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Evaluation du lexique de production chez des
enfants sourds profonds munis d’un implant
cochléaire sur un suivi de trois ans
Marie-Thérèse Le Normand
Résumé
Le développement des composantes de la morphologie lexicale et grammaticale a été examinée, sur un suivi de trois ans, chez 50 enfants sourds profonds congénitaux et prélinguaux qui ont été implantés entre 21 et 78 mois. Leurs productions ont été comparées à
celles de 181 jeunes enfants entendants âgés de 2 à 4 ans en pleine phase d’acquisition de
la grammaire afin de mieux comprendre les mécanismes de la plasticité auditivo-verbale.
Les enregistrements ont eu lieu dans 4 centres d’implantation(1) (Paris, Toulouse, Lyon,
Montpellier) au cours de situations standardisées (jeu symbolique et livre d’images). 225
échantillons de parole spontanée provenant des enfants implantés et 316 échantillons provenant des enfants contrôles ont été analysés avec les outils du CHILDES. Les résultats ont
permis d’identifier un retard dans les trajectoires du développement encore difficiles à
apprécier compte tenu des variations interindividuelles considérables. Ces données préliminaires posent la question de l’âge d’implantation pour un accès et un développement du
lexique plus rapide chez ces enfants.
Mots clés : neurolinguistique cognitive du développement, production du langage, plasticité
auditivo-verbale, étude longitudinale, implants cochléaires, retard du langage.
(1) Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un programme de recherche coordonné par le Centre Technique
National d’Etude et de Recherche sur les Handicaps et les Inadaptations (CTNERHI) qui a reçu de la Direction des Affaires Sociales la mission de suivre une cohorte de 50 enfants implantés de ces 4 centres sur 10 ans.
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Assessment of lexical production in children with cochlear implants
three years after implantation
Abstract
The development of the components of lexical and grammatical morphology was examined,
over a period of three years, in 50 congenitally and prelingually deaf children who had received implants between the ages of 21 and 78 months. Their productions were compared with
those of 181 hearing young children aged 2 to 4 who were in the process of acquiring grammatical morphology, in order to better understand those mechanisms involved in verbalauditory plasticity. Recordings took place in 4 cochlear implantation centres (Paris, Toulouse,
Lyon, Montpellier) during standardized situations (symbolic play and picture books). 225
samples of spontaneous speech from implanted children and 316 samples from control children were analyzed with CHILDES tools. Results showed some lexical delay which is difficult
to evaluate precisely given the considerable inter-individual variations. These preliminary
data raise the issue of the optimal implantation age for more rapid lexical access and development in these children.
Key Words : cognitive and developmental neurolinguistics, language production, verbalauditory plasticity, longitudinal study, cochlear implants, language delay
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Marie-Thérèse LE NORMAND
INSERM E9935
Hôpital Robert Debré
48 Boulevard Sérurier
75935 Paris cedex 19
[email protected]
L
’implant cochléaire s’est établi à l’échelle mondiale comme méthode
de prédilection dans le traitement de la surdité infantile et celle des
adultes. C’est un dispositif électro-acoustique ayant pour but de restituer la fonction auditive. En donnant à l’enfant sourd accès à la stimulation
auditive, on lui permet d’entendre les sons de parole lors de périodes du développement qui sont cruciales pour l’acquisition du langage.
A la naissance, le cortex possède déjà une organisation qui permet aux
nouveaux-nés d’entendre les sons de la parole continue avec leur cortex auditif (Dehaene et al, 2002). Une question importante concernant le processus
d’acquisition de la parole et du langage chez l’enfant implanté sera alors celle
des mécanismes de plasticité auditivo-verbale qui va permettre une nouvelle
organisation des composantes de la parole et du langage (prosodie, phonologie, lexique, syntaxe). Le degré avec lequel l’organisation du cerveau pour la
parole est spécifié précocement au cours du développement et la plasticité du
cortex cérébral, pour toutes les modalités sensorielles, dépendent des nombreux événements de la maturation cérébrale mais aussi des bonnes conditions
de l’input langagier (Ruben & Schwartz, 1999). Les circuits neuronaux sont
en permanence remodelés par l’expérience, ce qui se traduit par une adaptation aux modifications de l’environnement ou de nouveaux apprentissages, ou
une amélioration sous l’effet de l’entraînement. L’implantation précoce chez
les enfants sourds congénitaux ou prélinguaux peut donc amener à une récupération du langage. Cependant, les bases neuronales sous-jacentes à cette
réussite n’ont pas encore été exploitées et les conditions d’observation analysant des trajectoires individuelles de l’acquisition du langage dans toutes ses
composantes au cours du temps restent à réaliser de manière systématique. La
fonction langage apparaît comme l’un des systèmes les plus complexes de
l’organisation et de la maturation cérébrale dont les subdivisions en cascade et
la multidistribution corticale et sous-corticale rendent difficile l’accès à des
modèles explicatifs. D’où l’importance de l’observation longitudinale de la
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parole et du langage avec une approche neurolinguistique cognitive qui vise à
examiner les différents systèmes de traitement du langage en composantes et
sous composantes
Une autre question importante est de savoir si certaines composantes ou
sous-composantes de la production du langage ne peuvent apparaître et se
mettre en place que durant une période temporelle limitée au cours de l’évolution et si certaines expériences auditivo-verbales n’ont d’effet qu’à certains
âges critiques du développement. Chez l’enfant entendant, la production de
mots isolés commence dès la fin de la première année de vie ; puis une
période d’expansion du vocabulaire apparaît, suivie d’une autre période d’assemblage de mots entre 2 et 4 ans. Cette dernière induit le développement de
la grammaire qui se manifeste dans l’usage approprié des catégories syntaxiques comme les marqueurs du nom (déterminants et prépositions), les
marqueurs du verbe (pronoms) et le développement des flexions du nom
(genre et pluriel des noms) et des verbes (conjugaisons). L’acquisition du langage chez l’enfant entendant est considérée très rapide bien qu’avec d’importantes variations interindividuelles. Aux alentours de 3 ans - 3 ans et demi,
l’enfant entendant est généralement capable de produire l’essentiel des structures morphosyntaxiques de base de sa langue (de Boysson-Bardies, 1996 ;
Bassano, 1998, 1999 ; Bassano, Maillochon & Eme, 1998 ; Bates & al, 1994;
Bates & Goodman, 1999 ; Parisse & Le Normand, 2000a, Oller & Eilers,
1988, Locke, 1995).
Le but de cette recherche est donc (1) de comprendre les processus
d’acquisition du lexique de production chez des enfants implantés en les comparant à ceux des enfants entendants en pleine phase d’acquisition de la grammaire sur une période de trois ans et (2) de mettre en évidence le degré et l’organisation de la plasticité cérébrale à-travers des processus du traitement de
l’information auditivo-verbale nouvellement permis par l’implant, et d’en
suivre les modifications. On a eu recours dans cette étude, à une méthode
d’analyse longitudinale et comparative avec une base de données de 181
enfants entendants plus jeunes en pleine phase d’acquisition de la morphosyntaxe (Le Normand 1991, 1997, 1999, Parisse & Le Normand, 1998, 2000a,
2000b). Nous pouvons ainsi repérer les trajectoires développementales dans
les différents processus d’acquisition des catégories lexicogrammaticales. Les
données ont été obtenues chez les enfants implantés comme chez les enfants
entendants plus jeunes à l’aide d’une méthode d’observation directe qui utilise
l’enregistrement vidéo dans des contextes de production spontanée du langage, standardisés selon l’âge.
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♦ Méthodes
Sujets
La population d’enfants implantés se compose de 50 enfants sourds profonds (26 garçons, 24 filles). 21 appartiennent à un milieu familial favorisé, 21 à un
milieu familial moyen, 8 à un milieu familial défavorisé. L’étiologie est d’origine
génétique dans 32 cas, infectieuse dans 6 cas (4 infections à cytomégalovirus, 2
méningites), médicamenteuse dans 1 cas, inconnue dans 11 cas. L’âge d’implant se
situe de 21 à 78 mois dont 35 enfants ont été implantés avant 4 ans (70%).
Les enfants entendants ont tous été testés sur le plan cognitif par le test
symbolique de Lowe et Costello (1976) et n’avaient ni trouble de l'audition, ni
déficit intellectuel.
Procédure : la technique d’analyse du langage spontané.
Les enfants ont été enregistrés tous les six mois en production de langage
spontanée avec un partenaire familier, lors d’une situation de jeu ou de livre
d’images de 29 pages intitulé « Grenouille où es-tu ? » (Mayer, 1969) à partir de
60 mois d’âge réel. Cette technique est l’une des alternatives aux méthodes de
test qui a fait ses preuves avec des enfants présentant des troubles de développement du langage (grande prématurité, dysphasie, dyspraxie, etc. Le Normand,
1986, 1991, 1993, Le Normand & Cohen, 1999, Le Normand & al, 2000).
Traitement des données
Plusieurs écoutes sont effectuées par des auditeurs différents entraînés à
la technique. Nous avons adopté un coefficient de fiabilité interjuge de 95%
pour accepter la saisie d’un mot retranscrit sous forme d’énoncé dans un
fichier. La segmentation des mots en énoncés n’est pas une tâche aisée et
demande une formation aux outils du CHILDES. La définition habituellement
donnée d’un énoncé est tout mot ou séquence de mots compris entre deux
pauses ou interruptions clairement perceptibles du débit de parole (Rondal,
Bachelet & Pérée, 1985). Nous prenons soin de ne pas inclure dans une classe
de mots ceux qui appartiennent à des formes figées ou stéréotypées ou des formules verbales apprises par cœur (exemple : ça+y+est, il+est+là, c’est+ça ). Par
exemple, nous ne comptons jamais comme déterminant la syllabe de remplissage ou le proto-article « a » ou « è », devant le nom ou le verbe qui est considéré par beaucoup d’auteurs comme un indice de maturité syntaxique faible ou
de grammaticalisation peu élevé.
Une fois les enregistrements des échanges enfant-adulte réalisés, les cassettes vidéos sont visualisées, et les 15 premières minutes de dialogue sont
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retranscrites intégralement sous forme de fichiers informatisés selon le format
CHAT(2) défini par Mac Whinney & Snow (2000).
Le programme CLAN, avec son extension POST (Part Of Speech Tagger), système d’étiquetage automatique syntaxique de mots, est disponible sur
le site CHILDES à l’adresse http://childes.psy.cmu.edu – pour une description
plus complète de POST (Parisse & Le Normand 1997, Parisse & Le Normand,
2000b). On peut ainsi obtenir des relevés exhaustifs de tous les types de mots
de la langue cible comme l’illustre la table I :
Table I : Code du CHILDES étiqueté par le système POST pour la
langue française (Parisse & Le Normand, 2000b)
adj
adv
adv:int
adv:neg
adv:place
adv:yn
co
co:act
conj
det
det:dem
det:gen
det:poss
n
n:prop
num
prep
prep:art
adjectif (ex : petit)
adverbe (ex : vite)
adverbe interrogatif
adverbe négatif (ex : pas)
adverbe de lieu (ex : là)
adverbe oui/non
communicateur (ex : wouah)
communicateur action (ex : oh)
conjonction (ex : et)
déterminant (ex : le, une)
démonstratif (ex : ce, cette)
article générique
adjectif possessif
nom
nom propre
numéral
préposition
préposition-article
pro
pro:dat
pro:dem
pro:int
pro:obj
pro:refl
pro:rel
pro:subj
pro:y/en
v
v:aux
v:exist
v:inf
v:mdl
v:mdllex
v:poss
v:pp
v:prog
pronom (ex : moi)
pro datif (ex : à lui)
pro démonstratif (ex : ça)
pro interrogatif (ex : qui)
pro objet (ex : le)
pro réflexif (ex : se)
pro relatif (ex : que)
pro sujet (ex : il)
pro y/en
verbe (ex : mange)
auxiliaire (ex : a)
copule (ex : est)
verbe infinitif (ex : manger)
modal (ex : va)
”modal lexical” (ex : sait)
“avoir” verbe principal
participe passé (ex : mangé)
participe présent
(2) Le système CHAT (Codes of the Human Analysis of Transcripts : codes d’analyse de transcriptions chez
l’homme), est une convention de transcription standard des dialogues qui fait partie du projet CHILDES (Child
Language Data Exchange System : système d’échanges des données du langage chez l’enfant). Cette retranscription standardisée permet par la suite l’analyse automatique des données, grâce à une série de programmes appelés CLAN (Child Language Analysis), l’utilitaire de saisie et de traitement de corpus de langage développé pour
CHILDES (MacWhinney, 2000). Nous avons aussi utilisé le logiciel POST implémenté comme un sous-programme dans le logiciel CLAN du CHILDES qui effectue une décomposition morphologique du texte et génère
toutes les catégories possibles pour un mot, y compris le genre, la personne, le temps. La version française de
MOR que nous avons nous-mêmes réalisée et fournie à CHILDES contient environ 95 000 entrées, ce qui correspond à plus de 200 000 mots en toutes formes. Si des formes manquent, ce qui est presque toujours le cas
pour les onomatopées et interjections qui sont souvent des créations originales des enfants, il est aisé de rajouter des mots à sa propre version de MOR.
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♦ Résultats
Nous présentons ici, à titre préliminaire, des données longitudinales du
lexique de production pour le groupe d’enfants implantés suivi de 6 mois à 36
mois après l’opération et pour les groupes d’enfants contrôles examinés par
tranche d’âge tous les trois mois. La comparaison du développement du nombre
de mots différents produit chez les enfants sourds profonds porteurs d’un
implant et les enfants entendants âgés de 2 à 4 ans, a permis d’identifier des trajectoires de développement très diverses. On peut observer des enfants très en
retard (scores minimum), des enfants se situant dans les variations moyennes du
développement (scores variant de -1 à +1 écart type autour de la moyenne) et
des enfants assez avancés (scores maximum).
La Longueur Moyenne de l’Enoncé (LME)
C’est un indice morphosyntaxique qui s’obtient en divisant le nombre de
mots obtenus pendant la durée de l’observation par le nombre d’énoncés. Sa
validité chez le jeune enfant est fiable lorsqu’on a 50 énoncés ou plus. Les critères de segmentation des mots en énoncés respectent les conventions internationales de transcription de la production verbale même déformée.
Un énoncé peut être composé d’un seul mot, d’un assemblage de mots ou
d’une phrase incomplète. L’énoncé est défini soit :
- comme une production verbale marquée à son début et à sa fin par une
pause ;
- comme une production verbale marquée à son début et à sa fin par une
modification de l’intonation ;
- par le caractère grammatical : les phrases complètes définies comme des
productions verbales contenant au minimum un nom ou un pronom dans
une relation sujet-verbe, les phrases incomplètes où le sujet est omis, les
verbes à l’impératif.
Plusieurs unités grammaticales qui se suivent – sans être séparées par une
pause ou par un changement d’intonation – sont considérées comme énoncés
distincts. Si une unité grammaticale est encastrée sans qu’il y ait pause ou changement d’intonation, elle sera considérée comme énoncé séparé de celui dans
lequel elle s’encastre.
Cet indice permet d’étudier les progrès de la maturation morphosyntaxique de l’enfant au tout début de la production du langage. La figure 1
indique que les enfants contrôles progressent significativement entre 24 et 33
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mois et les enfants sourds entre 18 et 24 mois et 24 et 36 mois post implant. Les
enfants sourds qui obtiennent les meilleurs résultats, après 3 ans d’expérience
d’implant rattrapent les enfants contrôles de 36 mois et même 33% d’entre eux
atteignent les contrôles de 42 et 48 mois.
Figure 1. L’indice de maturité syntaxique (La Longueur Moyenne de l’Enoncé)
Nous avons ensuite comparé la richesse du lexique de production des
enfants implantés en regroupant 4 classes de mots selon le code du CHILDES :
La morphologie lexicale est composée de huit catégories (les adjectifs, cinq
types d’adverbes, les noms et les noms propres), la morphologie grammaticale
inclut seize catégories (quatre déterminants, deux prépositions, neuf pronoms et
une conjonction), les verbes lexicaux sont composés de 3 catégories (verbe principal, verbe à l’infinitif et au participe passé) et les verbes non lexicaux sont
composés de 3 catégories (auxiliaire, copule et modal).
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Figure 2. La morphologie lexicale
Figure 3. La morphologie grammaticale
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Figure 4. Les verbes lexicaux
Figure 5. Les verbes non lexicaux
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Si l’on examine chaque variable, la différence entre les deux populations
est assez nette pour toutes les classes de mots. Chez les enfants contrôles, le
nombre de mots différents produit est très rapide. Il augmente significativement
tous les trois mois entre 2 et 3 ans pour se stabiliser entre 3 et 4 ans. Chez les
enfants implantés, le nombre de mots différents produit à chaque moment du
suivi reste très lent mais augmente significativement entre 12 et 24 mois et surtout entre 24 et 36 mois après l’implantation. L’analyse de la dispersion des
résultats montre qu’à 6 mois, 12 mois, 18 mois et 24 mois après l’implantation,
30 à 40% des enfants se situent dans la zone moyenne et supérieure alors qu’à 3
ans après l’implantation, ce pourcentage s’élève à 50%. Il y a donc une nette
amélioration dans les courbes d’évolution chez les enfants implantés après trois
ans d’expérience.
Même si le retard de production de ces quatre classes de mots chez les
sujets implantés reste encore dans l’ensemble assez important 3 ans après l’expérience de l’implant, il convient de noter que les enfants implantés qui ont les
meilleurs scores sont précisément ceux qui font des progrès plus rapides pour la
morphologie lexicale que pour la morphologie grammaticale et aussi des progrès plus rapides pour les verbes lexicaux que pour les verbes non lexicaux.
♦ Discussion
Pour pallier les inconvénients des nombreuses études transversales classiques effectuées par tranche d’âges, qui ne permettent pas de suivre la chronologie des acquisitions et de maîtriser les variations évolutives chez un même
enfant, nous avons mené une étude diachronique comparative sur une population d’enfants implantés en la comparant à une population de jeunes enfants
entendants âgés de 2 à 4 ans en pleine phase d’acquisition de la morphologie et
de la grammaire. Elle nous permet, grâce à la constitution de larges bases de
données expérimentales, d’individualiser une dynamique des trajectoires du
développement du lexique en fonction de leur nouvelle expérience auditive permise par l’implant. Actuellement, il y a encore très peu de recherches sur le
développement de la production du langage des enfants implantés avec une
approche cognitive développementale, et encore moins sur l’acquisition de la
langue française.
La comparaison des scores en termes de moyenne, d’écart type et d’étendue portant tout d’abord sur un indice de maturité syntaxique (le LME) puis sur
l’ensemble de la production des mots différents composant les catégories
lexico-grammaticales chez les sujets implantés et les jeunes enfants contrôles,
révèle que chez les enfants implantés, le retard du lexique porte davantage sur la
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production de la morphologie grammaticale que sur celle de la morphologie
lexicale. Les informations de sens portées par le nom, le verbe, les adjectifs et
certains adverbes sont utilisées plus tôt que les informations de relations portées
par les déterminants, les prépositions, les pronoms et les conjonctions.
Si les mots de la morphologie lexicale sont d’un accès plus rapide par
les enfants implantés, ces derniers par contre, acquièrent l’usage des mots
grammaticaux (déterminants, prépositions, pronoms, conjonctions) avec beaucoup moins de facilité que les jeunes enfants. Les différences interindividuelles sont considérables dans la mesure où certains enfants sourds implantés
ont des connaissances lexicales qui dépassent la moyenne de celles des
contrôles alors que d’autres en semblent totalement dépourvus. On relève
chez ces derniers à tous les niveaux de suivi, que certains ne produisent toujours pas de mots grammaticaux, ni de verbes non lexicaux, 36 mois après
l’implant.
L’hypothèse du déficit de la perception auditive pourrait expliquer le
retard de la morphologie grammaticale chez les enfants implantés. Nous supposons que la privation sensorielle auditive des enfants implantés rendrait les
déterminants particulièrement difficiles à acquérir parce qu’ils manquent de
saillance perceptuelle et peuvent aisément être ratés dans le flux de la parole. La
différence du nombre des mots produits entre les enfants entendants et implantés est en effet plus grande pour les déterminants, les prépositions et les pronoms. Il semblerait donc que les enfants implantés possèdent des voies de développement spécifiques pour les composantes de la grammaire. Pour les enfants
entendants, l’input langagier offre un matériel abondant pour construire la
grammaire. Lorsque l’enfant est sourd, certains éléments de l’input langagier
sont d’un accès difficile comme les marqueurs grammaticaux car ils sont
rapides, peu accentués et courts. Même les enfants implantés qui récupèrent le
mieux manifestent encore un retard important dans la production de la morphologie grammaticale. Ils ont des problèmes de marquage du genre dans la
construction du nom et de marquage du temps et de l’accord dans la construction du verbe (Le Normand et al, à paraître).
Ce retard de l’accès aux formes morphologiques du mot que nous avons mis
en évidence, même chez les enfants les plus avancés, va dans le sens des constatations déjà faites par d’autres auteurs francophones et non francophones (Leybaert
& Alegria, 1993, Hage, 1998 ; Hilaire, Jisa & Regol, 2002, Szagun, 2001). Un
énoncé qui est produit dans un contexte de mots connus et familiers est relativement simple en ce qui concerne les entrées lexicales et peut être décodé d’emblée,
à la différence d’un énoncé qui nécessite un traitement analytique spécifique avec
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des mots de fonction comme les prépositions, les pronoms et les conjonctions, ou
des flexions de genre et de nombre, et des conjugaisons de verbes.
Les enfants implantés sont aux prises avec un ensemble de phrases complexes à traiter qu’ils doivent analyser et encoder avec une aide extérieure explicite, alors que les procédures de grammaticalisation chez les jeunes enfants ne
relèvent pas d’une stratégie explicite et sont déterminées en quelque sorte par un
traitement automatique. L’observation des erreurs portant sur le genre, le système verbal (principalement les flexions verbales, les omissions de copules et le
choix de l’auxiliaire) et certaines constructions syntaxiques (les omissions de
sujets et de déterminants) montre que les enfants implantés développent un système de connaissances lexicales et surtout morphosyntaxiques incomplètes et
des procédures de traitement encore non automatisées.
Les types d’erreurs les plus fréquentes à chaque moment du suivi des
sujets implantés qui ont été relevés concernent principalement (1) les déterminants avec le non marquage du genre et du pluriel, (2) l’usage incorrect des pronoms relatifs enchâssés, (3) l’omission de l’inversion ou inversion incorrecte
dans la formulation de questions, (4) l’omission du verbe principal ou de l’auxiliaire, (5) la confusion entre les auxiliaires avoir et être, (6) l’accord incorrect de
l’auxiliaire, (7) le placement incorrect de l’adverbe, particulièrement de l’adverbe de négation, (8) la difficulté de construction du système verbal dans deux
phrases coordonnées, la conjugaison du premier verbe contrastant avec le maintien du second à l’infinitif, (9) l’usage incorrect du mot grammatical introduisant le complément, la flexion incorrecte du verbe.
De plus, la précocité de l’implant apparaît dans la littérature comme un facteur déterminant pour le développement du langage, (Fryhauf-Bertschy et al.,
1997 ; Tye-Murray et al., 1995 ; Löhle et al., 1999 ; Miyamoto et al., 1999 ; Nikolopoulos et al., 1999 ; Loundon et al., 2000 ; Waltzman et al., 2002). Un consensus s’est actuellement instauré pour pratiquer l’implantation chez l’enfant jeune,
avant 3 ans, voire même plus précocement (Molina et al., 1999 ; Kileny et al.,
2001 ; Gillis et al., 2002 ; Govaerts et al., 2002; Hehar et al., 2002 ; Osberger et
al., 2002). En effet, un âge d’implantation plus précoce, avant 18 mois, voire
même 12 mois, commence à être admis par beaucoup d’investigateurs pour permettre l’émergence rapide du babillage (Gillis et al., 2002) et une bonne intelligibilité de la parole grâce à des performances auditives élevées obtenues précocement (Kileny et al., 2001 ; Govaerts et al., 2002). La question est de savoir sur
quelle tranche d’âge s’étend la période « sensible » d’exposition à une langue.
Les enfants sourds qui reçoivent un implant au-delà de deux ans commencent à recevoir de l’input auditif et linguistique assez tardivement et ne disposent
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pas du point de départ optimal servant à mettre en place les composantes du
lexique grammatical (Bollard et al, 1999). La question demeure de savoir si la production verbale des enfants implantés, même ralentie, va se situer dans des variations normales de développement et dans le cas où le processus est différent, à quel
niveau les divergences se situent. Les notions de période « sensible » ou
« critique » prédisent un développement du langage plus lent pour les enfants
sourds avec implant, parce que ces enfants débutent leur carrière linguistique tardivement.
Dans notre étude qui portait sur le développement du langage, l’âge d’implantation variait de 22 à 78 mois (moyenne : 45 mois) et n’a pas paru exercer,
dans l’état actuel de nos données, d’effet déterminant dans le groupe considéré
dans son ensemble mais il faut noter que 35 sur 50 sujets (70%) ont été implantés avant l’âge de 4 ans. La moyenne d’âge d’implantation apparaît cependant
moins élevée chez les enfants ayant obtenu de très bons scores que chez les
enfants ayant obtenu des scores plus faibles (Le Normand et al, à paraître).
Il faut insister sur le fait que la période de 3 ans après implant, à laquelle
se limite actuellement notre évaluation longitudinale de l’organisation du
lexique en composantes, n’est nullement une période limitative de plasticité
auditivo-verbale. La notion émergente d’une dynamique prolongée de l’évolution après implant, de 5 ans et plus, est soulignée par de nombreux observateurs
(Truy et al. 1998, Inscoe et al. 1999, Manrique et al. 1999, O’Donoghue et al.
2000) et les importants progrès que nous observons entre 24 et 36 mois après
implantation s’inscrivent tout à fait dans cette perspective. Ils justifient le projet
de prolonger ce suivi longitudinal sur 10 ans.
En résumé, la démonstration du retard de maturation du lexique de production faite pour la première fois à ce jour, à partir d’un grand nombre de
jeunes sujets implantés francophones, présente, outre l’intérêt théorique de
contribuer à la question des mécanismes d’acquisition des différentes composantes du langage et de la plasticité fonctionnelle, l’immense intérêt pratique de
contribuer à l’élaboration de programmes de rééducation orthophonique ciblés
sur ces composantes grammaticales et sur l’ensemble des types d’erreurs qu’il
reste à analyser de façon systématique. C’est dans cette double perspective théorique et pratique que nous allons poursuivre de nouvelles investigations neurolinguistiques cognitives.
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