Ariane Ascaride ressuscite la fille de Molière
Marc Paquien met en scène avec grâce « Le Si-
lence de Molière » de Giovanni Macchia au Théâtre
de la Tempête, Ariane Ascaride transformant en
touchante héroïne le « personnage non réalisé »
d’Esprit-Madeleine, la fille du dramaturge.
Le Silence de Molière raconte un double silence :
celui de la fille de Molière, Esprit-Madeleine, née en
1665 et morte en 1723, sans distiller aucune informa-
tion sur son précieux père ; et celui du dramaturge
lui-même, l'homme et le créateur qui, au delà de son
oeuvre, reste au fond une énigme. L'écrivain et cri-
tique littéraire Giovanni Macchia imagine en 1975
une conversation imaginaire avec la fille de Molière.
A force d'opiniâtreté, un jeune apprenti dramaturge,
fan du grand homme, obtient un rendez-vous avec
Esprit-Madeleine. On est en 1705, la demoiselle
âgée de 40 ans vit recluse et n'est toujours pas ma-
riée. Malgré sa brusquerie, le jeune homme réussit à
la faire parler, mais ses confidences ne sont pas ce
qu'il attendait. Le silence brisé ouvre les vannes d'une
réflexion mélancolique sur la cruauté du théâtre qui
dévore la vie, sur la difficulté d'exister lorsqu'on est la
fille d'un saltimbanque et d'un génie.
Au Théâtre de la Tempête, Marc Paquien orchestre
avec beaucoup de délicatesse ce texte (qui à la base
n'est pas une pièce), se souvenant de l'enfant fou de
théâtre -et de Molière- qu'il a été. Loïc Mobihan (re-
marqué déjà dans Les Voisins de Michel Vinaver) est
un peu son double d'alors -le jeune homme pressé
qui espère obtenir les secrets de fabrication du dra-
maturge, hériter peut-être d'une parcelle de son gé-
nie, en forçant sa fille à se confier. Avec fougue, il
campe cet enfant brutal et émerveillé, qui sans le vou-
loir va ouvrir la boîte de Pandore. La fille de Molière,
c'est Ariane Ascaride. On peut faire confiance à Marc
Paquien pour bien choisir ses interprètes et savoir
les diriger. L'actrice fétiche (et épouse) du cinéaste
Robert Guédiguian incarne avec retenue et justesse
Esprit-Madeleine. Michel Bouquet, récitant de luxe
Aucun pathos dans son jeu, mais une douleur ren-
trée, qui explose seulement quand l'émotion est trop
forte : souvenirs aigus des disputes entre Molière et
Armande Béjart ou de son refus de jouer le petit rôle
de Louison écrit par son père dans Le Malade imagi-
naire ; évocation du pamphlet salissant la mémoire
de ses géniteurs... Ariane Ascaride garde longtemps
cette raideur, cette dignité amère, qu'elle jette sou-
dain à terre avec sa robe blanche - le costume de
scène qu'elle porte par dessus un ensemble noir. La
fille de Molière se met alors à nu, se débarrasse des
oripeaux du personnage non réalisé que ses origines
lui ont imposé.
Le décor, simple et efficace -une petite pièce carrée,
percée d'un oeil de boeuf donnant sur un couloir et
une fenêtre-, est magnifiquement éclairé par Domi-
nique Bruguière, qui crée un clair-obscur onirique. De
la petite danse du jeune homme avec son ombre, à
la robe jetée au sol, les effets savamment distillés par
le metteur en scène font mouche. Le récitant de luxe
(Michel Bouquet) ponctue le « Silence » de propos de
Jacques Copeau, prolongeant l'exploration philoso-
phique de Giovanni Macchia. Le spectacle nous fait
toucher à l'indicible -à la magie blanche et noire du
théâtre. La haine que semble éprouver Esprit-Made-
leine pour cet art cannibale, qui lui a volé son père et
sa destinée, se métamorphose en amour contrarié.
Les comédies sont cruelles, mais la vie l'est plus en-
core. Sur scène au moins, on peut encore croire au
monde.
Avant cette conversation imaginaire, la fille de Molière
était à peine un fantôme dans nos mémoires. Par la
grâce de Macchia, Paquien, Mobihan et Ascaride, elle
revient à la vie, devient un « personnage réalisé »
-mieux, une héroïne.
Philippe Chevilley