
Journal Identification = NRP Article Identification = 0290 Date: April 15, 2014 Time: 10:59 am
REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
14
Point de vue
Une autre étude menée récemment au sein du labo-
ratoire Inserm U1077 de Caen [11, 12], suggère une
préservation du sentiment d’identité chez des patients
atteints de maladie d’Alzheimer (aux stades modérés à
sévères de l’évolution). Les patients et les sujets contrôles
ont tous été examinés individuellement dans la même ins-
titution où ils résident, deux fois, à 15 jours d’intervalle.
Nous leur avons proposé un questionnaire permettant de
savoir comment ils se décrivaient (plutôt timide, honnête...)
selon certains traits de caractère, comment ils se disaient
réagir dans telle ou telle situation et enfin comment ils
se jugeaient, de manière introspective. Il leur a été égale-
ment demandé de donner dix phrases commenc¸ant par «Je
suis », afin qu’ils se décrivent de manière plus spontanée.
Enfin, ils étaient invités à donner une estimation de leur
âge. De fac¸on surprenante, les résultats montrent que les
patients répondent de fac¸on très similaire aux deux temps de
l’étude, alors qu’ils ne se souviennent pas avoir déjà effectué
les tests deux semaines auparavant. Une différence impor-
tante entre les deux groupes est cependant observée dans
l’évaluation de l’âge que les sujets se donnent, les patients
s’attribuant toujours un âge inférieur à leur âge réel (14 ans
de moins en moyenne). Par ailleurs, selon la neuropsycho-
logue de l’établissement qui connaît bien les patients, leurs
réponses aux deux tests refléteraient bien leur personna-
lité. Cette étude conclut à une préservation du sentiment
d’identité dans la maladie d’Alzheimer, aux stades modé-
rés à sévères de la maladie, et suggère une cohérence de
l’idée que les patients ont d’eux-mêmes selon ce qu’ils sont
au moment présent (et non seulement selon ce qu’ils étaient
avant la maladie).
Cette étude contredit-elle alors les conclusions émises
par Klein et collaborateurs, énoncée précédemment ? Nous
pensons qu’il s’agit d’une différence due à la formulation
des questions posées dans les différents tests choisis. Dans
l’étude de Klein, les traits de caractère évalués semblent
plus labiles et les réponses plus soumises à une référence
aux événements dans le temps, demandant de solliciter la
mémoire épisodique, laquelle est profondément déficitaire
dans ce type de pathologie : «Êtes-vous triste, indépendant,
alerte, ambitieux ?... »[10]. Les réponses à ces questions
peuvent éminemment changer selon les références aux
situations et à l’âge. Dans l’étude à laquelle nous avons
contribué au contraire [11, 12], les traits de caractère éva-
lués requièrent une réponse plus générale. Il est demandé
par exemple : «Êtes-vous quelqu’un de plutôt triste ? »La
réponse amène à être synthétique, générale, et connue inti-
mement par le sujet.
Dans les deux cas, l’idée d’un «corps-esprit »est visible,
même aux stades les plus sévères de la maladie : soit dans
une vision de soi qui n’est plus, d’un soi qui ne serait pas
remis à jour, un soi qui ne serait pas cohérent avec l’âge
du patient, mais auquel le patient ferait référence avec une
idée de son corps en adéquation avec cette image de soi ;
soit dans une vision générale de soi en laquelle le sujet
a eu tout le temps de faire corps, un soi plus basique et
plus instinctif, dont le corps ne serait pas perc¸u mais fon-
damentalement ressenti et bien connu par ses réactions
journalières repérables car quasiment identiques à travers
le temps. Finalement, le self dessine le lien vivant, unissant
ces deux instances que sont le corps et l’esprit. Le corps n’est
alors pas qu’une instance visible, mais il se vit de l’intérieur
et forme en l’esprit des couleurs et des vérités que seul son
possesseur est apte à déchiffrer pleinement : le self. Le sujet
se définit ainsi : comme un corps vivant et non un être dans
un simple corps ; il est un corps-esprit dont le corps malade
rend malade l’esprit, et inversement, et où la vision de soi
sans le corps est impossible.
Les conclusions ici font écho à d’autres plus théo-
riques retrouvées en phénoménologie : d’un point de vue
ontologique, nous avons abouti à deux manières de se
représenter soi-même, soit de manière très épurée (ou
basique, mêmeté), soit en parlant d’une identité plus labile
(ipséité), selon l’âge, le statut, la période de vie et la santé de
la personne (indépendant, triste, alerte). La première fac¸on
de se décrire serait d’autant plus résistante à la maladie qu’il
s’agirait de connaissances sur soi profondément charnelles
de soi à soi et non dérivées de la mémoire épisodique : il
s’agirait de connaissances sur soi forgées de longue date,
intimement perc¸ues et apprises par nos perceptions, réac-
tions, émotions et ressentis corporels. La deuxième fac¸on
de se décrire serait soumise à une référence temporelle de
la vie du sujet. S. Klein dans son article The sense of dia-
chronic personal identity [1] utilise en ce sens les termes de
«self diachronique »et de «self synchronique »exprimant
ainsi cette idée d’un soi à la fois même et toujours cons-
cient de lui-même et d’un soi perc¸u plus largement dans
son temps intime, un soi changeant au fur et à mesure du
temps.
Cette dualité de mise en perception intentionnelle de
soi par soi avait déjà été formulée par le phénoménologue
E. Husserl [3] : il s’agissait de voir dans la conscience cons-
ciente, intentionnelle donc, deux manières de concevoir sa
propre perception, dans le temps, ou hors du temps.
Husserl dénommait en effet deux sortes
d’intentionnalités de la conscience : l’«intentionnalité
longitudinale »et l’«intentionnalité transversale »:
–l’intentionnalité transversale permet de constituer atem-
porellement (en dehors du temps intime de la conscience
consciente) des phénomènes temporels (souvenus, imagi-
nés ou perc¸us) en les rendant temporellement perceptibles,
placés dans une suite temporelle ;
–l’intentionnalité longitudinale constitue atemporellement
des éléments atemporels (comme les perceptions de percep-
tions), mais saisis dans un ordre continu (dans un «flux »),
àlafac¸on d’une phrase.
La conscience serait alors capable d’un triple regard :
une première perception où la conscience regarde ce
qu’elle est en train de percevoir directement (ex : «je
perc¸ois cette salle dans laquelle je suis ») ; un autre type de
perception, où la conscience perc¸oit une donnée indirecte,
qui est passée, comme si je me rappelle d’un événement
vécu n’ayant plus aucune présence au présent : un sou-
venir. C’est l’intentionnalité transversale qui constitue ces
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017.