues
spécialisées et l'essor de débats dans des associations ou sociétés de
sociologie (Berthelot, 1992). Mais la visibilité et l'autorité scientifique
de la sociologie ne seront effectives qu'à partir du moment où elle
proposera une méthodologie spécifique. Comment dire le social et le
rendre visible si l'on ne met pas en place des outils de mesure ou de
quantification valides? Le souci de penser et de décrire empiriquement
la société va s'appuyer sur les acquis des enquêtes de « statistique
morale» que les administrations et les sociétés savantes ont engagées,
vers le milieu du XIXesiècle, pour mieux cerner les effets liés à
l'industrialisation (émergence de la classe ouvrière, de la « question
sociale» liée aux conditions de travail et de vie, délinquance,
alcoolisme, urbanisme...) mais aussi, dans le souci d'assurer un contrôle
social. Quételet, passionné par les statistiques, entreprit à partir de
1827, de mesurer des faits sociaux, tels que le niveau d'instruction, la
population carcérale, les prix sur le marché ou encore sur la statistique
criminelle. «La naissance de la statistique et de la sociologie
criminelle est riche d'enseignements. Elle se situe au carrefour d'une
conjoncture économique et sociale et d'une conjoncture scientifique.
Que "la science de l'homme" ait commencé par être une "science du
crime" est exemplaire à la fois des mutations urbaines et des
psychologies sociales qui valorisent la propriété, l'ordre et la
continence sexuelle. Elle est née d'une fascination du crime, désordre
dans une société rationnelle de production »3. L'enquête menée par
Villermé (Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés
dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840) fut un
exemple du genre, puisqu'il y dresse un tableau assez précis des
conditions de travail et de vie des ouvriers. De même, l'enquête menée
en 1855 par Frédéric Le Play (1806-1882) (cf. Les ouvriers européens)
ouvrait la sociologie sur l'enquête de terrain, où les interlocuteurs
étaient aussi considérés à partir de leur histoire familiale et de leur
environnement. Ces enquêtes ne sont donc pas indépendantes d'un
projet de réforme sociale, comme l'énonce Le Play en écrivant: « J'ai
vu naltre en 1827, à l'époque où je quittais l'Ecole polytechnique, les
souffrances sociales qui ont pris aujourd'hui
un caractère
si
dangereux; et comme mes condisciples les plus éminents, j'ai tout
d'abord songé au moyen d'y porter remède» 4.
18
La fondation de la sociologie comme science ne peut être
réduite aux seules révolutions politique et industrielle. Elle est aussi
redevable à un mouvement général de pensée qui consacre la science
comme seul moyen permettant de comprendre rationnellement la
réalité. Les progrès de la chimie, de la biologie, de la médecine
(notamment la médecine expérimentale avec Claude Bernard) et de
manière plus générale, des sciences de la nature (avec Darwin dont les
idées évolutionnistes influenceront les thèses du sociologue Spencer et
de Durkheim) ont servi de modèle et de paradigme pour la légitimation
d'une science du social qui revendique à son tour une rigueur théorique
et méthodologique.
C'est donc bien parce que la sociologie est susceptible
d'éclairer sur des problèmes contemporains qu'elle a bénéficié d'une
reconnaissance lente mais effective, tant au plan intellectuel
qu'institutionnel puisque son enseignement s'est généralisé au sein des
universités.
2. La volonté de penser l'unité du social
La naissance de la sociologie en tant que discipline autonome
impliquait de spécifier son domaine et son objet, mais aussi d'en
souligner d'une certaine manière « l'unité ». La société, posée comme
un tout, devait être considérée comme une entité que l'on pouvait
aborder dans son ensemble, «classes»,
«institutions»,
«groupes
sociaux », autant d'éléments
susceptibles de renseigner sur la
« nature» du social et de sa dynamique. C'est en ce sens que l'on
comprend l'attachement d'Emile Durkheim à fonder une sociologie qui
traite des faits sociaux comme réalité indépendante des individus, le
souci de Max Weber de penser la spécificité du capitalisme en
Occident, eu égard à l'éthique protestante ou encore la préoccupation
de Karl Marx d'étudier le changement
social à partir des rapports
sociaux de production posés comme déterminant l'idéologie et la
conscience. Cependant, la pensée sociologique est marquée, dès
l'origine, par le poids de la tradition intellectuelle dont procèdent les
options théoriques choisies. En France, Emile Durkheim, sensible aux
thèses de Saint-Simon sur le socialisme, et au positivisme d'Auguste
Comte, entreprend de fonder une science du social qui soit à la fois
objective et « utile» moralement. La sociologie durkheimienne porte
l'influence des sciences expérimentales, de la biologie notamment qui
lui fournit une assise épistémologique pour penser le lien entre la
différenciation sociale et l'unité « organique» qui s'institue entre les
individus. En ce sens, en tant que science du collectif, la sociologie
19
peut prétendre à déterminer les lois explicatives de la société comme
un tout, puisque celle-ci est une synthèse originale irréductible à ses
parties. Mais c'est aussi en rompant avec la prédominance d'une
philosophie sociale et métaphysique que le durkheimisme s'est
affirmé. La scientificité de la sociologie doit être première, et
l'expérimentation sur fond de comparatisme doit garantir son
objectivité.
Face au courant positiviste influent en France, on trouve le
courant interprétatif en Allemagne, incarné notamment par la
sociologie compréhensive de MaxWeber. Si les deux courants partagent
le souci bien qu'à un degré variable - de penser la totalité de la
société et son changement, le second cherche surtout à établir
« l'individu historique»
qualifiant des relations religieuses, morales,
politiques et économiques. Ce n'est pas la recherche de lois qui
préoccupe la sociologie wébérienne mais plutôt l'élaboration d'une
synthèse provisoire relative à un phénomène, en attendant que le
progrès de la recherche permette de proposer de nouveaux postulats.
La société n'est pas seulement affaire de contraintes extérieures
s'imposant aux individus. Elle est aussi « intériorité» en ce qu'elle
existe à partir des activités individuelles et du type de rationalité qui
les anime.
A l'origine donc, la sociologie présentait une vision cohérente
du
«
tout social» - qu'il soit pensé en terme de «fait social» ou
d'activité sociale -, sans doute parce que le projet de fonder une
discipline nouvelle rencontrait, en dépit des mutations sociales, une
certaine stabilité autorisant à isoler un phénomène pour en faire un
élément déterminant
ou influençant le changement.
La donne
deviendra tout autre avec le déclin plus prononcé des modes de
régulation traditionnels et l'avènement d'une société de plus en plus
urbaine, de plus en plus rationnelle comme en témoignera le
développement du taylorisme, de la bureaucratie et de la «forme
scolaire »5. Au XIXe siècle, c'est la notion même de «société» qui
deviendra problématique à définir et ce ne sont pas les catégories
conceptuelles comme les «classes », le «mouvement ouvrier» ou
encore « le genre» qui parviendront à en donner une image unifiée. La
sociologie, enrichie par de nombreuses recherches de terrain et de
nouveaux paradigmes6, va devenir une sorte de mosaYque dont la
diversité des orientations théoriques traduit tout autant la multiplicité
des champs étudiés que l'éclatement de la société en une myriades de
contextes, d'institutions et d'expériences. La volonté de penser l'unité
du social n'est peut-être que la variante « scientifique»
du souci de
régénérer du lien social que la société «traditionnelle» semblait
assurer de manière communautaire. «Toute sociologie peut donc
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s'analyser à la fois comme l'effort intellectuel visant à unir ce qui se
sépare, à doter d'une unité ce qui se fragmente, et comme la
conscience malheureuse de l'impossibilité pratique d'y parvenir [...] La
sociologie conçoit toute la modernité comme une phase interminable
de transition et permet de rendre compte du présent contre le passé,
du changement contre la tradition, et, comme l'a si bien perçu Harold
Rosenberg,d'établir une forme de "transition du nouveau" »7.
3. Le statut de l'individu dans la société moderne
Pourtant, l'une des questions centrales auxquelles la sociologie
s'est affrontée dès sa naissance et jusqu'à aujourd'hui est celle de la
relation - arbitrairement séparée mais tenant largement à une
conception philosophique dont sont nées la psychologie et la sociologie,
deux disciplines revendiquant respectivement l'étude de l'individu et
l'étude de la société - entre l'individuet la société. Laquestiondu lien
entre l'individu et la société est immanente au projet de fonder une
science du collectif qui s'interroge sur la manière dont s'organise la
cohésion sociale. A l'heure de la différenciation sociale, de
l'autonomie des sphères de socialisation - et donc des domaines
d'existence -, la question des modalités dont s'effectue ce qui « lie »
l'individu au collectif s'est posée avec force. Mais l'on peut relever
que ce qui rapproche les sociologues classiques, malgré leurs
différences - on opposera les approches holistes aux approches
dites de « l'individualisme méthodologique », sur fond d'orientations
épistémologiques divergentes8 - c'est le primat accordé au collectif sur
l'individuel. Weber, qui paralt le plus enclin à accorder une place
importante à l'individu, ne s'intéresse en réalité qu'à ce que nous
pourrions appeler sa subjectivité sociale. Plus tard, et prolongeant à sa
manière l'interrogation de Max Weber sur les liens entre sociologie et
histoire9, l'œuvre de Norbert Elias (1897-1990) s'attachera
à bien
mettre en évidence ce qui est social dans le comportement individuel,
notamment à travers la socialisation de sa vie psychique, où
l'autocontrôle des pulsions va de pair avec l'institutionnalisation
d'un
Etat moderne qui monopolise le recours à la violence légitime. N. Elias
a pu montrer que les comportements les plus ordinaires et quotidiens
puisent leur genèse dans une histoire dont il convient de faire
apparaltre
l'interdépendance
fonctionnelle.
Son analyse de la
psychologie et de la sociologie des mœurs dans la civilisation
Occidentale l'amène à distinguer trois phases: celle du Moyen Âge,
celle de la Renaissance qui va jusqu'à la seconde moitié du XVIIIesiècle
où se met en place une civilité, et enfin la phase de civilisation. Ce que
Elias montre avec habileté, c'est la correspondance entre la structure
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des individus et la structure sociale. Le lien
mentale
entre ces
différentes périodes historiques réfère au processus d'intériorisation
par les individus du contrôle social. L'élite dominant la société,
soucieuse de se distinguer, impose et diffuse des normes
de comportement (ce fut le cas avec la noblesse chevaleresque, puis
avec la noblesse de cour, et enfin avec la bourgeoisie) 10. La distinction
individu/société
a perdu
de sa pertinence
dans la sociologie
contemporaine, mais elle reste à l'arrière-plan des nombreux débats
qui traversent cette discipline. En prolongeant, in fine, d'anciens
débats philosophiques,commela question de la « nature» humaine, de
la souveraineté de l'individu ou encore du «contrat social », la
question relative à ce qui unit (et sépare) l'individu à la société (ou au
collectif) travaille de manière plus ou moins explicite les concepts
mobilisés, tels les « agents»,
confrontés
au « système»,
les « acteurs»
aux « structures»
ou encore les « sujets»
ou aux « institutions».
4. La nécessité d'une démarche d'objectivation scientifique
Bien que les sociologues - classiques et contemporains - ne
s'accordent pas sur la démarche sociologique susceptible d'éclairer un
phénomène social, ils partagent le souci de soumettre leur discipline à
l'examen critique à partir de données empiriques. La pluralité des
paradigmes sociologiques n'empêche pas une attention particulière à la
recherche de la «preuve », qu'elle repose sur des indicateurs
statistiques ou sur des données qualitatives dont l'interprétation doit
être convaincante. Ce faisant, la sociologie tente non seulement de
problématiser des questions sociales, mais aussi de mettre en relation
des phénomènes afin d'en expliquer ou interpréter les enjeux. Ainsi,
l'étude classique sur le suicide a permis à E. Durkheim de faire une
démonstration sur le lien qui existe entre les caractéristiques familiales
des individus, les événements politiques ou économiques et les
variations affectant le nombre de morts volontaires. De même, le
questionnement de départ ayant amené Max Weber à postuler une
relation entre l'éthique religieuse et l'entreprise capitaliste moderne,
doit au constat selon lequel les entreprises les plus dominantes en
Allemagne étaient majoritairement dirigées par des protestants. Ce
faisant, le raisonnement sociologique s'éloigne des préjugés et des
présupposés du sens commun qui ont tendance à expliquer les
comportements par la « nature» humaine. Pourtant, face aux risques
induits par la familiarité du sociologue avec son objet, les réponses des
sociologues classiques vont diverger: l'option objectiviste, incarnée
par Durkheim, se focalisera sur la nécessité de mettre à distance le
monde social pour mieux le saisir scientifiquement, ce qui passe par
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