Revue d'études comparatives Est-Ouest 45-3/4 | 2014 La fabrique européenne des politiques de réconciliation Les musulmans de l’Europe du Sud-Est. Des Empires aux États balkaniques, Nathalie Clayer et Xavier Bougarel Anne Madelain Éditeur Éditions NecPlus Édition électronique URL : http://receo.revues.org/1760 ISSN : 2259-6100 Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2014 Pagination : 304-308 ISBN : 9782358761161 ISSN : 0338-0599 Référence électronique Anne Madelain, « Les musulmans de l’Europe du Sud-Est. Des Empires aux États balkaniques, Nathalie Clayer et Xavier Bougarel », Revue d'études comparatives Est-Ouest [En ligne], 45-3/4 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 28 mars 2017. URL : http://receo.revues.org/1760 © NecPlus 304 Revue des livRes Nathalie ClayeR et Xavier BougaRel, Les musulmans de l’Europe du Sud-Est. Des Empires aux États balkaniques, IISMM-Karthala, Paris, 2013, 349 p. Grands absents de la rélexion contemporaine sur l’islam européen, en particulier en France, les musulmans de la péninsule Balkanique représentent aujourd’hui quelque huit millions de personnes, soit 12,5 % de la population de cette région et ont grandement contribué à façonner le visage de la Péninsule. Tour à tour perçues comme les principales victimes des « nettoyages ethniques » lors des guerres en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo dans les années 1990 puis à travers le prisme d’une radicalisation plus fantasmée que réelle ou de l’emprise de réseaux maieux dans la décennie suivante, ces communautés musulmanes et leur histoire restent largement méconnues en Europe occidentale. Cet ouvrage de synthèse vient donc opportunément combler une lacune. Douze ans après l’étude qu’ils ont codirigée sur l’islam balkanique contemporain qui analysait les rapports entre islam et politique et la reprise des échanges entre islams balkanique et mondial dans la période postcommuniste1, Nathalie Clayer et Xavier Bougarel ambitionnent ici d’inscrire ces évolutions récentes dans une perspective historique plus longue. En suivant les transformations territoriales et étatiques de l’espace balkanique, de la décomposition progressive de l’Empire ottoman jusqu’au monde postcommuniste, ils dégagent cinq grandes périodes qui nourrissent les cinq chapitres du livre : des autonomies provinciales ottomanes à la crise d’Orient (1800-1876), de la crise d’Orient à la in des Empires (1876-1923), de la in des Empires à l’avènement du communisme (1920-1944), de l’avènement du communisme à sa chute (1944-1989), de la chute du communisme à l’intégration européenne (1989-2001). Ce choix a le mérite de souligner à juste titre l’étroite liaison entre les facteurs temporels et spatiaux et d’éclairer les évolutions transnationales, les dynamiques impériales et les facteurs extérieurs, souvent négligés dans les récits nationaux remis au goût du jour dans les historiographies dominantes des États balkaniques après 1989. 1. Xavier Bougarel et Nathalie Clayer (eds), Le nouvel islam balkanique. Les musulmans acteurs du postcommunisme 1990-2000, Maisonneuve & Larose, Paris, 2001, 509 p. VOLUME 45, SEPTEMBRE-DECEMBRE 2014 Revue des livRes 305 Après avoir tracé les grandes lignes du contexte – un Empire ottoman affaibli, confronté à des révoltes locales et aux rivalités entre les grandes puissances mais qui entreprend aussi des réformes substantielles –, le premier chapitre se penche sur la constitution des savoirs religieux, les rapports entre pouvoir politique et religieux puis sur la construction des discours occidentaux sur les musulmans des Balkans. Ces discours, marqués par une vision de l’islamisation comme processus supericiel et partiel, ont tendance à insister sur les courants « libéraux » comme le bektachisme – et plus largement les Alévis – ou encore sur le caractère violent des conversions. À ces inscriptions extérieures répondent les premières déinitions identitaires locales cherchant à intégrer l’élément musulman à la Nation. Au-delà de la relation conlictuelle entre islam et chrétienté, la question en iligrane, au moment où l’Empire ottoman s’efface et se constituent les États balkaniques modernes, est celle de la place de l’islam en Europe et de sa nature endogène ou exogène, une question récurrente jusqu’à aujourd’hui. Sur d’autres phénomènes comme la création des États, les auteurs mettent en évidence la durée des processus souvent effacée par les historiographies nationales : la formation de la Grèce, de la Serbie ou encore de la Roumanie est « loin d’être linéaire ». Cette période longue – tout le XIXe siècle et même jusqu’en 1913 pour l’Albanie –, marquée par les conlits et la persécution des musulmans dans de nombreuses régions « libérées » mais aussi par le regroupement de ces populations dans les régions encore sous contrôle ottoman – au Sandjak, au Kosovo, en Albanie ou encore en Macédoine –, est essentielle pour comprendre l’islam balkanique contemporain. Grâce à une perspective résolument comparatiste qui juxtapose les exemples et les événements se déroulant dans tous les recoins de l’exEmpire, apparaissent des points de convergences entre des phénomènes locaux ainsi que des dynamiques de longue durée méconnues comme l’ampleur des réformes administratives de l’Empire ottoman entre 1830 et 1876 qui ont procuré de fait une plus grande égalité à ses sujets et entre les confessions. Le second chapitre (1876-1923) couvre la période des conlits ouverts les plus sanglants (guerres balkaniques puis Première Guerre mondiale) et des recompositions territoriales les plus grandes marquées surtout par l’afirmation et l’agrandissement des États balka- 306 Revue des livRes niques. En mettant en perspective différentes lectures historiographiques de phénomènes encore litigieux, comme les déplacements, migrations forcées et « nettoyages ethniques » qui affectent particulièrement la population musulmane au moment de la « désottomanisation », les auteurs proposent aussi des lectures plus nuancées de la répression au regard des situations locales toutes différentes. Si le nombre de musulmans diminue drastiquement, les États balkaniques, autant que l’Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine, s’efforcent de leur côté de doter l’islam d’institutions nationales et d’affaiblir ses liens avec Istanbul. Entre 1920 à 1944, la période qui va « de la in des Empires à l’avènement du communisme » est marquée par les rapports complexes à la nouvelle Turquie kémaliste et l’afirmation nationale des encore jeunes États balkaniques, sortis exsangues de la période 1912-1920 et qui poussent à l’intégration des musulmans dans les sociétés, souvent de façon autoritaire, voire violente. Mais la question de l’intégration est aussi reprise à leur compte par les élites musulmanes, soucieuses de moderniser l’islam ou de promouvoir leur place en Europe. Là encore, les auteurs appellent à prêter plus d’attention aux dynamiques locales, notamment pour ne pas en rester au seul clivage entre conservateurs et réformistes, comme en témoigne la présence de forts courants néotraditionalistes dans certaines régions. Les institutions musulmanes locales se développent, se penchent sur la question clé de l’éducation des jeunes, du statut des femmes, alors que les circulations internationales s’accroissent. Les pratiques religieuses concrètes restent pourtant dificiles à appréhender étant donné la faiblesse des sources sur la vie quotidienne du peuple. Après la Seconde Guerre mondiale, si la modernisation s’afirme comme la préoccupation principale des États, en particulier des nouveaux régimes communistes, la gestion des minorités musulmanes est d’abord marquée par des ruptures – mise en place de statuts des nationalités à la soviétique, lutte antireligieuse (radicale en Albanie) – mais elle n’exclut pas pour autant la continuité des processus de nationalisation à l’œuvre depuis le XIXe siècle. Ainsi, malgré les luctuations des politiques envers les minorités religieuses, cette continuité s’afirme par exemple dans la reprise de la politique assimilationniste en Bulgarie. Là encore, les musulmans sont aussi les acteurs de l’évolution des sociétés et la cristallisation de leur identité VOLUME 45, SEPTEMBRE-DECEMBRE 2014 Revue des livRes 307 politique se poursuit. Si les discours scientiiques sur les musulmans sont fortement tributaires de considérations idéologiques, l’évolution concrète des institutions islamiques locales et des écrits des intellectuels musulmans en diaspora ou dissidents, mais aussi les variations de la religiosité et des modes de croyance dans un contexte minoritaire et répressif apportent des éclairages intéressants sur les dynamiques à l’œuvre comme l’individualisation des pratiques et la politisation des identités religieuses (plusieurs exemples sont ici développés sur la situation en Bosnie-Herzégovine). Le dernier chapitre fait le point sur la première décennie de l’après-communisme, marquée bien sûr par les conlits sanglants en Yougoslavie et l’éclatement de la fédération. « Recompositions complexes et dramatiques » plutôt que « transition du communisme vers l’économie de marché », la période 1989-2001 se caractérise partout par la paupérisation des populations, la dissolution des liens sociaux et la corruption généralisée mais aussi par un désenclavement et une insertion dans la mondialisation. C’est sous cet éclairage autant que sous celui de la violence des conlits que les auteurs examinent l’émancipation et l’afirmation politique des musulmans, la référence à une identité nationale multiconfessionnelle albanaise étant à cet égard plutôt une exception. Parallèlement, la crise des institutions religieuses traditionnelles et l’émergence de pratiques religieuses néosalaistes importées se produisent dans un contexte de visibilité accrue et de diversiication des pratiques religieuses, mais encore, et peut-être surtout, elles s’accompagnent d’une sécularisation de l’islam balkanique qu’on a tendance à minorer. L’idée que le « passage au politique » des populations musulmanes, c’est-à-dire leur émergence comme facteur politique autonome, serait le prolongement logique de la cristallisation des identités nationales de la période précédente reste pourtant à nuancer au regard de l’hétérogénéité des contextes par ailleurs soulevée par les auteurs. Ainsi, la « réislamisation identitaire » concerne surtout des zones en situation conlictuelle et post-conlictuelle comme la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, il serait intéressant de confronter ce phénomène à la politisation des autres identités religieuses, catholique et orthodoxe. 308 Revue des livRes Si l’exercice de synthèse peut s’avérer périlleux sur une période et un territoire si vastes où, comme les auteurs le rappellent en conclusion, le retrait de l’Empire ottoman d’Europe est « un processus qui n’a rien de linéaire ni d’inéluctable », celle-ci a le grand mérite de dégager des dynamiques de longue durée – nationalisation des États, sécularisation, politisation des identités – comparables à celles qu’a traversées l’Europe tout entière. En faisant le choix de réduire au minimum les notes sans perdre en rigueur scientiique (grâce aussi à un riche glossaire et une bibliographie en plusieurs langues), les auteurs livrent un texte abordable par des lecteurs peu familiers de l’histoire ottomane – même s’il requiert une lecture exigeante –, qui s’inscrit très à propos dans le débat contemporain sur l’intégration des Balkans occidentaux à l’Union européenne. À cet égard, sa lecture suggère combien le débat sur « l’européanisation des Balkans » est biaisé. Aussi les controverses sur l’origine de l’islamisation de la Péninsule et les mythes afférents renvoientelles à la nécessité pour les musulmans de justiier leur présence en Europe face aux nationalismes balkaniques. Cependant, l’insistance sur la différence entre un « islam européen, tolérant et pluraliste » revient également à déplacer la stigmatisation de l’islam au-delà de la Méditerranée et peut biaiser l’interprétation de ses liens multiples avec le monde musulman. En somme, l’idée que l’islam balkanique est européen est manifeste ici, d’abord parce que l’Empire ottoman fut un empire européen et parce que les musulmans balkaniques participent pleinement de l’histoire du continent. Anne Madelain, doctorante (EHESS, CRH) VOLUME 45, SEPTEMBRE-DECEMBRE 2014