« Si Bondié lé », en effet, est une expression aussi bien culturelle que biblique
4
. Difficile
pourtant de faire la part des choses et de déterminer avec exactitude si c’est la culture créole
qui a intégré la parole biblique ou si c’est la culture biblique qui s’est imposée à la parole
créole
5
. Même si l’on sait maintenant de source sûre que Christophe Colomb, malheureux
père du colonialisme caribéen, importa aussi avec lui la fameuse formule
6
. La symbiose est
totale. Le christianisme au cours des siècles et des avatars de son histoire mouvementée a
étroitement mêlé les fruits de la tradition biblique à ceux des traditions culturelles. Et les deux
traditions, d’essence orale, ont mêlé leurs mémoires. Elles ont été soigneusement transmises
et donc conservées.
LA TRADITION BIBLIQUE
2
Selon l’exégèse François VOUGA (aux pp. 123-124 de son commentaire sur L’épître de Saint-Jacques,
Genève, Labor et Fides, 1984), originellement, l’expression appartient autant à la piété grecque qu’à celle du
judéo-christianisme. Outre les textes du Nouveau Testament, on la rencontre en effet fréquemment chez Platon,
Epictète, et dans la communauté de Qumrân. Elle prend évidemment, dans tous ces textes, des sens différents.
Ainsi, au niveau des emplois de tradition grecque, dans le Phédon de Platon, il est question, comme chez Saint-
Jacques, de la seigneurerie de Dieu sur la vie et sur la mort : « Peut-on…soutenir que l’âme qui va dans un lieu
qui est comme elle, noble, pur, invisible, chez Celui qui est vraiment l’Invisible, auprès d’un dieu sage et bon,
lieu où tout à l’heure, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi… » (80d). Dans l’Alcibiade, il est question
en revanche de la liberté humaine : « …sais-tu qu’elle est le moyen de te libérer de ton état présent ? – Oui, je le
sais – Quel est ce moyen ? – Je me libérerai si tu le veux, Socrate. – Ce n’est pas là ce qu’il faut dire, Alcibiade.
– Mais que dois-je dire ? – Si Dieu le veut… » (135d). Dans le Théétète, c’est des capacités personelles qu’il
s’agit « …garde-toi de dire jamais que tu n’en es pas capable ; car, si Dieu le veut et t’en donne le courage, tu
en seras capable » (151d). La perspective stoïcienne d’Epictète est évidemment autre : « Il faut disposer au
mieux de ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme elles sont. – Comment sont-elles ? – A la
volonté de Dieu » (I, 1, 17). Il appartient ici au sage de ne s’attacher qu’à ce qui dépend de lui et de ne pas
dépasser la mesure de ce que permettent les dieux.
3. A relire la note qui précède, j’hésite à dire que l’expression biblique est plus ancienne que la tradition créole.
A première vue, je réfléchis fortement vers le oui, d’autant que c’est en référence avouée à la tradition biblique
que le créole prononce la formule. Mais pour en être tout à fait sûr, il nous faudrait savoir si les différentes
religiosités ancestrales africaines, d’où sont historiquement issus les esclaves caraïbéens, ne connaissaient pas un
tel équivalent.
4. Après recherche, j’ai découvert que l’expression avait en tout cas passé dans le créole via le christianisme
colonial des « découvreurs » de l’Amérique, à la fin du XVe siècle. Au vrai, dès mon arrivée en Guyane,
étonné par ce que j’estimais être un emploi abusif de la formule, j’avais naïvement pensé que « si Bondié
lé » provenait uniquement d’une certaine spiritualité évangélique importée par les missionnaires d’après-
guerre. Mais je remarquais bien vite que l’expression était aussi prononcée par les catholiques et par toute la
population locale de quelque bord religieux qu’elle soit. Ces constatations m’interrogèrent pendant
longtemps sur les origines de l’emploi du terme aux Antilles-Guyane jusqu’à la lecture du Journal de bord
de Christophe Colomb réédité à l’occasion des fastes__contestés__de la « découverte » de l’Amérique. La
réponse tomba alors toute seule. Les écrits journaliers de Colomb sont parsemés de « si Dieu veut ».
L’expression remonte donc de beaucoup plus loin et traversa l’océan déjà par ce biais. Cf. Christophe
Colomb, in La découverte de l’Amérique, tome 1 : Journal de bord. 1492-1493, trad. Par Soledad
Estorachj et Michel Lequenne, Paris, édit. La Découverte, 1993 : expression par exemple employée p. 45
(Mercredi 19 septembre : « le temps est bon, s’il plaît à Dieu, tout se verra en retour »), p. 161 (jeudi 11
octobre : « et, s’il plaît à Notre Seigneur, au moment de mon départ, j’en emmènerai [Colomb parle des
Indiens !] d’ici six à vos Altesses pour qu’ils apprennent notre langue »), p. 76 (vendredi 19 octobre : « Ce
que je veux, c’est voir et découvrir le plus que je pourrai pour revenir auprès de Vos Altesses en avril, si
Dieu le veut »). On note qu’à chaque fois l’expression est employée dans le contexte d’un déplacement.
Mais les cahiers de Colomb sont encore truffés de « grâce à Dieu » et de références à la « bonne volonté de
Dieu » (qu’il juge omniprésente) absolument pour tout ce qu’il entreprend, pour tout ce qu’il cherche (l’or
désespérément !) et pour tout ce qui lui arrive. Je ne cite même pas Colomb de manière sarcastique.
Simplement, l’aventurier vivait de la spiritualité de son époque, dans l’optique de l’Imago Mundi et de
l’Imago Dei répandues par le christianisme étatique extrêmement puissant de son temps.. Ce qui reste
étonnant, c’est la manière avec laquelle toutes ces formules sur Dieu ont été privilégiées par les esclaves et
leurs descendants (c’est frappant par exemple à travers la figure émouvante de « m’man Tine » du
magnifique roman de Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres