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Evaluation du lexique de production chez des
enfants sourds profonds munis d’un implant
cochléaire sur un suivi de trois ans
Marie-Thérèse Le Normand
Résumé
Le développement des composantes de la morphologie lexicale et grammaticale a été exa-
minée, sur un suivi de trois ans, chez 50 enfants sourds profonds congénitaux et prélin-
guaux qui ont été implantés entre 21 et 78 mois. Leurs productions ont été comparées à
celles de 181 jeunes enfants entendants âgés de 2 à 4 ans en pleine phase d’acquisition de
la grammaire afin de mieux comprendre les mécanismes de la plasticité auditivo-verbale.
Les enregistrements ont eu lieu dans 4 centres d’implantation(1) (Paris, Toulouse, Lyon,
Montpellier) au cours de situations standardisées (jeu symbolique et livre d’images). 225
échantillons de parole spontanée provenant des enfants implantés et 316 échantillons pro-
venant des enfants contrôles ont été analysés avec les outils du CHILDES. Les résultats ont
permis d’identifier un retard dans les trajectoires du développement encore difficiles à
apprécier compte tenu des variations interindividuelles considérables. Ces données prélimi-
naires posent la question de l’âge d’implantation pour un accès et un développement du
lexique plus rapide chez ces enfants.
Mots clés : neurolinguistique cognitive du développement, production du langage, plasticité
auditivo-verbale, étude longitudinale, implants cochléaires, retard du langage.
(1) Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un programme de recherche coordonné par le Centre Technique
National d’Etude et de Recherche sur les Handicaps et les Inadaptations (CTNERHI) qui a reçu de la Direc-
tion des Affaires Sociales la mission de suivre une cohorte de 50 enfants implantés de ces 4 centres sur 10 ans.
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Assessment of lexical production in children with cochlear implants
three years after implantation
Abstract
The development of the components of lexical and grammatical morphology was examined,
over a period of three years, in 50 congenitally and prelingually deaf children who had recei-
ved implants between the ages of 21 and 78 months. Their productions were compared with
those of 181 hearing young children aged 2 to 4 who were in the process of acquiring gram-
matical morphology, in order to better understand those mechanisms involved in verbal-
auditory plasticity. Recordings took place in 4 cochlear implantation centres (Paris, Toulouse,
Lyon, Montpellier) during standardized situations (symbolic play and picture books). 225
samples of spontaneous speech from implanted children and 316 samples from control chil-
dren were analyzed with CHILDES tools. Results showed some lexical delay which is difficult
to evaluate precisely given the considerable inter-individual variations. These preliminary
data raise the issue of the optimal implantation age for more rapid lexical access and deve-
lopment in these children.
Key Words : cognitive and developmental neurolinguistics, language production, verbal-
auditory plasticity, longitudinal study, cochlear implants, language delay
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Marie-Thérèse LE NORMAND
INSERM E9935
Hôpital Robert Debré
48 Boulevard Sérurier
75935 Paris cedex 19
L’implant cochléaire s’est établi à l’échelle mondiale comme méthode
de prédilection dans le traitement de la surdité infantile et celle des
adultes. C’est un dispositif électro-acoustique ayant pour but de resti-
tuer la fonction auditive. En donnant à l’enfant sourd accès à la stimulation
auditive, on lui permet d’entendre les sons de parole lors de périodes du déve-
loppement qui sont cruciales pour l’acquisition du langage.
A la naissance, le cortex possède déjà une organisation qui permet aux
nouveaux-nés d’entendre les sons de la parole continue avec leur cortex audi-
tif (Dehaene et al, 2002). Une question importante concernant le processus
d’acquisition de la parole et du langage chez l’enfant implanté sera alors celle
des mécanismes de plasticité auditivo-verbale qui va permettre une nouvelle
organisation des composantes de la parole et du langage (prosodie, phonolo-
gie, lexique, syntaxe). Le degré avec lequel l’organisation du cerveau pour la
parole est spécifié précocement au cours du développement et la plasticité du
cortex cérébral, pour toutes les modalités sensorielles, dépendent des nom-
breux événements de la maturation cérébrale mais aussi des bonnes conditions
de l’input langagier (Ruben & Schwartz, 1999). Les circuits neuronaux sont
en permanence remodelés par l’expérience, ce qui se traduit par une adapta-
tion aux modifications de l’environnement ou de nouveaux apprentissages, ou
une amélioration sous l’effet de l’entraînement. L’implantation précoce chez
les enfants sourds congénitaux ou prélinguaux peut donc amener à une récu-
pération du langage. Cependant, les bases neuronales sous-jacentes à cette
réussite n’ont pas encore été exploitées et les conditions d’observation analy-
sant des trajectoires individuelles de l’acquisition du langage dans toutes ses
composantes au cours du temps restent à réaliser de manière systématique. La
fonction langage apparaît comme l’un des systèmes les plus complexes de
l’organisation et de la maturation cérébrale dont les subdivisions en cascade et
la multidistribution corticale et sous-corticale rendent difficile l’accès à des
modèles explicatifs. D’où l’importance de l’observation longitudinale de la
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parole et du langage avec une approche neurolinguistique cognitive qui vise à
examiner les différents systèmes de traitement du langage en composantes et
sous composantes
Une autre question importante est de savoir si certaines composantes ou
sous-composantes de la production du langage ne peuvent apparaître et se
mettre en place que durant une période temporelle limitée au cours de l’évolu-
tion et si certaines expériences auditivo-verbales n’ont d’effet qu’à certains
âges critiques du développement. Chez l’enfant entendant, la production de
mots isolés commence dès la fin de la première année de vie ; puis une
période d’expansion du vocabulaire apparaît, suivie d’une autre période d’as-
semblage de mots entre 2 et 4 ans. Cette dernière induit le développement de
la grammaire qui se manifeste dans l’usage approprié des catégories syn-
taxiques comme les marqueurs du nom (déterminants et prépositions), les
marqueurs du verbe (pronoms) et le développement des flexions du nom
(genre et pluriel des noms) et des verbes (conjugaisons). L’acquisition du lan-
gage chez l’enfant entendant est considérée très rapide bien qu’avec d’impor-
tantes variations interindividuelles. Aux alentours de 3 ans - 3 ans et demi,
l’enfant entendant est généralement capable de produire l’essentiel des struc-
tures morphosyntaxiques de base de sa langue (de Boysson-Bardies, 1996 ;
Bassano, 1998, 1999 ; Bassano, Maillochon & Eme, 1998 ; Bates & al, 1994;
Bates & Goodman, 1999 ; Parisse & Le Normand, 2000a, Oller & Eilers,
1988, Locke, 1995).
Le but de cette recherche est donc (1) de comprendre les processus
d’acquisition du lexique de production chez des enfants implantés en les com-
parant à ceux des enfants entendants en pleine phase d’acquisition de la gram-
maire sur une période de trois ans et (2) de mettre en évidence le degré et l’or-
ganisation de la plasticité cérébrale à-travers des processus du traitement de
l’information auditivo-verbale nouvellement permis par l’implant, et d’en
suivre les modifications. On a eu recours dans cette étude, à une méthode
d’analyse longitudinale et comparative avec une base de données de 181
enfants entendants plus jeunes en pleine phase d’acquisition de la morphosyn-
taxe (Le Normand 1991, 1997, 1999, Parisse & Le Normand, 1998, 2000a,
2000b). Nous pouvons ainsi repérer les trajectoires développementales dans
les différents processus d’acquisition des catégories lexicogrammaticales. Les
données ont été obtenues chez les enfants implantés comme chez les enfants
entendants plus jeunes à l’aide d’une méthode d’observation directe qui utilise
l’enregistrement vidéo dans des contextes de production spontanée du lan-
gage, standardisés selon l’âge.
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Méthodes
Sujets
La population d’enfants implantés se compose de 50 enfants sourds pro-
fonds (26 garçons, 24 filles). 21 appartiennent à un milieu familial favorisé, 21 à un
milieu familial moyen, 8 à un milieu familial défavorisé. L’étiologie est d’origine
génétique dans 32 cas, infectieuse dans 6 cas (4 infections à cytomégalovirus, 2
méningites), médicamenteuse dans 1 cas, inconnue dans 11 cas. L’âge d’implant se
situe de 21 à 78 mois dont 35 enfants ont été implantés avant 4 ans (70%).
Les enfants entendants ont tous été testés sur le plan cognitif par le test
symbolique de Lowe et Costello (1976) et n’avaient ni trouble de l'audition, ni
déficit intellectuel.
Procédure : la technique d’analyse du langage spontané.
Les enfants ont été enregistrés tous les six mois en production de langage
spontanée avec un partenaire familier, lors d’une situation de jeu ou de livre
d’images de 29 pages intitulé « Grenouille où es-tu ? » (Mayer, 1969) à partir de
60 mois d’âge réel. Cette technique est l’une des alternatives aux méthodes de
test qui a fait ses preuves avec des enfants présentant des troubles de développe-
ment du langage (grande prématurité, dysphasie, dyspraxie, etc. Le Normand,
1986, 1991, 1993, Le Normand & Cohen, 1999, Le Normand & al, 2000).
Traitement des données
Plusieurs écoutes sont effectuées par des auditeurs différents entraînés à
la technique. Nous avons adopté un coefficient de fiabilité interjuge de 95%
pour accepter la saisie d’un mot retranscrit sous forme d’énoncé dans un
fichier. La segmentation des mots en énoncés n’est pas une tâche aisée et
demande une formation aux outils du CHILDES. La définition habituellement
donnée d’un énoncé est tout mot ou séquence de mots compris entre deux
pauses ou interruptions clairement perceptibles du débit de parole (Rondal,
Bachelet & Pérée, 1985). Nous prenons soin de ne pas inclure dans une classe
de mots ceux qui appartiennent à des formes figées ou stéréotypées ou des for-
mules verbales apprises par cœur (exemple : ça+y+est, il+est+là, c’est+ça ). Par
exemple, nous ne comptons jamais comme déterminant la syllabe de remplis-
sage ou le proto-article « a » ou « è », devant le nom ou le verbe qui est consi-
déré par beaucoup d’auteurs comme un indice de maturité syntaxique faible ou
de grammaticalisation peu élevé.
Une fois les enregistrements des échanges enfant-adulte réalisés, les cas-
settes vidéos sont visualisées, et les 15 premières minutes de dialogue sont
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