Docteur Jean-Pierre Lebrun 15 rue Saintraint 5000 Namur Lettre

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Docteur Jean-Pierre Lebrun
15 rue Saintraint
5000 Namur
Lettre ouverte à Madame Maggie De Block - Ministre des affaires sociales et de
la santé publique.
Tour des Finances - Boulevard du Jardin Botanique 50/175
1000 Bruxelles
Namur, le 20 juin 2016
Madame la Ministre, Honorée Consœur,
Permettez-moi de m’adresser à vous à quelques jours de ce vote sur le projet
de loi concernant les psychothérapies. Si je le fais, c’est simplement parce que
je suis stupéfait du sort que, peut-être sans le savoir ni même le vouloir, vous
êtes en train de faire à la parole et à la pratique – la psychothérapie - qui s’en
prévaut.
En déclarant purement et simplement, comme je viens de le voir au Journal
télévisé RTBF de ce dimanche soir, que « la psychothérapie devra désormais
être un acte médical », vous voulez la soumettre à la seule logique de
l’Evidence Based Medecine, alors que déjà partout où sévit cette dernière, elle
a été aussitôt contrée par une médecine qui, a contrario, se veut « narrative ».
Autrement dit, à ceux qui en appellent à l’évidence des choses, il faut toujours
rappeler la portée des mots.
Madame la Ministre, je suis médecin depuis 1970 dans ce pays, et psychiatre
depuis 1975. Après avoir contribué à créer les hôpitaux psychiatriques pour
enfants, qui n’existaient pas encore en Belgique, j’ai essentiellement exercé en
cabinet privé sans jamais prescrire un seul médicament (sans pour autant
discréditer leur usage quand cela s’avérait nécessaire), autrement dit en
travaillant avec seulement l’usage de la parole.
En 1993, j’ai soutenu une thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur
précisément consacrée aux effets sur le patient de la médecine devenue
scientifique1. Pour la résumer en une formule, j’y rappelais que depuis Claude
Bernard, il s’est agi de faire de la médecine non plus « un art » de guérir, mais
une « science » de guérir. Or, j’ai pu montrer, voire démontrer, que ce
changement comportait un risque, celui de transformer l’art de « guérir des
malades » en science de « guérir des maladies ». Bien sûr qu’il avait fallu
prendre ce risque, tant c’était prometteur pour l’efficacité de la médecine ; cela
s’est d’ailleurs largement confirmé depuis. Mais il fallait aussi contrebalancer
ce risque grâce à la place qu’il s’agissait de reconnaître à ce qu’implique l’usage
de la parole qui, sans même qu’on s’en aperçoive, constitue pourtant ce qui fait
notre spécificité d’humains. La médecine ne peut en aucun cas se satisfaire
d’être une pratique seulement objective, vous le savez aussi bien que moi et
que tous ceux qui restent en contact direct avec les patients.
Autrement dit encore, c’était à compenser un risque de déshumanisation de la
médecine qu’il s’agissait de travailler. Et n’est-ce pas ce qui, au cours de ces
dernières années, a été souvent réalisé, dans les hôpitaux par exemple,
simplement par la présence aujourd’hui fréquente de psychologues. Mais si ma
thèse est juste, l’espace pour leur travail n’est possible que s’ils ne doivent pas
entièrement se soumettre à la logique de la scientificité médicale.
Or, Madame la Ministre, en faisant de la psychothérapie un acte médical, en
consonance avec l’Evidence Based Medecine, vous la faites aussitôt entrer dans
l’arsenal de la médecine scientifique et vous contribuez ainsi, à votre insu peutêtre, mais très directement, à une objectivation, alors que l’être humain est
d’abord et avant tout subjectivité. C’est pourquoi il s’agit de laisser sa place à
ce que veut dire « parler », ce qui ne se résume nullement à la communication.
Aujourd’hui, il arrive bien souvent que ce soit du fait de « pouvoir en parler »
qu’est rendu viable ce qu’il y a d’irrespirable pour un humain d’être traité –
même si c’est apparemment très bien – seulement comme une chose. Et vous
devrez admettre sans difficulté que l’air de notre temps traite de plus en plus
souvent les individus comme des choses, et les malades comme des maladies.
1
Paru en livre aux éditions De Boeck sous le titre « De la maladie médicale » en 1993.
Honorée Consœur, je sais pertinemment que votre souci est sans aucun doute
de rationaliser un champ qui se présente comme d’une épouvantable
complexité, mais voilà, en vous entendant soutenir ce projet de loi et en
sachant où tout cela peut nous mener, je ne peux que craindre la pire des
méprises, celle qui consiste à paver un enfer avec les meilleures intentions.
Non, Madame la Ministre, vous ne pouvez annuler l’orientation que celle qui
vous a précédée à cette même fonction, Madame Onkelinx, était parvenue à
donner à ces questions et pour laquelle elle m’avait fait l’honneur de me
demander – comme à bien d’autres - un éclairage. Vous ne pouvez d’un seul
mouvement balayer le travail qui avait été fait par ses services pour laisser aux
psychothérapeutes et aux psychanalystes le soin d’organiser leurs formations –
ce qu’ils font d’ailleurs très bien depuis des lustres – autour de cette
prévalence reconnue à ce que parler veut dire et implique.
Madame la Ministre, merci d’avoir consenti à me lire et surtout à prendre acte
qu’au travers de mes quelques lignes, c’est un nombre important de psys de
toutes tendances confondues qui essaye de se faire entendre de vous.
Dr Jean-Pierre Lebrun
Psychiatre et psychanalyste, agrégé de
l’enseignement supérieur,
Ancien président de l’Association
freudienne de Belgique (celle-ci est
membre de Coalap, « Collectif
d’associations lacaniennes de
psychanalyse en Belgique »)
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