ANNA KARÉNINE EST IMMORTELLE Olivier LAPIERRE ANNA KARÉNINE EST IMMORTELLE Editions De Suffren Toute ressemblance avec des personnages réels, vivants ou ayant existé, serait purement fortuite. Les personnages historiques cités ne servent qu’au développement de cette fiction. Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur, de ses ayants droits, ou de ses ayants causes est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle. © Editions De Suffren, 2013 Roman À François Corteggiani et Yves Carru « Certains signes sont réciproques, c’est-à-dire que la présence de l’un entraîne obligatoirement la présence de l’autre, et réciproquement ; certains signes n’entraînent aucune relation de liaison nécessaire avec aucun autre. » Dictionnaire de rhétorique et de poétique par Michèle Aquem et Georges Molinié 7 I Ségurange, 1991 Et ce maudit téléphone qui sonnait, juste maintenant, pendant que, devant Joseph, la dernière patiente préparait son chèque avant de partir, après cette journée de plus dans sa vie de médecin. Il entendit le répondeur qui s’enclenchait, une voix, sa propre voix qui récitait un message d’absence parce qu’il avait oublié de couper le son ; et la patiente étonnée qui le regardait comme pour l’inciter à répondre, à décrocher le temps de finir d’écrire, curieuse de savoir qui pouvait l’appeler à cette heure tardive. Il lui fit un signe d’excuse de la main, un signe afin qu’elle comprenne qu’il n’était pas de garde mais qu’il allait néanmoins répondre, tandis qu’elle restait attentive, surprise, approbative de la conscience professionnelle du docteur, heureuse de rentrer chez elle avec la bonne conscience de l’avoir laissé répondre, de dire qu’il était encore là, qu’il pouvait faire une ultime visite, que son docteur était disponible jour et nuit, tous les jours et toutes les nuits pour tous ses patients. Et cette voix, sa voix monotone et nasillarde qui n’en finissait plus de parler, de donner les horaires d’ouverture du cabinet, de proposer un autre médecin de garde le weekend, avec pour les urgences de nuit le SAMU et l’hôpital, la nuit juste après le soir quand on ne pense plus au médecin, partout dans la ville et ailleurs, sauf celle ou celui qui appelait et qui tentait un dernier passage, une dernière écoute, un dernier mot, jusqu’à la fin du jour. 9 Il enrageait. Son étourderie le faisait enrager. Pourquoi avait-il oublié de couper le son du répondeur ? Gardant ce calme énervement pour lui-même, il ne montra rien. Il finit lui aussi d’écrire, de remplir la feuille de soin. Puis il décrocha, ce qui arrêta la messagerie, pour laisser la femme terminer son chèque, la laisser partir et l’oublier, elle, jusqu’à ce qu’elle revienne, oublier l’ordonnance faite et ses médicaments renouvelés, lui permettre aussi d’oublier ses doutes concernant la conscience professionnelle de Joseph, et lui d’oublier ensuite cette journée semblable à des milliers d’autres. « Allo ! Joseph ? » C’était Paul. La voix de Paul qui s’impatientait d’entendre la sienne. « Bonjour, Paul. Je te rappelle. J’ai une patiente en face de moi. – D’accord. Mais rappelle-moi quand tu auras fini ! » La femme sourit de la réponse de Joseph, signa son chèque, rangea son stylo dans son sac, détacha enfin le chèque du talon, posa le rectangle de papier sur la table, fourra les ordonnances pliées dans son sac qui ne fermait plus, se leva et enfila une veste légère. « Vous savez, docteur, j’ai cru que c’était ma mère qui vous appelait. Elle ne va pas bien en ce moment. Elle doit faire de la tension. Peut-elle venir lundi ? – Aucun souci, je serai là. » Tout allait si vite et si lentement en fin de journée ! Et la femme de lui dire au revoir, de regarder autour d’elle si elle n’avait rien oublié, de se laisser raccompagner jusqu’à la porte de sortie du cabinet, de lui redemander de recevoir sa mère lundi, de lui souhaiter une bonne soirée, de dire bonjour à son épouse ; et lui de présenter ses amitiés à son mari, le mari de la patiente tout juste retraité qui l’avait bien mérité cette retraite et d’en profiter longtemps. Elle sortit ; elle sortait en trottinant et s’arrêta au bout de quelques mètres, se retourna pour le questionner à propos de sa mère, si sa mère devait venir le matin ou l’après-midi du lundi 10 pour ne pas trop avoir à attendre, et d’ajouter qu’elle l’accompagnerait ; il lui répondit : « venez vers 16 heures », qu’il les recevrait entre deux consultations, persuadé que la tension artérielle de la mère serait normale d’ici là et qu’il aurait oublié qu’elle devait venir, de même qu’il aurait oublié qui ne viendrait pas, ou qui reviendrait. Mais comment se souvenir de quelqu’un qui ne viendra pas, puisque c’est quelqu’un qui ne veut ou ne peut pas venir ? Forcément, cela n’avait pas de sens, pensa Joseph en souriant à la femme, ni même de raison d’être imaginé, et encore moins logique pour ce genre de patient ! A moins d’être persuadé d’un retour, de réfléchir en particulier à quelqu’un ou plusieurs personnes qui doivent revenir durant une journée de consultations, cette femme et sa mère en l’occurrence, comme à une autre période de la vie d’ailleurs ; règle qui s’appliquait pour chacun et tous, dans bien d’autres situations, avec une sorte d’attente qui donne un sens à un événement très indéfini, car on ne sait pas encore quand ou pourquoi, très tôt ou trop tard, au moment le moins opportun ou le plus heureux cet événement peut luimême survenir ! Et certains diraient dans ce cas qu’il ne faut pas attendre mais provoquer cette rencontre, surtout s’il s’agit d’une personne, quand, pour la circonstance, celle que Joseph allait éventuellement revoir n’était plus du tout attendue. Pour l’instant, il se contentait de saluer cette femme, de la regarder marcher sur le bitume du trottoir, de l’accompagner des yeux jusqu’à ce qu’elle rentre dans son véhicule, s’y installe, démarre et disparaisse derrière un angle d’immeuble terne. Et rien ne permettait à Joseph de présager que la routine apparente de son existence allait être bouleversée dans peu de temps par une surprenante nouvelle. Le soir était doux, de cette douceur étrange de chaque fin d’été, et même encore un peu sec dans l’air tiède. Le crépuscule clair indiquait sur la rue calme l’heure tardive des derniers beaux jours ; et Joseph supposait que Paul attendait, lui, d’être rappelé. Paul. 11 Paul son ami, depuis plus de trente ans son confrère, que Joseph avait rencontré lors d’un stage hospitalier à la fin de leurs études, un peu avant de partir lui-même pour la guerre d’Algérie ; Paul qui exerçait dans le même bourg depuis les années 60 sans être son associé. Et cette amitié tardive dans leur vie, d’abord estudiantine puis professionnelle, amitié qui leur permettait de se remplacer pour partir en congés, évitait toute concurrence de s’immiscer entre leurs clientèles, donc sans rivalité entre eux deux. Ainsi, au retour de leurs rares vacances, avait lieu ce même coup de téléphone pour discuter des patients vus par celui qui était resté, et plus précisément ce soir de ceux que Joseph avait donc examiné pendant que Paul s’était rendu en Russie pour accomplir un vieux rêve, un rêve qu’il répétait souvent : prendre le « Transsibérien ». Rituel devenu relation fraternelle que cet échange à propos de leurs patients, fondement de leur amitié solide et vraie, jusqu’à presque tout savoir l’un de l’autre – c’est ce qu’ils croyaient–, concernant leur passé commun et de certaines manies propres à chacun d’eux, de leurs familles, et Paul de devenir le parrain du fils de Joseph et Joseph de l’ainé de Paul ; rituel impliquant toutefois qu’ils ne partaient jamais ensemble. Ni en congrès, ni en vacances. À peine et parfois en weekend lorsqu’ils étaient plus jeunes. Joseph referma la porte d’entrée à clef pour éviter toute nouvelle et improbable consultation, se dirigea vers le bureau, éteignit les lumières du couloir et de la salle d’attente avant de s’isoler dans son cabinet. Assis dans son fauteuil en installant son cahier de consultations sur le sous-mains, il nettoya ses demilunes pour se préparer à trier les noms des patients de Paul et lui résumer les problèmes rencontrés ; petit exercice de mémoire qui pouvait durer une bonne heure, exercice tant de fois répété et sûrement pas assez souvent pensa-t-il, lui qui avait sacrifié sa vie à son métier, lors d’une courte discussion qui filerait vers un prochain dîner, lequel permettrait à Paul de relater les péripéties de son voyage. La sonnette du cabinet retentit. Joseph imagina que la der12