novembre-décembre 2010 / page 2
Le rendez-vous avec Virginie est xé chez elle. C’est
visiblement un endroit de bouillonnement dramatur-
gique. Sur un mur une esque occupe l’espace ; c’est le
spectacle dessiné en une suite de tableaux graphiques.
D’emblée on devine un mouvement fait de glissements
parfois dramatiques parfois amusés.
Alain Cono Gomez – Où en es-tu de ton ap-
proche du spectacle à venir ?
Virginie Strub – Je suis en n de travail prépara-
toire… quelques jours avant le travail de plateau
et la mise en route, donc, de la création.
A.C.G – Quelle est la matière à partir de laquelle
tu bâtis Les poissons rouges ?
V.S – Deux textes sont à la base du spectacle. Une
trilogie de Martin Crimp (Ciel bleu ciel, Face au
mur et Tout va mieux) et Prédiction de Peter Hand-
ke. Pour résumer l’idée de cee réunion de textes,
je dirais que l’un, le Crimp, me sert de couplet tan-
dis que l’autre, le Handke, serait plutôt le refrain.
Il y a donc deux niveaux spéciques de narra-
tion. Mais à ces deux éléments viennent s’ajouter
d’autres couches dramaturgiques. Il ne s’agit pas
de texte à proprement parler, ni de « parler » au
sens strict… une partie sans le son, en somme, qui
vient s’ajouter à la structure. Je suis donc occupée
à mere en place une articulation à plusieurs ni-
veaux, assez complexe pour au nal donner à voir
et surtout à ressentir quelque chose d’assez simple.
A.C.G – D’où sans doute ce travail graphique
accroché à ton mur qui ressemble à la BD du
spectacle ?
V.S – C’est un peu le synopsis visuel de ce qui
va se tramer sur la scène. Il y a un jeu de couches
successives et d’évolution parallèle de récits divers
dont il est dicile de se rendre compte autrement
que par cee mise à distance dessinée. On y voit
esquissés une voiture et des personnages en l de
fer qui s’agitent…
A.C.G – Comment en es-tu arrivée à cee accu-
mulation de textes et de récits parallèles ?
V.S – Dans un premier temps, je voulais prolon-
ger le travail de fond et de forme amorcé au tra-
vers de mon premier spectacle, Les amantes. Sur
le fond je voulais continuer mon observation de la
nature humaine et de son mécanisme profond. Ce
qui m’intéresse, ce sont les fonctionnements plus
que les résultantes. Mais je voulais élargir cee ré-
exion. Dans mon premier spectacle il s’agissait
d’observer un groupe sociétal réduit, la famille et
le couple, ainsi que ses rapports au pouvoir. Ici, il
sera question de la notion de société qui appelle
à l’idée du groupe de façon plus étendue et plus
générale. Le propos est de continuer l’explora-
tion la dynamique humaine dans le groupe. Et en
ce qui concerne la forme, je voulais pousser plus
loin mon travail sur l’oralité. C'est-à-dire que pour
moi le son peut faire sens à lui seul ; parfois il fait
même plus sens que le fond. Ce qui m’intéresse
encore ici c’est de montrer le comment et pas le
pourquoi. De jouer des questions du langage, du
discours, de l’oralité et du son qui fait sens. S’il de-
vait y avoir une étape suivante à mon parcours, un
troisième spectacle, il se pourrait qu’il soit muet,
qu’il s’agisse d’un spectacle totalement sans le
son. J’ai envie de gommer tout commentaire. Bon,
cela donne une idée sur ce qui a pu m’amener à
réunir toutes ces sources textuelles dans un seul
spectacle. Je veux dire que lorsque j’ai rencontré
chacun des textes, je me suis dit que c’était exacte-
ment le bon support pour aller plus loin dans ma
recherche de meeur en scène. Et c’est justement
le terreau de mes réexions qui a rendu possible
la rencontre de ces deux textes, leur imbrication
dans un même spectacle. Je suis certaine qu’ils
parlent de la même chose, qu’ils se complètent
même en quelque sorte. Les trois textes de Crimp,
sont un peu comme trois cadavres exquis qui met-
tent en scène des personnages dont on ne sait rien
et dont tout l’intérêt réside non pas dans ce qu’il
raconte, mais dans le comment il raconte. À l’inté-
rieur de chacune de leurs prises de parole, les per-
sonnages de cee trilogie relatent une succession
de prises de pouvoir des uns sur les autres. On as-
siste ainsi à trois déclinaisons où le langage est le
cheminement de pensée lui-même, et non plus sa
traduction. Les protagonistes ne dialoguent pas,
ils construisent ensemble un cheminement de
pensée, un puzzle, une sorte d'équation ; ils n'ont
donc pas chacun un langage propre, mais ils uti-
lisent et déplacent des pièces de puzzle, des don-
nées d'équation, les mêmes pour tous, an de créer
collectivement un trajet qui les mènera «quelque
part». C'est comme si on voyait en direct des neu-
rones travailler. Et si un neurone meurt, un autre
reprend sa fonction telle quelle. Je rebondis sur
cee image de l'équation qui se retrouve à l'échel-
le de tout le spectacle : si on schématise ce qu'est
la vie en groupe, à petite échelle ou à l'échelle de
l'humanité, on peut dire que le jeu est de choisir
et de dénir une équation qui comporte toujours
les mêmes variables indispensables … Qui sont
les nôtres ? Qui sont les autres ? Quel est le juste ?
Quel est le faux ? Quelle est notre perception de la
réalité, et quelles sont les «vérités» qu'on en tire ?
… plus toutes les pulsions et passions humaines,
la peur, l'instinct de domination, le désir, le besoin
de croire en quelque chose, etc. On peut faire des
tas d'équations diérentes avec ça, mais les varia-
bles fondamentales sont toujours les mêmes. Et
bien, quelle que soit l'équation qu'on en tire, on va
aboutir, plus ou moins vite, avec une violence plus
ou moins exprimée, à la même chose. C'est ce que
je fais dans le spectacle : trois équations complète-
ment diérentes, comme les trois textes de Crimp,
et qui pourtant aboutissent à la même chose.
A.C.G – Mais il y également du Peter Handke ?
V.S – Oui ! Il s’agit d’une partie de son célèbre
texte, Outrage au public. Cela prend la forme d’une
longue liste assez répétitive construite autour
d’une même phrase dont seuls varient le sujet et
le complément. Il y a un côté hypnotique à cee
construction poétique et formelle. Au-delà du fait
que ce texte raconte notre invariabilité et notre in-
terchangeabilité face à la mort, c’est également un
support formidable pour donner à sentir le pou-
voir du langage. Je l’ai donc utilisé comme liant
dramaturgique et musical entre les trois variations
sur le thème de l’impasse de la condition humaine
et du groupe que sont à mes yeux les textes de
Crimp.
A.C.G – Je pressens, dans ce que tu dis là, com-
me le développement d’une démonstration ?
V.S – La clé de voûte de tout le contenu du specta-
cle, et de toute ma recherche en tant que meeur
en scène, c’est la question du langage, de l'oralité.
C'est lui qui nous diérencie des animaux, et c'est
derrière lui qu'on se dissimule pour croire et faire
croire que nous ne sommes pas des animaux. Alors
que nous le sommes ; nous avons juste un outil en
plus pour «noyer le poisson». Dans mon travail,
je cherche, dans la forme, à voir jusqu'où je peux
pousser ce langage, et surtout qu'est-ce qui le dé-
nit et le fait fonctionner. Dans le contenu, je cher-
che à montrer ce qu'il est, sa place, son pouvoir,
je cherche à le magnier autant qu' à le dénon-
cer. C'est ce qui m'a plu chez Peter Handke, car
c'est exactement ce qu'il fait, Martin Crimp aussi
d'ailleurs. Ils jouent tous deux de ce que j'appelle
«la part manquante» comme révélateur. Cee
«part manquante», c'est tant de ne pas consom-
mer l'imaginaire du spectateur que d'ôter une des
composantes habituelles du langage ; c'est enle-
ver un bout, pour que tout apparaisse. Mais je ne
donne pas à consommer dans un spectacle… Je
ne consomme rien sur le plateau, j'expose, de fa-
çon très pure et symbolique, des pièces de puzzle
qui peuvent se voir et se combiner à des niveaux
et sous des angles diérents. Dans ce sens, j’ex-
pose plus que je ne démontre…
A.C.G – Mais ce qui est exposé touche égale-
ment de manière précise à l’actualité, en tout
cas à ce que l’Europe semble vivre présente-
ment, non ?
V.S – J’ai la sensation qu’aujourd’hui, en 2010,
on trouve les mêmes réponses aux mêmes pro-
blèmes. Il y a par exemple des systèmes de pensée
qui se développent aujourd’hui que je trouve as-
sez monstrueux et erayants. Ils ressemblent à s'y
méprendre à ce qui se pensait au début des années
trente. Cela se fait comme s’il s’agissait de pen-
sées qui viennent de naître, qui surgissent, alors
que l’Histoire dément cee prétendue originalité.
Cela me donne d’étranges impressions de déjà vu.
C’est bien entendu une vue de l’esprit puisque je
n’ai pas connu les années trente. Mais je trouve
cela intrigant et je me suis beaucoup interrogée
là-dessus. Je dévore des livres entiers d’anthropo-
logie pour constater que l’être humain fait et refait
les mêmes choses et qu’il ne peut pas s’en rendre
vraiment compte parce que les événements aux-
quels il pourrait se référer se sont déroulés un peu
trop tôt. À une époque que sa mémoire ne peut
pas aeindre. Cela pose une question fondamen-
tale sur la mémoire du groupe et sur le côté cy-
clique de notre comportement d’espèce. Je veux
parler de cela, de ces cycles, de ces structures de
comportement. Je veux parler de nous comme
d’un poisson rouge qui a une mémoire trop cour-
te pour s’erayer de sa propre condition et de sa
condamnation à reproduire son Histoire, de la fa-
culté qu’a notre espèce de tourner en rond dans
son bocal et de s’émerveiller de la perpétuelle re-
découverte de petits cailloux au fond de l’eau.
01 > 12 /02 / 2011
à 20 h30, mercredis 19 h30
relâche dimanche et lundi
Les poissons rouges Deux maîtres dans l’art de
questionner et critiquer le monde
avec nesse, humour et cruauté.
Martin Crimp (1956), auteur
britannique de nombreuses pièces, écrits
pour la radio et adaptations théâtrales.
Récompensé par plusieurs prix (John
Whiting Award for Drama 1993), il est
avec Sarah Kane l’un des rares dramaturges
du théâtre contemporain anglais qui ait su
anchir les ontières avec succès.
Peter Handke (1942) auteur
autrichien de multiples romans, scénarios,
pièces de théâtre, essais. Primé par de
nombreux grands prix liéraires autrichiens
et allemands, il réussit en 1966 une entrée
provocante avec sa pièce Outrage au public.
En 2006, il déclenche la polémique avec ses
écrits en faveur de la Serbie.
Road trip absurde qui voit des personnages dans
et autour d’une voiture tenter des variations
sur le thème du « groupe », de son essence et
de sa survie. Ce spectacle, espèce de Mon oncle
d’Amérique déjanté, nous demande, à nous
public, d’endosser le rôle de joyeux anthropologue
un peu voyeur. A la fois cynique, drôle et
erayant, c’est notre espèce, notre groupe d’êtres
qui est ausculté avec la science du théâtre comme
outil. La mise en abîme de notre animalité et
de nos cycles courts de mémoire collective est le
fond de recherche spectaculaire de cet étonnant
et viviant objet scénique.
Entretien avec Virginie Strub
Mise en scène Virginie Strub
assistée de Meryl Moens
Avec Jessica Gazon, Mathilde Lefèvre,
Viviane iébaud, Cyril Briant ,
Pedro Cabanas, Christophe Lambert,
Achille Ridol
Costumes et scénographie Anne Sollie
assistée de Ledicia Garcia
Création lumière, régie Nicolas Sanchez
Construction décor, régie plateau Christophe
Wullus assisté de Patrick Léonard
Son Iannis Héaulme
Traduc teurs Elisabeth Abgel-Perez
et Jean Sigrid
Avec l’aide du Ministère de la
Communauté française, Service du éâtre.
Un accueil en résidence du éâtre Océan Nord.
L’Arche est éditeur et agent théâtral des textes
représentés.
Création d’après Ciel bleu ciel, Face au mur et Tout va mieux de Martin Crimp
et Prédiction de Peter Handke
Mise en scène : Virginie Strub Kirsh Compagnie