Plein texte (546 ko) - Haut Conseil de la santé publique

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Ministère du Travail et des Affaires sociales
Haut Comité de la santé publique
Problèmes de santé publique
et d’organisation des soins
liés à l’utilisation
des produits humains
et à leurs produits
de substitution
Novembre 1995
En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet
1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement
interdite sans autorisation expresse de l’éditeur.
Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des cricuits du livre.
© Haut Comité de la Santé Publique
ISBN : 2-85952-624-2
S
Introduction
O
M
M
A
I
R
E
Texte de la saisine ministérielle
VII
Avis du Haut Comité de la santé publique
IX
Rapport du groupe de travail
XI
Remerciements
XII
Chapitre 1
Genèse et présentation du rapport
Chapitre 2
Définitions et précisions sémantiques
Première partie :
Troisième partie :
13
La transfusion sanguine
Chapitre 3
Le sang et les produits dérivés
Deuxième partie :
1
19
Organes vitaux et tissus
Chapitre 4
Problèmes généraux des transplantations d’organes vitaux
27
Chapitre 5
Problèmes généraux des greffes de tissus
39
Chapitre 6
Les biomatériaux
49
Problèmes transversaux de sécurité et d’organisation
Chapitre 7
La sécurité des greffes
53
Chapitre 8
Épidémiologie des prélèvements :
les problèmes de disponibilité
63
Chapitre 9
La répartition des greffons : équité et efficacité
73
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
V
Sommaire
Chapitre 10
La greffe d’organes et de moelle :
faut-il revoir les modes de financement hospitalier ?
Quatrième partie :
Méta-problèmes transversaux
Chapitre 11
Systèmes d’information et de surveillance épidémiologique
Cinquième partie :
89
93
Chapitre 12
Les aspects sociaux des greffes et des transplantations
107
Chapitre 13
Les aspects juridiques
113
Chapitre 14
La formation des professionnels
117
Chapitre 15
Information, éducation et sensibilisation du public
125
Conclusion - Recommandations
Chapitre 16
Recherches à entreprendre et à développer
127
Chapitre 17
Conclusion – Propositions d’action et de réflexion
141
Les travaux préparatoires au présent rapport ont été réunis sous la forme de
quinze contributions. Ils sont disponibles sur demande au Haut Comité de la
santé publique :
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
Contribution
VI
1. Mécanismes immunitaires de la réaction de rejet,
J. Rosa
2. Sang et produits dérivés,
F. Grémy, J.-C. Sailly, A. Hirsch
3. Transplantation rénale, F. Grémy, H. Kreis
4. Transplantation cardiaque, F. Grémy, J.-C. Sailly
5. Autres transplantations d’organes vitaux, F. Grémy
6. Greffe de moelle osseuse, J. Rosa, J.-C. Sailly
7. Greffe de cornée, F. Grémy
8. Greffe d’os, de valves cardiaques et de peau,
E. Caniard, F. Grémy
9. Les banques de tissus d’origine humaine en France,
R. Eloy, D. Thouvenin, F. Grémy
10. Biomatériaux et organes bio-artificiels, R. Eloy
11. Sécurité infectieuse, F. Grémy, R. Salmi
12. Épidémiologie des prélèvements d’organes et de tissus,
F. Grémy
13. Un projet concret de centre de transplantologie ?
14. Aspects sociaux, S. Novaes, F. Grémy
15. Aspects juridiques, D. Thouvenin
Haut Comité de la Santé Publique
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
19 janvier 1993
Le ministre
CAB/EP/JM
Le ministre de la Santé
et de l’Action humanitaire
à
Monsieur le Directeur général
de la Santé
Secrétaire général
du Haut Comité de la santé publique
OBJET : Saisine du Haut Comité de Santé Publique
Je souhaite que le Haut Comité de santé publique étudie « les problèmes de santé publique et d’organisation des
soins liés à l’utilisation des produits humains et à leurs produits de substitution ». L’étude devra prendre en compte les
aspects épidémiologiques, sociologiques, économiques et
médicaux de ces problèmes. Elle devra s’appuyer sur les différentes études et rapports réalisés, notamment sur le rapport
actuellement en cours à l’Inspection générale des affaires sanitaires.
Bernard Kouchner
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
VII
Avis du Haut Comité de la santé publique
Ayant pris connaissance du rapport du groupe de travail constitué pour répondre à la demande du ministre de la Santé, le Haut
Comité de la santé publique rappelle en préalable que si, pour
des raisons d’urgence, le présent rapport a été principalement
consacré à l’étude spécifique des produits humains, la politique
à suivre pour leur utilisation doit viser à en limiter l’usage et
peut-être dans certains cas à le supprimer à terme. La priorité à
retenir est le développement des produits de substitution.
L’usage des produits humains doit être limité au strict nécessaire par des indications rigoureuses, et cela pour chacun d’eux
en fonction des avantages escomptés et des risques pris. Les
risques iatrogènes rémanents qui — il convient de le faire comprendre — ne peuvent pas être complètement annulés doivent
faire l’objet d’un effort permanent de détection et de limitation
parallèlement aux recherches entreprises sur l’efficacité propre
des traitements, l’équité de leur répartition, leur acceptabilité
sociale et morale. En cela, l’utilisation des produits humains,
même ceux dont l’usage est ancien, reste un domaine de
recherche. C’est à la lumière de cette caractéristique essentielle que doit être examinée l’organisation des soins.
Au-delà, le problème de l’insuffisance des greffons de bonne
qualité dépasse le cadre de mesures techniques ou d’organisation professionnelle et justifie une politique qui doit favoriser à
terme l’émergence d’une culture du don par le développement
d’un large débat sur les problèmes éthiques, psychologiques,
sociaux et juridiques liés au respect du corps humain.
Sur ces bases, le Haut Comité de la santé publique recommande
en particulier :
1. de développer la recherche dans l’ensemble des disciplines
en particulier la recherche clinique, épidémiologique, biologique, ainsi qu’en sciences sociales et humaines, en
s’appuyant notamment sur le rapport établi à ce sujet par
l’Inserm en 1994.
2. d’adapter l’organisation des soins en matière de greffe
d’organes et de tissus au caractère encore expérimental de
cette activité.
Une évaluation rigoureuse des centres autorisés à pratiquer
des greffes d’organes doit être réalisée. Beaucoup de
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
IX
centres font un nombre insuffisant de transplantations pour
garantir une qualité adéquate des soins et participer à une
recherche significative. Les problèmes communs de pratique, de suivi et de recherche semblant l’emporter sur les
spécificités d’organes, la création de centres de transplantologie multi-organes bénéficiant d’un financement adapté à
leur activité doit être étudiée.
3. de favoriser un accès équitable aux soins. La concentration
souhaitable doit être accompagnée, pour ne pas freiner
l’accès aux soins, de la mise en place de réseaux, soit entre
centres en ce qui concerne les interventions, soit entre
centres, hôpitaux généraux et médecine générale pour le
suivi des malades greffés.
4. de prendre des mesures propres à favoriser la disponibilité
des greffons :
– en s’appuyant sur une meilleure connaissance des processus de décision et d’information qui conduisent à la sollicitation d’un prélèvement ;
– en favorisant une information et une éducation sur le don
qui soient ciblées en fonction des publics ;
– en augmentant la densité des coordinateurs des dons ;
– en explorant et évaluant les réticences des professionnels
à utiliser des greffons prélevés sur des donneurs vivants ;
– en réorganisant les morgues hospitalières et les banques
de tissus.
5. de renforcer le contrôle de l’État
L’expérience de la transfusion sanguine a montré combien
s’est avérée néfaste la faiblesse de l’intervention de l’État
face à une pratique parcellaire et non coordonnée. Il convient
donc de contrôler l’efficacité de la réorganisation de l’activité
des transfuseurs et des transplanteurs pour éviter une
logique de développement institutionnel. Certaines fonctions
transversales doivent être communes aux différents intervenants : la vigilance, l’éducation pour la santé, les problèmes
éthiques et juridiques.
6. d’améliorer la formation médicale
La nécessité d’une vision globale de l’activité médicale dans
ce domaine implique une révision profonde de la formation
médicale qui doit intégrer les dimensions économiques,
sociales, psychologiques et éthiques propres à la santé
publique.
X
Haut Comité de la Santé Publique
Rapport
du
groupe de travail
Remerciements
Remerciements
Le groupe de travail « Produits humains » comprenait les personnes suivantes :
M. le Pr F. Grémy, président
M. le Dr P. Botreau-Roussel
M. E. Caniard
Mme le Dr R. Eloy
M. le Pr A. Hirsch
M. C. Huriet
M. J.-M. Le Guen
M. A. Leplège
Mme S. Novaes
M. le Pr J. Rosa
M. J.-C. Sailly
M. le Dr R. Salmi
Mme D. Thouvenin
Au cours des séances du groupe de travail, celui-ci a recueilli l'avis de :
M. le Pr J.-M. Alexandre
M. le Dr D. Dormont
M. le Pr G. David
M. le Pr P. Hervé
M. le Pr J. Hors
M. J. de Kervasdoué
M. le Pr H. Kreis
M. le Dr B. Loty
M. le Pr J.-M. Rouzioux
M. M. Setbon
Mme A. Slonimski
M. le Pr Trouvin
M. le Pr J.-P.Vernant
De plus, des entretiens ou contacts épistolaires ont eu lieu avec :
Les responsables de l'association France-Transplant, et en particulier M. le
Pr Hors et M. Romano
Les responsables de l'association France Greffe de Moelle, et en particulier Mme Raffoux et M. le Pr J. Reiffers
Les responsables des fondations néerlandaises Eurotransplant et BIS, en
particulier MM. de By et Tjabbas
Les responsables de l'ONT espagnole, et en particulier
M. Matesanz
M. le Pr Delbosc, Besançon
M. le Pr Czyba, Lyon
M. le Pr Dubernard, Lyon
M. le Pr Guérin, Lyon
M. le Pr Touraine, Lyon
M. le Pr Albat, Montpellier
M. le Pr Arnaud, Montpellier
M. le Pr M. Balmès, Montpellier
M. le Pr Doumergue, Montpellier
M. le Pr Mourad, Montpellier
M. le Dr Boularan, Mlle Nuss et Mme N. Guirado, Montpellier
M. le Dr H. Vannereau, Montpellier
Mme J. Biaggi, Montpellier
XII
Haut Comité de la Santé Publique
M. P. Santucci, Montpellier
M. G. Vergnes, Montpellier
M. le Pr Soulillou, Nantes
M. E. Couty, Paris
Mme le Pr E. Gluckman, Paris
M. le Pr Hoang-Xuan, Paris
M. le Pr Laroche, Paris
M. J. Marimbert, Paris
M. L. Omnes, Paris
M. le Pr Petitclerc, Paris
M. le Pr Renard, Paris
M. le Pr G. Richet, Paris
Mme R. Waissman, Paris
M. J.-B. Brunet, Saint-Maurice
M. le Pr Rossazza, Tours
M. le Pr Voyer, Paris
M. Johanet, CNAMTS, Paris
Certaines parties du rapport et des contributions sont dues plus particulièrement à la plume de :
M. le Pr D. Houssin
M. M. Setbon
M. P. Perez
M. L. Coudeville
Mme le Dr B. Requin
Mme T. Lebrun
Mme M.-C. Bouesseau
M. le Pr D. Loisance
Une relecture minutieuse du rapport a été faite par :
Mme D. Thouvenin
M. le Pr D. Houssin
M. le Pr P. Hervé
M. J. de Kervasdoué
M. le Pr J. du Cailar
Tout au long de son travail, le groupe de travail a été aidé avec efficacité par
Mlle C. Le Grand, du Haut Comité de santé publique, qui a assuré la logistique.
Mme G. Collet a assuré la frappe des innombrables versions du rapport initial,
puis de l'actuelle synthèse. Certains chapitres en ont eu jusqu'à vingt-cinq :
c'est dire la patience, le professionnalisme, et la gentillesse dont elle a fait
preuve.
Que tous soient remerciés
Dans une première version, assez volumineuse, le rapport a été conçu par
F. Grémy, qui a assuré la rédaction d'une grande partie, le reste étant de la
plume des divers membres du groupe de travail.
Un projet de rapport de synthèse examiné par le Haut Comité de la santé
publique en décembre 1994, et dont la presse s'est fait l'écho en février
1995, a été rendu public en mars 1995 à la demande du ministre d'État,
ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville.
C'est à partir de ce document qu'a été rédigée la forme définitive, plus
courte, résultat d'un travail de pédagogie effectué par F. Grémy et E. Caniard.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
XIII
Remerciements
Ce texte définitif correspond, à des modifications de forme ou de présentation près, au document de synthèse examiné par le HCSP fin 1994.
En tête de chaque chapitre figurent les références aux contributions qui ont
fondé la réflexion du groupe de travail et permis la rédaction de cette synthèse. Le rôle des différents membres du groupe y est mentionné.
Le rapport lui-même est l'œuvre du groupe de travail dans son ensemble :
aucune référence explicite n'est faite au travail propre de tel ou tel de ses
membres. Par contre les contributions sont rattachées à celui ou celle qui
est, soit leur auteur intégral, soit le participant principal à la réflexion. Ces
contributions sont disponibles sur demande au Haut Comité de la santé
publique.
XIV
Haut Comité de la Santé Publique
I
N
T
R
O
D
U
C
T
I
O
N
Chapitre 1
Genèse et présentation
du rapport
Origine Créé en décembre 1991, le Haut Comité de santé publique
de ce rapport (HCSP) a été saisi dès le début de 1992 par B. Durieux, ministre
de la Santé, qui lui demandait des éléments de décision sur le
débat, très vif à l’époque, du dépistage biologique obligatoire de
l’infection VIH chez certaines catégories de la population générale. Par un avis en date de mars 1992, le HCSP a pris position
en dénonçant l’illusion sécuritaire et la contre-productivité en
termes de santé publique d’une telle pratique.
Durant l’été 1992, le HCSP a eu à examiner le problème de
l’hépatite C, quand lui fut soumis le rapport très complet du
professeur Micoud et de son groupe, consacré aux aspects biologiques, au traitement et à l’évaluation de cette affection.
Ces deux virus ont en commun de pouvoir être transmis à
l’occasion de transfusions, de transplantations d’organes ou de
greffes de tissus.
Le HCSP s’est alors interrogé : allait-il être amené à examiner
successivement tous les virus ? Puis, l’un après l’autre tous les
problèmes soulevés par l’utilisation de tel ou tel produit
humain ? Refusant une telle approche segmentaire, le HCSP a
suggéré qu’une approche globale et transversale des conséquences en termes de santé et d’organisation de l’utilisation
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
1
Introduction
des produits humains serait plus enrichissante qu’une série
d’aperçus parcellaires et successifs. Ceux-ci, par construction,
n’apportent que des vues partielles et donc partiales des problèmes, souvent inconciliables entre elles. À l’inverse, une
approche généraliste entre bien dans la vocation du HCSP.
Cette approche a suscité l’intérêt du ministre de l’époque,
B. Kouchner, qui a saisi le HCSP des « Problèmes de santé
publique et d’organisation des soins liés à l’utilisation des produits humains et de leurs produits de substitution ».
Certains ont pu regretter que cette saisine ne soit pas plus précise et n’ait pas été formulée sous forme de questions claires
auxquelles on aurait demandé au HCSP de répondre. Tel avait
été le cas quand on avait demandé l’avis du HCSP sur l’opportunité d’instituer un dépistage biologique obligatoire de l’infection VIH en population générale.
Être capable de poser des questions claires suppose un travail
préalable d’accumulation de connaissances et de structuration
de celles-ci. Quand on pose des questions, le problème est
plus qu’à moitié résolu.
Il n’en est pas ainsi dans ce cas précis. Le rôle assigné au
HCSP — c’est du moins ainsi que l’a compris le groupe de travail — est de baliser un domaine très complexe, et qui n’est
connu que de façon parcellaire par les différents professionnels
spécialisés, de faire apparaître les points connus et les différences entre les différents types de transplantation, et finalement de faire émerger des questions.
Au fur et à mesure que le travail a progressé, la pertinence de
cette saisine nous est apparue de plus en plus nettement, car
la moisson des questions s’est avérée de plus en plus riche.
Difficultés La première séance a commencé par le balisage du champ coude la tâche : vert par la saisine. Après avoir entendu de l’un de ses membres
où s'arrêter ? le catalogue — sans doute non exhaustif — des produits
humains utilisés à des fins thérapeutiques, le groupe de travail
a eu du mal à résister au vertige devant l’étendue de ce panorama. Ne concernait-il pas la procréation médicalement assistée (gamètes et embryons), la transplantation d’organes (rein,
cœur, poumon, foie, pancréas), le sang et ses dérivés, la
moelle osseuse, les différents tissus (cornée, os, vaisseaux,
valves cardiaques, dure-mère, peau…), les extraits de placenta,
les cellules fœtales, le lait de femme, les extraits d’hypophyse
humaine, et dans un avenir proche la thérapie génique ?
2
Haut Comité de la Santé Publique
Cette typologie des produits doit être croisée par la typologie
des personnes sources (« donneurs ») : vivantes, volontaires ou
consentantes, décédées en état de mort encéphalique,
cadavres de morgue.
Il faut de plus introduire les distinctions suivantes :
• usage thérapeutique/usage diagnostique et recherche ;
• produits labiles/produits stables à statut de médicament ;
• centres spécialisés en secteur public/firmes industrielles et commerciales.
La première tentation a été d’éliminer a priori telle ou telle partie de ce vaste domaine. Très rapidement, le groupe a refusé
cette éventualité : il a en effet considéré que la diversité et la
complexité de l’ensemble des produits humains recouvrait une
unité profonde, concernant notamment les processus allant de
la personne source jusqu’à la personne malade, les risques
(infectieux, viraux, immunologiques et toxiques), ainsi que les
problèmes éthiques et juridiques, et que, comme telle, la saisine était particulièrement pertinente 1. Le groupe de travail a
donc accepté de prendre le problème dans son ensemble, en
se limitant toutefois aux seules applications à visée thérapeutique. C’est là une restriction importante que le Haut Comité a
apportée à la saisine du ministre.
Difficultés
de la tâche :
quelles clés
d'analyse ?
Ce principe général de non-exclusion d’un quelconque sousdomaine étant admis, il ne pouvait à l’inverse s’agir d’être
exhaustif, et de traiter sans discernement tous les cas existants
ou possibles de produits humains. Deux raisons suffisaient chacune à nous en dissuader. D’une part, pour beaucoup d’entre
eux, l’information manque ou est cachée ; l’entreprise eut vite
dépassé les capacités d’investigation du groupe de travail.
D’autre part, l’encyclopédisme est souvent l’opposé de la
connaissance, et de la compréhension ; et toujours l’ennemi de
la synthèse, de la pédagogie, et de la concision. Il risquerait en
effet de brouiller les pistes et d’être contre-productif par rapport à la démarche du ministre et du HCSP.
1. Toutefois, le groupe de travail n'a pas envisagé de façon approfondie — sauf au chapitre
13 et à la contribution n0 15, consacrée aux problèmes juridiques — la question relative
aux cellules reproductrices et à l'embryon. Elle soulève des questions éthiques et juridiques particulières, qui ne concernent pas les autres produits. Par contre, les aspects
médicaux et épidémiologiques sont connus.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
3
Introduction
Le groupe de travail a donc recherché quelques clés d’approche
susceptibles de baliser le domaine à explorer. Il en a choisi
quatre :
● une première clé est celle du processus de production,
qui va du prélèvement d’un élément sur le corps d’une
personne (vivante ou décédée) à sa transformation en un
produit d’origine humaine, puis à l’administration de celuici à un patient qui en a besoin, et enfin à l’analyse évaluative de cette administration.
Les étapes du processus peuvent être représentées par
le schéma suivant :
4
1
Origine de l'élément
Approvisionnement
2
Recueil
ou prélèvement
3
Transformation
4
Conditionnement
5
Stockage
6
Distribution
7
Prescription
8
Dispensation
9
Préparation
10
Administration
au patient
11
Suivi et évaluation
– clinique
– épidémiologique
– économique
Haut Comité de la Santé Publique
Il est bien évident que ce circuit de production peut être,
selon le produit, plus ou moins complexe pour certaines
étapes (transformation et/ou stockage peuvent manquer).
Mais quoi qu’il en soit, les exigences de bonne pratique
industrielle (ou artisanale) doivent être satisfaites.
Dans chaque processus, il est important de considérer les
problèmes d’« approvisionnement ». Le terme d’approvisionnement, comme celui de pénurie, naturel quand on
porte sur le processus un regard de type industriel, peut et
doit choquer par le risque de dépersonnalisation qu’il
implique, notamment pour la personne source. Dans
chaque processus en effet, il est important de considérer
les conditions dans lesquelles les éléments du corps
humain sont sollicités, prélevés et transférés. Pour de
nombreuses raisons d’ordre technique, biologique et
social, il y a en effet un nombre trop faible de greffons susceptibles d’être transplantés, d’où de difficiles problèmes,
éthiques eux aussi, d’allocation des produits. D’où aussi
l’importance de la deuxième clé, qui fait la spécificité des
produits humains parmi les autres thérapeutiques.
● En effet, la vision « productiviste » de la clé précédente
est gravement insuffisante : une deuxième clé est celle
des acteurs de ce processus. Leur implication personnelle, souvent forte, les enjeux éthiques, font que ce circuit dépasse le cadre d’un simple processus technique…
Cet aspect humain doit amener à considérer le processus
en sens inverse du temps.
Dans cette optique en effet, le « receveur » est la personne-clé, puisqu’il représente la finalité et que c’est pour
lui, et pour l’amélioration de sa santé, que le processus
est engagé. À l’origine de la chaîne se trouve le sujet que
l’on baptise parfois abusivement « donneur ». En effet, les
« donneurs » ne sont souvent pas en état d’exprimer leur
volonté. C’est pourquoi il faut veiller particulièrement aux
conditions de prélèvement. Entre les deux on trouve un
« médiateur », toujours médical, le plus souvent multiple,
puisqu’il s’agit du préleveur, du responsable du stockage
et de la transformation, des dispensateurs, du prescripteur, et de celui qui effectue concrètement l’administration du produit. Celle-ci ne clôt pas le processus, car celuici doit inclure le suivi des effets bénéfiques et/ou
adverses des produits humains administrés, d’où le rôle
des indispensables évaluations.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
5
Introduction
L’état du « donneur » conditionne souvent la chaîne de
production. Celui-ci peut en effet se trouver dans diverses
situations :
a. donneur vivant volontaire apparemment en bonne
santé donnant en dehors d’un acte médical une substance renouvelable de son corps. Le recueil comporte
un minimum de risques, se fait dans un lieu non ou
peu spécialisé. La transformation, le conditionnement,
le stockage se font en milieu spécialisé, qui dans certains cas est une entreprise privée. L’administration se
fait en milieu spécialisé à fonction polyvalente ou non
spécialisée.
exemples : sperme, lait, sang et produits sanguins.
b. donneur vivant volontaire qui accepte un prélèvement
non dénué de risques pour lui-même, car effectué au
cours d’une intervention médicale. Ses suites sont les
mêmes que dans le cas précédent.
exemples : ovocyte, rein, poumon, moelle osseuse.
N.B. : dans les cas a et b, le receveur peut être le donneur
lui-même : le prélèvement a alors une dimension thérapeutique pour la personne prélevée. C’est le cas du
sang (on parle de transfusion autologue) ou de la
moelle osseuse (greffe autologue) ou de l’ovocyte.
c. le « donneur » est une personne malade qui subit dans
son intérêt thérapeutique propre l’ablation d’une partie de
son corps, qui peut être ultérieurement récupérée par un
tiers. Le traitement et la conservation se font en milieu
spécialisé, parfois en dehors du cadre du service public.
L’administration se fait en milieu médical spécialisé.
exemples : tissu osseux spongieux, veine, artère…
d. personne décédée mais en maintien artificiel des fonctions circulatoire et respiratoire (cadavre en état de mort
encéphalique). Le prélèvement se fait en milieu chirurgical. L’administration se fait en milieu chirurgical. Entre les
deux, dans le cas des tissus, peut exister une phase plus
ou moins durable de transformation et de conservation
(intervention possible d’entreprises privées).
exemples : organes vitaux : rein, cœur, foie, poumon,
pancréas, peau, mais aussi tissus tels que os, cornée,
valves cardiaques, veines, artères.
6
Haut Comité de la Santé Publique
e. personne décédée sans assistance mécanique
(cadavre froid). Le prélèvement est effectué dans des
lieux souvent peu spécialisés que sont les morgues.
Les éléments qu’on prélève sont susceptibles d’une
conservation plus ou moins longue, de transformations
qui se font en milieu très spécialisé (parfois des entreprises privées).
exemples : cornée, os cortical, peau, hypophyse…
Remarque
sémantique
Les catégories d et e correspondent l’une et l’autre à un état irréversible de mort clinique. Dans le cas de la survie artificielle, le
constat de la mort se fait sur des critères précis (cf. chapitre 2).
Et le prélèvement ne se fait qu’une fois le décès constaté. Mais
le maintien artificiel de la respiration, de la circulation et de la
température, destiné à empêcher la décomposition post mortem,
et la localisation du cadavre dans un service clinique, donnent à
la personne décédée une apparence très différente de celle du
cadavre froid, placé à la morgue. Il en résulte pour la famille des
réactions psychologiques particulières : elle risque de ne pas
croire au décès.
● une troisième clé est celle des critères selon lesquels
juger la qualité de ces produits. Le groupe de travail est
vite tombé d’accord pour en examiner cinq : l’efficacité
médicale du produit, son efficience (c’est-à-dire son rapport coût-avantage), la sécurité et l’équité de l’administration (il s’agit de sauvegarder l’accès aux soins et de minimiser les inégalités sociales et régionales). Le cinquième
critère est l’acceptabilité sociale et morale des conditions de prélèvement et de circulation de ces produits,
tout particulièrement pour ce qui concerne le traitement
des personnes, vivantes ou décédées, qui entrent dans le
circuit.
Derrière ces cinq critères, et tout particulièrement les
deux derniers, se profilent à tout instant des exigences
éthiques. Il est apparu clairement au groupe de travail
que le rapport ne pouvait se contenter de n’aborder que
des problèmes scientifiques et techniques dans une
démarche strictement positiviste, rapport sur lequel le
groupe de travail lui-même ou une autre instance spécialisée surimposerait alors des considérations éthiques. Une
telle séparation n’est guère souhaitable, car l’éthique
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
7
Introduction
n’est pas une superstructure plus ou moins optimisable,
mais se trouve intimement mêlée à tous les choix techniques, et à tous les instants du processus.
Finalement, le groupe a considéré que l’objectif d’une
action de Santé Publique dans ce domaine est l’optimisation de l’utilisation des produits humains à la lumière
des cinq critères d’efficacité, de sécurité, d’équité,
d’efficience et d’acceptabilité.
● La quatrième clé est en fait la démarche d’investigation
pour chaque produit étudié. C’est une grille élaborée en
tenant compte des trois clés proposées ci-dessus :
• indications (avec pour chacune son incidence, ses facteurs de risque et ses possibilités de prévention du
risque) ;
• fréquence d’utilisation pour chaque indication ;
• efficacité médicale et résultats ;
• type, niveau et fréquence des principaux risques et complications (prévention tertiaire) et mesures à prendre ;
• coût-avantage ;
• existence actuelle ou potentielle de traitements alternatifs et en particulier de produits de substitution ;
• recherches à entreprendre pour combler les inconnues ;
• problèmes d’organisation des soins ;
• aspects éthiques et juridiques particuliers.
C’est à partir de cette grille que nous avons interrogé les personnalités que nous avons rencontrées.
Ainsi peut-on espérer tracer une démarche qui, par la multiplicité des facettes envisagées, reflète bien la préoccupation de
santé publique.
Le rapport comprend cinq parties :
● La transfusion sanguine et les différents usages du sang
humain et de ses dérivés, s’imposaient comme une référence incontournable pour les autres formes de greffes.
Ils s’imposaient par leur importance quantitative, par leur
ancienneté, par les drames récents dont ils ont été l’occasion. L’analyse des causes possibles de ces drames, les
mesures qui ont été prises à leur suite, et les effets possibles de celles-ci, sont riches d’enseignement pour les
8
Haut Comité de la Santé Publique
autres produits. De surcroît, il est apparu au groupe de
travail que les débats et controverses publics sont souvent restés à la surface des choses et sont passés à côté
des vrais problèmes de notre système de soins.
● La greffe des organes vitaux, puis celle des tissus :
• les organes vitaux : nous insisterons particulièrement
sur trois d’entre eux, sans obligatoirement passer les
autres sous silence complet : le rein, le cœur, la moelle
osseuse.
• les tissus humains : cornée ; os, valves cardiaques et
peau ; biomatériaux et organes bio-artificiels.
Cette étude s’est avérée nécessaire, selon les critères de
la clé n° 4, pour apprécier dans chaque cas l’efficacité
médicale : les problèmes organisationnels, humains et
éthiques soulevés par la chaîne de production, l’importance
quantitative de ce type de transplantation. Cette partie a
permis également d’amasser les informations qui ont fait
émerger des problèmes communs aux différentes transplantations.
● Les 3e et 4e parties concernent les problèmes transver-
saux. En suivant pour chaque produit le schéma suggéré
par les différentes clés énumérées ci-dessus, on montre
bien la complexité de toute démarche de santé publique.
Celle-ci se dégagera mieux en examinant les problèmes
« transversaux » communs à plusieurs sinon à tous les
produits, qui apparaîtront ainsi comme une justification a
posteriori de la saisine.
La troisième partie concerne les problèmes transversaux
techniques. On traitera ainsi de :
• La sécurité
– La sécurité immunologique et infectieuse pour les différents germes bactériens ou viraux, conventionnels ou
non, avec une réflexion sur la valeur prédictive des tests ;
• Les problèmes d’organisation
– l’épidémiologie et l’organisation de la collecte et les
problèmes liés à la sollicitation de ces éléments ;
– l’organisation des soins (taille optimale des centres
de greffes ; faut-il garder une organisation très peu
disciplinée ? opportunité de créer des réseaux,…) ;
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
9
Introduction
– le financement de certaines activités de greffes : doivent-elles toutes rester dans le cadre du financement
normal des hôpitaux ?
– le système d’information et la biovigilance : comment
éviter la multiplication des « agences » et les luttes de
défense du territoire de chacun ? Nous plaiderons
pour un système global et matriciel.
La quatrième partie concerne des problèmes plus fondamentaux, que nous avons baptisés méta-problèmes. Seront ainsi
envisagés :
• les aspects éthiques et sociaux, et notamment la notion
de don, le problème de la gratuité, avec une ouverture
sur la dimension européenne ;
• les représentations sociales et le bouleversement de la
pratique médicale ;
• les aspects juridiques, avec une analyse approfondie
des lois bioéthiques du 29 juillet 1994 ;
• l’enseignement de la médecine (faut-il une discipline de
transfusion sanguine et/ou de transplantologie ?) et
des autres disciplines (social, éthique, droit) ;
• l’information et la formation du public ;
• les recherches à entreprendre sur tous les points précédents : celles-ci concernent la biologie, l’immunologie,
la microbiologie, l’épidémiologie, l’économie, la sociologie, les sciences de la gestion, le droit, l’éthique.
● En conclusion, seront résumées les idées-forces du rap-
port et les principales recommandations. Une place très
importante sera consacrée à celles qui concernent la
recherche.
Ce que ce rapport ne cherche pas à être :
– une somme, où l’on trouverait réponse à toute question ;
– l’expression d’une vérité indiscutable. Tout essai de synthèse comporte un risque intellectuel qu’il faut accepter
d’assumer.
Ce qu’il ambitionne d’être :
– une photographie aérienne d’un territoire très complexe,
avec les limites, mais aussi la fécondité de cette
10
Haut Comité de la Santé Publique
approche : la mise en évidence de structures qui échappent
au regard rapproché ;
– dans cette photographie, le groupe de travail a essayé de
faire le bilan qualitatif et quantitatif (quand il est possible)
des pratiques thérapeutiques utilisant les produits
humains. Il ne s’est pas limité aux aspects techniques de
ces pratiques, mais a essayé d’éclairer les aspects psychologiques, sociologiques et juridiques.
– pour autant qu’il a été possible de le faire, le groupe de
travail n’a pas négligé les comparaisons internationales et
particulièrement européennes. Cette comparaison des politiques s’est avérée très fructueuse pour la compréhension
du drame du sang contaminé. Le groupe de travail l’a
renouvelée pour les politiques de prélèvements d’organes
et de tissus, sans avoir toutefois la prétention d’être
exhaustif.
– une source de questions qui exigent approfondissement.
En effet, il ne nous a pas semblé de notre mission, ni
dans nos possibilités, de répondre de façon claire à chacune d’entre elles. Chaque fois qu’il a été possible toutefois, les arguments en faveur de telle ou telle solution ont
été déclinés.
– l’occasion de débats qui auraient pu être étouffés par le
maintien des idées reçues ou les craintes des responsables. Il s’agit d’engager un dialogue constructif avec les
praticiens concernés, avec les décideurs administratifs et
politiques.
Ce qu’il espère être :
– un vrai document de santé publique, où la multidimensionnalité des problèmes est fortement affirmée. Ne sont négligés ni les critères d’évaluation retenus — efficacité, efficience, sécurité, équité, acceptabilité ; ni les nombreux
facteurs relevant notamment des sciences humaines et de
l’éthique qui interagissent en permanence avec ces critères.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
11
Chapitre 2
Définitions
et précisions sémantiques
Ce chapitre n’a d’autre objectif que de préciser quelques
notions qui seront indispensables pour la compréhension de
l’ensemble du rapport.
Organes Ce sont les quatre types de produits humains que nous serons
Tissus amenés à considérer. Les trois premiers termes méritent définiCellules tion. Celle-ci est loin d’être simple.
● Le moins discuté est celui de cellule : c’est le compartiMolécules
ment microscopique élémentaire dont la réunion constitue
l’organisme des êtres vivants appelés eucaryotes, et dont
les vertébrés, parmi lesquels les mammifères et par
conséquent les hommes, font partie.
Les cellules sont de types différents, bien qu’ayant
toutes une organisation générale semblable, à savoir un
noyau entouré d’un cytoplasme. Les cellules nerveuses
sont différentes des cellules musculaires, elles-mêmes
différentes des cellules des muqueuses digestives…
etc. Les globules rouges adultes — ceux du sang circulant — sont des cellules qui ont perdu leur noyau.
● Un tissu est formé de cellules de même morphologie et
de mêmes potentialités. Ainsi peut-on parler de tissu nerveux (ensemble de cellules nerveuses), de tissu musculaire, de tissu épithélial (tel que l’épiderme de la peau).
Dans un tissu, la disposition des cellules qui le constituent est l’objet d’une organisation. Mais celle-ci est
variable d’un tissu à l’autre : très forte dans les tissus
nerveux, elle est beaucoup plus faible dans la moelle
osseuse, tissu quasi liquide formé de cellules dites hématopoïétiques, dont le rôle est de donner naissance aux
cellules sanguines (globules rouges, globules blancs et
plaquettes).
● Un organe est un ensemble plus complexe, car il est
formé de plusieurs tissus. Ainsi le cœur est-il formé de
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
13
Introduction
trois tissus : l’endocarde, le myocarde et le péricarde. Un
organe est destiné à remplir une fonction précise : le poumon assure les échanges entre l’atmosphère et le milieu
intérieur, absorbant de l’oxygène et éliminant du dioxyde
de carbone.
Un autre caractère important qui le distingue des tissus,
et très important pour le propos de ce rapport, est qu’un
organe possède un pédicule vasculaire (artères et veines)
qui le nourrit : aussi l’étape essentielle d’une transplantation d’organe est-elle celle où l’on relie ce pédicule au
système vasculaire du receveur.
Enfin, on ne sait pas mettre un organe en culture, alors
qu’on sait le faire pour des cellules et pour des tissus.
Comme le souligne E. Morin, les concepts sont clairs
quand on les définit en leur centre… mais les choses
s’obscurcissent quand on se situe à leur périphérie, de
telle sorte que la classification devient difficile sur les
zones frontières. Et ce sont souvent des raisons d’opportunité qui amènent à ranger tel élément du corps humain
dans l’une ou l’autre catégorie.
C’est ainsi que la loi Bioéthique n° 94-654 du 29 juillet
1994, dans son article L. 671-1, définit la moelle osseuse
comme un organe, contre toute raison histologique. Ceci
se justifie par le fait que la greffe de moelle pose des problèmes biologiques de compatibilité, d’organisation des
soins d’une grande complexité, qu’elle est extrêmement
onéreuse, qu’elle présente à la fois une urgence d’utilisation (24 h de conservation) et une urgence d’indication
puisqu’elle est destinée à sauver la vie menacée du receveur, toutes conditions que l’on retrouve dans la greffe
d’organes comme le cœur, le foie ou le rein.
La nature de la peau peut être discutée elle aussi : elle
n’a pas de pédicule vasculaire, et elle peut être cultivée ;
ce qui la rapproche des tissus. Sa technique de greffe la
rapproche également d’eux. Par contre, elle est formée de
deux tissus et a une fonction physiologique bien définie ;
ce qui la rapproche des organes. C’est la position
qu’adoptent les dermatologues : n’est-il pas plus noble
d’être spécialiste d’un organe (comme les cardiologues
ou les pneumologues) plutôt que d’un simple tissu ?
Nous verrons que si c’est un tissu, c’est souvent un tissu
vital (grands brûlés), ce qui la rapproche des organes.
14
Haut Comité de la Santé Publique
Quatre types Les personnes sources de produits humains, et tout particuliède personnes rement d’organes, tissus ou cellules, peuvent être soit
sources vivantes, soit décédées. Chacune de ces deux catégories se
subdivise en deux sous-catégories.
● Les personnes vivantes. Elles peuvent être :
• soit des volontaires : donneurs au plein sens du terme
(don de sang, don de rein, don de moelle).
• soit des personnes qui abandonnent, plus qu’elles ne
donnent, les « res nullius » des interventions chirurgicales faites dans leur intérêt.
● Les personnes décédées :
Ces personnes ont fait l’objet d’un certificat de décès. Un
décret en préparation prévoit les conditions pour affirmer
la mort avant tout prélèvement.
Le décès est constaté par un médecin différent du préleveur ou du greffeur (absence totale de conscience et
d’activité motrice, disparition de la ventilation spontanée
et hypercapnie, mydriase bilatérale et aréflexique, immobilité oculaire, absence de tous les réflexes dépendant du
tronc cérébral). Pour les sujets décédés appartenant à la
catégorie « a » ci-dessous, on exige une confirmation faite
soit par deux tests EEG nuls et aréflexiques, chacun
d’une durée de vingt minutes, faits à six heures d’intervalle (en s’assurant que cet EEG plat ne puisse s’expliquer par une hypothermie inférieure ou égale à 30o, ou à
la présence dans le sang de sédatif à des taux supra-thérapeutiques), soit par angiographie des artères cérébrales
et vertébrales lue par une personne qualifiée (neuroradiologue, neurologue, ou neurochirurgien).
Il existe deux catégories de personnes décédées concernées par les prélèvements :
a. Personnes décédées assistées par ventilation mécanique et conservant une fonction hémodynamique
(PDAVMCFH) 1 ; il s’agit de personnes décédées selon
les critères retenus, mais chez lesquelles on maintient artificiellement les fonctions respiratoires et
hémodynamiques. Le corps du sujet conserve une
température voisine de la normale. Bien que légale-
1. Expression « officielle » utilisée dans le décret n0 94-416 du 24 mai 1994.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
15
Introduction
ment décédé, il est pris en charge dans un environnement de type clinique, et son aspect n’est pas très
différent d’un sujet vivant en état d’inconscience. La
famille a du mal à le considérer comme un « vrai
mort », alors que l’irréversibilité de son état est
totale.
Pour éviter d’avoir à utiliser l’expression complète
(PDAVMCFH), nous utiliserons dans ce rapport une
expression abrégée. Nous éliminerons les termes suivants comme inexacts :
– sujet en état de mort cérébrale (il s’agit d’abord
d’une mort de l’ensemble des fonctions encéphaliques et en particulier du tronc cérébral) ;
– sujet décédé réanimé (aucun espoir de lui redonner
un « supplément d’âme ») ;
– sujet en survie artificielle (il est mort) ;
– sujet en coma dépassé (le comateux est un vivant).
Les termes les plus appropriés sont :
– cadavre en état de mort encéphalique ;
– cadavre en assistance cardio-respiratoire ;
– cadavre chaud ;
Le mot important est « cadavre » : la personne est
morte, de façon irréversible, même si grâce à une
assistance extérieure, certaines fonctions physiologiques ne sont pas abolies.
b. Personnes décédées non assistées. Leur corps est
conservé à la morgue. Leur température est celle de
leur environnement. Nous les appellerons :
– cadavre froid ;
– cadavre de morgue.
Notions
fondamentales
de la biologie
et de la
pathologie
des greffes
1
L’immunité, mécanisme principalement impliqué dans le succès ou l’échec des greffes, repose sur les concepts d’antigènes et d’anticorps. Tout organisme chez les vertébrés supérieurs est défini par des sortes d’étiquettes moléculaires qui
lui sont particulières et qui appartiennent à la catégorie des
protéines ; ce sont les antigènes. Toute cellule introduite dans
un organisme étranger sera examinée par celui-ci. Si elle est
reconnue étrangère, l’organisme receveur sécrète des molé-
1. La contribution n0 1, due à J. Rosa, détaille les mécanismes moléculaires de l'immunité,
et plus particulièrement de la réaction de rejet.
16
Haut Comité de la Santé Publique
cules adaptées à la neutralisation des antigènes : ce sont des
anticorps.
C’est l’amélioration des connaissances sur les bases cellulaires et moléculaires des mécanismes immunologiques qui a
rendu possibles les greffes d’organes. Les progrès qui continuent à être réalisés, en ce qui concerne ces connaissances,
sont encore porteurs de nouveaux espoirs et à l’origine de nouvelles thérapeutiques.
Les premières tentatives de greffes d’organes, en l’occurrence
de reins, dans les années 50, se soldèrent par des échecs
sous forme de rejets. Il fallut attendre la découverte par Jean
Dausset des groupes tissulaires actuellement intitulés CMH ou
Complexe majeur d’histocompatibilité, ou HLA, pour que l’on
comprenne et prévienne les mécanismes de rejet.
Le système HLA qui est d’une grande complexité, a été remarquablement disséqué en trois catégories I, II et III grâce à des
études immunologiques. L’apparition des techniques de génétique moléculaire a permis d’en perfectionner considérablement
la connaissance. Seules les catégories I et II interviennent dans
l’immunité de la greffe.
La deuxième grande étape, dans la lutte contre les rejets, fut
l’introduction de traitements immunosuppresseurs, parmi lesquels chronologiquement les corticoïdes, également apparus
dans les années 50, les antimétabolites développés dans les
années 60 pour le traitement des leucémies, et plus récemment, innovation majeure, la ciclosporine qui introduisit une
véritable révolution, rendant possibles des greffes comme
celles du cœur qui avaient été abandonnées en raison des accidents de rejet, et celles d’autres organes également très vascularisés tel le foie.
Les mécanismes immunitaires des vertébrés supérieurs et de
l’homme interviennent dans des circonstances très variées. Il
peut s’agir de reconnaissance et d’élimination d’ennemis
parasitaires, microbiens ou viraux, ou de la destruction de cellules étrangères, provenant d’organismes supérieurs, introduites dans l’organisme. Il peut également s’agir de cellules
de l’organisme lui-même qui présentent des anomalies, tels
les mécanismes de défense immunitaire contre les cellules
cancéreuses. En résumé, le système immunitaire est
« dressé » pour reconnaître et éliminer les éléments du « nonsoi » et tout particulièrement les protéines étrangères à l’organisme.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
17
Introduction
Ce « système » est formidablement complexe. Il comporte très
schématiquement deux grands éléments distincts :
1. des éléments en solution dans le plasma, les immunoglobulines, qui sont les supports des anticorps circulants
que l’organisme fabrique pour lutter contre les cellules
« étrangères » (ces cellules étrangères peuvent être
d’ailleurs des cellules de l’organisme même, frappées de
dégénérescence maligne) ;
2. des éléments cellulaires, notamment les Iymphocytes.
Ce sont essentiellement ces derniers qui sont à l’origine des
mécanismes de rejet (voir contribution n° 1).
18
Haut Comité de la Santé Publique
P
R
E
M
I
È
R
E
P
A
R
T
I
E
La transfusion
sanguine
Chapitre 3
Le sang
et les produits dérivés
L’examen de l’état passé et actuel de la transfusion sanguine a
amené le groupe de travail aux conclusions suivantes, qui ne
coïncident pas forcément avec la vision qu’en a retenu l’opinion
publique. Les justifications de ces conclusions, les détails et les
aspects techniques seront trouvés dans la contribution n° 2.
● La transfusion sanguine a été et demeure une des réus-
sites majeures de la thérapeutique moderne.
● Comme tout progrès thérapeutique, elle comporte des
risques. Quels que soient les efforts faits, ces risques ne
seront jamais annulés.
● L’importance relative des risques de la transfusion sanguine ne correspond pas à l’idée que s’en font les médias
et le public. Ils peuvent être regroupés de façon schématique par la hiérarchie suivante :
Risque immunologique
>
Risques bactériologiques
>
Risques viraux des produits labiles >>
Risques liés à l’hépatite C
Risques liés aux rétrovirus
Risque infectieux
Risques viraux
Risques infectieux des produits stables
(ceux-ci sont accessibles à l’inactivation virale)
>> Risques liés au rétrovirus (HIV, HTLV)
>>> Risques liés aux ATNC 1
(N.B.: >> signifie «beaucoup plus grand que», c’est-à-dire plusieurs ordres de magnitude).
1. Agents transmissibles non conventionnels ou prions (voir chapitre 7).
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
19
Première partie :
La transfusion sanguine
● Mais les risques encourus ont été, dans les années 1983
à 1986, beaucoup plus grands qu’ils n’eussent dû l’être.
Ce fait est à l’origine de l’importance des drames du sang
contaminé. Dans ce drame, l’opinion et les mondes professionnel et politique se sont focalisés sur l’infection à VIH,
plus que sur l’hépatite C, qui représente pourtant potentiellement un risque beaucoup plus grand. Il en résulte que
l’infection à VIH peut être considérée comme le traceur et
le fil conducteur des réflexions sur la sécurité infectieuse 2.
● Dans la hiérarchie des drames, la contamination des
hémophiles est ressentie comme le plus douloureux et le
plus intolérable. Ce n’est toutefois pas le plus instructif.
En effet, ce n’est pas dans le cadre de ce drame que les
dysfonctionnements du système de santé sont les plus
manifestes. En effet, la proportion d’hémophiles contaminés par les produits non chauffés est du même ordre de
grandeur dans notre pays que dans les principaux pays
européens (sauf la Belgique), et sensiblement plus faible
qu’aux États-Unis. Il est facile a posteriori de reprocher à
la communauté scientifique internationale une certaine
lenteur à comprendre que les avantages du chauffage
(sécurité virale) l’emportaient sur les possibles inconvénients (perte possible d’efficacité thérapeutique) 3. Quant
à l’intervention des pouvoirs publics, la discussion porte
sur les quatre mois qui vont de juin à fin septembre
1985, et sur la date à laquelle fut décidée la suppression
des produits non chauffés. Or, l’immense majorité des
hémophiles a été contaminée avant le printemps 1985.
La date de la décision (1er août 1985), et la date butoir
(1er octobre 1985) s’inscrivent dans la moyenne des dates
des autres pays européens. Le nombre de personnes possiblement contaminées durant les quatre mois est difficile
à estimer. Mais sa borne supérieure ne dépasse pas
quelques dizaines. C’est évidemment toujours trop, mais
beaucoup moins que les chiffres avancés parfois. De
plus, si effroyables que soient le drame et la souffrance
causés par l’infection des hémophiles, il n’ont rien de
spécifiquement français.
2. Pour les deux points suivants, le groupe de travail a considéré comme particulièrement
éclairants les travaux de M. Setbon et de A. Morelle.
3. Cette lenteur est assez habituelle. Cela fait quarante ans que l’on connaît de façon chiffrée les dangers de la cigarette, dont on sait qu’elle tue quelque 60 000 personnes par
an, soit quinze à vingt fois plus que le sida. Il y a moins de vingt ans que la communauté
médicale est majoritairement convaincue. Et c’est de façon plus récente qu’elle a commencé à changer de comportement.
20
Haut Comité de la Santé Publique
● La contamination des transfusés correspond à un drame
beaucoup moins voyant, mais révélateur de dysfonctionnements beaucoup plus graves de notre système de soins.
Car le taux de la contamination par le VIH des transfusés
français fut beaucoup plus élevé que celui des transfusés
étrangers (britanniques et suédois notamment : cf. travail
de M. Setbon). La raison majeure est claire : contrairement
à leurs collègues étrangers, les médecins transfuseurs
français n’ont, le plus souvent, pas utilisé les connaissances épidémiologiques solidement assurées dès 1983.
Ils n’ont pas pratiqué le dépistage clinique (entretien personnel et examen) qui aurait permis de repérer les « donneurs » suspects d’être possiblement contaminés, et de ne
pas utiliser leur don pour une transfusion. Cette attitude
allait d’ailleurs contre les recommandations d’une circulaire DGS de juin 1983 qui préconisait ce dépistage, et
qui, sauf exception, ne fut pas appliquée. Parmi ces exceptions, il est important d’indiquer l’attitude du CNTS qui,
beaucoup plus tôt que d’autres centres de Paris ou d’Ilede-France, a pris une attitude de sélection des donneurs,
et en particulier a renoncé aux dons de sang en milieu carcéral (pratique que certains centres ont continué jusqu’à
1987, voire après). Une seconde raison moins importante
de la surcontamination des transfusés français est la surprescription de transfusion par les médecins de notre
pays, par comparaison avec leurs collègues britanniques.
Ceux-ci, convaincus que « la bonne transfusion est celle
qu’on ne fait qu’en cas de risque vital grave » limitaient de
façon très rigoureuse leurs prescriptions de sang.
Une troisième raison est l’organisation de la transfusion
en France : les quelque 180 établissements de transfusion sanguine fonctionnaient comme autant d’entités
indépendantes, voire concurrentielles, sur lesquelles
l’autorité ministérielle n’avait pas de pouvoir réel.
Ainsi donc, dans la chaîne de production des produits
sanguins labiles, les précautions de sécurité virale qui ne
peuvent se trouver qu’aux deux bouts de la chaîne (sélection des donneurs et limitation des indications) 1 n’ont pas
été prises.
Résultat : après que le test biologique ait été rendu obligatoire chez les donneurs (en août 1985 en France, et
1. S’agissant des produits labiles, on ne disposait pas, en milieu de chaîne, des moyens
de destruction virale sur ces produits.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
21
Première partie :
La transfusion sanguine
quelques semaines plus tard au Royaume-Uni), les
chiffres de 1986 ont montré vingt fois plus de dons contaminés en France qu’en Grande-Bretagne ; ce rapport,
après ajustement sur les prévalences respectives de
l’infection dans les deux populations, reste encore égal à
sept en défaveur de la France.
Dans ces conditions, la question de la date à laquelle le
test a été rendu obligatoire (août 1985) reste un problème mineur. D’une part, la date de décision, août
1985, place la France plutôt parmi les décideurs précoces
(le Royaume-Uni, pays exemplaire, n’a rendu le test biologique obligatoire qu’en octobre). Mais surtout, l’essentiel
du mal a été commis avant cette date, et c’est cela qui
aurait pu être évité. La communauté médicale n’a pas
assez cru en la possibilité de la clinique et a beaucoup
surestimé la puissance de la biologie. Dans l’attente d’un
test miraculeux et infaillible, on a oublié les possibilités
pratiques et efficaces du dialogue intersubjectif avec le
donneur. Ces considérations sont développées dans la
contribution n° 2.
● Depuis les affaires du sang contaminé, l’évolution peut
être caractérisée par les faits suivants :
• une chute importante des prescriptions et des prélèvements. Ces derniers sont tombés de 4 200 000 en
1980 à 3 570 000 en 1992 (la chute des prélèvements
de sang total : 4 100 000 à 2 940 000, a été en partie
compensée par la forte augmentation des plasmaphérèses : 108 000 à 585 000).
Cette diminution des prélèvements ne s’est pas traduite
par une dégradation des soins ni de la santé, et on n’a
pas vu apparaître de pénurie globale de sang, en dépit
de disparités régionales, de difficultés d’approvisionnement durant certaines périodes et de déficits ponctuels
de certains produits (rapport de l’Agence française du
sang, juillet 1994).
• une chute importante depuis 1988 des taux de contamination du sang par le VIH, tant des donneurs inconnus que des donneurs connus 1 qui rapprochent les
1. Ces appellations sont préférables à celles de « donneurs nouveaux » et « donneurs réguliers ». Comme les donneurs peuvent s’adresser à n’importe quel centre, ils peuvent être
inconnus dans l’un de ceux-ci, sans être obligatoirement de nouveaux donneurs.
22
Haut Comité de la Santé Publique
chiffres français des chiffres étrangers (Grande-Bretagne,
Allemagne, Suède), tout en nous laissant nettement audessus. Il y a donc encore de substantiels progrès à faire
(voir les chiffres, contribution n° 2, pages 11 et 12).
● Cette évolution favorable, mais insuffisante, a été rendue
possible par une prise de conscience certes très tardive,
mais salutaire, du milieu médical : la limitation des prescriptions, la collecte tâchant d’éviter les milieux à haut
risque — rue, prison —, un début d’instauration de questionnaires systématiques présentés à tout candidat au
don, sont des mesures qui, appliquées de façon certaine,
mais encore inégale, vont dans le bon sens.
Il appartient désormais à l’Agence française du sang (loi
du 4 janvier 1993) d’édicter les bonnes pratiques, de
contrôler et de coordonner les centres de transfusion, et
on peut l’espérer, en diminuer le nombre.
● La contribution n° 2 contient une analyse économique due
au CRESGE de Lille sur le coût de la sécurité infectieuse
transfusionnelle. Deux données peuvent être extraites de
ces analyses :
• les coûts par séroconversion évitée sont de l’ordre de
140 000 francs pour le VIH, 26 000 francs pour l’hépatite B, 230 000 francs pour l’hépatite C et 515 000 francs
pour le HTLV ;
• dans le cas de ce dernier virus, sans prendre partie, le
groupe de travail s’est interrogé sur l’efficience du
dépistage systématique dans la population métropolitaine. En effet, la leucémie évitée (principale complication du HTLV qui apparaît dans 2 % des cas d’infection)
coûte entre 28 et 120 millions de francs chez les métropolitains, contre 0,1 à 0,5 million de francs chez les
citoyens des Antilles. Cette différence est liée au fait
que la prévalence est beaucoup plus forte dans les
Caraïbes. Les ressources étant limitées, on peut se
demander si l’argent ne pourrait pas être mieux utilisé
pour sauver un nombre beaucoup plus grand de vies
humaines, en limitant le dépistage systématique aux
seules zones à prévalence élevée.
Recomman- Des recommandations détaillées se trouvent dans la contribudations tion n° 2. Nous en résumons ici les principales :
● un gros effort de fidélisation des donneurs, sachant que
la prévalence de l’infection virale est de dix à
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
23
Première partie :
La transfusion sanguine
douze fois plus faible chez les donneurs connus que chez
les donneurs inconnus. Il y a donc tout intérêt pour la
sécurité, à avoir des donneurs très fidèles, c’est-à-dire un
stock large et stable avec un taux de renouvellement
modeste ;
● la réalisation d’études épidémiologiques sur les modali-
tés de collecte. Cette épidémiologie n’a jamais été faite.
Elle pourrait conduire à trouver les modalités les plus
appropriées pour réduire les risques ;
● la réorganisation du système de transfusion est en
cours dans le cadre des missions de l’Agence française
du sang. On se trouve devant une logique comparable à
celle que le HCSP a déjà étudiée dans le cadre de la
sécurité et la qualité de la grossesse et de la naissance : définir des critères minimaux de sécurité, favoriser le regroupement des centres, et leur mise en réseaux
coordonnés ;
● la mise en place de systèmes d’information pour les pro-
duits sanguins labiles : surveillance épidémiologique du
processus complet allant du donneur au receveur, et avec
suivi de celui-ci au delà de l’acte transfusionnel. Assurer
la traçabilité des produits, mettre en place un système
d’alerte, et un système de surveillance du receveur, mais
aussi des donneurs, soit des conditions majeures de
sécurité ; c’est ce qui est d’ailleurs entrepris par le Centre
national d’hémovigilance qui en a été chargé par l’Agence
française du sang.
● l’information et l’éducation du public ;
● la formation des professionnels, et plus particulièrement
des médecins,
sont enfin des impératifs (voir chapitres 14 et 15).
Notons que ces dernières recommandations peuvent s’appliquer à l’ensemble des produits humains. Mais ici encore le
sang peut servir de paradigme et de précurseur.
Ainsi, l’examen de la transfusion sanguine (dans son passé, son présent, et l’avenir qui se dessine) est riche en
leçons qui ont valeur pour l’ensemble des autres produits
humains.
● L’importance de la clinique (c’est-à-dire essentiellement le
dialogue donneur-médecin) pour repérer les « donneurs »
24
Haut Comité de la Santé Publique
susceptibles de transmettre une infection. Et corrélativement, les inconvénients de s’en remettre trop exclusivement aux tests biologiques, qui sont loin d’être
infaillibles.
● L’épidémiologie de la collecte du sang reste à faire. Il faut
de même prévoir un effort conséquent pour l’épidémiologie des prélèvements d’organes et de tissus.
● Si, selon l’affirmation provocatrice de G. David, « la bonne
transfusion est celle qu’on ne fait pas », il faut réserver la
transfusion à des indications très rigoureuses (celles qui
engagent le pronostic vital du receveur) dans l’administration des produits humains. Comme le sang, ils peuvent
être à l’origine de complications immunologiques d’abord,
mais aussi infectieuses graves. Les médecins doivent
prendre conscience des dangers d’une certaine intempérance thérapeutique.
● Le danger d’une politique productiviste — la transfusion
pour la transfusion — où la finalité tend à s’effacer
devant la promotion des moyens, est commun à tous les
grands progrès techniques. Il peut leur faire perdre leur
sens. Ce qui est faisable techniquement n’est pas forcément souhaitable. Il faut donc être conscient qu’une telle
politique peut pousser au développement mal contrôlé
des transplantations. Remarquons cependant que les lois
bioéthiques ont pris des dispositions propres à limiter ce
risque, en bloquant les dérives pécuniaires dans les activités de transplantation.
● Le drame du sang contaminé a mis en évidence une autre
grave défaillance de la formation médicale, essentiellement dans le domaine de la santé publique (inaptitude à
utiliser les résultats de l’épidémiologie, mauvaise gestion
des risques, et en particulier collecte dans les milieux à
haut risque).
● La faiblesse de l’autorité et de la capacité d’intervention
du ministère de la santé dans le domaine de son expertise
— ses recommandations peuvent rester lettre morte —
découle en partie du fait qu’il se fait conseiller par ceux
qu’il doit contrôler.
● L’incoordination du fonctionnement du système de trans-
fusion, se traduisant par une prolifération de centres ou
d’établissements de transfusion (180 contre une quinzaine au Royaume-Uni), amène à poser la question du
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
25
Première partie :
La transfusion sanguine
nombre et de la coordination des centres de greffes
d’organes autorisés.
● Une autre leçon du problème du sang et des produits déri-
vés est l’importance des comparaisons avec les pays
étrangers, et notamment européens. Rester dans le cadre
franco-français eut conduit à ne pas comprendre le drame
français du sang contaminé. Ceci nous invite à continuer
les recherches comparatives sur les politiques de santé
en matière de transfusion, à les entreprendre pour les
autres produits humains, et finalement à recadrer la politique nationale dans la perspective de l’Union européenne.
● Il peut être enfin intéressant d’examiner les premiers pas
de l’Agence française du sang, de deux ans l’aînée de
l’Établissement français des greffes.
Remarquons toutefois que si toutes ces leçons du sang doivent
être entendues pour la pratique des greffes de tissus et
d’organes, il reste une différence majeure : c’est l’aspect quantitatif. Aucun type de greffe ne dépasse quelques milliers
d’actes, alors que l’on compte chaque année plusieurs centaines de milliers de transfusés.
26
Haut Comité de la Santé Publique
D
E
U
X
I
È
M
E
P
A
R
T
I
E
Organes vitaux
et tissus
Chapitre 4
Problèmes généraux des
transplantations d’organes vitaux1
On entend par organes vitaux les organes suivants : le rein, le
cœur, les poumons, le foie, le pancréas, l’intestin 2, auxquels
on ajoute la moelle osseuse.
On trouvera dans les contributions n 3, 4, 6 respectivement,
des détails sur les transplantations de rein, de cœur, et de la
moelle. La contribution n° 5 examine de façon plus sommaire
les greffes de poumon, de foie et de pancréas.
os
La transplantation de ces organes se justifie comme une forme
— quelquefois la seule possible — de traitement d’altérations
irréversibles affectant certains organes vitaux. Ces altérations
menacent à court terme la vie des patients. Elles sont liées en
général à des maladies, mais peuvent être parfois le résultat
d’une intervention médicale. C’est le cas par exemple de la
greffe de moelle effectuée pour réparer une destruction volontaire de la moelle destinée à permettre un traitement efficace
1. Ce chapitre a beaucoup bénéficié de l'excellent rapport canadien : « La transplantation
au Québec », publié par le Conseil d'évaluation des technologies de la santé au Québec,
Montréal, 1991.
2. Nous ne traiterons pas ici de la greffe de l'intestin, faute de document rapidement
accessible. Le rapport de France-Transplant ne la mentionne pas. Notre ambition n'était
pas d'être exhaustif.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
27
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
de certaines hémopathies. D’autre part, il y a dans certains cas
des possibilités d’alternative à la greffe (dialyse rénale pour
l’insuffisance rénale, insulinothérapie pour le diabète de l’insuffisance pancréatique) ; dans d’autres cas, cette alternative
n’existe pas. Ceci signifie que les greffes d’organes se distinguent par l’urgence d’indication, plus grande dans le deuxième
cas que dans le premier.
Par rapport au sang et à ses produits dérivés, les organes
vitaux ont, une fois qu’ils sont explantés, une survie en
ischémie 1 très courte (de cinq heures pour le cœur à moins de
quarante heures pour le rein). Il n’y a pas, dans l’état actuel
des techniques, de possibilité de conservation durable avant
l’implantation dans l’organisme du receveur (c’est d’ailleurs là
un domaine important de recherche à encourager). Il y a donc
une urgence d’opération pour le transport et la greffe ellemême. Ces délais très courts nuisent d’ailleurs à la recherche
d’une sécurité idéale, tant infectieuse qu’immunologique,
recherche qui nécessite un certain temps, non réductible dans
l’état actuel des connaissances.
Délais d’Ischémie (entre prélèvement et greffe) pour différents organes
Organe
Délai
rein
< 40 h (tolérable)
< 12 h (idéal)
cœur
< 5 h (de clampage à déclampage)
foie
< 18 h (tolérable)
< 12 h (idéal)
pancréas
<6h
cornée
5 semaines
isolée à 31 °C
moelle
24 h
Un autre point commun est que la transplantation d’organe est
une thérapeutique fortement iatrogène. La maladie causale
(insuffisance rénale chronique par exemple) est remplacée par
une autre maladie chronique : la maladie du rejet — destruction
chronique du greffon — qu’on ne sait encore que très médiocrement traiter. Le traitement actuel de la maladie du rejet est luimême inducteur de pathologies secondaires graves.
1. Privation d'apport sanguin.
28
Haut Comité de la Santé Publique
C’est dire que le domaine de la transplantation d’organe est
encore et pour longtemps un domaine de recherche clinique et
biologique intense. Ce constat n’est pas sans incidence sur
l’organisation des soins, et peut-être leur financement, du
moins si l’on veut que notre pays puisse jouer un rôle significatif dans cette recherche.
Enfin, on peut dire que pour la grande majorité des indications,
il y a peu à attendre, dans l’état actuel de nos connaissances,
des mesures de prévention primaire des maladies causales.
« Le domaine de la transplantation a grandement évolué depuis
ses débuts. Il est maintenant possible de considérer cette technologie médicale comme une forme de traitement efficace de
maladies irréversibles de certains organes vitaux. L’efficacité,
bien que différente selon l’organe transplanté, s’est régulièrement améliorée. C’est depuis les années 1980, cependant,
qu’elle connût son plus grand essor. Plusieurs facteurs y ont
contribué : l’amélioration de l’efficacité fut largement attribuable
à l’utilisation de la ciclosporine dans la thérapie immunosuppressive, l’amélioration des techniques chirurgicales et des
méthodes de préservation des organes des donneurs, la spécialisation du personnel, l’amélioration des soins post-transplantation. « (Rapport « La transplantation au Québec »).
De fait, les taux de survie s’améliorent régulièrement. Pour les
transplantations cardiaques, rénales et hépatiques, le taux de
survie à un an dépasse régulièrement 70 %, très supérieure à la
survie sans transplantation. Pour les autres transplantations,
les taux de survie sont moins bons, mais sont aussi sur une
pente ascendante.
La survie n’est qu’une forme relativement primitive d’évaluation :
de plus en plus, et surtout pour les procédures les plus
anciennes et les plus représentées, on pousse les recherches
d’évaluation dans deux directions : l’évaluation de la qualité de la
survie acquise par la transplantation et l’évaluation économique
de procédures qui sont finalement assez bien formalisées.
On peut ainsi aborder les problèmes de l’efficience des transplantations.
Qu’il s’agisse de l’évaluation de l’efficacité médicale (survie et
qualité de vie), ou de l’évaluation économique, il faut
remarquer1 que les études correspondantes souffrent en géné-
1. Contribution du GRIS (Groupe de recherche interdisciplinaire en santé), de l'université de
Montréal, au rapport québécois déjà cité.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
29
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
ral de fortes variations méthodologiques, qui rendent les comparaisons difficiles. Parmi ces variations, citons pour les études
d’efficacité :
● la sélection des cohortes de patients étudiés. Par
exemple, certaines études éliminent les décès péri-opératoires ;
● la méthode de calcul des taux de survie ;
● les divers indicateurs de qualité de vie ;
● la période sur laquelle porte l’étude. Or, les déterminants
d’efficacité changent vite : l’offre d’organes, la façon de
sélectionner les candidats à la transplantation, les techniques chirurgicales, les modalités de traitement immunosuppresseur, l’environnement scientifique, l’équipement
disponible, le personnel impliqué.
Et pour les études économiques :
● le coût pris en compte ;
● la durée de l’analyse (durée de survie par exemple) ;
● l’existence ou non d’analyse de sensibilité ;
● l’existence et la nature des études d’efficience conduites :
coût-efficacité, coût-utilité, coût-bénéfice.
Les personnes sources des organes sont de deux types. Ce
sont nécessairement des personnes décédées, quand l’explantation prive le « donneur » de toute possibilité de vie (cœur, pancréas). Mais ce peut être des personnes vivantes, quand
l’explantation ne supprime qu’une partie de la fonction, et que
la partie résiduelle est compatible avec une vie normale [c’est
le cas du rein (néphrectomie unilatérale), du foie et du poumon
(où on peut prélever une partie seulement de l’organe)]. L’appel
aux donneurs vivants est très variable selon les pays. Il est très
faible en France et il serait important de comprendre pourquoi
(cf. infra).
Les transplantations d’organes sont des techniques en plein
développement, mais inégales de l’une à l’autre. Il est donc
important de définir, de façon éventuellement arbitraire, des
stades de développement. Le rapport canadien cité ci-dessus
en propose trois :
● stade d’une technologie acceptée : « procédure dont l’effi-
cacité clinique, les indications et le protocole sont bien
établis »,
30
Haut Comité de la Santé Publique
● stade expérimental : « procédé dont l’efficacité clinique n’a
pas encore été reconnue ». On ne sait pas « si elle produit
les bénéfices escomptés. Donc on ne s’attend pas à ce
qu’une telle procédure soit acceptée par les services de
santé, sauf dans le cadre d’une procédure de recherche »,
● stade d’innovation : entre les deux, il est des « procédures
qui ont dépassé le stade expérimental. Leur efficacité a
été établie, mais vu le manque d’expérience, les modalités d’application et même les indications exactes pour
ces interventions sont à préciser. Afin d’augmenter le
niveau des connaissances, il est important de recueillir
toute expérience future des applications de cette technologie de façon systématique, et de communiquer ces
expériences au monde médical. Pour cette raison, ces
activités ne doivent se poursuivre que dans une institution
universitaire autorisée ».
En 1991, le rapport canadien ne mettait dans la catégorie
acceptée que la transplantation rénale ; dans la catégorie innovation, les transplantations hépatique, pulmonaire, pancréatique, et avec quelques hésitations, cardiaque. Seule la transplantation médullaire était en phase expérimentale.
Près de quatre ans après, il semble qu’on puisse faire évoluer
cette classification, et faire passer le cœur et le foie dans la
catégorie acceptée.
Mais comme nous le verrons plus loin, dire qu’une procédure
est acceptée ne signifie pas qu’elle est figée. De fait, même
pour des transplantations acceptées, l’horizon de la
recherche reste encore immense, puisqu’il ne s’agit rien
moins que de prévenir la maladie du rejet, ce qui est encore
loin d’être réalisé. Vue sous cet angle, on peut dire que toute
transplantation d’organes reste au stade innovateur, voire
expérimental. Nous essaierons de déduire les conséquences
organisationnelles et financières que cette conception peut
suggérer.
Sur le plan de l’organisation des soins, tous relèvent des
séquences décisionnelles très bien illustrées par le diagramme
dû au travail canadien « La transplantation au Québec » ci-après.
On trouvera dans les contributions n° 3 (rein), n° 4 (cœur), n° 5
(autres organes vitaux) les détails correspondant à chacun de
ces organes. En particulier, on y retrouvera pour chacun d’eux
les réponses à la grille qui constitue la clé n° 4 de l’analyse.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
31
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
Séquences décisionnelles
associées à un programme
de transplantations
d’organes vitaux
Patients atteints
d'une maladie chronique
en phase terminale :
population-cible
Pré screening par les centres qui réfèrent
Une grande partie
non référée :
décès éventuel
Proportion "X" est référée
à un centre transplanteur
Non évalué
(contraintes : nombre de centres,
accessibilité physique)
Évalué
(contraintes : critères de sélection)
Suivi au centre
qui a référé
Non accepté
% raisons médicales
Accepté pour
transplantation
< Éligibles >
< Non éligibles >
% raisons économique
Suivi au centre
qui a réréré
Autre opération
est proposée
Offre d'un organe
Période d'attente
(Contraintes :
– offre d'organes
– compatibilité des organes)
Évaluation de l'organe
Non transplanté
Transplantation
Suivi au centre
transplanteur
Opération
du
donneur
Oui
Compatibilité
Non
"n" périodes post-transplantation
Source : La transplantation au Québec, Montréal, 1991.
Mais les points suivants méritent d’être mis en exergue.
● En France, l’évolution de l’ensemble des transplantations
d’organes vitaux montre, depuis l’année 1990 jusqu’en
1994 inclus, un fléchissement significatif, mais plus ou
moins marqué, du nombre des transplantations.
32
Haut Comité de la Santé Publique
Cette baisse s’inscrit dans les chiffres suivants :
1990
Rein
Cœur
Poumon
Cœur-poumon
Foie
Pancréas
1991
1992
1993
1994
1949
1972
1749
1781
1627
636
632
559
526
429
91
122
110
113
95
86
72
59
45
36
663
697
673
662
621
87
77
70
53
47
Cette diminution n’est qu’un simple fléchissement pour le
foie et le poumon, mais est très forte pour le rein (alors
que les besoins annuels sont chiffrés à environ 2 500),
pour le cœur (le nombre de nouveaux inscrits en 1994 est
supérieur à 500). Dans certains cas, on peut certes incriminer des modifications en baisse des indications (poumon, cœur-poumon) ; mais le problème majeur est celui
d’une baisse de la disponibilité en greffons, liée à une
chute des prélèvements (voir chapitre 8 du présent rapport et la contribution n° 12).
● Un point crucial de ce processus décisionnel est le deve-
nir des sujets « éligibles » acceptés pour transplantation.
Ils sont inscrits sur une liste d’attente. La dynamique de
la liste propre à chaque organe est au cœur de la politique adoptée. Tout doit être fait pour qu’elle soit la plus
courte possible. Son allongement d’une année sur l’autre
est évidemment un indice négatif. Mais à l’inverse sa
constance, voire sa baisse, n’est pas le signe certain
d’un processus satisfaisant. Il est important d’étudier en
détail le devenir des patients inscrits. Une stagnation de
la liste peut en effet être due au décès d’une partie des
malades qui n’ont pas eu la chance d’être greffés à
temps. C’est là un domaine d’investigation détaillée intéressant à explorer. Le groupe de travail n’a pu réaliser
cette étude : estimer en reprenant la liste cas par cas, le
nombre de patients décédés faute de greffe (il faut bien
entendu tenir compte de la mortalité per opératoire). Ce
problème concerne spécialement le cœur, le poumon et le
foie, pour lesquels on ne dispose pas de traitement médical de substitution ou d’attente.
● Une question importante est celle du nombre de centres
autorisés à effectuer les greffes d’organes vitaux. Il est
sans doute excessif. Ainsi, les 94 transplantations rénales
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
33
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
pédiatriques furent-elles effectuées dans 19 centres en
1993. De même, il y a actuellement une soixantaine
d’inscrits sur les listes d’attente de greffes de pancréas,
et 13 équipes titulaires. Il serait important de prouver
qu’une telle dispersion est vraiment raisonnable. Ce problème important est traité dans le chapitre 9.
● Le problème majeur des greffes d’organes vitaux est
celui de l’efficacité médicale. Elle est compromise par les
complications immunologiques de la greffe qui constituent la maladie du rejet du greffon par l’hôte. Les mécanismes en sont détaillés dans la contribution n° 2 et les
modalités précises au début du chapitre 7 de ce rapport.
On remplace la maladie chronique d’origine par une autre
(H. Kreis). Certes, cette dernière a une espérance de survie plus longue (cœur, foie) et assure une qualité de vie
meilleure vis-à-vis d’éventuelles thérapeutiques substitutives (rein). Mais la maladie du rejet est mal contrôlée.
Ceci est bien exprimé par les courbes de survie des greffons. Certes, celles-ci s’améliorent, mais restent encore
médiocres (à 5 ans : 55 % pour le foie, 51 % pour le cœur,
70 % pour le rein sont des chiffres moyens), nécessitant
alors une greffe itérative dont le pronostic est nettement
moins bon que pour la première greffe, et se détériore au
fur et à mesure des répétitions. La possibilité de greffes
itératives (pour tous les organes) ou l’existence de
méthodes de substitution (pour le rein et le pancréas)
font que les études d’efficacité doivent faire la différence
entre la survie du greffon et la survie du greffé. Cette dernière peut être sensiblement plus longue que la première. De surcroît, les greffés sont sujets à des complications liées à l’extrême diminution de leur défense
immunitaire induite par la thérapeutique : cancers, complications infectieuses, vieillissement précoce. L’idéal —
non atteint — serait de substituer à la diminution « tous
azimuts » de la défense immunitaire, une tolérance spécifique du greffé au greffon particulier qu’il a reçu. On
en est loin. Ceci implique que les progrès à faire restent immenses, et que les greffes des produits humains
restent la matière d’une recherche à venir particulièrement intense.
Certains auteurs ont cru pouvoir déduire du caractère
encore très incomplet de nos connaissances, qu’il était
même inutile de rechercher l’histocompatibilité maximale
possible avant toute greffe (ceci étant particulièrement
34
Haut Comité de la Santé Publique
vrai pour le rein, où la durée d’ischémie tolérable est
assez grande pour avoir le temps de faire les tests
d’histocompatibilité). Une littérature abondante illustre
ces débats. Il est apparu au groupe de travail que les
travaux les plus récents (quatre articles dans le New
England Journal of Medicine depuis l’été 1994 notamment) plaident fortement pour l’intérêt de la recherche
systématique d’histocompatibilité entre greffé et greffon.
● Les greffes d’organes vitaux posent un problème impor-
tant, celui de leurs coûts dont l’évaluation est difficile.
Les études de la littérature, et les travaux effectués par le
CRESGE montrent que la méthodologie était mal assurée,
et n’avait pas fait l’objet de consensus entre les spécialistes. Les chiffres suivants (francs français) ne sont donc
que des indications tirées d’expériences françaises ou
étrangères, éventuellement mélangées.
Intervention
et suivi d’un an
Suivi par an après
la 1re année
267 600
68 000
Cœur
354 000
Baisse 57 000 à 35 000
Foie
600 000
Rein
Moelle
660 000 à 1 230 000
Plus intéressante est l’étude de l’efficience. On trouvera dans
les travaux préparatoires les données disponibles dont le
CRESGE a fait le dépouillement.
• Rein : par rapport à la dialyse, l’économie réalisée en
cinq ans par la transplantation est, sans actualisation,
de 800 000 francs par malade.
• Cœur : l’ordre de grandeur de coût de l’année de survie
gagnée due à la greffe cardiaque est de l’ordre de
64 000 francs (sans actualiser le suivi).
On trouvera dans la contribution n° 4 une simulation du
programme de transplantation cardiaque en France,
selon le nombre de greffes réalisé chaque année, selon
le taux de survie, et selon le coût du suivi lié essentiellement au coût de la ciclosporine. Indiquons seulement
que le coût médical annuel lié à la transplantation et au
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
35
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
suivi des transplantés est de l’ordre de 300 millions de
francs en 1993 (526 transplantés et 2 663 suivis).
• Foie : le coût net de la première année de vie gagnée est
de l’ordre de 22 000 francs (sans actualisation) et
18 500 francs (avec actualisation à 5 %).
● Nous traiterons plus loin d’autres problèmes communs
aux organes et aux tissus : sécurité infectieuse, épidémiologie des prélèvements, équité, aspects psychosociaux,
problèmes juridiques, organisation des soins, recherches
à entreprendre.
● Les greffes de moelle, détaillées dans la contribution
n° 6, méritent un bref développement ici pour plusieurs
raisons :
• la moelle est un tissu, et il est surprenant de le trouver
parmi les organes vitaux. Toutefois, en raison de l’importance des moyens humains et matériels à mettre en
œuvre et par le coût qui s’ensuit, la greffe de moelle
s’apparente à une transplantation d’organe. Et elle a été
définie comme telle par la loi bioéthique n° 94-654.
• Dans la grande majorité des cas, la greffe de moelle
n’intervient pas pour remplacer une moelle spontanément détruite par un processus pathologique, mais pour
remplacer une moelle détruite artificiellement au cours
d’un processus thérapeutique.
• Le donneur est toujours un donneur vivant volontaire,
comme pour la transfusion sanguine.
• Dans un nombre de plus en plus grand de cas, le donneur est le malade lui-même. Autrement dit, l’autogreffe
prend une place de plus en plus importante par rapport
à l’allogreffe, où le sujet donneur est distinct du receveur. En France, sur quelque 2 000 greffes annuelles,
600 seulement sont des allogreffes.
Les indications sont d’une part des affections non malignes
telles que les aplasies médullaires, thalassémies, éventuellement de drépanocytoses ou des déficits immunitaires, et
d’autre part, nombre d’affections malignes non solides telles
que certaines leucémies, lymphomes non hodgkiniens, mais
aussi quelques tumeurs solides pour lesquelles les greffes de
moelle permettent de compenser les effets des réactions aux
chimiothérapies massives qui détruisent la moelle.
36
Haut Comité de la Santé Publique
L’autogreffe (de même que l’exceptionnelle greffe syngénique, où le donneur est un jumeau homozygote) annule le
problème d’histocompatibilité. Le schéma de l’autogreffe est
le suivant :
Prélèvement de la moelle
du sujet atteint
d’affection maligne
Chimiothérapie qui
détruit la moelle et si
possible le cancer
du patient
Administration de la moelle
prélevée pour reconstituer
la moelle
Le risque de cette forme de médecine « extrême « est évidemment que l’échantillon prélevé comporte des cellules cancéreuses qui sont ensuite réinjectées. Des techniques de « purge »
du greffon existent, mais elles ne sont pas sans risque.
L’allogreffe repose sur la recherche de sujets le plus histocompatibles possible. Une solution est le recours à la famille
proche : la probabilité qu’un frère ou une sœur ait la même
configuration HLA est loin d’être faible, d’autant plus que la fratrie est importante. Si on n’a pas de frère HLA compatible, on
peut recourir à un sujet apparenté (dont la compatibilité est a
priori plus faible). Sinon, on peut recourir à un réseau national
ou international de donneurs volontaires typés en HLA.
C’est dans le cas d’allogreffes qu’on rencontre évidemment les
complications liées à l’incompatibilité, d’autant plus fréquentes
que la compatibilité est plus faible : soit maladie du greffon
contre l’hôte, soit rejet de la greffe par l’hôte (voir chapitre 7 et
contribution n° 2). Les autres complications sont des infections
pulmonaires, ou des accidents hépatiques.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
37
Chapitre 5
Problèmes généraux
des greffes de tissus
Par rapport aux organes vitaux, les greffes de tissus soulèvent
des questions mêlant des aspects concrets et opérationnels
qui évitent de s’abandonner à des querelles byzantines sur la
frontière entre les deux concepts 1.
L’absence d’urgence d’utilisation est le critère majeur
Par opposition aux organes vitaux qu’on ne sait pas conserver
au delà de quelques heures (de 5 à 40 selon l’organe), et qui
posent donc, une fois prélevés, un problème d’urgence d’utilisation, les « tissus » au sens de ce chapitre et des suivants peuvent être conservés entre plusieurs semaines (cornée) et plusieurs années (os, valves cardiaques).
Il n’y a pas le plus souvent d’urgence d’indication
Pour la plupart des tissus, l’indication est de type fonctionnel et
non pas vital. Une attente plus ou moins longue ne compromet
pas la survie du receveur (une exception est la peau pour les
grands brûlés : c’est un tissu vital).
Nécessité de banques spécifiques
Une conséquence des deux points précédents est la nécessité
d’organiser des banques de conservation, en général spécialisées dans tel ou tel type de tissu, cornée, peau, os ou valves
cardiaques. L’organisation de ces banques impose des procédures très strictes.
Trois modes de prélèvement sont possibles pour beaucoup de
tissus :
• le prélèvement sur donneur vivant est presque toujours
effectué sur un patient chez qui des fragments sont
réséqués pour les besoins d’une intervention qu’il doit
subir dans l’intérêt de sa propre santé. Dans ces condi1. Les données de ce chapitre et des exemples sont largement développés dans les contributions n0s 7, 8 et 9 consacrées aux greffes de cornée, aux greffes osseuses, de valves
cardiaques et de peau, et aux banques de tissus.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
39
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
tions, on admettait que ces résidus étaient abandonnés
par le patient, et ainsi assimilés à des « res nullius ».
Une circulaire ministérielle du 29 octobre 1987 précisait que « le chirurgien peut dès lors devenir propriétaire
de la chose abandonnée, à condition que le donneur ait
fourni un fait matériel de désaisissement ». L’interprétation de l’ensemble de ces éléments ne permet pas de
savoir si le consentement du donneur est nécessaire, et
sous quelle forme. Ce flou a certainement contribué à la
multiplication des banques de tissus, d’os notamment,
sans qu’aucune règle ne soit imposée tant sur le plan
de l’analyse clinique, de la préparation, que de celui de
la conservation.
Sur le plan éthique, on peut considérer qu’il est souhaitable de prévenir le patient de l’utilisation habituellement faite des fragments réséqués (lui donnant l’occasion de s’y opposer), même si sur le plan juridique ce
n’est pas obligatoire.
• le prélèvement sur cadavre chaud, et on se trouve
dans la logique des prélèvements multi-organes.
• le prélèvement sur cadavre froid. C’est une autre particularité des tissus : pour beaucoup d’entre eux, la possibilité d’être recueillis sur cadavre froid. Les politiques sont
variables d’un pays à l’autre. Les indications acceptées
par le décret du 24 mai 1994, complété par l’arrêté de la
même date (c’est-à-dire la peau, l’os cortical et la cornée)
sont discutées comme trop laxistes par beaucoup de professionnels français. Une des raisons avancées par les
opposants est qu’on ne peut refaire un deuxième test
biologique trois à quatre mois après le premier, pour
dépister le cas où le « donneur » aurait été en période de
séroconversion au moment du prélèvement. Si le donneur
est vivant, il est évidemment possible de lui faire un
deuxième test. Si le « donneur » est un cadavre « chaud »,
on peut savoir s’il est en période de séroconversion par
le suivi du receveur de ses organes vitaux, dans le cas,
habituel, où il a été l’objet de prélèvements multiorganes. Dans le cas où le donneur est un cadavre froid,
aucune vérification de ce type n’est possible, d’où la suspicion de certains responsables de banques de tissus. Ils
redoutent les conséquences possibles (une affaire de
« tissus contaminés ») de l’arrêté du 24 mai 1994.
Toutefois, nous verrons que les pratiques de prélèvement
40
Haut Comité de la Santé Publique
sur cadavres de morgue sont plus répandues dans
d’autres pays européens (Allemagne et Pays-Bas), mais
sous réserve de protocoles très rigoureux. L’arrêté du
24 mai 1994 souffre de ne pas spécifier les précautions
nécessaires. Ceci supposerait d’ailleurs une remise en
cause du statut et de l’organisation des morgues hospitalières (cf. contribution n° 9).
Sécurité infectieuse
Les tissus sont l’objet de mesures de sécurité infectieuse de
même type que les organes vitaux, et même plus sévères dans
la mesure où l’on a plus de temps pour assurer la sécurité, et
surtout parce que le déficit purement fonctionnel que vise à
réduire la greffe est de moins de poids, comparé au risque vital
que fait courir la menace infectieuse.
Risque immunologique
Enfin, les tissus font peser un risque immunologique plus faible
que les organes vitaux. Ce risque n’existe d’ailleurs que pour
les tissus viables (cf. infra). Pour la cornée, on a longtemps
ignoré l’intérêt d’un typage d’histocompatibilité et transplanté la
cornée aléatoirement ; mais en affinant les indications, on s’est
aperçu qu’une fraction importante des greffes de cornée (de
l’ordre de 20 %) exigeait un typage et une attribution sélective.
Quant à la peau, l’allogreffe n’étant qu’une étape préparatoire à
l’autogreffe, le rejet ne correspond pas à un échec.
Classification
Enfin, une classification importante tient à la préparation qui
fait passer de l’élément humain prélevé au produit humain
implantable.
Les tissus humains utilisés pour la greffe peuvent être subdivisés de la façon suivante :
• certains ne subissent aucune transformation : parmi eux
certains sont viables (cornée), d’autres sont non viables
(absence de cellules vivantes : veine saphène, ligament) ;
• d’autres tissus sont transformés et comme tels rendus
non viables. Les valves cardiaques, les os, les artères, la
dure-mère, et certains ligaments font partie de cette catégorie.
Remarquons qu’à l’opposé des tissus (qui conservent l’essentiel de leur structure) on peut considérer les produits extraits ou
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
41
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
molécules extraites par des procédures de type biochimique
comme tout à fait comparables aux produits stables extraits du
plasma sanguin. Ils entrent dans le cadre des médicaments (à
ceci près toutefois qu’il conviendrait d’en assurer la traçabilité
pour des raisons de sécurité infectieuse).
L’absence d’organisation structurée
Alors que le processus de production des greffes d’organes
vitaux en France ne peut se discuter qu’à l’intérieur du service
public hospitalier (du prélèvement à l’implantation de l’organe),
il n’en est pas tout à fait de même pour les tissus.
Le prélèvement de tissu ne peut donner lieu à un paiement à
l’acte. La transformation, la conservation, la distribution et la
cession sont réservées aux établissements de santé publics et
aux organismes à but non lucratif autorisés. Pour ce qui est de
l’implantation elle-même de la greffe, l’exigence du caractère
public de l’établissement où elle est pratiquée n’est pas affirmée. Seuls doivent être autorisés les établissements qui effectuent des greffes de haute technicité.
Contrairement aux organes vitaux et à la moelle, qui ont bénéficié de l’existence d’associations telles France-Transplant et
France greffe de moelle, lesquelles ont, avec l’appui des pouvoirs publics, su prendre en charge l’organisation des prélèvements, de l’allocation et de la circulation des greffons, et édicté
des règles de bonne pratique, les transplantations de tissus ne
connaissent aucune organisation structurée, tout étant laissé à
la discrétion des praticiens. Cette carence organisationnelle distingue la France d’un certain nombre de pays nettement plus
avancés (Pays-Bas et Allemagne notamment). Certes quelques
règles, notamment concernant la sécurité infectieuse, ont été
édictées de façon récente (décrets de fin 1992, puis de mai
1994), mais ni l’organisation de lieux de prélèvements
(morgues notamment), ni celle de banques de conservation,
n’ont fait l’objet d’une politique cohérente. Sur le plan juridique,
aucun principe clair n’avait été édicté jusqu’à la loi n° 94-654
du 29 juillet 1994.
Trois exemples différents vont le montrer : les greffes d’os, de
peau et de cornée (voir pour plus de détails les contributions
n° 8 et n° 7 respectivement).
● Les greffes de tissu osseux sont de deux sortes :
• celles qui utilisent des petits fragments osseux récupérés chez des sujets vivants au cours d’interventions
42
Haut Comité de la Santé Publique
faites dans leur intérêt thérapeutique (ex. : tête fémorale récupérée avant une prothèse de hanche) ;
• celles qui utilisent des fragments le plus souvent de
grande taille (parfois ce sont des segments ostéo-articulaires) prélevés sur cadavre soit en état de mort encéphalique soit sur cadavre de morgue (l’« os cortical » est un
tissu dont le prélèvement est autorisé sur cadavre froid).
En l’absence de réglementation, un groupe de professionnels
en orthopédie (GESTO) a conçu et publié un guide des bonnes
pratiques, qui n’a cependant pas valeur d’autorité, et dont
l’impact pratique est sans doute mal connu.
● La greffe de peau :
Le statut de la peau, organe ou tissu, est sujet à discussion. On en trouve les éléments dans la contribution n° 9.
Nous l’avons classée tissu en raison essentiellement de
ses capacités de conservation, qui l’opposent aux organes
pleins. C’est ce que fait aussi la loi du 29 juillet 1994.
Mais, fonctionnellement, la peau doit parfois être considérée comme un organe, dans la mesure où sa destruction
massive (brûlures étendues) entraîne un risque vital
majeur. Ce cas suppose une urgence d’indication qui la
rapproche des organes vitaux.
Dans le cas de destructions cutanées de taille modeste
(moins d’un tiers de la surface corporelle), on peut pratiquer des autogreffes prélevées en peau saine.
Dans le cas de destructions plus importantes, le recours
à des allogreffes est nécessaire. En fait, cette peau étrangère va prendre, puis subir la réaction de rejet dans un
délai de quelques semaines. Mais cette technique, qui
peut éventuellement être renouvelée, permet d’attendre
les progrès des autogreffes, ou de la greffe de lambeaux
issus de culture de cellules épidermiques du sujet luimême (dans ce cas, le derme de l’allogreffe sert de support aux cellules épidermiques autologues cultivées).
Ainsi, les allogreffes se comportent-elles comme des produits de substitution provisoires.
Le fait que les brûlés graves prennent souvent une allure
épidémique, à la suite de catastrophes collectives (incendies, explosions, faits de guerre), incite à la création de
grandes banques de peau, dont un modèle est l’Euroskin
bank localisée aux Pays-Bas.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
43
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
● La greffe de cornée est un exemple plus criant encore.
Elle est destinée sans doute à un développement important lié au vieillissement de la population. En effet, son
étiologie essentielle est la dégénérescence œdémateuse
de la cornée consécutive à la chirurgie de la cataracte,
affection du sujet âgé. Si l’amélioration des techniques
d’implantation de cristallins artificiels ne se fait pas assez
rapidement pour éviter ces complications iatrogènes, on
peut craindre une augmentation du nombre de greffes de
cornée.
La greffe de cornée en France souffre plus encore que les
autres tissus d’une absence quasi totale d’organisation
structurée. Faute d’enquête nationale précise en 1994,
on ne connaît pas le nombre de greffes pratiquées en
France, ni la fréquence des différentes indications. Les
règles de prélèvement et d’attribution sont à l’initiative de
chaque centre ; il n’y a pas de guide accepté de bonnes
pratiques (en dépit des efforts faits par un petit nombre
de centres).
De plus, ce n’est que de façon récente (après le décret de
février 1992) que la communauté ophtalmologique
semble prendre conscience des risques infectieux (où la
place des agents transmissibles non conventionnels n’est
pas négligeable, surtout quand le prélèvement se fait par
énucléation) et des risques immunologiques (20 % des
patients risquent de perdre leur greffon par incompatibilité).
Les greffes de cornée connaissent de plus un problème
de disponibilité des greffons : on a vu apparaître une
« pénurie » très inégale selon les régions ; l’exigence de la
sécurité infectieuse (25 février 1992), l’ambiguïté apparente des contraintes juridiques (la loi Lafay (1949) n’a
pas été abolie par la loi Caillavet (1976)), et la circulaire
Kouchner (juillet 1992) sont invoquées pour expliquer la
chute des prélèvements.
La loi bioéthique n° 94-654 du 29 juillet 1994 ramène la
cornée au statut de toutes les greffes de tissus. On ne
peut que s’en féliciter.
● Les banques de tissus (voir contribution n° 9) en France
ont été le sujet en 1993 d’un rapport extrêmement sévère
de l’IGAS. Il n’y a pas à notre connaissance de description et d’énumération exhaustives des différentes
44
Haut Comité de la Santé Publique
banques de tissus existantes, ni de leur rattachement à
leurs spécialités respectives. C’est une extrême parcellisation qui prévaut. La sécurité infectieuse n’était pas
organisée jusqu’au décret du 25 février 1992, et le rapport IGAS insiste sur le fait que le processus de quarantaine ne semble pas généralement mis en œuvre. Pour ce
qui est de la transformation et de la conservation des tissus, aucune norme technique, ni de qualification des personnels, ni d’équipement n’a été édictée, et les procédures de fabrication et de conservation mises en œuvre
sont sous la seule responsabilité de ceux qui les initient.
S’agissant du stockage, le rapport de l’IGAS souligne la
disparité des moyens techniques de contrôle et d’alerte,
ainsi que celle des structures administratives nécessaires
à la gestion des stocks.
Le rapport de l’IGAS insiste également sur l’extrême disparité des pratiques. L’absence de protocoles validés scientifiquement aboutit à l’existence de produits de caractéristiques et de risques très variables mais mal connus.
Fondée sur le seul sens des responsabilités, l’éthique
personnelle et les connaissances des acteurs du système, cette situation ne donne aucune garantie formelle
en termes de santé publique.
Enfin, la transformation et la diffusion de nombre de tissus est le fait de sociétés industrielles et commerciales à
but lucratif. En effet, la commercialisation de tissus non
prélevés et non transformés en France est tout à fait
libre. Sans que le caractère privé soit en lui-même un facteur de non-qualité, on peut lui reprocher de n’être l’objet
d’aucun contrôle, et d’aller possiblement contre l’éthique
du service public qui prévaut en France en matière de
transplantation (cf. chapitre 13).
Le groupe de travail n’a pas conduit d’étude approfondie
des circuits industriels de production et de diffusion des
tissus.
Enfin, il n’y a pas de système organisé de suivi des allogreffes, et plus généralement aucun système d’information qui assure la traçabilité des produits.
Les deux lois bioéthiques du 29 juillet 1994 ont établi fort
heureusement le cadre juridique pour porter remède à ces
innombrables incertitudes, mais en pratique tout reste à
faire.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
45
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
Un exemple étranger
Dans ce travail à venir, un exemple étranger mérite d’être
examiné de près : Bio Implant Service (BIS), fondation
néerlandaise à vocation européenne (voir contributions
n 8 et 12).
os
BIS, bien que fondation privée, semble être l’objet d’un
consensus large dans le territoire (Pays-Bas, Allemagne,
Belgique, Autriche), où elle exerce son activité. C’est un
organisme logistique et d’assurance qualité.
Il assure la circulation, la production et la distribution de
nombreux tissus humains (os, valves cardiaques, tissus
osseux, cornée, peau). Il assure aussi la sécurité infectieuse et immunologique de ces tissus.
BIS passe contrat avec l’hôpital du donneur, où il envoie
des chirurgiens préleveurs. Une grande majorité de ces prélèvements est effectuée sur cadavre de morgue, mais dans
des conditions et sous des protocoles très rigoureux. BIS
travaille aussi en liaison avec des grandes banques de tissus spécialisées (peau, valves, os, cornée). Il reçoit et enregistre dans une banque de données toute information sur le
donneur et le tissu (tests infectieux et immunologiques).
Quand l’hôpital du receveur sollicite BIS en lui indiquant le
type de greffon dont il a besoin et les caractéristiques
immunologiques du receveur, BIS sélectionne le greffon et
met en contact la banque et l’hôpital du receveur.
Les particularités de cet organisme sont les suivantes :
• son caractère centralisé. Appliqué à la France, cela suppose soit une dimension nationale, soit interrégionale,
des liens étroits entre les organismes semblables français ou étrangers ;
• la part très importante faite au prélèvement sur cadavre de
morgue, ce qui ne pourrait être appliqué à la France que
grâce à une réorganisation forte des amphithéâtres de nos
hôpitaux publics (un rapport de l’IGAS a insisté sur l’anarchie qui règne dans ce domaine ; voir contribution n° 9) ;
• sur ces cadavres de morgue, BIS pratique une politique
de prélèvements multi-tissus ;
• la rigueur des tests anti-infectieux est extrême (pratique
systématique de la PCR pour les prélèvements osseux
dans le dépistage du VIH) ;
46
Haut Comité de la Santé Publique
• BIS ne passe contrat qu’avec de grandes banques spécialisées et elles aussi centralisées. Certes il existe aux
Pays-Bas de petites banques d’hôpital ou de services
où sont conservés notamment les « res nullius » issus
d’interventions chirurgicales. BIS se contente d’édicter
des règles de bonne pratique et de conseiller ces microbanques pour les appliquer ;
• Enfin, BIS assure la traçabilité des tissus greffés, avec
une exhaustivité qui dépasse 90 % pour tous les tissus,
sauf pour les petites greffes osseuses où le chiffre
tombe à 40 %.
Cet exemple, probablement non directement transposable à la
situation française, montre cependant clairement la nécessité
d’aller au-delà des dispositions de l’arrêté du 24 mai 1994. La
triple autorisation de prélèvement sur cadavre froid de cornée,
d’os cortical, et de peau apparaît plus comme une concession
à des pratiques anciennes, et à des exigences d’approvisionnement (déficit de cornées), que comme une mesure positive. Ce
ne pourrait le devenir que si était définie une politique de réorganisation complète des morgues hospitalières.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
47
Chapitre 6
Les biomatériaux1
Que peut-on espérer à court
terme en guise de substitution ?
Définition Les biomatériaux sont des « produits d’origine biologique ou de
et problèmes synthèse utilisés au contact du système biologique de façon
juridiques temporaire ou définitive » (directive européenne 93/42/CEE).
Ils concernent ce rapport dans la mesure où ils sont d’origine
biologique humaine. Ils le concernent aussi s’ils sont des produits de substitution.
Les biomatériaux posent d’importants problèmes de réglementation, tant au niveau européen qu’au niveau national. La directive européenne porte sur l’ensemble des dispositifs médicaux,
à l’exclusion des médicaments. Les biomatériaux, et en particulier ceux d’origine biologique, font partie des dispositifs médicaux, et sont donc en principe concernés par la directive.
Toutefois, celle-ci exclut explicitement les produits d’origine
humaine, et parmi ceux d’origine animale, ceux qui sont restés
viables.
Dispositif médical
Biomatériaux
Biomatériaux
d'origine biologique
origine humaine
origine animale
produit ou
matériel
purifié
transformé
non viable
(cellules tuées)
viable
produit ou
transformé
matériel
non viable
purifié (cellules tuées)
viable
Domaine d'application de la Directive Européenne
1. Ce chapitre n'est qu'un résumé de la contribution n0 10.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
49
Deuxième partie :
Organes vitaux et tissus
La conséquence de cette situation est que les produits exclus
sont au niveau européen en dehors de toute réglementation.
Cette carence est grave : à titre d’exemple, un os bovin (produit
animal non viable) est soumis à des contrôles très rigoureux
(toxicité, contamination), et un greffon osseux humain est en
vente libre sans aucune exigence de compatibilité ou de décontamination.
Les lois nationales pour les produits échappant au domaine
d’application de la directive sont très variables d’un pays à
l’autre. Ainsi, les produits animaux viables ont un statut de
médicament en Allemagne, et ne sont objet d’aucune réglementation en France.
Les organes Parmi les biomatériaux, un domaine d’avenir est celui des
bio-artificiels organes artificiels hybrides. Ils peuvent éventuellement devenir
des substituts à certaines greffes d’organes vitaux.
Dans ce concept de bio-organe artificiel, on associe une cellule
ou un tissu sécrétant ou libérant le facteur biologiquement actif
à une structure polymérique qui a pour fonction de réaliser soit
une matrice, soit une enveloppe (membrane à perméabilité
sélective qui isole le tissu implanté du reste de l’organisme).
L’intérêt est qu’on peut utiliser des cellules ou tissus d’origine
animale, ou humaine, non forcément compatibles.
L’importance du diabète insulinodépendant (200 000 patients
en France) explique la recherche très active dans le domaine du
pancréas bio-artificiel, d’implantation prolongée.
De même, les troubles de l’insuffisance hépatique aiguë justifient
le développement du foie bio-artificiel, dont l’usage ne peut être
que transitoire, en attente de reconstitution du foie du malade.
Tout l’intérêt et toute la problématique résident dans la possibilité de la mise au point de membranes sélectives qui isolent le
tissu greffé de l’organisme receveur, et laissent passer les facteurs biologiques utiles.
Les produits Si l’on fait un bilan de l’utilisation des produits humains ou anide substitution maux en substitution des organes ou tissus humains
en général défaillants, on peut dire qu’il n’existe encore à ce jour aucun
matériau de synthèse satisfaisant pour remplacer la cornée, la
peau, la dure-mère, le tympan, le cartilage articulaire, les
artères de petit calibre, les veines.
50
Haut Comité de la Santé Publique
Pour ce qui est des os, la reconstitution osseuse de larges
lésions n’est possible avec aucun matériau de substitution.
D’une façon générale, les tissus d’origine humaine actuellement utilisés comme biomatériaux le sont parce qu’aucun produit synthétique n’est compétitif en termes d’efficacité, de tolérance et de fonction (voir contribution n° 10).
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
51
T
R
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A
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T
I
E
Problèmes
transversaux
de sécurité
et d’organisation
Chapitre 7
La sécurité des greffes
La sécurité Les mécanismes de reconnaissance et éventuellement de
immunologique défense contre l’introduction de substances étrangères dans
l’organisme relèvent du grand chapitre de l’immunité.
Ces phénomènes jouent un rôle essentiel dans les possibilités
de transfert, à titre thérapeutique, d’éléments provenant d’un
autre organisme vivant. On s’est heurté à eux, d’abord, à propos de la transfusion sanguine et celle-ci n’a été rendue possible qu’à partir du moment où l’on a élucidé les mécanismes
responsables de la tolérance (ou du rejet) des globules rouges,
c’est-à-dire les groupes sanguins.
L’usage de transfusions sanguines répétées et/ou massives, la
compréhension des mécanismes responsables de certaines
jaunisses néonatales (les groupes Rh), les possibilités de
greffes d’organes et d’abord de reins, nées de l’amélioration
des techniques chirurgicales, ont stimulé les recherches sur les
connaissances dans le domaine de l’immunologie.
Les mécanismes immunologiques sont en effet à la base de la
tolérance (ou du rejet) de toutes les greffes de substances
« vivantes », cellules, tissus, organes entiers ou de certains
liquides biologiques.
Les agents responsables appartiennent à deux grandes catégories :
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
53
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
• les substances solubles, les protéines spécialisées :
immunoglobulines, et protéines du complément qui sont
localisées dans le sang ;
• les cellules appartenant au système sanguin portant le
terme générique ancien de « globules blancs ».
Sous ce terme étaient regroupés des lymphocytes, des granulocytes et des monocytes. Les techniques modernes d’immunologie cellulaire ont montré que derrière un même aspect au microscope se trouvait une très grande quantité de « spécialistes »
différents les uns des autres. On les caractérise maintenant par
certaines structures qui leur sont propres au niveau de leur surface, de leur membrane, structures que l’on appelle des marqueurs de surface. Ceux-ci sont des protéines plus ou moins
complexes qui sont caractérisables par leurs propriétés immunologiques. C’est le cas, par exemple, pour les cellules dites
CD4 ou CD8 rendues tristement célèbres par leur implication
dans la physiopathologie du sida.
Outre ces deux grandes catégories, interviennent dans les
mécanismes immunologiques une quantité sans cesse croissante, mais de découverte très récente, de petites molécules,
véritables hormones cellulaires : les interleukines. Celles-ci ont
des rôles très variés allant de la différenciation d’une cellule
qui, à leur contact, va se spécialiser, à la stimulation de la production d’une population donnée de cellules. Le plus souvent
au cours des phénomènes immunologiques, il s’agit d’une prolifération dite clonale. Dans ces conditions, toutes les cellules
seront strictement identiques les unes aux autres, et en particulier sur le plan immunologique. Ceci veut dire qu’elles auront
le même équipement moléculaire capable de repérer et/ou de
détruire les cellules étrangères.
Dans l’ensemble, il s’agit donc d’un système extraordinairement complexe où interviennent des centaines de variétés de
cellules spécialisées différentes et des centaines de millions
de molécules spécialisées également différentes.
Deux caractères dominent la biologie de l’immunité :
• la fantastique possibilité de créer des molécules et de
générer des cellules porteuses de ces molécules, molécules hyperspécialisées dans la reconnaissance de toutes
les protéines étrangères à un organisme receveur ;
• l’importance de la transmission héréditaire, non pas de
ces molécules spécialisées, qui disparaissent lors de la
mort du sujet qui les a fabriquées, mais celle des molé-
54
Haut Comité de la Santé Publique
cules « étiquettes » de l’individu. Ces molécules étiquettes sont des protéines et par conséquent fabriquées selon les plans contenus dans les gènes correspondant à ces protéines.
La transmission de ces gènes est tout à fait banale, obéissant
parfaitement aux lois de Mendel.
Les complications des greffes sont les conséquences de ces
défenses immunologiques qui ont très vraisemblablement été
sélectionnées au cours de l’évolution pour lutter contre l’intrusion d’organismes étrangers nuisibles : parasites, microbes,
virus qui sont tous composés de protéines : les principaux
agents immunogènes. La nature n’avait pas prévu les greffes.
Les premières de ces complications sont donc les rejets. Selon
l’importance de ceux-ci, il peut s’agir de manifestations suraiguës par rejet très précoce (erreur de groupe sanguin par
exemple, mais qui existe aussi pour des greffes d’organes).
Les tissus étrangers sont très rapidement attaqués par les systèmes de défense immunologique, et détruits. Ceci s’accompagne en outre de désordres généraux très importants (choc,
etc.) qui peuvent entraîner la mort.
Quand l’organe étranger est peu immunogène, ou que la
parenté génétique de ses étiquettes est proche de celle des étiquettes du receveur, le rejet peut être subaigu ou chronique
avec destruction lente des cellules du greffon.
Une deuxième grande complication est l’inverse du mécanisme
précédent. Dans celui-ci, c’était le receveur qui attaquait
l’organe donné. À l’inverse le greffon lui-même peut attaquer
l’organisme du receveur. Nous avons vu que ces mécanismes
immunologiques sont le fait de différentes classes de globules
blancs. C’est le cas par exemple des tissus sanguins comme la
moelle par exemple, les globules blancs transplantés vont euxmêmes envahir l’hôte et, reconnaissant des protéines et des
cellules qui leur sont étrangères, vont les attaquer.
La lutte contre
les effets immunologiques néfastes
Elle est d’abord préventive. Il faut essayer d’introduire une
greffe (au sens large du terme) la plus proche immunologiquement du receveur. C’est le rôle des tests de groupages sanguins pour les transfusions, groupages tissulaires pour toutes
les autres greffes. Ces groupages tissulaires dérivent des travaux de J. Dausset et concernent la caractérisation des groupes
HLA du complexe majeur d’histocompatibilité ou CMH (voir la
contribution n° 1).
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
55
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
La difficulté majeure consiste non à « typer » les individus, mais
à trouver des individus très proches immunologiquement les
uns des autres. À défaut, la lutte ne peut être que palliatrice.
La lutte palliatrice
C’est le fait d’une thérapeutique dite immunosuppressive qui
vise à atténuer au maximum les réactions de défense immunologique. On a développé progressivement une série de lignées
différentes de moyens qui interviennent à des étapes variées
des processus immunologiques. Les plus importants actuellement sont les hormones corticoïdes (dérivées de la cortisone)
et la fameuse ciclosporine douée d’une efficacité tout à fait
remarquable à tel point que son apparition a rendu possible
toute une série de greffes, à commencer par celles du cœur,
qui avaient été abandonnées pendant de nombreuses années
en raison des phénomènes de rejet.
Ces thérapeutiques ont cependant de graves inconvénients.
D’une part elles doivent être prises à vie, elles sont très coûteuses et surtout dépriment les défenses immunitaires. Cette
dépression, ce désarmement immunologique du sujet receveur
entraînent pour lui des risques infectieux importants : il est fragilisé contre des agressions extérieures. Mais ils entraînent
aussi des risques cancéreux (sarcome de Kaposi ou cancer du
col utérin par exemple).
Les travaux récents montrent en effet que le système immunitaire joue un rôle important dans la lutte de l’organisme contre
les processus cancéreux. Les cellules cancéreuses d’un individu peuvent être reconnues comme anormales par son système immunitaire et éliminées. L’existence de cancers cliniquement décelables est peut-être le signe que la défense
immunitaire a été débordée.
La situation d’un sujet greffé maintenu en immunodépression
par la ciclosporine ou des drogues voisines, présente des analogies avec l’état d’un sujet atteint par le virus du sida.
La sécurité La sécurité infectieuse est, après la sécurité immunologique, le
infectieuse principal problème. On en trouvera une étude très extensive
dans la contribution n° 11.
Une stratégie
complète
56
Selon les recommandations européennes, la recherche de la
sécurité doit se faire à toutes les étapes de la chaîne qui va du
prélèvement de l’élément à l’administration du produit. Aucune
étape ne peut se suffire à elle-même.
Haut Comité de la Santé Publique
● La sélection des personnes-sources est l’étape fondamen-
tale. Elle souffre toutefois d’une limitation majeure : elle
ne peut concerner que des risques déjà identifiés, c’est-àdire les germes et virus connus.
Cette sélection doit comporter deux sous-étapes, clinique
d’abord, puis biologique. Le drame des transfusés contaminés a montré les conséquences désastreuses de
l’omission de la première étape. Celle-ci repose sur
toutes les ressources que sont la consultation du dossier,
l’interrogatoire du sujet ou de sa famille, sur d’éventuels
facteurs de risque. On pourra ainsi diminuer la prévalence
de la maladie chez les sujets soumis à la deuxième sousétape, c’est-à-dire les tests biologiques de dépistage.
Plus la prévalence est faible, plus la valeur prédictive
négative, c’est-à-dire la probabilité de déclarer sain un
sujet non contaminé, est proche de l’unité.
Une séronégativité à un moment donné n’est toutefois pas
une garantie (quasi) absolue. En effet, un sujet peut se
trouver en phase de séroconversion. Chaque fois que ce
sera possible techniquement, il conviendra de pratiquer la
quarantaine, c’est-à-dire de n’administrer le produit (un
tissu en l’occurrence) qu’après avoir vérifié par un second
test que la séronégativité du « donneur » ne s’est pas entretemps transformée en séropositivité. On trouvera dans la
contribution n° 11 les circonstances où cette quarantaine
est possible. Elle doit dans ce cas être rendue obligatoire.
● La seconde étape est l’inactivation, c’est-à-dire la destruc-
tion des germes. Elle n’est possible que lorsqu’il y a un
processus de production long aboutissant à un produit
non viable (ceci exclut les organes vitaux, les produits
labiles du sang et les tissus viables tels que la cornée).
C’est là une limitation importante.
Quand elle est possible, la destruction virale a l’avantage
d’être aspécifique : elle est susceptible d’être efficace sur
les virus connus (y compris dans la phase de séroconversion) ou aussi sur les virus encore inconnus.
Les procédés d’inactivation sont divers : leur degré d’efficacité est très élevé, mais n’est évidemment pas infini.
Il convient donc de les évaluer cas par cas.
● La troisième étape est la validation du produit, c’est-à-dire
le suivi assidu du sujet receveur, par une surveillance clinique et épidémiologique. Un exemple de cette sur-
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
57
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
veillance est en cours avec le Centre national d’hémovigilance. Il doit être généralisé à l’ensemble des produits
humains à usage thérapeutique.
Une rigueur absolue dans la sélection des « donneurs » et
la préparation du produit, une gestion des risques réfléchie, intelligente, à égale distance de la légèreté et de la
pusillanimité, une surveillance solidement organisée, qui
permette d’assurer la traçabilité des produits et de leurs
éventuelles conséquences, sont des conditions indispensables d’une bonne politique anti-infectieuse. Elles permettront peut-être aussi d’éviter d’entrer dans le cycle
infernal des poursuites judiciaires trop nombreuses, qui
elles-mêmes suscitent des réflexes sécuritaires paralysants.
Les tests
biologiques de
dépistage sont
loin d’être
infaillibles
Le groupe de travail a mené une réflexion approfondie et originale sur la valeur des tests biologiques de dépistage des principaux virus. Les développements se trouvent dans la contribution n° 11.
De cette analyse fondée sur des travaux très récents, on peut
déduire que nos connaissances sur la valeur des tests restent
encore rudimentaires, que beaucoup de recherches restent à
faire sur la validité de ces tests (sensibilité et spécificité), mais
plus encore sur leur fiabilité (c’est-à-dire la reproductibilité et
les variations inter- et intra-observateur(s)), et leur variation au
cours de l’histoire naturelle des infections correspondantes.
Une autre conclusion est qu’il ne faut pas se prévaloir des
valeurs très souvent excellentes des paramètres de validité de
ces tests pour leur faire une confiance aveugle, surtout lorsque
la prévalence des infections recherchées est faible ou très
faible.
Dans ce cas, le risque de faux-positifs (c’est-à-dire de sujets
déclarés atteints alors qu’ils ne le sont pas) peut être important, voire très important et de ce fait inacceptable. Par contre,
dans les mêmes conditions le risque de faux-négatifs (déclarer
indemne une personne atteinte) est parfaitement négligeable.
Ces faits constituent une raison supplémentaire de se rappeler
que si la pratique des tests biologiques est nécessaire (telle
que prévue par le décret du 24 mai 1994), elle ne peut jamais
suffire : elle doit être précédée d’une investigation clinique des
antécédents du sujet, d’un questionnement approfondi des facteurs de risque connus ; elle doit être aussi suivie chaque fois
58
Haut Comité de la Santé Publique
que c’est possible d’une désactivation virale du produit humain
avant son utilisation. Enfin, la surveillance des receveurs, mais
aussi des donneurs exclus, est également nécessaire.
Donner aux résultats des tests biologiques une valeur absolue
est une grave erreur.
Un nouvel
adversaire :
les Agents
transmissibles non
conventionnels
(ATNC)
Depuis quelques décennies la communauté scientifique, médicale et vétérinaire, est amenée à s’intéresser de plus en plus à
une catégorie de maladies du système nerveux central, qu’on
regroupe actuellement sous le nom d’encéphalites subaiguës
spongiformes. Quelques clartés ont émergé progressivement à
leur sujet, mais les obscurités dominent encore.
Parmi les encéphalites humaines, seule est importante dans
nos climats la maladie de Creutzfeldt-Jakob, dont on sait qu’elle
est transmissible à l’occasion d’une greffe ou de l’utilisation de
molécules extraites d’éléments humains. Il s’agit d’une maladie
dégénérative du système nerveux central, survenant après une
incubation souvent très longue (qui peut dépasser 20 ans et
atteindre 35 ans mais parfois beaucoup plus courte dans le cas
d’infection iatrogène), et d’évolution inexorablement mortelle,
sans rémission. Elle se traduit par des troubles de la coordination motrice, des tremblements, de l’instabilité posturale et,
chez l’homme, par de la démence.
L’agent de la maladie est baptisé « non conventionnel », façon
de dire qu’il reste encore très mystérieux. On ne sait pas le cultiver in vitro. Il en résulte qu’on ne peut se passer des modèles
animaux, ce qui rend l’expérimentation très longue (six mois
d’évolution chez la souris, huit ans chez les singes). On sait
aussi que cet agent est de très petite taille (15 à 40 millièmes
de micron) et très hydrophobe.
Un élément d’importance capitale est que les procédures de
stérilisation valables pour les autres agents infectieux sont inefficaces. C’est donc un chapitre tout nouveau de la pathologie
infectieuse qui se trouve ainsi ouvert.
La maladie de Creutzfeldt-Jakob a une incidence de 0,5 à 1 cas
par million d’habitants et par an. Pour 90 %, il s’agit de formes
sporadiques, et pour 10 % de formes familiales. L’origine génétique n’est pas à exclure. En raison de la durée d’incubation,
c’est le plus souvent une affection de la seconde moitié de la
vie. Dans l’immense majorité de ces cas, on ne sait comment
s’est effectuée la contamination.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
59
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Mais il est des cas où l’on doit soupçonner le rôle de l’utilisation
de produits humains, spécialement quand ceux-ci sont d’origine
céphalique et paracérébrale : on a signalé des cas — fort rares —
de maladie de Creutzfeldt-Jakob à la suite de greffes de cornée,
de tympan, de dure-mère. On doit donc considérer ce type de
greffe ou d’utilisation de biomatériaux comme potentiellement
contaminante.
Plus important est le cas d’hormones préparées à partir d’hypophyse humaine : hormone de croissance utilisée pour traiter
certaines formes de nanisme, gonadotrophine destinée à stimuler l’ovulation.
En France, le traitement du nanisme par une hormone obtenue
à partir d’hypophyse prélevée a été suivi d’une épidémie de
32 cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez des enfants ou
des adultes jeunes. C’est un problème historique dans la
mesure où depuis 1988 on n’utilise plus qu’une hormone biosynthétisée ; il reste toutefois actuel puisqu’il est encore possible que certains sujets traités avant 1988 soient en période
d’incubation. Mais ce problème, dramatique, certes à une bien
moindre échelle quantitative que celui des victimes de la transfusion, est lui aussi riche d’enseignements sur le fonctionnement du système de soins.
La comparaison avec l’étranger n’est en effet pas avantageuse
pour notre pays. À un moment où en France il y avait 24 cas de
maladies de Creutzfeldt-Jakob identifiés pour 2 300 enfants
traités, il n’y en avait que 20 dans l’ensemble des autres pays,
dont 7 aux États-Unis pour 6 300 enfants, et 7 en GrandeBretagne pour 1 900 enfants.
Tout une série de dysfonctionnements a été dénoncée par un
rapport IGAS : il n’y avait aucune garantie que les critères médicaux d’exclusion aient été respectés ; les circuits d’information
étaient médiocres ; les motivations des préleveurs, ignorant la
destination exacte des prélèvements, laissaient à désirer ; le
présence de représentants de l’État au conseil d’administration
de France Hypophyse ne s’est pas révélée être une garantie
contre des pratiques contestables sur le plan du droit, ni une
garantie de l’efficacité et de la sécurité. Enfin et surtout, le rapport incriminait le fonctionnement des morgues des hôpitaux
publics (cf. infra).
L’infectivité des prélèvements humains par les ATNC varie beaucoup selon le tissu prélevé (voir contribution n° 11). L’infectivité
est potentiellement forte pour les tissus contigus au système
60
Haut Comité de la Santé Publique
nerveux central (œil, glande pituitaire, et dure-mère surtout si la
dissection n’est pas faite avec suffisamment de précaution).
À l’autre extrémité, l’infectivité n’est pas détectable pour le
sang. Dans ce dernier cas, on n’est pas sûr qu’il y ait le
moindre risque. S’il existe, il est d’un ordre de grandeur très
inférieur au risque le plus faible de nature virale.
La prévention repose sur le dépistage clinique : doit être exclu
du prélèvement tout sujet ayant lui-même ou dans sa famille
des antécédents d’affection neurologique centrale chronique,
ou ayant reçu un traitement par des hormones pituitaires d’origine humaine.
Sur le plan pratique, les règles suivantes doivent être adoptées
(D. Dormont) :
– Les produits biologiques provenant de tissus « à risque » utilisés en thérapeutique humaine ou animale doivent être considérés comme potentiellement vecteurs des ATNC.
– Cette notion s’étend aux principes actifs, aux biomatériaux, et
aux adjuvants des médicaments.
– Il appartient aux industries concernées de faire la preuve de
l’origine de leurs matières premières. Mieux, il faut leur imposer d’apporter la garantie de l’innocuité de leurs préparations.
– Il appartient aux autorités sanitaires d’évaluer le rapport
risque/bénéfice de l’utilisation des préparations concernées,
et éventuellement de faire déterminer la possibilité de stratégies thérapeutiques de remplacement dont le risque serait
moindre, voire nul, en ce qui concerne les ATNC.
Dans ces conditions, les mesures prises qui ont conduit à supprimer l’extraction d’albumine à partir du placenta et à instaurer
un moratoire d’un an pour l’utilisation des dures-mères, apparaissent comme sages.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
61
Chapitre 8
Épidémiologie
des prélèvements :
les problèmes de disponibilité 1
Baisse du Le constat majeur est la baisse importante du nombre des
nombre des transplantations d’organes vitaux en France depuis 1991. Tous
transplantations organes vitaux confondus mais moelle exclue, on passe de
3 572 en 1991 à 2 855 en 1994. De surcroît, l’examen du flux
de patients illustré par le tableau suivant montre qu’une proportion significative des personnes inscrites sur la liste d’attente
durant une année n’aura pas été greffée la même année, et
que parmi elles un nombre non négligeable seront décédées,
alors qu’elles auraient sans doute pu être sauvées.
Nouveaux inscrits
Inscrits en 1993
Inscrits et décédés
en 1993
et greffés en 1993
en 1993
Cœur
711
481 (67,6 %)
73
Cœur-Poumon
108
56 (51,9 %)
20
Poumon
197
111 (56,3 %)
20
Foie
885
627 (70,9 %)
71
Rein
2 426
750 (30,9 %)
11
Total
4 327
2 025 (46,8 %)
195
Une autre illustration des délais d’attente est représentée par
la figure suivante :
Délai d'attente des malades greffés en 1993, selon l'organe (en pourcentage)
0-3 mois
80
3-6 mois
72
6-12 mois
70
60
12-24 mois
58
50
24-36 mois
50
50
> 36 mois
40
29
30
18
20
21
16
16
10
10
0
Cœur
Cœurpoumons
Poumons
Foie
Rein
1. La contribution n 12 approfondit le contenu du présent chapitre.
0
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
63
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
On voit que les délais sont particulièrement longs pour le rein (ces
observations doivent être nuancées par le fait que la personne en
attente de rein peut survivre grâce à la dialyse). À ces constats, il
faut ajouter celui d’une très forte inégalité régionale, le Nord-Pasde-Calais étant de loin la moins favorisée des régions.
Au total, un nombre global de transplantations qui diminue, des
délais d’attente sur les listes qui sont très longs, des personnes qui décèdent faute d’être greffées à temps, et de fortes
inégalités régionales sont les constats majeurs.
Réflexions sur
la disponibilité
globale
insuffisante
des greffons
Tout ceci conduit à une réflexion sur une « pénurie » 1 globale de
greffons, plus ou moins marquée selon les organes et selon les
régions.
La réalisation d’une greffe suppose la conjonction d’une
demande et d’une disponibilité 2 de greffons.
● La demande dépend de plusieurs facteurs :
• L’incidence de l’affection (ou des affections) qui justifie
la demande de greffe. Des mesures de prévention primaire (réduction du risque) peuvent éventuellement
faire baisser cette incidence.
• Les indications de greffe posées en fonction des cas de
la maladie. Elles dépendent des formes cliniques de
cette maladie, de son stade évolutif, de son pronostic,
et de l’existence d’éventuelles méthodes de suppléance. Ces indications peuvent varier selon la géographie (diverses écoles médicales) et selon le temps (par
exemple, les indications de la greffe de pancréas tendent à devenir plus restrictives). Ces indications aboutissent à une inscription sur une liste d’attente, inscription dont la précocité est plus ou moins grande : on
peut vouloir inscrire des patients plus tôt qu’il n’est
médicalement nécessaire pour se prémunir contre une
éventuelle insuffisance des greffons disponibles.
● La disponibilité dépend elle aussi d’un grand nombre de
facteurs :
1. Le terme « pénurie » a une connotation économique, et peut renvoyer à l'idée d'un marché, concept que le groupe de travail récuse. Il est toutefois d'usage commode (les
anglo-saxons parlent de shortage).
2. Ce terme a été préféré à celui d'offre ; en effet, ce dernier renvoie au marché.
Précisément, le système français a toujours entendu faire en sorte que les malades qui
ont besoin d'être transplantés n'aient pas à dépendre d'une offre personnelle.
64
Haut Comité de la Santé Publique
• de la part plus ou moins grande que l’on donne aux
donneurs vivants, quand cela est techniquement possible (rein, moelle osseuse, lobe hépatique, lobe pulmonaire). Sauf pour la moelle, cette part est très faible en
France, contrairement à d’autre pays. Il est important
de comprendre les raisons de ces différences ;
• de l’épidémiologie des sujets candidats à une possible
mort encéphalique, et par suite à des prélèvements sur
« cadavre chaud » ;
• de l’épidémiologie des sujets qui sont effectivement
pris en charge. Nous les appellerons sujets « prélevables ». La réduction par rapport à l’étape précédente
est liée à des problèmes d’organisation des soins et
d’éducation du corps médical ;
• de l’épidémiologie des sujets effectivement prélevés. Il
convient d’identifier les causes de cette réduction,
parmi lesquelles principalement l’opposition des
familles, dont il faut comprendre les raisons ;
• du nombre de greffons prélevés sur chaque sujet soumis
à prélèvement (prélèvement uni- ou multi-organes(s)) ;
• du nombre de greffons effectivement utilisés parmi ceux
qui sont prélevés ;
• de la logistique d’attribution et de transport des greffons jusqu’aux sujets destinés à les recevoir.
Chacune des étapes correspond à une attrition plus ou moins
importante. On trouvera dans la contribution n° 12 des schémas
qui illustrent cette réduction cumulative.
Le nombre insuffisant de greffons disponibles peut trouver une
explication en examinant successivement chacun des facteurs
envisagés.
Pour ce qui est des prélèvements sur cadavre en état de mort
encéphalique, on peut avancer les données suivantes :
• Il est impossible de chiffrer le nombre de sujets en état
de mort encéphalique qui auraient pu être des candidats à des prélèvements, mais qui n’ont pas été pris en
charge dans des services de réanimation adéquats. Il y
a sûrement là à faire un effort d’éducation et de réorganisation des services d’urgence pour étendre la capacité des services de réanimation à prendre en charge
les personnes susceptibles d’être prélevées.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
65
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
• On connaît par contre assez bien l’attrition entre le
nombre de sujets prélevables et le nombre de sujets
prélevés effectivement. C’est la cause majeure de l’évolution péjorative des dernières années. Elle sera examinée plus loin.
• Une fois qu’un malade est disponible pour le prélèvement, une vision épidémiologique, économique et utilitaire des choses tend à pousser à prendre le plus
d’organes possible. La proportion de prélèvements multiorganes est dans cette perspective un indicateur de l’efficacité du système. La proportion globale atteint 82 % en
1992 et situe notre pays à un « excellent » niveau.
En 1992, sur 960 dons :
– 24 % ont subi un prélèvement triple,
– 2 % un prélèvement quintuple.
• Quant aux organes prélevés non greffés, ils ont augmenté de 1991 à 1993, sans qu’on soit capable
d’expliquer en détail clairement cette augmentation.
Globalement, il s’agit de raisons liées à la pathologie
du « donneur ». C’est donc du côté de l’épidémiologie
de ceux-ci, augmentation de leur âge notamment, qu’il
faut chercher. Les causes logistiques de non-utilisation
sont minimes, ce qui montre que le système en place
ne pèche pas de ce côté.
Revenant au non-prélèvement chez des sujets a priori prélevables, on constate que cette proportion augmente, passant de
38 % en 1991 à 40 % en 1993. L’examen de la figure suivante
explique cette tendance :
Causes de non-prélèvement
(des sujets en état de mort cérébrale n'ayant pas fait l'objet de prélèvement)
80
1991
70
62 %
64 %
1992
62,4 %
60
1993
47 %
50
1994 (ler trimestre)
40
30
23 %
21 %
20
19 % 19 % 18,9 %
16 %
13 %
11,8 %
9%
10
3%
4%
2,4 %
0
Cause médicale
66
Antécédents
Opposition
Haut Comité de la Santé Publique
Autres (logistique)
C’est du côté des oppositions au prélèvement qu’il faut voir la
cause principale de l’aggravation des non-prélèvements. Elles
passent de 47 % en 1990 à plus de 60 % les années suivantes.
Ce qu’on appelle « opposition » est en fait un échec du dialogue
entre le médecin réanimateur et la famille, sans qu’il faille systématiquement attribuer la cause à la seule famille. Il n’est pas
sûr qu’il n’y ait pas aussi une baisse de la motivation des soignants. En effet les enquêtes existantes décrivant le dialogue
ont été faites par les médecins eux-mêmes, c’est-à-dire par l’un
des interlocuteurs. Une enquête sociologique serait particulièrement bienvenue pour comprendre les mécanismes de l’échec
ou du succès du dialogue. Les résultats d’enquêtes d’origine
médicale sont relatés dans les travaux préparatoires (contribution n° 12). Retenons ici que le recours à la loi Caillavet — en
vigueur au moment des enquêtes — a un rôle minime dans les
refus. Une proportion infime des sujets avait utilisé les possibilités d’opposition prévues par cette loi. Une loi ignorée de ceux
à qui elle est destinée est inopérante. Une conclusion est qu’il
faudra faire un effort important d’éducation des professionnels
et du public pour que les lois bioéthiques fassent partie de leur
bagage culturel.
La situation des
prélèvements
cadavériques
dans les pays
européens
La comparaison de la situation française avec celle des pays
étrangers est instructive (détails dans la contribution n° 12). La
France, dont le taux était très supérieur à la moyenne européenne, voit ce taux chuter régulièrement de 19,6 par million
en 1985 à 17 par million en 1993.
La plupart des pays européens [Suisse, pays scandinaves,
Eurotransplant (Pays-Bas + Allemagne + Autriche), RoyaumeUni] connaissent depuis 1989 un taux stable : entre 16 et
17 par million, un peu supérieur à la moyenne européenne.
L’Italie a un taux très bas (5 à 6 par million). Jusqu’à ces
toutes dernières années, il n’y avait aucune organisation nationale, d’où des disparités régionales majeures, et l’afflux de
candidats italiens à la greffe dans les pays voisins. La situation
italienne, comparable pour tous les organes à la situation française des greffes de cornée, devrait changer, car une politique
nationale est mise en œuvre.
Le cas intéressant est celui de l’Espagne, qui affiche une progression spectaculaire et continue : 14 par million en 1989 à
22,5 en 1993.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
67
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
En 1994, la chute s’aggrave en France ; Eurotransplant connaît
à son tour une détérioration et enregistre un retournement
d’opinion. Par contre, l’Organización Nacional de Transplantes
(ONT) espagnole prévoit une continuation de la croissance.
Il faut donc souhaiter que les responsables du nouvel Établissement français des greffes étudient très en détail l’exemple
espagnol. Les caractéristiques de ce modèle sont une organisation centralisée très structurée, avec un réseau très dense de
coordination qui descend jusqu’au niveau des hôpitaux généraux, un effort d’éducation des médecins et du public, et des
incitations financières aux établissements hospitaliers.
Mais à côté de ces mesures techniques que la France peut
reprendre et adapter à son contexte national, il est important
de comprendre en profondeur les raisons de la crise des prélèvements : rôle des « affaires » (sang contaminé et affaire
d’Amiens), rôle des médias, méfiance devant une possible commercialisation, absence de formation et de sensibilisation, repli
défensif sur soi en ces temps de crise sociale et économique.
Les incertitudes liées au passage de France-Transplant à l’Établissement français des greffes peuvent expliquer la défiance
du public et plus encore la démotivation des professionnels.
Une intervention des sciences sociales et humaines s’avère
indispensable pour élucider comment s’articulent et se combinent les diverses causes possibles de cette régression.
En conclusion, Il y a dans tous les pays, à des degrés divers,
un déficit de greffons d’organes : la disponibilité est partout
inférieure à la demande. Ce manque est variable d’un pays à
l’autre ; il est massif en Italie, mais existe encore de façon plus
modérée en Espagne, qui semble être le pays qui a le mieux
résolu le problème de l’organisation des prélèvements et des
greffes d’organes.
Il y a donc une « pénurie » structurelle générale plus ou moins
forte, liée à un accroissement important de la demande (qui
mérite aussi examen), plus rapide que la disponibilité
d’organes.
Pour la France, ce phénomène reste modeste (les listes
d’attente n’augmentent pas d’une année sur l’autre, au prix
sans doute de décès qui auraient pu être évités par une transplantation rapide).
À cette « pénurie » structurelle s’est ajoutée de façon plus
récente ce que le langage de la gestion appelle une pénurie
68
Haut Comité de la Santé Publique
conjoncturelle, liée à une brusque chute des « donneurs » en
état de mort encéphalique, qui semble refléter pour la plupart
une opposition croissante aux prélèvements dans l’opinion
publique. En France, cette pénurie a commencé en 1991 et elle
continue en 1994. D’autres pays européens connaissent en
1994, c’est-à-dire avec deux à trois ans de retard sur la France,
le même retournement d’opinion se traduisant par une chute
des prélèvements.
Les donneurs
vivants :
pourquoi
si peu en
France ?
Un certain nombre de greffons d’organes peuvent techniquement avoir pour origine un donneur vivant. Tel est le cas du rein
(puisque l’organe est double, et que la fonction rénale est très
largement redondante), du foie, puisqu’on peut en prélever une
partie, et qu’un foie amputé partiellement est susceptible de
régénération, ou encore du poumon. Toutefois, ces opérations
ne sont pas sans risque pour le donneur et constituent même,
d’un point de vue déontologique, un acte chirurgical sans justification thérapeutique sur une personne en bonne santé. Quant
à la moelle, le recours à un donneur vivant est incontournable.
Ce peut être le patient lui-même.
En France, le taux de greffes rénales dont le donneur est vivant
est de l’ordre de 2 à 2,5 %. Ceci est surprenant dans la mesure
où la transplantation rénale est celle où la liste d’attente est la
plus nombreuse et le délai le plus long…
L’argument essentiel, non parfaitement convaincant, opposé
par les transplanteurs aux prélèvements sur donneurs vivants
est le risque de commercialisation des organes. Cette crainte
peut se justifier dans le cas où il y aurait recours à des donneurs anonymes. Il est donc possible de limiter les donneurs
aux apparentés (c’est ce que vient de préciser la loi bioéthique
avec une exception pour la moelle). D’autre part, un certain
nombre de pays étrangers ont une pratique beaucoup plus forte
du don vivant. Ainsi, si pour Eurotransplant en général, la proportion de donneurs de reins vivants est de 4,5 %, elle est de
l’ordre de 10 % pour les Pays-Bas. Aux États-Unis, la proportion
était en 1990 de 21 % et a augmenté depuis. Enfin, les résultats tant en ce qui concerne le taux de survie des greffés que
celui des greffons sont meilleurs, même quand il n’y a pas
d’identité du typage HLA.
D’après le rapport 1993 de l’ONT espagnole, la proportion
dépasserait en 1993 la valeur de 30 % aux États-Unis, dans les
pays scandinaves et dans la Confédération helvétique.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
69
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Il ne semble donc pas, pour la majorité du groupe de travail, y
avoir de raison de santé publique déterminante pour justifier la
réticence de la communauté médicale française envers le don
vivant, d’autant que la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 limite
strictement l’intervention de donneurs vivants aux apparentés
du malade, sauf pour la moelle, et interdit toute commercialisation.
Ceci mérite investigation : pour quelles raisons ce qui est culturellement accepté dans certains pays étrangers ne l’est pas en
France ?
Recomman- Si l’on admet que la transplantation d’organe correspond à une
dations thérapeutique qu’il faut développer, les questions de l’adéquation de la disponibilité par rapport à la demande et de la réduction des délais d’attente doivent être résolues.
Une première approche est dans un réexamen de la demande.
Ici, la demande est particulière à chaque organe ou tissu. La
prévention primaire et la réduction des risques pour les affections causales doivent être une préoccupation constante. Mais
l’effet qu’on peut en attendre semble modeste et n’apparaîtra
qu’à terme plus ou moins long. Une révision critique des indications est une autre démarche de réduction de la demande. La
recherche d’autres moyens thérapeutiques (médicaux, chirurgicaux, et produits de substitution) est aussi une nécessité (le
pancréas, le cœur, donnent des exemples). Mais là encore il
est difficile de planifier ces progrès.
À court terme, c’est du côté de la disponibilité qu’une action
pertinente peut être la plus facile et la plus efficace. Le but
général est de restreindre au maximum les causes d’attrition
successives dans la chaîne de l’offre, et pour cela d’identifier
et de réduire les facteurs limitants.
● Améliorer le recensement et la prise en charge effective
de tous les patients victimes d’accidents ne répondant
pas aux tentatives de réanimation et de ce fait exposés à
une mort encéphalique. Il ne semble pas que l’on dispose
de données permettant de connaître la proportion des
sujets accidentés, des suicides, des accidents vasculaires cérébraux qui sont effectivement conduits dans les
services de réanimation. L’action à mener est la sensibilisation de tous les agents de la chaîne d’urgence pour les
amener à intégrer les besoins de la transplantation parmi
les paramètres de leur action, tout en sachant que cette
70
Haut Comité de la Santé Publique
préoccupation supplémentaire peut générer de nouvelles
contraintes dans leur activité 1.
● Une sensibilisation identique doit être entreprise ou renfor-
cée dans les établissements hospitaliers et leurs services
de réanimation. La mort encéphalique d’un patient est forcément vécue comme un échec par les réanimateurs. Le
contact avec les familles est une épreuve difficile. Ces facteurs travaillent plutôt dans le sens d’une démotivation,
contre laquelle il faut lutter. Ceci demande un gros effort
de formation des professionnels (voir chapitre 14).
D’autre part, les activités de maintien des fonctions respiratoire et circulatoire pour des prélèvements sont onéreuses. Des aides budgétaires supplémentaires à l’établissement et au service de réanimation représentent une
solution, certes dangereuse sur le plan éthique, mais peutêtre acceptable si elles sont convenablement maîtrisées.
● L’attrition essentielle semble due au refus des familles.
L’action majeure à entreprendre semble être une information générale du public, en amont des circonstances tragiques des accidents qui amènent le sujet à l’état de mort
encéphalique. Il est important de faire naître une culture
du don d’organe dans la société. La loi bioéthique peut y
aider : son succès sera mesuré au nombre de sujets qui
s’inscriront sur le registre de refus. Si ce registre reste
vide, cela traduira probablement davantage l’ignorance de
la loi par les citoyens que l’adhésion massive au don
d’organes. À l’inverse, s’il se remplit beaucoup, ce peut
être le signe inquiétant de l’état de l’opinion publique. Un
gros effort d’éducation sera donc nécessaire.
Même si la loi le permet, il sera contraire à l’éthique
d’effectuer des prélèvements sans consultation de la
famille. Il est conforme à la dignité des citoyens que la
famille puisse participer à la décision. Son acceptation
sera d’autant plus facile qu’elle aura été préparée par la
sensibilisation générale du public évoquée ci-dessus. Trop
de transgressions à cette règle pourraient à terme amener l’opinion à mettre en doute la légitimité sociale des
transplantations.
1. Ceci ne doit bien entendu pas amener à revoir à la baisse la politique de prévention des
différents « fournisseurs » de mort encéphalique. Par exemple, les efforts pour faire diminuer les accidents de la circulation doivent continuer, évidemment. Mais la baisse progressive de ceux-ci, très insuffisante en France si on la compare avec les pays étrangers, et qui de ce fait doit continuer, est une préoccupation pour les transplanteurs.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
71
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
● On a vu que les problèmes de logistique ne semblent pas
être un facteur limitant. Ceci témoigne en faveur de l’organisation mise en place par France-Transplant. Il est
d’autant plus important que le nouvel Établissement français des greffes se mette en place très vite, car la confusion propre aux périodes de transition ne peut que compromettre l’activité de transplantation. On peut
s’interroger sur l’importance de ce facteur conjoncturel
dans la persistance de la baisse des greffes en 1994.
● Les possibilités de greffes par donneurs vivants sont lar-
gement sous-estimées. Il y a sans doute là une ouverture
importante, à condition qu’elles soient contrôlées et
qu’elles soient ressenties comme socialement et moralement acceptables. La loi bioéthique semble garantir
contre les dérives possibles vers la commercialisation.
● Enfin, l’étude approfondie des exemples étrangers peut
s’avérer très utile. Dans le cadre de ce rapport, il a été
possible d’examiner avec quelques détails le fonctionnement d’Eurotransplant et de l’ONT espagnole. Les
exemples suisse, scandinave et britannique mériteraient
sans doute eux aussi un examen approfondi. Les
exemples d’Eurotransplant et de BIS, que deux des
membres du groupe de travail ont rencontrés, sont
impressionnants par leur qualité et leur sens de l’organisation. À elles deux, ces fondations privées sans but
lucratif couvrent l’ensemble des activités des produits
humains (sauf le sang), pour quelque 110 millions d’habitants. Un autre exemple remarquable est celui de l’ONT
espagnole : arrivée très récemment (1989) dans le
domaine, cette organisation annonce des succès extraordinaires, avec un enthousiasme non dépourvu d’immodestie, mais qui la place en tête des nations européennes.
Organisme public, son exemple mérite aussi d’être étudié
de près par les futurs responsables français.
72
Haut Comité de la Santé Publique
Chapitre 9
La répartition des greffons :
équité et efficacité
En dépit de quelques dérapages récents et toujours possibles,
notre politique sociale et notre politique de santé s’appuient
sur d’autres principes que ceux de l’économie libérale. C’est
toujours la solidarité qui en est le fondement, même si la part
non socialisée des dépenses de soins continue de croître (elle
est de nos jours globalement de plus de 25 %).
Dans le domaine qui nous intéresse, le remboursement est de
100 % (hors forfait hospitalier). Les principes sur lesquels
repose l’activité de circulation et de transfert des produits
humains, réaffirmés solennellement par le Parlement dans les
deux lois bioéthiques (n° 94-653 et n° 94-654 du 29 juillet
1994), excluent toute référence au marché : pas de commercialisation des organes et tissus, pas de rétribution à l’acte des
préleveurs et des greffeurs.
Voici donc assurées des conditions a priori nécessaires
d’équité. Mais sont-elles suffisantes pour que des personnes
qui posent des problèmes de santé identiques soient traitées
effectivement de façon identique ? La question se pose parce
que les ressources sont limitées. Cette affirmation est vraie
pour l’ensemble des activités de soins et des accès aux
moyens de la santé 1. Mais elle l’est davantage encore dans le
domaine des transplantations et des greffes : ici, la limitation
confine à la pénurie, au moins pour certains organes (rein, cornée particulièrement), où la disponibilité est nettement inférieure à la demande. « Il y a rationnement de fait : rationnement
dans l’accès aux organes, rationnement du nombre des services appelés à transplanter, rationnement des moyens de chacun des services, rationnement du nombre des greffes. »
(J. de Kervasdoué).
1. Une discussion assez complète et fort intéressante de ce problème pourra être trouvée
dans la thèse de doctorat de Santé publique (orientation bioéthique) soutenue en septembre 1994 par P. Boitte à l'université catholique de Louvain : « La responsabilité collective à l'égard de la santé d'une population vieillissante. Validité et limites éthiques
d'une théorie de la justice en soins et santé ». On y trouvera notamment un excellent
exposé de la théorie de la justice de Rawls.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
73
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Une telle situation est, en elle-même, quels que soient les principes, génératrice de non-équité. Si l’on veut éviter celle-ci, il
convient « que les principes du rationnement soient publiquement reconnus, que le public sache qu’ils sont appliqués à la
médecine, et que les raisons des décisions spécifiques soient
connues et véridiques ». Cette triple exigence est rappelée par
J. de Kervasdoué, qui se réfère à la théorie de la justice de
Rawls.
Cette transparence n’est évidemment pas assurée pour des
greffes qui à ce jour ne bénéficient d’aucune réglementation
officielle, ni même d’un consensus affirmé de la profession : la
cornée par exemple (pour le tissu osseux spongieux, la suffisance de la disponibilité rend moins grave l’absence d’organisation et de transparence).
La répartition Pour les organes vitaux que sont le rein, le cœur, le poumon, le
des organes foie et le pancréas, l’association France-Transplant a mis en
place des règles qu’elle rappelle et précise dans son rapport
annuel.
FranceTransplant et sa
liste d’attente :
transparence, mais
complexité
France-Transplant assure la répartition des organes grâce à une
structure permanente de régulation, qui fonctionne 24 h sur 24.
Ceci est possible parce qu’elle dispose :
• d’un registre national d’attente informatisé ;
• de règles nationales de répartition, révisées chaque
année et soumises en principe à l’approbation du
ministre de la Santé (l’ont-elles été vraiment ?).
Le principe général est : premier inscrit, premier servi, toutes
chances égales par ailleurs. Mais les choses sont en pratique
beaucoup plus complexes. Sans vouloir entrer dans le détail,
les facteurs qui interviennent sont :
– le délai d’ischémie acceptable plus ou moins long (cf. chapitre 4) : plus il est court, plus les contraintes de trajet et de
transport sont fortes ;
– le triple niveau de priorité décroissante : locale, régionale,
puis nationale : on fournira le plus proche pour réduire le
temps d’ischémie ;
– les caractéristiques du receveur, en particulier le degré
d’urgence : ainsi, il existe des cas de super-urgence qui,
même au niveau national, priment sur les demandes locales
ou régionales (ainsi en est-il pour le foie, quand la maladie
est une hépatite fulminante) ;
74
Haut Comité de la Santé Publique
– l’histocompatibilité du receveur et du donneur. Quand le temps
manque pour faire une étude approfondie, on se contente de
la compatibilité des groupes sanguins ABO. Quand cela est
possible (délai d’ischémie tolérable assez long), la compatibilité HLA est recherchée. Ceci est particulièrement important
pour les malades dits hyperimmunisés, particulièrement fragiles en cas de non ou de médiocre compatibilité. Ce cas
concerne essentiellement le rein et le pancréas ;
– la taille et la morphologie du sujet ;
– l’âge du sujet (enfant ou non) vient rajouter des contraintes.
Ces facteurs généraux se combinent de façon variable selon les
organes considérés, de telle sorte que, y compris pour le même
organe, la liste d’attente éclate en plusieurs sous-listes, selon
la maladie du patient receveur, son lieu de traitement, son
groupe sanguin et son type HLA.
Ces règles sont intellectuellement claires, même si elles sont
difficiles à comprendre pour le non-spécialiste et a fortiori pour
le public. Il y a là un facteur d’une non-transparence de nature
scientifique. Cette non-transparence n’est pas contraire à
l’équité. Au contraire, l’algorithme de répartition est fondé sur
la recherche de l’équité. Mais, même publiées dans les rapports de France-Transplant, ces règles restent largement inconnues du public, voire des médecins — et par là même ne répondent pas à la triple exigence rappelée plus haut.
Des facteurs
de non-équité
subsistent
Ce modèle laisse place à bien des obscurités :
– Il n’y avait pas obligation légale de déclarer un organe à
France-Transplant. Des courts-circuits locaux sont donc possibles ; leur fréquence, sans doute modeste, en est inconnue.
Pour le rein, la pratique du rein « local » offre la possibilité de
tels courts-circuits. Quand les deux reins sont prélevés, ils
sont en principe tous les deux déclarés à France-Transplant,
même si l’un est utilisé pour satisfaire les besoins locaux, au
seul jugement des équipes locales. Il y aurait là matière à une
enquête précise. Celle-ci permettrait de juger de la pertinence
de l’argument en faveur du maintien de la pratique du rein
local : la suppression de cette facilité diminuerait le nombre
de prélèvements (notons que cette affirmation fait bon marché du principe de la séparation du préleveur et du greffeur).
– Se pose aussi la question de l’inscription sur la liste
d’attente. Celle-ci est une décision médicale : il peut être tentant d’inscrire un patient sur la liste plus tôt qu’il ne serait
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
75
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
médicalement nécessaire, pour minimiser son attente quand
la transplantation s’avère médicalement indispensable. Pour
certains organes, comme le rein, il faut tenir compte du facteur financier : « Le suréquipement en appareils de dialyse
entre pour partie dans le fait que des individus, étant potentiellement de bons candidats à la greffe, n’accèdent jamais à
une consultation de prétransplantation » (J. Elster et
N. Herpin) 1.
On voit ainsi que dans l’activité thérapeutique nouvelle que
représente l’utilisation pour des patients d’éléments humains,
prélevés sur d’autres personnes, activité qu’à bon droit la
société exige de contrôler — contrairement à l’activité médicale
traditionnelle, où prévaut la liberté thérapeutique du médecin —,
ce contrôle n’est que très partiel. Il subsiste au niveau local une
très grande liberté de décision. Le contrôle bureaucratique
indispensable assuré précédemment par France-Transplant, et
maintenant par l’Établissement français des greffes, est évidemment insuffisant. « Cette structure organisationnelle
(France-Transplant) donne aux transplanteurs la protection de la
bureaucratie vis-à-vis de leur clientèle, mais aussi le pouvoir
discrétionnaire que confère le statut d’être son propre patron »
(J. Elster et N. Herpin). Ces auteurs doivent toutefois reconnaître qu’une institution comme France-Transplant représente
quand même l’expression d’un large consensus de professionnels pour s’organiser, avec les contraintes correspondantes qui
limitent leur liberté.
Une analyse de la pratique du National Health Service britannique durant les dernières décennies aboutit à la conclusion
que « le rationnement local, du fait qu’il est invisible, est potentiellement discriminatoire : contre les plus de 50 ans, la classe
ouvrière, et les femmes ».
Cette situation compromet de toute évidence la qualité de la
relation médecin-malade : le premier peut être amené à mentir
au deuxième, et « à rationaliser en refusant de reconnaître le
besoin de son patient comme un besoin ».
Dans une situation de rationnement, la décision de « qui transplanter » est en fait politique. Elster et Herpin font remarquer
que, selon que l’on recherche le perfectionnisme technique,
l’efficacité maximale ou la compassion, on privilégiera ceux qui
sont peu, moyennement ou très atteints.
1. J. Elster et N. Herpin, Éthique des choix médicaux, Actes Sud, 1992.
76
Haut Comité de la Santé Publique
Jeune ou vieux ? Productif ou retraité ? Chef de famille ou célibataire ?... Telles sont les questions qui peuvent se poser, à
critères médicaux comparables.
Un débat s’est ouvert, et continue sans doute : français ou
étranger ? Le droit européen — Traité de Rome — spécifie que
tout membre de la Communauté, et maintenant de l’Union européenne, peut recevoir des soins dans tout pays membre autre
que le sien. Dans le cas de la transplantation d’organes, toutefois, l’extrême dissymétrie d’organisation des prélèvements
entre l’Italie et la Grèce d’une part (6 prélèvements par million
d’habitants, avec des inégalités énormes entre les provinces),
et les autres pays européens d’autre part (16 par million en
moyenne), amène une situation doublement discriminatoire :
les candidats italiens sont évidemment les plus fortunés, et
ces possibilités financières sont des moyens de pression pour
obtenir une transplantation plus rapide que pour les Français
autochtones. Le groupe de travail, tout en étant conscient de
l’importance majeure du problème des non-résidents, n’a pu
l’examiner lui-même à fond. Mais on trouvera plus loin une note
du professeur D. Houssin, dont le groupe de travail reprend à
son compte le contenu.
En dehors de ces cas particuliers, mais difficiles à traiter, on ne
peut dire qu’il n’y a pas en France une source financière de
non-équité : seuls sont greffés dans les hôpitaux publics les
sujets solvables, c’est-à-dire les assurés sociaux français ou
européens, ce qui diminue les chances de ceux qui ne le sont
pas.
Ainsi les médecins locaux conservent-ils une très large marge
de manœuvre, car les attributions d’organes se font parfois à
une équipe, et non pas à un patient. « Faut-il enfin souligner
que le médecin, aussi titré soit-il, n’a aucune légitimité personnelle pour faire prévaloir ses propres préférences ou jugements
de valeurs ? Je le crains, car dans notre pays la confusion des
genres règne et la classe politique a tendance à entretenir
cette erreur sur le fondement de la légitimité. Ce n’est pas
parce qu’un médecin fait preuve de qualités humaines et intellectuelles dans sa pratique qu’il est légitime pour dire les
valeurs de la société. Il peut légitimement en éclairer les choix.
Il n’a pas à les faire. Mais il faut souligner, à la décharge du
corps médical, que le silence de la classe politique est bien
pesant sur les thèmes abordés ici, et qu’il faut bien choisir. Le
côté démiurge des uns est renforcé par l’extrême prudence des
autres, dans un domaine où l’on pense qu’il vaut mieux ne pas
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
77
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
choisir ou simplement ignorer, jusqu’à ce que des problèmes apparaissent, comme l’a montré l’affaire du sang. »
(J. de Kervasdoué).
La tentation devant ces situations génératrices de non-équité
peut évidemment être de renforcer les obligations et les
contrôles. Il n’est pas évident que ce soit la bonne solution.
Comme on l’a vu, les transplanteurs rénaux plaident pour le
maintien de la pratique du rein local. Leur plaidoyer, sans être
parfaitement convaincant, ne peut être complètement rejeté.
La littérature américaine souligne un possible problème de nonéquité 1. La méthode d’attribution des reins de cadavres proposée par l’United Network for Organ Share (UNOS) a en effet été
très critiquée : insistant de façon excessive sur l’appariement
HLA, elle serait défavorable aux minorités ethniques qui ont des
haplotypes différents, et dont les chances de trouver des reins
histocompatibles sont diminuées. A-t-on poussé cette argumentation « politiquement correcte » jusqu’à renoncer à chercher
l’histocompatibilité pour assurer « l’équité » aux dépens de la
qualité des greffes, c’est-à-dire de la durée de survie des greffons ? Un des principaux arguments utilisés contre cette tendance est qu’une telle pratique se retournerait contre l’équité
en aggravant la pénurie. Diminuer la qualité de l’appariement
aboutirait à raccourcir la survie des greffons et par suite à augmenter le nombre de demandes de retransplantation, et finalement à allonger la liste d’attente.
Deux autres
sources de
non-équité
La politique d’autorisation des équipes
À bon droit, pour des raisons d’efficacité médicale et d’économie d’échelle, la politique adoptée est celle d’une limitation du
nombre d’équipes autorisées. L’examen des activités des
centres autorisés (cf. infra) donne à penser que ces autorisations ont été données de façon un peu laxiste.
Mais l’important ici est l’absence de publicité des règles qui
président à l’autorisation : ceci conduit à un manque de transparence dans l’attribution des organes. De même, il est prévu
que l’autorisation de chaque centre sera réexaminée après cinq
années, mais sur quels critères ? Ceux-ci ne sont pas précisés… Y aura-t-il appel d’offres pour de nouvelles équipes ?
1. Voir par exemple S. Takemoto et coll., Equital allocation of HLA compatible kidneys for
local pools and for minorities. NEJM, 1994, 331, 760-4.
78
Haut Comité de la Santé Publique
On peut remarquer que le système, comme toujours, favorise
les positions acquises. Comment ouvrir la porte à de nouvelles équipes candidates ? On est enfermé dans une contradiction : pour être admis dans le cénacle, il faut une expérience professionnelle, mais comment l’acquérir si l’on n’est
pas autorisé ?
Le budget des hôpitaux
Les hôpitaux définissent leurs programmes de greffe, et les
limitent pour des raisons strictement budgétaires. C’est un
rationnement de fait, sans publicité, inégal d’un hôpital à
l’autre. Quand une limite est imposée, elle n’a pas le même
effet car les bases budgétaires sont différentes d’un hôpital
à l’autre, les dotations en personnel et les équipements diffèrent également, et par conséquent les coûts… Enfin, les taux
de réussite des différentes équipes sont aussi variables.
La greffe
chez les malades
ne résidant pas
en France
1
Position du problème :
Cette éventualité pose actuellement un des problèmes les plus
difficiles qui soient dans le domaine de la greffe d’organes.
Deux faits doivent d’abord être soulignés :
● La greffe d’organes repose actuellement sur le don. Il
s’agit d’un don à l’inconnu et il est implicite qu’il puisse
s’agir également d’un don à l’étranger. Sous ce vocable
d’étranger, il est possible de ranger le cas des patients
qui ne résident pas en France. La loi française a en effet
souhaité ne marquer aucune différence entre les résidents et les non-résidents qui figurent ensemble, sans
distinction, sur la liste nationale des malades nécessitant
une greffe d’organes.
● La greffe d’organes évolue actuellement en France dans
le contexte d’un manque de greffons, qui s’est notablement aggravé depuis le début des années 1990. L’attribution des greffons s’apparente ainsi à la gestion des ressources en situation de pénurie ; dans le cadre de
contraintes techniques et logistiques, elle pose en permanence des problèmes éthiques.
1. Ce paragraphe est dû au professeur D. Houssin.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
79
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Deux points de vue :
L’analyse du problème dans une perspective individuelle ou
dans une perspective collective aboutit à deux comportements
semblant contradictoires :
● Confronté à la demande d’un malade non résident, le
médecin penche naturellement vers l’accueil de ce
malade, son inscription sur la liste nationale, et sa
transplantation dans des conditions qui ne diffèrent pas
de celles réservées aux patients résidents. En effet, respectant le serment d’Hippocrate, le médecin accorde
ses soins quels que soient le sexe, la couleur de la
peau, l’ethnie, la religion, l’opinion politique ou la nationalité. Cet accueil favorable et sans réserve du malade
non résident peut être motivé également par des considérations qui ne sont plus du domaine du serment
d’Hippocrate :
• un recrutement important de malades est souvent considéré comme un des éléments témoignant de la compétence du médecin et fondant sa bonne réputation ;
• un nombre suffisant de malades peut seul permettre de
mener des études de recherche clinique prospectives
unicentriques dans des conditions méthodologiques correctes, en particulier pour le développement des nouveaux médicaments ;
• parfois universitaire renommé, le médecin peut faire
l’objet de demandes émanant en fait de collègues
étrangers en situation difficile, parce que dans l’impossibilité, pour des raisons de contexte local, de faire la
greffe dont le malade a besoin. Ces pressions du
monde médical étranger sont certainement plus importantes que celles qui peuvent être d’origine religieuse,
politique, ou ethnique, ou qui se matérialisent par les
propositions financières auxquelles certains, peu nombreux sans doute, ont malheureusement peut-être cédé
dans le passé.
● Le responsable de santé publique est confronté lui au pro-
blème des cercles de la solidarité. Certes, l’attribution
des greffons prélevés en France à des malades non résidents peut, à première vue, indiquer le caractère
accueillant et tolérant de la communauté. Il y a loin cependant de cela à la générosité témoignée lorsque des fonds
80
Haut Comité de la Santé Publique
privés ou publics sont octroyés dans le cadre de missions
humanitaires.
En effet, le responsable de santé publique est confronté au
devoir que la riposte sanitaire, c’est-à-dire la mise en œuvre
de la thérapeutique, soit offerte dans les meilleures conditions de délai, de qualité et de sécurité possibles aux
malades de la communauté dont il a la charge. Dans une
situation de manque de greffons, l’attribution d’un nombre
important de greffons à des malades non résidents conduit à
ce que cette charge de protection sanitaire ne soit pas remplie dans les meilleurs délais : en effet, l’attente du malade
résident sera nécessairement prolongée si le greffon est attribué à un malade non résident.
Des limites très strictes ont ainsi été mises en place dans
certains pays européens (priorité nationale décidée par le
conseil médical de la British Transplantation Society pour la
Grande-Bretagne, pourcentage très faible de patients non résidents greffés en Allemagne) ou aux États-Unis (mise en place
d’une procédure d’évaluation des dossiers des patients non
résidents par la Communauté civile locale (Community review)
lorsque le pourcentage de non résidents dans un centre
dépasse 5 %).
La situation critique :
C’est celle dans laquelle ne se pose que le problème de l’accès
au greffon. C’est donc le cas :
● des patients de l’Union européenne ;
● des patients d’autres pays qui sont en mesure de dispo-
ser d’un crédit illimité pour la prise en charge financière
de la greffe, et qui, soit ont obtenu un visa sanitaire, soit
proviennent d’un pays dans lequel un visa n’est pas
nécessaire pour entrer en France.
En effet, la non-solvabilité du patient non résident ou celle de
son pays d’origine interdit de poser la question de l’accès au
greffon dans la mesure où la réglementation française interdit
dans ce cas l’inscription du patient sur la liste nationale.
Lorsque le patient non résident provient en revanche de pays
dont le niveau de vie (Japon, Israël par exemple) ou la nature
(appartenance à l’Union européenne) offrent à tout ou partie de
leurs ressortissants la possibilité d’une prise en charge financière de la greffe sur le territoire français, la question de
l’accès aux greffons prélevés en France se pose.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
81
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Quelles solutions ?
De la retenue dans les indications :
En France, les médecins pourraient être invités à de la retenue quant à l’accueil des patients non résidents pour greffe.
Des critères de choix des indications pourraient en particulier
être définis. Il devrait être bien perçu que les résultats à distance des transplantations chez les patients venant de
contrées éloignées sont souvent médiocres. Il est sans doute
aussi probable que la création de filières conduisant les
malades vers la France ne favorise pas la mise en place et le
développement d’une activité de greffe au sein même du pays
concerné.
Une mention doit être faite par exemple des patients nécessitant, de manière extrêmement urgente, une greffe (hépatite fulminante par exemple) ou chez lesquels le greffon compatible
est très rare (patients en attente de greffe de rein et hyperimmunisés) et qui proviennent d’un petit pays (Suisse, Israël par
exemple). Dans ces cas, la prise en charge de tels patients, et
seulement de ceux-ci, pourrait être envisagée, sur la base
d’accords réciproques, dans la mesure où le recours à une
population large est la seule possibilité d’accès à un greffon
dans des délais très rapides ou de caractéristique très particulière.
Du transfert de capacité
Parallèlement, tous les efforts possibles doivent être faits pour
aider ces pays à organiser le prélèvement et la transplantation
d’organes. Une aide peut naturellement être fournie concernant les aspects médico-techniques du prélèvement et de la
greffe d’organes. Cependant l’effort doit surtout porter au
niveau de l’organisation du prélèvement des greffons et de leur
répartition dans les pays concernés. Ce rôle de coopération
est une des missions confiées à l’Établissement français des
greffes.
Les centres de
transplantation :
combien et
comment ?
Ce chapitre concerne essentiellement les transplantations
d’organes vitaux. À plusieurs reprises, il a été fait allusion à la
multiplicité des établissements et des équipes autorisés à
effectuer ces actes lourds et ces surveillances longues, difficiles et onéreuses que réclame le suivi des malades transplantés.
Le tableau suivant résume cette dispersion :
82
Haut Comité de la Santé Publique
Rein
Cœur
Nombre de greffes
en 1993
1 781
526
Nombre de centres
autorisés
38
46,9
Moyenne
Cœur
Poumon
Foie
Pancréas
45
662
53
32
11
27
15
16,4
4,1
24,5
3,5
Valeur minimale
3
2
1
0
0
Valeur maximale
133
60
9
101
15
22
17
6
14
11
Nombre de centres
qui font moins
que la moyenne
Plusieurs remarques peuvent être faites :
● Un grand nombre d’équipes ne font qu’un nombre très
faible de transplantations. Plus de la moitié des
centres font moins — et souvent beaucoup moins —
que la moyenne pour chacun des organes (autrement
dit la médiane est inférieure à la moyenne, et la distribution très asymétrique). Ce faible effectif pose la
question du savoir-faire de ces équipes, qui ne bénéficient que d’un entraînement minime et sans doute
insuffisant.
● Toutefois, il convient, au moins pour les organes dont le
volume total de greffes est important (rein, cœur et foie),
d’assurer une répartition géographique régionale convenable, pour faciliter l’accès aux soins. Ainsi pour le rein,
une certaine homogénéité existe puisque le nombre de
greffes par million d’habitants va de 21,8 pour le Nord à
36,9 pour la région Centre (avec une moyenne nationale
de 30,8). Pour le foie, avec une moyenne nationale de
11,5, on enregistre une variabilité beaucoup plus considérable avec 21,9 pour l’Ile-de-France et 1,7 pour le Nord.
Quant au cœur, l’homogénéité est plus forte : allant de
13,0 pour l’Ile-de-France à 5,5 pour l’Est, pour une
moyenne nationale de 9,1.
● La faiblesse des effectifs rend très difficile l’évaluation de
la performance. Un petit nombre de cas qui sont tous des
succès ne garantit pas la qualité, pas plus qu’un échec
n’implique la non-qualité.
● Leur participation à la recherche ne peut qu’être très
faible.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
83
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Ainsi donc, le débat se situe entre deux extrêmes, des centres
nombreux pour offrir un accès maximal à la population, ou des
centres moins nombreux et très spécialisés, dans l’espoir d’une
qualité maximale par le moyen d’un savoir-faire entretenu de
façon permanente grâce à un recrutement soutenu de patients.
Une revue de la littérature telle que celle effectuée par le GRIS
de Montréal, permet de relever les aspects invoqués en faveur
de la concentration… ou contre celle-ci :
● Le roulement et l’efficience économique grâce à l’écono-
mie d’échelle.
Si une activité exige des équipements, un espace, et un
personnel spécifique de cette activité, et qu’elle requiert
un coût d’immobilisation important, il faut assurer à ces
ressources un taux d’utilisation élevé, et si possible maximal. Ceci plaide pour la concentration.
En est-il ainsi pour la transplantation d’organes vitaux ? Il
semble que non. Les salles d’opération, les appareils de
circulation extra-corporelle, les cœur-poumons artificiels,
les salles de réveil, ne sont pas spécifiques. Les personnels médicaux et infirmiers peuvent accomplir d’autres
actes lorsqu’ils ne font pas de transplantation. Seul est
spécifique le personnel de coordination des transplantations, mais toujours en effectif très réduit.
● Le roulement et l’efficacité. Il est assez connu et admis
de façon générale qu’il y a pour la plupart des actes chirurgicaux difficiles une corrélation positive forte entre le
nombre d’actes pratiqués et la qualité des résultats (marquée par les taux de survie). Ainsi, une étude américaine
montre que dans les centres qui font plus de 50 transplantations du cœur par an chez les adultes, le taux de
survie des patients est de 84 %, alors que pour les autres
établissements, il n’est que de 73 %. Toutefois, il est difficile de savoir dans quel sens va la causalité : est-ce
parce que l’entraînement des équipes est plus important
que le succès est meilleur (ce qui plaiderait pour une
concentration), ou parce que le succès est grand (et
connu !) que le nombre de patients est plus important ?
En pratique, un certain consensus existe en faveur des
idées suivantes :
• en deçà d’un certain seuil d’activité, les équipes sont
moins sûres et la qualité des résultats peut être mise
en cause. Pour la valeur de ce seuil, il y a une grande
84
Haut Comité de la Santé Publique
fluctuation entre les opinions des experts. Aux ÉtatsUnis, la Health Care Financing Administration n’assure
les coûts que dans les centres qui font au moins douze
transplantations d’adultes par an. De surcroît, beaucoup ne donnent pas la même valeur au seuil selon les
organes. On peut admettre un seuil de 20 pour le cœur,
et de 25 à 30 pour le rein.
• Au-delà de ce seuil, l’efficacité ne semble pas croître
avec le débit. La même étude américaine montre que
certains « petits » centres sont excellents, alors que
d’autres plus importants sont moins bons. Tel est le
cas pour les greffes du pancréas, où beaucoup de
centres moins importants font mieux que l’université de
Minnesota, qui est aux États-Unis « La Mecque » de ce
type de transplantation. Il serait intéressant de faire des
comparaisons de ce type en France, à condition toutefois que la méthodologie soit assurée, tant sont nombreux les facteurs de confusion qui peuvent biaiser les
études comparatives de survie (cf. chapitre 16).
● Un troisième facteur est la récupération d’organes. Il doit
y avoir une proximité suffisante entre le prélèvement et
l’implantation de l’organe. Il est évidemment impossible
d’hyperconcentrer les services de réanimation autorisés
au prélèvement, et d’instaurer une politique systématique
de concentration des patients décédés candidats potentiels à un ou plusieurs prélèvements.
● La géographie du pays, la concentration de la population,
les distances à parcourir, le réseau de transport, sont
aussi des facteurs importants. La France métropolitaine,
dotée de transports efficaces pour des distances faibles,
doit être envisagée d’un œil très différent des DOM-TOM,
séparés de 7 000 à 12 000 km de la France européenne.
● La recherche est un paramètre majeur. On a insisté sur
les progrès considérables à effectuer en matière de compréhension, de prévention, et de traitement de la maladie
du rejet. Il n’est pas contestable que les centres qui assurent un débit important de greffes sont beaucoup mieux
placés pour mettre en place des protocoles de recherche,
et surtout pour en extraire des résultats rapides. Si le personnel soignant s’implique très fortement dans les activités de recherche, il est clair que l’argument de l’efficience
peut être retourné en faveur de la concentration. La
nécessité de la recherche et les progrès à en espérer
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
85
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
constituent l’argument le plus important en faveur d’une
concentration raisonnable.
À côté de ces cinq catégories d’arguments rationnels et techniques qu’il faut peser avec soin, entrent en jeu d’autres qui le
sont beaucoup moins, et qui peuvent influer sur les décisions
d’autorisation. La recherche du prestige — celui des praticiens,
celui des CHU, celui des villes et de leurs municipalités — joue
un rôle qu’il est difficile de nier, même s’il convient de le minimiser.
En France, il ressort de ce qui précède qu’il serait raisonnable
de revoir à la baisse le nombre de centres autorisés, et de
s’efforcer de trouver le moins mauvais compromis entre l’exigence de qualité et de savoir-faire d’une part, les besoins régionaux et une proximité suffisante pour l’accès aux soins d’autre
part. Pour ces deux derniers facteurs, le concept de région pourrait varier selon la nature de la greffe : une vision régionale (au
sens administratif) pour le rein, interrégionale pour le cœur et le
foie ; pour des greffes moins fréquentes, l’unité géographique
pourrait correspondre à la moitié ou au tiers du territoire national. C’est le cas par exemple pour les transplantations pédiatriques.
Dans la formulation d’une politique de régionalisation des services, il faut évidemment renforcer les centres ayant déjà
démontré la qualité de leurs résultats cliniques… tout en
sachant la difficulté d’effectuer des comparaisons scientifiquement valides. Une autre préoccupation est celle de ne pas laisser des régions sans moyens si elles représentent une
demande très importante. Ainsi donc, la dialectique entre qualité et volume est-elle au cœur de la politique d’autorisation.
Enfin, il ne faut pas que l’autorisation donnée aboutisse à une
situation figée, qui entérine des structures évoluant vers la sclérose, et empêchant la mise en place de jeunes équipes dynamiques.
La création de réseaux pourrait faciliter cette réorganisation, à
condition que les équipes médicales acceptent un minimum de
mobilité. Ainsi, si un centre doit être maintenu pour des raisons
géographiques d’accessibilité, malgré un débit un peu faible, ne
serait-il pas concevable qu’il pratique une mise en commun de
son personnel avec un centre plus important, ses spécialistes
allant participer à l’activité de ce dernier où ils pourraient entretenir leur savoir-faire ? Et à l’inverse, ce centre pourrait éventuellement bénéficier du déplacement de praticiens très entraînés des centres les plus importants…
86
Haut Comité de la Santé Publique
Ceci amène à une conception nouvelle des affectations des personnels. Ils accepteraient de participer à un « pool » loco-régional, et devraient renoncer au concept de rattachement exclusif
à un site particulier 1.
La mise en place de nouvelles organisations suppose bien
entendu des structures (organisation, personnel, crédits) d’évaluation très élaborées, faisant appel à toutes les ressources
méthodologiques et techniques de la bonne recherche clinique
(biostatistique, épidémiologie, informatique médicale, économie
médicale).
Il est à remarquer que certains hôpitaux de CHU pratiquent un
nombre particulièrement important de greffes quand on additionne toutes les transplantations qui y sont faites. Citons pour
1993 :
Hôpitaux
Faut-il créer
des centres de
transplantation
multi-organes ?
Cœur
Poumon
Rein
Cœur
Foie
Pancréas
Total
Nantes
137
32
8
0
14
191
Lyon - Herriot
104
-
-
47
15
166
Paris - Pitié-Salp.
71
60
9
0
5
145
Montpellier
70
14
-
32
2
118
Lille
83
33
0
13
0
116
Les constats précédents amènent à envisager une autre forme
de regroupement : la mise en place dans certains hôpitaux de
centres de transplantation multi-organes.
Ainsi que le souligne la contribution n° 3 « Transplantation
rénale », l’idée qui préside à cette proposition est que ce qui
unit les diverses transplantations est plus fort que ce qui les
sépare. En effet, la problématique du suivi des rejets, la
recherche clinique et immunologique sont des facteurs d’union
plus forts que les spécificités d’organes.
Il est clair que ces centres devraient être multi- et interdisciplinaires, unissant des cliniciens immunologues, des praticiens
biologistes spécialisés en immunologie, des équipes chirurgicales sus- et sous-diaphragmatiques, des médecins spécia-
1. Il est à remarquer que cette idée de réseau a déjà été proposée dans le rapport La sécurité et la qualité de la grossesse et de la naissance du Haut Comité de la santé
publique, 1994.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
87
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
listes d’organes, des chercheurs fondamentaux en biologie, des
épidémiologistes, des économistes et des informaticiens.
Le débit global de ces centres devrait être important (200 greffes
annuelles, par exemple, dont au moins un tiers ou la moitié pour
le rein).
Un accent très fort serait mis sur la recherche biologique, clinique, épidémiologique, économique et en sciences humaines et
sociales. Les nécessités de la recherche poussent à une telle
structuration. La structure de tels regroupements pourrait être la
fédération prévue par la loi hospitalière du 31 juillet 1991.
Un pas de plus serait la création d’une discipline universitaire
nouvelle : la transplantologie. Mais il est parfaitement possible
d’organiser des services de soins et de recherche multi-organes
sans aller jusqu’à cette création universitaire (cf. chapitre 15).
Il va de soi que l’unanimité serait loin de se faire pour ce type
d’organisation des soins, tant elle heurte la mentalité de « pré
carré » si chère au monde hospitalier et universitaire dans notre
pays… La transplantation se pratique en effet au sein de très
nombreuses spécialités médicales ou chirurgicales : celles-ci
voient dans la transplantation le nec plus ultra de leur activité,
l’indice de leur position de pointe. La constitution de centres de
transplantation pluri-organes correspondrait donc pour eux à
une frustration importante, et à terme à la remise en cause de
la notion de service, objet en France d’un attachement quasi
viscéral. Des réticences de même type pourraient se voir dans
des CHU de taille moyenne ou petite, qui risqueraient de se voir
dépossédés de leurs privilèges s’ils étaient privés de toute activité de transplantation.
Les deux suggestions d’organisation proposées, nullement
contradictoires d’ailleurs, de création de réseaux (affaiblissement
des frontières géographiques) et de mise en place de centres de
transplantologie (atténuation des frontières disciplinaires) supposent d’abord une véritable révolution culturelle, puis un certain
nombre de modifications administratives. Elles amènent à renoncer au modèle « je fais mes greffes sur mes malades, dans ma
spécialité, dans mon service et dans ma ville ».
Elle méritent toutefois d’être étudiées avec soin, si l’on veut
assurer la qualité des soins et des résultats, et promouvoir de
façon décisive la recherche clinique de ce pays.
On trouvera dans la contribution n° 13 le projet de l’hôpital
européen Georges-Pompidou.
88
Haut Comité de la Santé Publique
Chapitre 10
La greffe d’organes et de moelle:
faut-il revoir les modes
de financement hospitalier?
Une des idées-forces de ce rapport « Produits humains : problèmes de santé publique et d’organisation des soins » est que
la greffe d’organes humains est encore essentiellement un
domaine de recherche.
C’est très clair pour la greffe de moelle, qui n’a pas encore
atteint le stade de la routine, qui expérimente de nouvelles
méthodes, et qui est loin d’avoir validé toutes les anciennes.
Mais c’est vrai aussi des greffes d’organes les plus traditionnelles, à commencer par le rein. Certes, le geste chirurgical est
devenu routinier, et les progrès à espérer dans ce domaine sont
désormais modestes, tant est grande la maîtrise atteinte par les
chirurgiens. Par contre, point sur lequel ont insisté tous les spécialistes médicaux des greffes, la greffe d’organe reste encore
balbutiante sur le plan de la pathologie médicale et de la biologie.
Faire une greffe consiste à remplacer une maladie, chronique le
plus souvent (celle de l’organe qu’on va remplacer) par une
autre maladie chronique, celle du rejet de l’organe transplanté.
Les méthodes pour empêcher ou retarder ce rejet restent encore
rudimentaires et dangereuses. L’objectif final est l’induction
chez le receveur d’une tolérance spécifique au greffon qu’il
reçoit. On en est encore loin. L’avenir seul dira si cet objectif est
réaliste, ou s’apparente à la quête du Graal. Mais il vaut d’être
poursuivi. Pour certains transplanteurs, c’est même la raison
majeure pour continuer l’activité de greffe. Cet impératif de
recherche est un argument fort pour la mise en place de centres
importants, à fort débit, et éventuellement pour le regroupement
des transplantations des divers organes (la spécificité des
organes pouvant être considérée comme moins forte que l’unité
des problèmes immunologiques et cliniques à résoudre) 1.
1. Il est à noter que sur le plan réglementaire et administratif (décret du 24 septembre
1990), la transplantation est considérée comme un acte essentiellement chirurgical, le
traitement médical étant considéré comme « pré- et post-opératoire ».
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
89
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Une autre dimension est que l’activité de greffe d’organes est
extrêmement onéreuse. Insérées dans les dépenses générales
d’un hôpital, les transplantations et greffes mettent à mal le
budget de l’établissement, et les activités médicales ordinaires sont atteintes dans leur fonctionnement par la concurrence très dure qu’elles subissent de la part des transplantations.
Un autre problème posé par le développement de la transplantation est la pénurie d’organes, phénomène général
dans tous les pays, mais aggravé en France depuis 1991,
sans doute par les réactions du public et des médecins au
drame du sang contaminé et par l’affaire d’Amiens. Parmi
toutes les mesures listées au chapitre 8 consacré à l’épidémiologie des prélèvements, on a cité les incitations des établissements à faire davantage de prélèvements. En
Espagne, des mécanismes d’incitation financière aux établissements ont été mis en place. Cette politique, associée
à un effort intense d’organisation et d’éducation, a connu un
succès certain, si l’on en croit l’évolution fortement croissante des taux de prélèvement depuis cinq années. Cette
incitation s’adresse aux établissements de santé (mais pas
aux familles des donneurs), et tout particulièrement aux services spécialisés.
Ces trois arguments plaident pour une réflexion en faveur de
modalités financières spécifiques pour l’activité de greffe et ce
qui la conditionne, celle de prélèvement.
Voici la réponse d’un directeur d’hôpital parisien, confronté à la
fois à une forte activité de greffe de moelle et de transplantation rénale.
« La très forte connotation « recherche » des greffes d’organes
et de moelle justifierait un mode de financement particulier, distinct ou non de la dotation globale, mais dans tous les cas bien
identifié.
On pourrait envisager de distinguer dans le coût total d’une
greffe, qui fait aujourd’hui l’objet d’un tarif forfaitaire global,
trois grands secteurs :
1. L’activité spécifiquement hospitalière : acte chirurgical, hospitalisation et examens courants. Cela ressortit désormais à
une activité de routine pour les centres de greffes agréés.
Cette activité qui devrait être soumise à une évaluation régulière pourra rester financée par le budget global comme
l’ensemble des autres activités de l’hôpital.
90
Haut Comité de la Santé Publique
2. La part importante de recherche clinique dans l’activité de
transplantation mériterait d’être financée de manière spécifique : soit par un financement particulier au titre de la
recherche (État ?), soit plus vraisemblablement par l’enveloppe « recherche clinique » qui, depuis deux ans, est isolée
dans le taux directeur national. Ceci supposerait qu’une partie de cette enveloppe soit effectivement consacrée au complément de financement de l’activité des centres de transplantation agréés. Du fait de ce financement spécifique,
l’État et l’assurance maladie seraient fondés à exiger une
évaluation stricte et rigoureuse des activités, avec une possibilité de remise en cause annuelle des dotations complémentaires. Ceci pourrait constituer une très forte incitation
au développement de la recherche clinique dans ce domaine.
Il reste à organiser tout le système d’évaluation.
3. L’activité liée au prélèvement, à la conservation des greffons, à la gestion des fichiers de donneurs et receveurs
devrait être financée elle aussi spécifiquement, et en dehors
du budget global, peut-être par l’Établissement français des
greffes. Il appartiendrait au budget de cet établissement de
financer cette activité. Ses ressources pourraient provenir de
dotations de l’État, de l’assurance maladie éventuellement,
et de cotisations forfaitaires, quel que soit le nombre de
greffes réalisées, payées par les hôpitaux plutôt que d’une
facturation « à l’acte » telle qu’elle est faite aujourd’hui par
France-Transplant ou par France greffe de moelle.
Ces propositions présentent inconvénients et avantages, qu’il
conviendrait de discuter et d’argumenter :
– Un prix « éclaté » de l’activité de greffe présenterait des difficultés techniques de mise en œuvre de comptabilité analytique afin d’opérer une affectation juste dans les trois catégories de coûts.
– L’existence d’interlocuteurs multiples : tutelle locale pour la
part du budget global de l’hôpital — activité de routine —,
tutelles locale, régionale et nationale pour l’émargement sur
la marge de manœuvre nationale au titre de la recherche clinique.
– Création d’un précédent, qui ouvre une brèche dans le
« bloc » budget global avec risque de demandes du même type
pour d’autres activités. Cet inconvénient pourrait être minoré par
la mise en place de contrats d’objectifs entre les hôpitaux et les
pouvoirs publics.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
91
Troisième partie :
Problèmes transversaux de sécurité et d'organisation
Les avantages principaux seraient les suivants :
– vérité des prix ;
– possibilité de gestion plus transparente de l’activité hospitalière de routine et de la recherche ;
– opportunité de réaliser une véritable évaluation de l’activité,
en particulier au niveau de la recherche clinique et des résultats obtenus sur chaque type de transplantation ;
– sans doute incitation à développer les activités de greffes ;
– cette formule permettrait enfin de régler les difficultés
internes aux hôpitaux ayant des centres de transplantation
qui actuellement « dépensent au détriment des autres services. »
92
Haut Comité de la Santé Publique
Q
U
A
T
R
I
È
M
E
P
A
R
T
I
E
Méta-problèmes
transversaux
Chapitre 11
Systèmes d’information et de
surveillance épidémiologique.
Faut-il, et comment, assurer
la coordination des différents
établissements publics ?
Introduction Notre réflexion sur les systèmes d’information et de surveillance
épidémiologique des produits humains à usage thérapeutique
part du constat que les connaissances sur l’efficacité et la sécurité réelles d’une grande proportion de ces produits n’est pas
connue. Pour la plupart, en effet, nous ne disposons que d’une
information très parcellaire, issue d’études aux méthodes souvent faibles (populations sélectionnées, techniques de mesure
d’effet manquant de validité, méthodes statistiques souvent
défaillantes). Cette lacune vient probablement du fait que, la plupart de ces produits n’étant pas soumis à une autorisation de
mise sur le marché, il n’existe pas de tradition de recherche clinique, qui soit basée sur un support méthodologique solide, telle
qu’elle existe maintenant pour les médicaments.
Une autre explication de cette différence est que le médicament
est un produit, traditionnellement très surveillé dès le Moyen Âge,
et que l’utilisation des organes et tissus reste dans le champ des
pratiques médicales. Enfin, de nos jours, le médicament est le
résultat d’une activité industrielle, alors que les produits humains
(organes et tissus) relèvent d’un modèle d’organisation artisanal.
Il existe bien sûr des systèmes d’information, notamment des
registres pour certains produits. Ces registres, cependant, ont
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
93
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
été créés le plus souvent pour faciliter la recherche d’un « donneur » ou d’un cadavre compatible, et ont donc rarement été
conçus avec des objectifs épidémiologiques. Ils reposent également essentiellement sur une participation volontaire et n’ont
pas d’exigence quant à la standardisation des définitions et du
recueil de toutes les données. Il en résulte un manque certain
de représentativité et de validité, et des délais d’obtention de
l’information qui ne sont pas compatibles avec des objectifs
d’aide à la décision en santé publique.
Notre analyse révèle donc la nécessité de mettre en œuvre un
processus de développement clinique des produits humains,
d’un système d’information sur leur utilisation, et sur les conséquences de cette utilisation, et d’un système de surveillance
épidémiologique permettant une alerte sur les risques connus
et nouveaux.
Les propositions faites dans ce chapitre reposent essentiellement sur les expériences scientifiques et de santé publique
françaises et internationales, dans différents domaines
proches des produits humains ou d’autres thérapeutiques.
Nous avons, entre autres, considéré les acquis de systèmes
tels que les procédures d’enregistrement des médicaments,
la pharmacovigilance déjà ancienne, et l’hémovigilance, qui
se met en place actuellement. Ces recommandations portent
sur la nécessité d’une recherche clinique de qualité, et sur la
mise en place d’une surveillance épidémiologique des produits humains. Nous souhaitons néanmoins souligner certains écueils dans lesquels un tel système devrait éviter de
tomber.
Systèmes La mise en place d’une meilleure recherche clinique et de sysd’information tèmes d’information concernant cette recherche a pour objectifs
et recherche de fournir :
• aux patients les meilleures thérapeutiques possibles,
clinique
en termes d’efficacité, de sécurité et d’efficience,
Développement
des produits
humains et
recherche clinique
94
• et aux décideurs, cliniciens et spécialistes de santé
publique, l’information sur ces thérapeutiques, permettant de guider les choix thérapeutiques et de garantir
que le premier objectif est bien atteint.
Pour atteindre le premier objectif, il faudrait exiger que tous les
produits humains (en fait tous les produits développés pour un
Haut Comité de la Santé Publique
usage thérapeutique chez l’homme) passent par les phases
d’un développement clinique rigoureux et complet.
Pour mémoire, pour obtenir une autorisation de mise sur le marché, le promoteur d’un médicament doit fournir un dossier
incluant :
• une description des caractéristiques du produit, des
procédures de fabrication, et des contrôles de qualité,
indiquant si la production du produit respecte les
bonnes pratiques de fabrication ;
• une synthèse des études précliniques, justifiant le développement chez l’être humain ;
• les rapports d’études de pharmacocinétique et de biodisponibilité humaines, justifiant les doses et formes
galéniques ;
• les rapports d’études cliniques d’efficacité et de tolérance ;
• et un rapport synthétique des données de sécurité. La
mise à disposition d’un médicament repose en effet
essentiellement sur la démonstration d’un rapport avantages/inconvénients qui soit en faveur du patient.
La demande d’autorisation de mise sur le marché doit donc
démontrer :
• que le médicament est efficace dans l’indication
demandée ;
• que le médicament n’entraîne pas d’effets indésirables
majeurs chez l’être humain ;
• et que les avantages retirés par le patient sont largement supérieurs aux inconvénients potentiels.
En pratique, la plupart des autorités de santé considèrent que
l’efficacité du médicament, dans le cadre d’un enregistrement,
ne peut être acquise qu’après deux essais randomisés de phase
III, donc portant sur un nombre important de patients.
Parallèlement, la sécurité du médicament est jugée sur la synthèse des données de tolérance, intégrant les informations de
toutes les études cliniques, quelle que soit la phase du développement ; bien qu’il n’y ait pas de règle fixe, on considère généralement que l’exposition au médicament de plusieurs milliers de
patients, sans que l’on ait observé d’événements indésirables
graves, garantit une bonne sécurité. Ces critères dépendent évi-
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
95
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
demment beaucoup de l’indication, de la nature de la molécule,
et de l’expérience déjà obtenue avec des molécules similaires.
Un développement correct d’un produit humain pourrait donc se
concevoir selon un modèle comparable, adapté bien sûr aux
particularités de ce type de produit. Un tel développement
existe déjà pour certains (les produits sanguins stables, notamment) mais reste très embryonnaire pour la plupart des produits
humains. Un effort particulier est donc nécessaire, notamment
pour la recherche clinique qui doit absolument être basée sur
des méthodes correctes. Toute étude clinique sur les produits
humains devrait faire l’objet d’un protocole, justifiant l’intérêt
potentiel du produit et de l’étude, documentant le schéma
d’étude, la sélection des sites d’étude et des sujets, les instruments de mesure, les procédures de contrôle de qualité, l’analyse statistique et les aspects éthiques. Enfin, tout rapport
d’étude clinique devrait documenter ces aspects et présenter
les résultats de manière raisonnable, situés dans leur contexte,
notamment en ce qui concerne le service médical rendu.
Systèmes d’information et veille
scientifique
Pour atteindre le deuxième objectif, qui revient à garantir
l’équité et l’optimisation du service médical rendu, les décideurs devraient pouvoir disposer de l’information sur le développement clinique des produits humains. Ceci implique, non seulement la mise en place de réelles procédures d’enregistrement
avant mise sur le marché ou diffusion, telles qu’évoquées cidessus, mais aussi la création de registres des études cliniques en cours sur les produits humains. L’exemple américain
de l’attribution d’un numéro d’Investigational new drug à
chaque étude sur un nouveau produit pourrait servir de modèle.
Au-delà de l’information sur les études cliniques en cours, les
décideurs devraient disposer d’un véritable système de veille
scientifique sur les études publiées dans le domaine. La constitution d’une structure de surveillance de la littérature internationale, sur le modèle des Clearinghouses américaines, mais incorporant une approche scientifique à l’analyse critique des
connaissances, devrait permettre aux responsables d’adapter
rapidement les décisions aux connaissances les plus récentes 1.
1. Dans la mesure où une telle connaissance objective constitue un élément fort du processus décisionnel. Voir à ce propos l’ouvrage de W. Dab, La décision en santé
publique ; surveillance épidémiologique, urgences et crises, Éditions ENSP, 1993, qui
pousse loin l'analyse des processus décisionnels en santé publique.
96
Haut Comité de la Santé Publique
Il nous semble en effet important d’intégrer dans le processus décisionnel, dans le domaine des produits humains comme dans toute
décision de santé publique, un processus permanent de veille
scientifique et de synthèse des meilleures données disponibles.
Surveillance
épidémiologique de l’utilisation des produits humains
et de ses
conséquences
Définition
et objectifs
d’une biovigilance
La biovigilance pourrait être définie comme l’ensemble des
procédures de surveillance épidémiologique, organisées
depuis la collecte des produits humains à usage thérapeutique jusqu’au suivi des receveurs de ces produits, en vue de
recueillir et d’évaluer les informations sur le recueil ou le prélèvement, sur la transformation, la prescription et l’utilisation
de ces produits, y compris les effets inattendus ou indésirables. La biovigilance doit donc être un système de surveillance épidémiologique. Il s’agirait en effet d’un processus
continu et standardisé de recueil, d’analyses de données et
de diffusion des résultats destiné à ceux qui ont besoin d’être
informés.
La surveillance épidémiologique est un système de recueil
continu, ce qui l’oppose aux activités ponctuelles d’enquêtes.
Le processus est standardisé, ce qui implique une organisation
d’un système d’information comportant des définitions précises
et valides, consensuellement acceptées. La diffusion des résultats à ceux qui ont besoin d’être informés fait de la surveillance
épidémiologique, et donc de la biovigilance, un système finalisé. Ce système est construit en fonction de besoins définis a
priori. Enfin, les résultats doivent être utiles pour le décideur, et
en particulier disponibles au moment où il en a besoin.
Les informations nécessaires à la surveillance épidémiologique
de l’utilisation et des conséquences de l’usage thérapeutique
de produits humains peuvent être définies à partir du processus
de production, décrit dans le premier chapitre de ce rapport.
Toutes les étapes sont pertinentes pour la sécurité. Un système de surveillance utile au décideur, qu’il soit clinicien ou
professionnel de santé publique, doit donc inclure des informations allant du recueil du produit au suivi des receveurs.
L’objectif de la biovigilance serait donc de recueillir, analyser, et
diffuser l’information concernant tous les aspects de l’utilisation thérapeutique des produits d’origine humaine : le recueil ou
le prélèvement, les receveurs, et les effets indésirables ou inattendus. Le but ultime de la biovigilance serait de contribuer à
l’amélioration de la sécurité et, ainsi, à une utilisation optimale
des produits d’origine humaine.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
97
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
Fonctions
de la biovigilance
Comme pour ses prédécesseurs, la pharmacovigilance et
l’hémovigilance, la biovigilance devrait comporter un système
d’alerte basé sur la notification obligatoire des effets inattendus ou indésirables de l’administration d’un produit humain. On
pourrait donc concevoir que cette partie du texte du décret
d’hémovigilance soit étendue à l’ensemble des produits
humains et donc que tout professionnel de la santé qui aurait
connaissance de l’administration d’un produit humain à l’un de
ses patients et qui constaterait un effet inattendu ou indésirable dû, ou susceptible d’être dû, à ce produit, soit tenu de le
signaler à l’autorité sanitaire qui aurait été désignée comme
compétente dans ce domaine.
Ce système d’alerte devrait notamment permettre la notification
des effets indésirables graves ou impliquant potentiellement
d’autres receveurs. Il permettrait de surveiller les tendances
dans la survenue de ces événements et de détecter les phénomènes inhabituels, afin d’informer rapidement les partenaires
concernés et les décideurs. Tout effet inattendu ou indésirable
devrait alors donner lieu à une investigation clinique et, éventuellement, épidémiologique, pour assurer la traçabilité des produits, vérifier la réalité d’éventuelles épidémies ou concentrations spatiales d’événements, et prendre les mesures
correctives nécessaires.
Comme pour l’hémovigilance, une surveillance épidémiologique des receveurs serait la deuxième fonction primordiale
de la biovigilance. L’objectif de cette surveillance des receveurs serait de connaître le nombre et les caractéristiques
des patients ayant reçu des produits humains en France, le
nombre et la nature des produits utilisés, pour pouvoir interpréter les informations concernant les effets indésirables, en
termes de risque pour les receveurs. L’interprétation des
données de l’alerte ne peut en effet se concevoir qu’en rapportant les données du numérateur, que serait le nombre
d’effets indésirables, à un dénominateur approprié, le
nombre de sujets ayant les mêmes caractéristiques et ayant
reçu le même type de produit, dans la même région et pendant la même période. Cette fonction ne pourrait être assurée qu’en favorisant, à des niveaux locaux et régionaux, la
mise en place généralisée de la traçabilité et le recensement
de tous les receveurs, dans le cadre de fichiers locaux ou
régionaux.
Le troisième aspect de la biovigilance serait la surveillance
épidémiologique du recueil et du prélèvement. Son objectif
98
Haut Comité de la Santé Publique
serait similaire, pour les quelques produits impliquant un don,
à l’objectif de la surveillance épidémiologique de la collecte
du sang : connaître les caractéristiques des « donneurs », les
différentes causes d’exclusion, et étudier les tendances de
ces paramètres. Il semble important au groupe de travail de
souligner, dans le cadre de cette surveillance des « donneurs », la nécessité de garder une trace de tous les sujets
exclus. Pour les produits prélevés sur cadavre, l’objectif serait
de connaître les caractéristiques des sujets décédés à l’origine du prélèvement, les circonstances du décès et du prélèvement, les différentes causes d’exclusion, et d’étudier les
tendances de ces paramètres. Cette surveillance paraît indispensable pour mieux juger de la performance des procédures
de sélection des donneurs et des cadavres, et pourrait également être utile pour certaines pathologies, notamment certaines infections virales. Ici encore, un enregistrement de
tous les prélèvements possibles, mais non exécutés, et non
utilisés, devrait être fait.
Les écueils Le premier écueil serait de créer de nouvelles structures pour la
à éviter mise en place de ces systèmes d’information. Il nous semblerait
plus judicieux d’éviter de compliquer à nouveau un schéma de
circulation (ou souvent de non-circulation) de l’information de
santé publique en France. Il faudrait notamment tenir compte de
l’existence des structures de santé publique qui ont déjà des
fonctions ou des besoins proches de ceux présentés plus haut.
Par exemple, l’Agence française du sang (AFS), pour les produits
sanguins labiles, et l’Agence du médicament (AM), pour les produits sanguins stables, disposent déjà de systèmes de surveillance épidémiologique (pharmacovigilance et hémovigilance,
cette dernière étant encore embryonnaire) et partagent la même
nécessité de garantir une traçabilité des produits. L’AM gère
déjà le système d’autorisation de mise sur le marché pour le
médicament et l’AFS veut promouvoir des procédures de développement clinique des produits sanguins labiles. L’Agence
nationale pour le développement de l’évaluation médicale
(ANDEM) a déjà la responsabilité de promouvoir l’évaluation des
technologies médicales. Le Réseau national de santé publique
(RNSP), finalement, a déjà la responsabilité de la surveillance
épidémiologique de certains pathogènes, notamment le VIH, qui
peuvent être impliqués dans les problèmes de produits humains.
Il faut également évoquer toutes les activités de recueil d’information qui existent au niveau des services centralisés ou
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
99
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
décentralisés de l’État, notamment les systèmes d’information
et de surveillance de la direction générale de la Santé (DGS) et
le Service d’études statistiques et d’information (SESI) du
ministère de la Santé. Il est enfin nécessaire de rappeler que la
loi hospitalière suggère déjà que des informations doivent être
recueillies au niveau de tous les établissements de santé,
notamment aux fins d’évaluation et d’analyse de leur activité,
d’élaboration de la carte sanitaire et du schéma d’organisation
sanitaire. Les objectifs, définis par cette loi, sont compatibles
avec ceux d’une surveillance épidémiologique, notamment dans
le domaine qui nous concerne ; la loi souligne par ailleurs la
nécessité de qualité que nous souhaiterions pour le système
d’information décrit ci-dessus.
Une recommandation, conséquence directe de ce premier
écueil que nous suggérons d’éviter, est d’analyser les expériences les plus récentes que constitue notamment la mise en
place du dispositif d’hémovigilance. Ce dispositif doit être en
effet un système de surveillance d’un produit humain, le sang,
et a de ce fait tous les objectifs et fonctions que nous avons
évoqués dans la description de la biovigilance. Certaines dispositions du décret d’hémovigilance mériteraient donc d’être
reprises pour l’ensemble des produits humains : ainsi en est-il
de la définition de modalités standardisées de distributions des
produits et de l’obligation de notification de tous les événements inattendus ou indésirables liés à l’utilisation du produit.
Par contre, on peut regretter que le décret n’ait pas institué
l’obligation pour l’AFS, responsable de l’hémovigilance, de se
doter des compétences épidémiologiques nécessaires à la
mise en place d’un tel système et que des logiques purement
institutionnelles aient séparé les produits sanguins stables
(considérés comme des médicaments et relevant donc de la
pharmacovigilance) et les produits sanguins labiles (seuls à
relever de l’hémovigilance), sans reconnaître le caractère commun fondamental qu’est la nécessité d’une traçabilité et donc
d’une surveillance des receveurs.
Une deuxième erreur serait de ne pas utiliser les groupes scientifiques qui ont déjà fait preuve de dynamisme dans le
domaine. Nous ne citerons pour exemple que la Société française de greffe de moelle (SFGM) et la Société française de
transfusion sanguine (SFTS) qui ont certainement contribué à
l’avancement d’un réflexion dans le domaine des produits
humains, soit par la constitution de registres et de procédures
d’évaluation des protocoles cliniques (SFGM), soit par des
groupes de travail pluridisciplinaires (SFTS). Il est néanmoins
100
Haut Comité de la Santé Publique
important de rappeler que ces registres, comme tout registre,
ne peuvent être qu’un support à la recherche épidémiologique
ou clinique, et ne sont que des outils permettant de faire directement cette recherche.
Le troisième risque est d’attendre une crise pour libérer les ressources nécessaires et mettre en place des procédures d’évaluation et des systèmes de surveillance épidémiologique. De ce
point de vue, le scandale du sang est exemplaire par la mise en
place rapide de l’AFS. Celle-ci reste d’ailleurs plus perçue sur le
terrain comme un organisme de contrôle administratif que
comme un outil d’amélioration de la santé et d’aide à la décision.
Enfin, dans la mise en place des systèmes d’information sur
les produits humains, il ne faudrait surtout pas oublier les
aspects internationaux. Cette nécessité n’est pas seulement
celle du respect des termes du traité de Maastricht, mais
reflète la réalité des échanges commerciaux, de l’internationalisation des industries du secteur (notamment pour les produits
dérivés du sang), et du caractère international des pathologies,
notamment infectieuses.
Structures Compte tenu de ces nécessités et des besoins d’information
nécessaires : que nous avons évoqués, nous suggérons que les multiples
pour une
organisation
matricielle
de l’information
en santé publique
concernant les
moyens utilisés
en thérapeutique
humaine
questions soulevées par les produits humains, du fait de leur
complexité et des nombreux systèmes, structures, intervenants
possibles, fournissent probablement une occasion unique de
reconsidérer l’information en santé publique en France. Peutêtre faut-il envisager de regrouper les systèmes existants et de
les rendre plus efficients et plus utiles pour les décideurs en
leur donnant une structure matricielle. Cette structure matricielle correspond à notre souci de favoriser une cohérence
basée sur de réels objectifs de santé publique et non pas sur
des priorités institutionnelles.
Il nous semble en effet évident qu’un système optimal d’information en santé publique, incluant notamment la décision
concernant l’utilisation des produits à usage thérapeutique, ressortit à deux logiques dont la complémentarité suggère une
organisation dont les deux axes sont les suivants :
● une logique thématique, qui pourrait constituer l’axe verti-
cal d’un système matriciel, et qui correspond à la nécessaire spécialisation des connaissances concernant des
utilisations différentes. Les quatre colonnes représentent
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
101
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
les médicaments et les cosmétiques, le sang, les greffes
et transplantations, et les autres interventions thérapeutiques (dispositifs médicaux et biomatériaux par
exemple) ;
● une logique méthodologique constituerait l’axe horizontal
de la matrice, elle correspond à des approches différentes
bien que complémentaires :
On peut ainsi lister, sans être exhaustif :
• la recherche clinique, dans laquelle peuvent s’impliquer
l’INSERM et les universités ;
• la veille scientifique, c’est-à-dire la surveillance critique
de la littérature internationale. Elle peut bénéficier de
l’aide de l’INSERM, de l’ANDEM, des universités ;
• la surveillance épidémiologique, le système d’alerte et
la traçabilité ;
• la sécurité infectieuse ;
• les problèmes d’éthique et de droit,
• etc.
Cette dimension méthodologique devrait bien sûr reposer sur une base de recueil et de diffusion de l’information, au niveau régional et au niveau local. À ces niveaux
également il apparaît nécessaire d’aboutir à une cohérence d’un système dans lequel les interlocuteurs du
terrain n’auraient pas à faire appel à des modes d’organisation diversifiés tant du point de vue de leur cadre
juridique que du point de vue méthodologique.
Une telle organisation matricielle permettrait sinon d’uniformiser, du moins d’atteindre à une coordination forte de la décision en santé publique. Celle-ci dépend théoriquement d’une
seule autorité, le ministre, et/ou le directeur général de la
Santé, mais en raison d’une base informationnelle trop dispersée et compartimentée dans le système actuel, on peut
craindre des décisions dont le caractère sectoriel nuirait à la
cohérence de l’ensemble. Une structure matricielle serait donc
une reconnaissance que toute décision de santé publique
concernant les produits humains, mais aussi toutes les interventions thérapeutiques chez l’être humain, doit être basée sur
les mêmes objectifs (efficacité, efficience, sécurité, équité et
acceptabilité des conditions de leur utilisation) et requiert des
méthodologies fondamentalement comparables.
102
Haut Comité de la Santé Publique
Cette proposition rejoint bien les préoccupations du rapport du
HCSP sur la santé des Français. Dans la partie consacrée au
système d’information, le rapport insiste en effet sur le caractère éclaté de celui-ci, sur l’absence de vision cohérente des
impératifs de santé au profit de logique purement institutionnelle (le Programme de médicalisation des systèmes d’information — PMSI — en est un excellent exemple).
Cette structure matricielle pourrait être schématisée de la façon
suivante :
Différentes facettes des thérapeutiques humaines
Médicament
Sang
Autres
produits humains
Dispositifs
biomédicaux
et biomatériaux
• Surveillance épidémiologique et vigilance et
systèmes d’alerte
• Recherche clinique et
évaluation d’efficacité
• Surveillance de la littérature internationale
• Système d’information
et traçabilité
• Sécurité infectieuse
• Problèmes juridiques
(Liste non exhaustive)
Remarques sur les établissements publics liés à la thérapeutique
humaine
Ce rapport a trop déploré les faiblesses de la puissance
publique, dans les affaires du sang notamment, et les dangers
que cette faiblesse a fait courir à la santé publique pour que
l’on ne se réjouisse pas de l’effort important de reprise en main
par l’État de la gestion des différents aspects de la thérapeutique humaine. Prenant acte des modes d’intervention adoptés
pour cette reprise en main — création d’établissements publics
ou agences, plutôt que renforcement de l’administration ellemême 1 —, le groupe de travail peut faire les remarques suivantes :
• Ces différents établissements ont été créés pour
répondre à des besoins sectoriels, et dans certains cas
1. Il serait intéressant, dans le cadre d'une recherche en politique publique, d'examiner de
près les avantages et inconvénients de cette alternative.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
103
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
dans une situation d’urgence, sans que le souci de
cohérence entre ces diverses créations apparaisse clairement ;
• Les zones de recouvrement d’intervention existent de
façon manifeste. À titre d’exemple, les produits sanguins labiles (Agence française du sang) et stables
(Agence du médicament) posent le même problème de
traçabilité ;
• Il est à craindre dans ces conditions que chacun des
établissements publics consacre une partie excessive
de son énergie à délimiter ses frontières avec les établissements voisins… alors qu’il serait plus efficace
pour la santé de la population de gérer en commun les
zones intermédiaires.
• Chaque organisme risque de se développer de façon
séparée, de favoriser ses particularismes, et de définir
une politique qui lui soit propre, tout en ignorant les
organismes voisins. Le rapport annuel d’activités destiné à la tutelle ministérielle n’assure pas les moyens
de remédier aux possibles divergences.
• Enfin, il est à craindre que la vie propre que va
connaître chaque organisation n’obéisse à une logique
d’institution plus qu’à une logique de finalité. Chaque
établissement risque de consacrer une part essentielle
de son activité à assurer son propre fonctionnement et
à se prendre pour sa propre finalité. Or, une telle
logique institutionnelle risque de faire oublier la logique
de santé qui est pourtant à la racine de leur création.
• Structure à forte composante administrative, chaque
établissement risque aussi de favoriser la culture administrative fondée sur l’inspection et le contrôle, la vérification de la fidélité à des critères formels. Ces activités
sont certes indispensables, mais ne sont que des
moyens.
La lecture du premier rapport d’activités de l’Agence française
du sang donne un certain poids aux remarques précédentes
(notamment les deux derniers points). On aurait souhaité savoir
comment ont évolué les accidents immunologiques, les taux
d’infection des donneurs par les différents virus, quels furent
les efforts faits pour assurer la fidélisation des donneurs, ou
pour mettre en place le système d’information nécessaire à
l’hémovigilance. On reste en ces matières sur sa faim, d’autant
104
Haut Comité de la Santé Publique
que la seule mention faite de façon approfondie et d’une
grande clarté, concerne le danger de contamination par les
Agents transmissibles non conventionnels, dangers de plusieurs ordres de magnitude inférieurs à ceux qui sont liés aux
rétrovirus, à l’hépatite C et aux erreurs de compatibilité.
Pour faire face aux risques de dérive des différents établissements, et des divergences entre eux, la structure matricielle
proposée ci-dessus est un premier mode d’approche. Un
second, non exclusif du premier, serait la création d’une structure permanente de coordination et d’échange d’informations
— secrétariat général, ou sous-direction des moyens thérapeutiques —, les deux approches ayant en commun de montrer aux
différents établissements que la finalité qui les unit est plus
forte que ce qui les distingue, et risque de les opposer.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
105
Chapitre 12
Les aspects sociaux des greffes
et des transplantations1
Le don
de produits
humains
est-il un don ?
Ce chapitre cherche à mettre en évidence la complexité des
enjeux de ce qui est couramment appelé le « don » des éléments et des produits du corps humain. Selon M. Mauss, sociologue et anthropologue du début du siècle, le don est une des
activités fondatrices du lien social, une « forme archaïque du
contrat », qui implique une triple obligation : donner, rendre,
recevoir. Dans ces échanges à réciprocité différée, ce ne sont
d’ailleurs « … pas les individus, ce sont des collectivités qui
s’obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales… ».
Cette relation interactive n’est en générale pas close par le
contre-don : elle peut se perpétuer par de nouveaux échanges
qui maintiennent vivants les liens entre les deux groupes.
Et en ce sens, il faut souligner l’un des traits les plus paradoxaux du don : « le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de
ces prestations ».
En matière de transplantation de tissus ou d’organes la situation est très variable suivant les cas :
● Quand la personne source est vivante, et dotée des capa-
cités à décider librement, il faut encore distinguer trois
situations :
• l’objet du don est une substance renouvelable du corps
(sang, sperme) et le don est sans risque ;
• l’objet du don est la moelle osseuse, des ovocytes, ou
certains organes tels que le rein, partie du foie ou du
poumon, et le risque opératoire n’est pas négligeable.
Dans ces deux cas, on peut parler de don ;
• une troisième situation correspond à un donneur vivant
chez lequel à l’occasion d’une intervention chirurgicale,
1. La contribution n0 14 développe nombre de points de ce chapitre.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
107
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
on pratique dans un intérêt thérapeutique l’ablation d’un
tissu (os) ou d’un organe (vaisseau) que l’on va chercher
à réutiliser pour un autre malade… Ici, le « donneur » ne
procède pas à un don véritable, mais plutôt à un abandon, dès lors qu’il a été informé de la destination du produit et qu’il y a consenti. Si tel n’est pas le cas, il s’agit
d’une simple récupération et le produit a pu alors être
qualifié de « res nullius » (chose de personne).
● Quand la personne source est décédée, la situation a été
clarifiée par la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 qui unifie
les règles pour tous les organes ou tissus. Le prélèvement est autorisé tant que le sujet n’a pas manifesté de
son vivant son refus d’un éventuel prélèvement en s’inscrivant sur un registre national de refus créé par cette loi.
Son consentement sera présumé dès que le sujet n’aura
pas effectué de son vivant cette demande d’inscription.
Mais cette notion de consentement présumé n’aura de
signification que si la loi est appliquée effectivement,
c’est-à-dire si elle est suffisamment connue des citoyens.
Cette publicité de la loi est l’une des conditions indispensables à la naissance d’une véritable « culture du
don » dans notre société.
En résumé, s’il y a presque toujours prélèvement, celui-ci ne correspond à un don que dans un ensemble particulier de circonstances, celui où le don est le résultat d’une démarche volontaire. L’usage général du terme « donneur » est donc une facilité
qui ne correspond pas à la réalité dans un grand nombre de cas.
Toutefois, si l’on veut revenir à la notion que le don exprime un
lien entre groupes, il est possible de considérer dans le cas présent le lien entre les personnes malades et les personnes en
bonne santé (elles-mêmes candidates éventuelles à devenir
malades). Dans ce cas, le terme « don » renvoie donc aux
valeurs de générosité et de solidarité qu’il exprime. Cette connotation ne rend donc pas tout à fait illégitime son emploi général.
Le rôle
de la famille
de la personne
décédée :
témoin ou
codécideur
La circulaire prise en application de la loi Caillavet prévoyait
l’entretien avec la famille pour recueillir son témoignage sur les
intentions réelles de la personne décédée, quant à son éventuel don d’organes après sa mort.
108
Haut Comité de la Santé Publique
On aurait pu rester au niveau du témoignage si une proportion
substantielle des personnes sources avaient exprimé leur
refus. A contrario, on aurait eu de bonnes raisons de penser
qu’il y avait une forte présomption de consentement chez celles
qui n’avaient pas exprimé leur refus. L’entretien avec la famille
avait alors plutôt valeur de confirmation. Mais comme la loi
n’était pas appliquée, en pratique, la famille a vu son rôle passer de celui de témoin à celui de codécideur. Il faut souhaiter
que la nouvelle loi fasse l’objet d’une large diffusion.
Même dans ce cas, il semble difficile de se passer de l’entretien avec la famille et de son acceptation. Passer outre aux
volontés des familles peut en effet à terme compromettre la
légitimité sociale des prélèvements. Et l’application de la loi
peut s’avérer insuffisante pour compenser cette perte de légitimité. Ainsi, toute tentative d’améliorer la disponibilité d’organes
par un dispositif légal autorisant le prélèvement dans des conditions qui permettent aux praticiens de court-circuiter le dialogue
avec la famille et un débat social ne pourra à long terme
qu’avoir un effet néfaste. Les proches de la personne prélevée,
heurtés par une expérience négative de cet événement, finiraient par s’interroger sur le bien-fondé de la demande
d’organes : c’est alors l’organisation de l’ensemble du circuit
qui serait remise en question.
Dans ce dialogue avec la famille, il est important de remarquer
que les différentes parties du corps n’ont pas la même valeur
symbolique. Certaines parties du corps, plus que d’autres, sont
censées représenter la personne. Ainsi en est-il des yeux et du
cœur. À l’inverse, dans notre société, ni le rein, ni le foie n’ont
une valeur symbolique aussi forte, et il y a moins de réticence à
en accepter le prélèvement 1.
Le rôle Sauf cas particulier du don d’organes entre apparentés, il n’y a
des médiateurs pas de relation personnelle directe entre les personnes sources
dans le don et les receveurs. L’anonymat est même un principe que la loi
n° 94-653 du 29 juillet 1994 a affirmé.
Mais les relations personnelles jouent toutefois un rôle majeur
dans le processus du don. En effet, une des caractéristiques du
don de produits humains est le rôle essentiel que joue le personnel médical et soignant qui s’interpose entre les personnes
sources et les receveurs. Ce rôle est important dans les cas,
1. Cette différence se retrouve chez les receveurs ; « changer de foie n'est pas changer
d'âme » (D. Houssin). Il n'en est pas tout à fait de même quand on change de cœur : cette
greffe est vécue avec un sentiment où la culpabilité se mêle à la reconnaissance.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
109
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
rares, où le receveur est connu du « donneur ». A fortiori l’est-il
quand le receveur est inconnu.
La légitimité d’un besoin de produits humains dépend tout particulièrement de l’attitude et des actions de ceux qui structurent et gèrent le contexte dans lequel ces produits circulent.
Car si dans l’imaginaire, le don se fait au profit d’une personne
inconnue, en réalité, la démarche se fait au profit d’un médiateur médical qui, lui, décidera de l’utilisation effective d’un produit donné ou prélevé. Les personnes qui acceptent de donner
des éléments de leur corps (ou qui acceptent que ceux-ci soient
prélevés sur un proche décédé) tendent à percevoir le médiateur comme fiable, presque transparent. Par contre, ceux qui
s’y refusent se révèlent parfois méfiants quant aux activités de
ce médiateur, sur la fiabilité de son jugement et sur ses intentions.
Or, le médiateur assure des fonctions habituellement perçues
comme étant dans l’intérêt de toutes les parties impliquées. Il
doit notamment veiller à ce que les éléments du corps soient
prélevés dans de bonnes conditions, et qu’ils ne soient utilisés
que pour des indications appropriées. Toutefois, les agents
médiateurs agissent, non pas dans la logique des échanges à
réciprocité différée qui caractérise le don, mais dans celle d’un
système de redistribution. De par leur position dans ce système, ils acquièrent un pouvoir de décision sur les produits en
circulation, qui peut devenir source d’incompréhension et de
malentendus pour ceux qui les ont donnés.
De plus, les attitudes des médiateurs à l’égard des donneurs
(ou de la famille de la personne décédée sur laquelle sont prélevés des organes) sont souvent marquées par la peur de manquer de produits vitaux pour la santé des receveurs. Ainsi, à
défaut d’un geste clair de générosité sociale, les médiateurs
s’estiment parfois justifiés à culpabiliser les donneurs potentiels (ou les familles des personnes décédées), voire dans certaines circonstances à passer outre les réticences des familles
pour obtenir les éléments thérapeutiques dont leurs patients
ont besoin. Cette conduite, à première vue, se présente comme
légalement fondée : pour le prélèvement d’organe, par exemple,
le consentement du donneur peut être présumé en l’absence
d’un refus clairement explicité de son vivant. La peur de manquer de produits humains peut toutefois être à l’origine d’imprudences — médicales et psychologiques — qui à terme aboutiraient à la remise en cause du bien-fondé de ce type de
démarche thérapeutique.
110
Haut Comité de la Santé Publique
Les deux Au début du rapport, on a décrit de deux façons complémendangers qui taires la pratique des transplantations. C’étaient les deux premenacent la mières clés de l’analyse du problème :
• La première décrit cette pratique comme un processus
pratique
de production et utilise un vocabulaire et des concepts
de prélèvement
liés aux activités industrielles. Elle emploie par exemple
et l’utilisation
des mots comme « approvisionnement » ou « pénurie ».
des produits
• La deuxième clé insiste sur la chaîne humaine qui est
humains
impliquée, avec ses acteurs successifs, le « donneur »
et ses proches, les médiateurs, le receveur.
Ces deux aspects ne doivent pas être dissociés ; ils ne sont
séparés que pour des raisons descriptives, mais dans la réalité
ils sont inextricablement mêlés. Or, la tentation est forte de privilégier la clé n° 1, qui correspond mieux à l’idéologie et à la
culture dominantes, et d’oublier la clé n° 2 ou de la limiter aux
seuls médiateurs.
Dans cette tentation, deux dangers existent :
• la dérive mercantile, mais celle-ci a théoriquement été
bloquée par les lois du 29 juillet 1994 ;
• une vision utilitaire et scientiste, qui est une menace
permanente pesant sur les pratiques médicales.
E. Morin analyse la menace scientiste sous le double
aspect du réductionnisme et du disjonctivisme. Le premier est la tendance à expliquer exclusivement le complexe par l’élémentaire ; le deuxième la tendance à disjoindre, voire à opposer les différentes parties d’un tout
jusqu’à nier leur relation. Appliquée à la médecine,
cette double tendance se manifeste par la multiplicité
des spécialisations d’organes et de fonctions et par
l’engagement très précoce dans des études spécialisées. Elle n’encourage guère à reconnaître l’unité du
corps humain et a fortiori l’unité de la personne dans sa
triple dimension somatique, psychique et sociale. De là
à considérer le corps humain comme une possible ressource de « pièces détachables » interchangeables, disponibles et accessibles à des manipulations techniques… Vision attentatoire de l’homme, si l’on n’y
prend pas soigneusement garde.
Toute une série de précautions d’écriture dans les différents
chapitres ont été prises pour faire contrepoids à une vision productiviste et utilitariste de l’utilisation des produits humains.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
111
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
Elles sont là pour rappeler que les personnes travaillant, d’une
manière ou d’une autre, avec les « produits » provenant du
corps humain et ayant de ce fait des responsabilités, mêmes
indirectes, pour ce qui concerne le prélèvement, la transformation et l’utilisation de ces « produits », ne doivent à aucun
moment oublier — quels que soient les enjeux techniques,
scientifiques, économiques, ou politiques de leurs décisions et
leurs actes — qu’en amont et en aval du circuit créé, il y a
aussi des personnes, dont la santé et les conditions de vie
seront profondément affectées par leur inclusion, même passagère, dans ce circuit.
112
Haut Comité de la Santé Publique
Chapitre 13
Les aspects juridiques
Après plus de dix ans de débats, les lois dites bioéthiques du
29 juillet 1994 (n° 94-653 et n° 94-654) ont fixé un cadre juridique qui se veut cohérent sur l’utilisation des produits
humains. La première, « relative au respect du corps humain »
définit ce qu’il est convenu d’appeler « les grands principes » et
modifie le Code civil. La seconde est « relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation, et au diagnostic prénatal ».
Elle fixe les règles d’organisation concrète appuyées sur les
grands principes, et ses dispositions sont inscrites dans le
Code de santé publique.
Nous ne donnons ici qu’un résumé des « grands principes »,
puis un commentaire synthétique sur la construction juridique
ainsi élaborée. Une étude approfondie se trouve dans la contribution n° 15.
Les grands
principes
énoncés dans la
loi n° 94-653
du 29 juillet
1994 :
● L’inviolabilité du corps humain : chacun a droit au respect
de son corps. Le corps humain est inviolable. Cet article
reconnaît un droit extra-patrimonial à son titulaire.
Cependant, il ne s’agit pas d’une prérogative dont il jouirait positivement, mais d’un droit supposant l’abstention
d’autrui. Ce droit ne pourra être invoqué par la personne
que si elle n’a pu obtenir ce respect.
● L’indisponibilité : « le corps humain, ses éléments et ses
produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».
Le corps humain ne peut faire l’objet d’une convention ;
en outre, il ne fait pas partie du patrimoine de la personne, qui ne peut donc pas l’aliéner.
● L’impossibilité pour la personne sur qui le prélève-
ment est effectué de percevoir une somme d’argent.
« Aucune rémunération ne peut être allouée à celui
qui se prête à une expérimentation sur sa personne,
au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci ». Le corps n’est pas un
objet.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
113
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
● L’impossibilité pour le donneur de connaître l’identité du
receveur et réciproquement. « Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément
ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut
être divulguée. Le donneur ne peut connaître l’identité du
receveur ni le receveur celle du donneur ». « Seuls les
médecins du donneur et de receveur peuvent avoir accès
aux informations permettant l’identification de ceux-ci ».
D’une manière générale, ces quatre grands principes ont une
double fonction : reconnaître à chaque personne un droit extrapatrimonial au respect de son corps et empêcher non seulement tout contrat onéreux entre celui qui aurait besoin d’un
organe ou d’un produit et celui qui en ferait l’offre, mais aussi
tout type de relation individualisée. Toutefois, ce sont certaines
modalités d’obtention qui sont écartées et non pas le principe
même de l’obtention et c’est dans le Code de la santé publique
que sont énoncées les conditions du recueil des éléments et
produits du corps humain.
À ces quatre principes, la loi n° 94-654 en ajoute deux. Tout
d’abord elle prévoit que la publicité en faveur d’un don d’éléments ou de produits du corps humain au profit d’une personne
déterminée ou d’un organisme déterminé est interdite.
Cependant, cette interdiction ne vise pas l’information du public
en faveur du don d’éléments ou de produits humains.
En outre, le prélèvement d’éléments et la collecte de produits
du corps humain à des fins thérapeutiques sont soumis à des
règles de sécurité sanitaire et des règles de vigilance.
La loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 distingue les organes
(parmi lesquels elle inclut la moelle osseuse) d’une part, et les
tissus, cellules et produits d’autre part. Pour chacun, elle définit les conditions pour pratiquer les prélèvements, l’autorisation des établissements qui les effectuent (ceux-ci doivent être
des établissements de santé, avec la précision que, pour les
gamètes, ils doivent être publics ou privés à but non lucratif),
l’utilisation des organes, tissus, cellules et produits qui doit se
faire dans des établissements publics ou privés à but non
lucratif autorisés, sauf le cas des tissus et cellules, pour
lequel certaines activités de transformation et de conservation
requérant une haute technicité peuvent être confiées à des
organismes lucratifs.
En résumé, le système ainsi mis en place présente quatre
grandes caractéristiques :
114
Haut Comité de la Santé Publique
• Il entend organiser le prélèvement des organes et la collecte des produits et cellules nécessaires à ceux qui en
ont besoin. Dans la mesure où tous ces éléments proviennent du corps humain, les règles qui ont été retenues ont pour fonction de permettre à ceux qui ont
besoin de ces éléments de les obtenir sans passer par
une relation interindividuelle directe entre le donneur et
le receveur. Le prélèvement et la collecte sont donc
autorisés, de telle manière qu’un tiers médecin l’effectue en veillant à ce que la personne sur qui est prélevé
ou recueilli l’élément ne soit pas en désaccord et n’en
tire aucune contrepartie pécuniaire.
• Toutes les activités, qu’il s’agisse de prélèvement, de
recueil, de transformation des produits, de transplantation ou de greffe, doivent être autorisées et obéissent à
des conditions précises qui excluent que les médecins
agissent comme ils l’entendent. Elles constituent des
activités médicales étroitement contrôlées, aussi bien
en ce qui concerne la manière d’obtenir ces divers éléments qu’en ce qui concerne la manière de les utiliser.
• Ces activités ayant pour source des organes, des éléments et des produits du corps humain elles sont marquées par leur origine humaine et la sacralité qui
s’attache au corps. Notamment, la règle selon laquelle
le corps humain est hors commerce explique l’existence
de toutes les dispositions interdisant au donneur de
percevoir aucun paiement, celles interdisant aux praticiens effectuant des prélèvements d’organes ou de tissus ou pratiquant des transplantations d’organes de
percevoir aucune rémunération à l’acte au titre de ces
activités. Elle explique également le caractère public ou
sans but lucratif des établissements de santé où
s’exercent l’ensemble de ces activités.
• Enfin, compte tenu des dangers potentiels que présentent les organes, tissus, éléments et cellules pour le
receveur, des règles de sécurité sanitaire et de vigilance ont été imposées afin de limiter les risques de
transmission des maladies dont serait porteur la personne sur qui ils ont été prélevés.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
115
Chapitre 14
La formation des professionnels
Le drame du sang contaminé a mis en évidence bien des insuffisances de la formation médicale :
• méconnaissance chez la plupart des utilisateurs des
indications de la transfusion, entraînant des prescriptions excessives, ce qui n’est qu’une forme d’intempérance thérapeutique trop fréquente dans la pratique
médicale en général ;
• incapacité chez les responsables de la transfusion
d’intégrer dans leur pratique de collecte les données
pourtant claires de l’épidémiologie de l’infection à VIH ;
• dédain d’une organisation collective et coordonnée, qui
s’est traduit par la non-prise en compte éventuellement
méprisante des incitations de la tutelle, dont la lucidité
doit être soulignée, au même titre que son
impuissance ;
• dérive éthique liée à une politique de développement
qui devient un but en soi.
Ainsi a-t-on vu des professionnels, parfaitement formés sur le
plan technique mais aveuglés par une vision parcellaire de leur
action, commettre des erreurs, éventuellement des fautes (ce
n’est pas au groupe de travail d’en juger), qu’aurait peut-être pu
éviter une vision plus globale des problèmes de la santé.
Les activités de prélèvement, de conditionnement, de circulation et de distribution des autres produits humains n’ont pas à
ce jour entraîné les mêmes difficultés et les mêmes problèmes
concrets. Mais la leçon à tirer du sang peut s’appliquer à
l’ensemble de ces activités.
Nous discuterons deux problèmes : celui de la révision de la formation, initiale et continue, des professionnels, spécialisés ou
non, et celui de la création éventuelle de nouvelles disciplines
universitaires et hospitalières.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
117
Quatrième partie
La formation
médicale
générale,
initiale et
continue
Généralités
Méta-problèmes transversaux
Le développement et le contrôle des activités thérapeutiques
à base de produits humains impliquent une révision assez
globale de la formation médicale générale. Il s’agit moins de
la formation des spécialistes (cliniciens, chirurgiens immunologistes, méthodologistes) que de la formation des non-spécialistes de l’activité de transplantation. Faut-il — et comment — les faire participer à cette activité ? Les quatre
points spécifiques suivants — au moins — méritent d’être
considérés.
● Le suivi des malades greffés est une activité qui ne peut
que croître si le nombre des greffes augmente et si l’espérance de vie des greffons et des greffés continue d’augmenter. Le suivi de ces malades est le plus souvent en
pratique réservé de fait aux services autorisés à effectuer
les transplantations. Cette activité est lourde et beaucoup
de centres sont demandeurs de relais dans cette surveillance, surtout quand celle-ci a un caractère de routine 1.
Il convient donc de développer des réseaux de surveillance, dans les hôpitaux généraux ou dans la pratique
libérale de ville. Les réseaux augmenteraient les possibilités d’accès des malades au suivi de leur état. La difficulté
est que très peu de médecins — en dehors des spécialistes — sont capables à ce jour d’effectuer avec sécurité
un tel suivi. Or, dans la majorité des cas, ce suivi ne pose
pas de difficultés intellectuelles majeures. Il n’est pas
question d’augmenter encore d’un quantum d’heures supplémentaires le programme des études initiales, dont il est
très bien connu qu’une grande partie passe aux oubliettes
quand elle n’est pas entretenue par la pratique. Par
contre, il pourrait être pertinent de s’inspirer de la formation des pilotes d’avion. La licence des pilotes de ligne ne
donne pas droit à elle seule à prendre les commandes de
n’importe quel type d’avion : pour chaque modèle, il faut
en plus acquérir une qualification particulière. De la même
façon, on pourrait envisager la création de qualifications
spécifiques pour tel ou tel type d’activité de soins, dans le
cas présent qualification pour le suivi des transplantés.
Ces qualifications, moins axées sur des connaissances
théoriques que sur des arbres de décision, permettraient
1. Certains de nos interlocuteurs insistent sur l'ambiguïté de cette demande : charge
lourde, certes, mais charge gratifiante et aimée !
118
Haut Comité de la Santé Publique
aux centres de transplantation de se créer un réseau de
correspondants efficaces et sûrs, opérationnels, suffisamment compétents pour prendre en charge le suivi ordinaire
des malades, et suffisamment conscients de leurs limites
pour référer aux spécialistes les malades difficiles 1.
Ces qualifications pourraient être données par l’université, ou à l’anglo-saxonne par des collèges de spécialistes
et de généralistes. Du côté de l’université, ceci suppose
que ces qualifications soient vraiment axées sur la pratique, et non pas sur la théorie, ce qui est le péché de
nombreux diplômes universitaires. La solution d’une formation par des collèges, éventuellement contrôlée par
l’Ordre des médecins, suppose que les spécialistes
renoncent, par rapport à leur spécialité, à cette forme de
pouvoir qu’est — ou est supposé être — le monopole
d’un savoir. "Knowledge is power" disait Hobbes, voici
bientôt trois siècles. C’est là l’affaire de toute la profession médicale.
● Contribuer à développer une culture du don
La problématique du don d’organes, de tissus ou de cellules n’est en effet pas perçue en tant que telle par la plupart des médecins. Les plus jeunes ont certes eu des
enseignements sur les greffes de tel ou tel organe, sur
les indications et leurs résultats, mais sans doute pas sur
les problèmes d’organisation et de culture que pose cette
activité médicale. La plupart d’entre eux ne voient probablement dans la transplantation et la greffe qu’une activité ésotérique réservée à un petit nombre de spécialistes
universitaires… et ils n’ont pas vraiment conscience
qu’ils peuvent y contribuer efficacement.
Ils peuvent pourtant le faire de plusieurs façons, en facilitant les prélèvements et en développant au sein de leur
propre profession, parmi les malades et dans la population générale, une information qui contribuera à favoriser
l’émergence d’une « culture du don » d’organes et de tissus qui fasse comprendre à tous l’importance et la légitimité de la demande d’organes.
1. Une idée du même ordre avait été suggérée dans le rapport La sécurité et la qualité de
la grossesse et de la naissance. Bien des généralistes sortis de nos facultés n'ont pas
la compétence pratique pour suivre correctement des grossesses. Mais ils pourraient
acquérir cette compétence pratique par l'acquisition d'une qualification. Une solution de
même type pourrait être envisagée pour la médecine d'urgence.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
119
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
Faire connaître les lois bioéthiques, informer la population
de l’existence du registre des refus, parler à froid de la
possibilité d’accident de la circulation ou d’accident vasculaire cérébral, peut contribuer à préparer les familles au
dialogue douloureux lors de l’événement, d’autant plus
douloureux qu’elles n’auront pas été informées auparavant.
Cette diffusion d’une « culture du don » peut être atteinte
par l’organisation de séances de formation médicale
continue, par des conférences d’éducation pour la santé
destinées au grand public, et plus encore par un souci
constant d’aborder le sujet chaque fois que les circonstances s’y prêtent.
● Donner aux spécialistes des urgences et aux réanima-
teurs une nouvelle dimension à leur activité : qu’il
s’agisse des médecins des SAMU, des SMUR, des personnels des urgences hospitalières, des réanimateurs,
tous ont, à des degrés divers, besoin d’une formation
spécifique, pour que la possibilité du prélèvement
d’organes soit prévue chaque fois que l’évolution vers un
coma profond puis une possible mort encéphalique est
probable, voire simplement possible.
Cette préoccupation rajoute certes une contrainte à une
matière difficile et psychologiquement traumatisante. Elle
ajoute aux difficultés d’organisation des urgences et peut
contraindre à réorganiser les circuits en fonction des
besoins.
● Donner aux réanimateurs la motivation et l’expertise
pour que les sujets qu’ils n’auront pu empêcher de mourir
deviennent des cadavres en état de mort encéphalique
(maintien de l’assistance cardio-respiratoire), puis qu’ils
sachent mener avec la famille le dialogue nécessaire
d’information et de persuasion.
Tout décès dans un service de réanimation est vécu
comme un échec. Le maintien de l’assistance prolonge
cet échec. Le dialogue avec les familles est difficile, et le
moins qu’on puisse dire est que de par leur formation, les
médecins n’y sont guère préparés.
La préoccupation du prélèvement possible et la préparation à ce prélèvement sont désormais des tâches importantes dans un service de réanimation : il est essentiel
d’y préparer les réanimateurs. Outre une formation psy-
120
Haut Comité de la Santé Publique
chologique et juridique, la connaissance de l’anthropologie de la mort serait un ajout minimal à la formation technique du métier (en plus bien entendu de tout ce qui
concerne l’organisation et l’épidémiologie des prélèvements et des transplantations).
L’association France-Transplant a mis en place une telle
formation destinée à ses coordinateurs, en liaison avec
l’Institut international supérieur de formation des cadres
de santé.
Il est important de connaître l’existence et la large diffusion
internationale de l’European Donor Hospital Education Program
(EDHEP), créé en 1991 par la fondation Eurotransplant à Leiden
(Pays-Bas).
Ce programme a été conçu pour aller au devant de la demande
des professionnels qui se sentent assez impuissants dans
leurs rapports avec les familles en deuil auprès desquelles il
sollicitent un don.
L’idée de base est que la demande de don, si elle est faite
avec tact, peut apporter un authentique réconfort à ceux qui ont
perdu une personne aimée.
Le but à long terme de l’EDHEP est de maximiser le nombre de
« donneurs » disponibles, tout en respectant au maximum les
souhaits des familles endeuillées.
Les objectifs précis du programme EDHEP sont :
• faire prendre conscience du problème du déficit
d’organes ;
• développer chez les professionnels une conscience des
besoins et attentes des personnes en deuil ;
• communiquer l’expérience de ceux qui ont acquis un
savoir-être et un savoir-faire dans la demande d’organe
faite à des familles en deuil ;
• aider à mettre en place des protocoles d’entretien avec
les familles.
Ce programme interactif très formalisé, testé au départ dans
plusieurs départements de l’université de Limbourg, et aussi
très adaptable aux différents pays, connaît une diffusion importante en Europe et aux États-Unis. L’ONT espagnole en a fait un
des principaux outils de sa politique, qui fait de ce pays un leader en matière de don d’organes.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
121
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
L’existence de l’EDHEP constitue une ressource européenne
importante qu’il convient d’exploiter au maximum. Sa version
initiale était en anglais ; à la fin de 1993, elle a été traduite en
onze langues, dont le français. Il était implanté dans dix pays
européens dont le nôtre fin 1993, et devrait l’être dans cinq
autres en 1994. Enfin, une extension en Amérique du sud est
en cours, et en projet aux États-Unis.
● Par-delà ces formations spécifiques aux problèmes de
l’utilisation des produits humains, il reste indispensable
d’insuffler à tout médecin une authentique culture de
santé publique, c’est-à-dire une vision de la santé différente du modèle technique maladie-traitement qui constitue l’essentiel de la formation médicale actuelle.
Citons, sans vouloir être exhaustifs :
• savoir utiliser dans la pratique les données de l’épidémiologie, participer de façon active à la vigilance (hémoet biovigilance) et comprendre que ce peut être une
faute professionnelle grave de renoncer à signaler un
événement indésirable qui peut être rattaché à telle ou
telle cause, notamment l’utilisation des produits
humains ;
• se prémunir contre une croyance excessive dans la technique et reconnaître le risque croissant d’iatrogenèse ;
• comprendre et utiliser l’importance des représentations
sociales de la santé et de la médecine ;
• comprendre et accepter de mettre en pratique un mode
d’organisation des soins rationnel et coordonné, qui
sous la forme de réseaux diminue une certaine forme
de liberté au profit d’une meilleure efficacité, d’une
meilleure efficience et d’une plus grande équité.
Créer de
nouvelles
disciplines
universitaires ?
Critères pour
une telle création
Quand dans un domaine quelconque de la science et de la pratique médicales surgit un problème nouveau, la pente naturelle
de notre système est de rechercher des solutions relevant de
la technique, et en particulier d’organiser des disciplines universitaires nouvelles et, dans la logique de l’ordonnance de
1958, d’accoler celles-ci à une structure hospitalière spécifique.
Ce type de proposition s’inscrit dans la logique de segmentation toujours plus poussée du savoir et de la pratique. Depuis
122
Haut Comité de la Santé Publique
quelques décennies se sont multipliées les spécialités et sousspécialités, chacune avec la triple vocation enseignement,
recherche, soins.
La segmentation n’est guère contestable dans son principe
lorsque la recherche, clinique ou fondamentale, est une contribution majeure à la solution des problèmes qu’on veut
résoudre. Dans le cas de la recherche en effet, la focalisation
de l’activité est une condition essentielle de succès, dût-on la
payer d’une certaine étanchéité par rapport à des domaines voisins de savoir. Cette étanchéité a, au moins provisoirement,
peu d’effets négatifs.
Dans le cas où ce qui est en question est le problème des
soins, la segmentation a toutes chances d’être inefficace et
souvent nuisible. Au niveau du soin individuel, il est nécessaire
de prendre en compte dans son intégralité la personne du
patient, dans sa dimension somatique totale, et dans ses
caractéristiques psychologique et sociale. Quant aux soins
considérés dans leur dimension collective, l’organisation nécessaire fait appel à toutes les facettes de celle-ci : efficacité médicale, épidémiologie, économie, administration, relations
mutuelles des différentes catégories d’acteurs, etc.
Sur le plan de la répartition des pouvoirs au sein de la communauté médicale, le spécialiste a tendance à annexer son
domaine de compétence et à en exclure les autres. Quant à
ceux-ci, ils ont tendance à se désengager de l’activité correspondante.
Deux propositions
à discuter
Dans le cadre de la préparation de ce rapport, le groupe de travail a eu à connaître deux propositions de création d’une discipline : d’une part « transfusion sanguine », selon une proposition formulée par le professeur Ruffié, et d’autre part une
discipline de « transplantologie », suggérée par le professeur
Kreis et approuvée par plusieurs spécialistes des greffes,
rénales notamment.
Le groupe de travail n’est pas favorable à la création de la discipline « transfusion sanguine », dans la mesure où elle ne
répond pas aux critères esquissés ci-dessus. Par contre, on ne
peut dire que la création de la « transplantologie » n’y réponde
pas. Elle mérite d’être sérieusement étudiée.
Comme il a été rappelé au début de ce chapitre et développé
largement dans la contribution n° 2, le dysfonctionnement du
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
123
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
système de transfusion est lié essentiellement à des problèmes d’organisation, à un isolement institutionnel et intellectuel du monde de la transfusion, à un déficit de la culture en
santé publique et en éthique. La cause n’est pas au premier
chef du domaine de la recherche. Il n’apparaît donc pas que la
transfusion sanguine puisse prétendre au statut d’une discipline universitaire. La sociologie du milieu hospitalo-universitaire donnerait à penser que de l’ériger en spécialité nouvelle
n’a aucune chance de diminuer son isolement par rapport au
reste du monde de la médecine et du monde de la santé… au
contraire peut-être !
Il n’en est sans doute pas de même des activités de greffe
d’organes. Le déficit majeur qui affecte les transplantations et
greffes est d’ordre scientifique. On remplace une maladie par
une autre : celle du rejet, qui demeure encore difficile à contrôler. Les thérapeutiques immunosuppressives que l’on utilise
sont brutales, très inégalement efficaces et sources d’une
importante iatrogenèse. De surcroît, l’efficacité médicale des
greffes et transplantations ne demeure qu’imparfaitement
connue, et nécessite de gros efforts de recherche clinique pour
tenir compte des très nombreux facteurs de confusion. Cette
recherche demande des effectifs de patients assez importants
pour aboutir à des résultats rapides et valides. Enfin, un pari
raisonnable est de penser que dans les activités de greffe des
différents organes et de suivi des malades, les problèmes
médicaux communs sont plus importants que les différences
liées à la spécificité de organes. Plusieurs arguments sont ainsi
réunis, qui plaident en faveur de la création d’une telle discipline. Le contour et le contenu devront être discutés par un
groupe d’experts non exclusivement composé de
transplanteurs ; bien entendu, les spécialistes ainsi formés
devraient jouer un rôle important dans les centres de transplantation multi-organes.
124
Haut Comité de la Santé Publique
Chapitre 15
Information, éducation
et sensibilisation du public
Nous ne reviendrons pas sur l’information du public dans le
domaine spécifique de la transfusion, traité par ailleurs (chapitre 3), mais nous insisterons ici sur ce qui concerne les dons
et transplantations d’organes, de tissus et de cellules (sans
toutefois aborder l’assistance à la procréation, qui se situe
dans un registre psychologique et éthique très particulier).
Dans la mesure où, pour une période encore longue, les transplantations d’organes et les greffes de tissus seront des thérapeutiques de choix pour nombre d’affections, il convient d’examiner les pratiques actuelles pour la qualité de leur réponse
aux problèmes humains qui se posent. L’alliance objective des
professionnels et du législateur ne saurait suffire : il faut aussi
que le grand public se sente concerné par cette activité de
soins, où il peut intervenir comme receveur mais aussi comme
« donneur ». Il faut donc que la pratique puisse non seulement
apparaître, mais être éprouvée par les protagonistes les plus
immédiats comme légitime, tout en sauvegardant pour chacun
le droit de refuser d’y participer personnellement, et de révoquer à tout moment un consentement préalable. La crise
actuelle des prélèvements d’organes donne à penser que cette
légitimité est aujourd’hui en discussion dans notre société.
Autrement dit, le concept de dons d’organes dans ses différentes modalités doit être assimilé et admis par la communauté nationale, de telle sorte que, confronté à un deuil brutal,
les familles soient préparées à l’éventualité d’un prélèvement
chez leur proche décédé. Il est important aussi de changer la
représentation de la mort, et de faire comprendre que c’est la
mort du cerveau, et plus généralement de l’encéphale, qui
signe l’irréversibilité de la mort.
Il s’agit donc, dans le cadre d’une éducation générale à la solidarité, de faire prendre conscience de cette dimension particulière. Il est important d’en parler à froid, en dehors des situations de deuil. Il faut faire largement connaître la loi du
29 juillet 1994, en insistant sur l’existence des registres de
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
125
Quatrième partie
Méta-problèmes transversaux
refus et, de façon apparemment paradoxale, inviter les hésitants à s’y inscrire, en les informant que ce refus est à tout instant réversible. Toute culpabilisation doit être bannie. C’est à la
proportion de personnes inscrites dans le registre qu’on pourra
mesurer la prise de conscience collective. Si la proportion de
refus est très importante, ce sera l’indice inquiétant que la pratique des prélèvements n’est pas acceptée. Si elle est voisine
de zéro, ce ne sera pas la marque d’une acceptation générale,
mais d’une méconnaissance du problème. Il est essentiel que
la loi bioéthique ne connaisse pas le sort attristant de la loi
Caillavet : être ignorée de ceux à qui elle est destinée.
Pour arriver à ce but, beaucoup d’actions sont possibles :
● éducation civique dans les lycées et à l’université ;
● conférences dans les universités populaires ;
● éducation sanitaire dans les médias ;
● initiative du corps médical dans ses contacts avec les
patients et les familles.
L’Établissement français des greffes, de conserve avec
l’Agence française du sang, devrait faire de l’éducation du
public un de ses objectifs majeurs (se doter d’un département
commun ?).
Il est important, comme il en est des règles en éducation pour
la santé, de cibler les actions : il n’y a pas un public, mais des
publics, qui réagissent de façon variable. Ainsi, et pour
exemple, les églises chrétiennes sont-elles globalement favorables au don d’organes ; la tradition musulmane l’est beaucoup moins. Ce qui signifie que l’action de sensibilisation ne
prendra pas la même forme dans ces deux types de milieu.
De façon générale, on peut dire qu’en France, et malgré le travail méritoire du Comité français d’éducation pour la santé —
dont les moyens sont squelettiques — et celui des comités
régionaux et départementaux, l’effort consenti en faveur de
l’éducation pour la santé est assez dérisoire, et trop souvent de
type empirique, car la recherche en ce domaine demeure sousdéveloppée, sinon quasi inexistante.
126
Haut Comité de la Santé Publique
C
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N
Q
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M
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Conclusion
Recommandations
Chapitre 16
Recherches à entreprendre
et à développer
Tout au long de ce rapport, nous avons établi la liste des
recherches à entreprendre ou à poursuivre pour chacun des
organes ou tissus successivement envisagés.
Dans ce chapitre, nous essaierons de les regrouper en un certain nombre de grands thèmes qui nous ont semblé s’imposer
au fil de nos travaux. Ces grands thèmes sont au nombre de
huit :
● la recherche clinique ;
● la recherche épidémiologique ;
● la recherche biologique fondamentale, en immunologie
notamment ;
● la recherche en génie biologique et médical pour mettre
au point de nouveaux substituts aux produits humains
actuels ;
● la recherche économique ;
● la recherche en sciences humaines et sociales ;
● la recherche en sociologie politique ;
● la recherche juridique.
Recommandations pour
la recherche
clinique
Le survol que ce rapport a entrepris sur l’utilisation des produits humains a révélé un certain nombre de lacunes, et un certain nombre de difficultés quand il s’agit d’évaluer son efficacité médicale.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
127
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Parmi les lacunes, on peut retenir que certains produits ont été
utilisés de façon généreuse sans que soient vraiment mises en
question l’utilité et l’efficacité de cette pratique. Tel fut le cas
sans doute de la transfusion sanguine. La conviction était si
forte du bien-fondé de la transfusion sanguine classique, que
très peu d’études indiscutables de son efficacité ont été réalisées. C’est sans doute là qu’il faut chercher pour expliquer une
large tendance à la surprescription. C’est une des raisons sans
doute des différences de contamination chez les transfusés
français par rapport à leurs homologues britanniques. Une première recommandation s’impose donc : toute prescription de
produit humain doit être l’objet d’étude clinique randomisée de
bonne qualité. Une procédure devrait être trouvée qui soit comparable à l’AMM du médicament.
Une difficulté majeure apparaît quand on veut pour une même
transplantation comparer entre elles plusieurs équipes, plusieurs techniques opératoires, plusieurs prises en charge thérapeutiques, ou l’effet de la prise en compte de divers degrés
d’histocompatibilité.
Le problème majeur est l’extrême diversité des approches
méthodologiques. Un exemple frappant dans ce rapport est la
comparaison de la survie pour les greffes pulmonaires : bien
des chiffres étrangers sont meilleurs que les chiffres français.
Mais la population n’est pas la même : dans le premier cas, la
cohorte exclut les sujets décédés dans la période peropératoire, dans le deuxième cas elle les inclut.
De telles variations de méthodes compromettent beaucoup la
crédibilité des comparaisons. Le rapport canadien des transplantations au Québec, et plus récemment la revue de Filippino
insistent sur cette question : il y a à ce jour très peu d’études
qui sont au-dessus de tout soupçon. C’est ce qu’affirme le
Groupe de recherche interdisciplinaire en santé de l’université
de Montréal au terme d’une revue de la littérature (qui ne va
pas au-delà de 1991).
Les principales sources de variation entre les travaux sont les
suivantes :
● la sélection des patients varie beaucoup d’une étude à
l’autre. Il n’est d’ailleurs pas toujours sûr qu’elle n’ait pas
été faite a posteriori, c’est-à-dire après des estimations
de la survie. L’âge, le sexe, et le statut clinique du patient
au moment de l’intervention, le diagnostic spécifique de
la maladie qui est à l’origine de l’indication, la méthode
128
Haut Comité de la Santé Publique
utilisée, la sûreté de ce diagnostic mériteraient d’être précisés. Il en est de même des contre-indications, et des
classifications nosologiques qui peuvent varier d’un
centre à l’autre ;
● l’origine des organes ou tissus est aussi un facteur impor-
tant de pronostic (méthode de prélèvement, logistique liée
à l’acheminement des organes, et en particulier la durée
de l’ischémie 1, les techniques de préparation du tissu,
etc.) ;
● les méthodes de détermination de l’histocompatibilité
HLA doivent être précisées avec minutie : elles évoluent
vite dans le temps ;
● les techniques chirurgicales de la transplantation évoluent
dans le temps et s’améliorent progressivement. Elles sont
donc des facteurs pronostiques importants. La date et le
type d’intervention doivent donc être précisés.
● la médication immunosuppressive et ses différentes com-
binaisons possibles (ciclosporine seule, ou combinée
avec d’autre drogues ALG, OKT3, par exemple). Bien
entendu, elles ont un rôle majeur sur l’évolution des
greffes.
● la procédure de suivi du patient (méthode de diagnostic
des infections, des épisodes de rejet, des complications
carcinologiques, suivi immunologique, évaluation nutritionnelle, attention aux besoins psychologiques du patient et
de sa famille, etc.) sont aussi des facteurs à prendre en
compte.
Ainsi apparaît une multitude de facteurs de confusion qu’on ne
peut ignorer si l’on veut parvenir à des comparaisons crédibles.
Cette ignorance peut être source d’imprécisions, d’erreurs.
C’est elle qui peut expliquer la contradiction entre de nombreuses études, en particulier sur l’importance de la recherche
d’histocompatibilité. Enfin, il y a tout lieu de penser que les progrès de la thérapeutique se feront désormais à petit pas, en
intégrant dans les indications les très nombreux facteurs qui
influencent le pronostic.
1. Une durée d'ischémie trop longue peut annuler les effets bénéfiques d'un typage HLA
élaboré.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
129
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Mais, à côté des facteurs de pronostic, il faut aussi être précis
sur les indicateurs de résultat. S’agissant d’indicateur de survie, la méthode de calcul de celui-ci doit être précisée (KaplanMeier, ou méthode actuarielle). Quant aux indicateurs de qualité de vie, ils sont très nombreux : des indicateurs distincts
peuvent restreindre beaucoup les possibilités de comparaison.
Il y a donc là pour l’Établissement français des greffes un
immense chantier à ouvrir : réunir des spécialistes des très
nombreuses disciplines concernées pour définir les conditions
méthodologiques minimales d’une recherche clinique de
qualité. Cette recommandation est en accord avec la conviction
forte qui s’exprime dans ce rapport : la transplantation
d’organes et de tissus n’est pas essentiellement un domaine
de soins qu’il s’agit simplement de régulariser et d’organiser.
La composante recherche est majeure. Et le domaine des produits humains, grâce au recentrage que permet la création de
l’Établissement français des greffes, peut devenir exemplaire
d’une recherche clinique de qualité, multi et interdisciplinaire.
Recommandations pour
la recherche
épidémiologique
Ce point a déjà été envisagé dans les chapitres 8 et 11.
Rappelons les points principaux qui concernent la dimension de
recherche. La connaissance manque et doit être développée
dans les domaines suivants :
● épidémiologie des receveurs et notamment des affections
nécessitant l’administration d’un produit humain ;
● épidémiologie des prélèvements (affections pouvant
mener à la mort cérébrale, facteurs expliquant l’attrition
de la disponibilité effective des greffons, répartition des
facteurs de risque, infectieux notamment) ;
● vigilance et suivi des personnes greffées et notamment
analyse des événements adverses détectés par la biovigilance.
Recommandations pour
la recherche
biologique
Les possibilités actuelles et futures en matière de thérapeutiques substitutives, et notamment en ce qui concerne les
greffes, procèdent d’un double effort : en recherches de base et
en recherches appliquées.
Ces deux actions sont et seront étroitement imbriquées. Ce
sont par exemple les progrès de la chirurgie vasculaire qui ont
rendu possibles les greffes d’organes, mais la chirurgie vascu-
130
Haut Comité de la Santé Publique
laire elle-même a profité des progrès dans la connaissance des
mécanismes de la coagulation et de la thrombose. Bien plus,
ce sont les recherches sur les antibiotiques et sur l’immunologie fondamentale qui ont permis la survie et le fonctionnement
des organes greffés.
Les recherches actuellement conduites visent à améliorer les
résultats des greffes que l’on sait déjà pratiquer, et à rendre
possibles celles qui ne le sont pas encore. Ces dernières
concernent essentiellement les tissus nerveux, qu’il s’agisse
de tissus différenciés tels que la rétine, ou des éléments du
système nerveux auditif, ou de neurones centraux ou périphériques. Les recherches conduites sont des recherches de biologie moléculaire et génétique de base concernant en particulier
l’isolement, la caractérisation et la production des facteurs de
croissance appelés « cytokines ».
L’amélioration du pronostic des greffes déjà possibles passe en
grande partie par l’amélioration de leur tolérance. Celle-ci peut
procéder des résultats de recherches médicamenteuses systématiques où un produit se révèle par hasard être efficace. Les
progrès espérés passent également par des recherches immunologiques fondamentales visant à augmenter la tolérance par
des sortes de vaccination ou à diminuer, voire supprimer,
l’action toxique du greffé contre le greffon (et l’inverse) en élucidant encore mieux les mécanismes cellulaires et moléculaires
qui les sous-tendent.
Il est important aussi d’effectuer des recherches pour augmenter la durée acceptable d’ischémie des organes vitaux.
Une autre approche consiste à développer des méthodes substitutives alternatives telles que le développement d’organes
fonctionnels artificiellement reconstitués avec les seules cellules assumant la fonction recherchée, et totalement débarrassées des cellules sanguines présentes dans l’organe total qui
sont, le plus souvent, les principales causes des phénomènes
de rejet.
L’appel à des organes, ou à des cellules d’origine animale
(xénogreffes) est également activement étudié. Cette direction
nécessite des recherches fondamentales en immunologie très
poussées, et si les xénogreffes s’avéraient être devenues biologiquement possibles, des recherches psychosociologiques
concomitantes seraient nécessaires afin d’en étudier l’impact
sur les personnes greffées dans leur rapport à elles-mêmes et
avec leur entourage.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
131
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Il est actuellement trop prématuré de prévoir dans quelle
mesure les greffes de gènes, et plus généralement les thérapies géniques, pourront s’intégrer dans la batterie des thérapeutiques substitutives et dans certains cas, remplacer les
greffes d’organes actuellement pratiquées.
Enfin, eu égard à la sophistication croissante des techniques
utilisées et à leurs coûts, des recherches de toute autre nature
que la biologie doivent se développer en parallèle, qu’il s’agisse
de recherches socio-économiques, épidémiologiques ou sociopsychologiques.
Recherche et
évaluation
concernant
l’utilisation des
biomatériaux
incluant des
produits
d’origine
humaine
À l’interface entre la transplantation d’organes vitaux (cœur,
foie, poumons, reins) et l’utilisation d’implants — dispositifs
capables d’assurer le remplacement de tissus ou organes déficients généralement construits à l’aide de métaux, céramiques
ou polymères — se situent les tissus d’origine humaine plus ou
moins modifiés, utilisés pour remplacer un os, un segment vasculaire, une cornée.
Ces produits d’origine humaine, ou associant des tissus d’origine humaine et des composants synthétiques, ont été développés parce qu’aucun matériel synthétique ne possède leurs qualités et performances dans certaines indications thérapeutiques
spécifiques.
Si la transplantation d’organes est essentiellement dominée
par la nécessité d’un traitement dans un délai de quelques
heures d’une déficience vitale, cette situation ne s’applique pas
aux tissus qui bénéficient de délais et de techniques de transformation ou de mise en œuvre éventuelle et de délais d’utilisation.
Les dispositifs médicaux et implants de synthèse, à l’exception
des tissus humains, doivent satisfaire aux « Exigences essentielles » de la directive européenne n° 93/42 du 14 juin 1993,
fixant les objectifs à atteindre pour ces dispositifs avant qu’ils
ne puissent être utilisés chez l’homme.
Les tissus d’origine humaine utilisés comme implants ou parties d’un dispositif implantable sont exclus de cette directive.
Dans ces conditions, aucune évaluation de sécurité, infectieuse, toxicologique, immunologique, ni de performance, n’est
requise pour ces produits, qui sont distribués ou commercialisés sans aucun contrôle actuellement.
132
Haut Comité de la Santé Publique
L’absence de conditions réglementaires s’appliquant à ces produits rend compte également d’autres lacunes, qui sont
l’amorce d’autant de domaines de recherche :
• absence de procédé validé ;
• absence d’optimisation d’un certain nombre de procédés ;
• absence de suivi spécifique concernant les performances et l’innocuité ;
• absence de contrôle concernant l’origine des tissus utilisés.
Face à cet état de fait, et sans occulter les problèmes éthiques
que pose l’utilisation de certains tissus, il serait extrêmement
urgent de mettre en place une réflexion au niveau national puis
international permettant de définir des lignes directrices concernant leur utilisation.
S’appuyant sur une législation mise en place à cet effet, une
structure consultative et décisionnelle, réunissant les meilleures compétences scientifiques, techniques, devrait être
capable d’apprécier pour chaque produit la validité :
• des procédures de collecte ;
• des procédures de traitement appliqué ;
• de la traçabilité de chaque implant ;
• des programmes d’assurance qualité ;
• des indications ;
• des protocoles de biomatériaux-vigilance.
Parallèlement, l’optimisation ou le développement de nouvelles
technologies, leur standardisation, permettant d’assurer avec
un minimum de risques la sécurité de l’utilisation de ces produits, devrait susciter la mise en place d’une recherche finalisée, appliquée à chaque type de tissus et au cahier des
charges de son utilisation finale.
Des équipes de recherche institutionnelles ou industrielles
pourraient être chargées de cette mission.
La variété des tissus concernés, et celle de leurs procédures et
bénéfices, imposera enfin un examen au cas par cas par les
experts compétents dans les différents domaines. L’analyse du
risque, établie pour chaque produit, dans chaque indication,
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
133
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
permettra enfin de positionner les produits d’origine humaine
dans la panoplie d’une stratégie thérapeutique efficiente.
Développement
de la pratique
d’évaluations
médicoéconomiques
permettant
d’éclairer
la décision
L’introduction du critère économique dans la prise de décision
en matière de santé est une démarche souvent mal comprise,
assimilée à la seule considération des coûts alors qu’il s’agit
d’une démarche d’optimisation répartissant les moyens dont on
dispose en vue d’obtenir l’état de santé le plus élevé possible.
À cet égard, il convient d’ajouter au critère d’efficacité médicale
résultant d’une action de santé celui d’efficience, prenant en
considération le coût à consentir pour obtenir cette efficacité
médicale. De ce point de vue, on recourt habituellement aux
études de rendement, de type coût-efficacité, coût-utilité et
coût-bénéfice.
Pour pouvoir conduire de telles études, il convient d’une part de
connaître les différents éléments dont on a besoin tant du côté
des coûts (données financières) que du côté des résultats (données médicales et épidémiologiques), d’autre part de construire
des modèles mettant en cohérence ces différentes données en
vue d’élaborer les rapports coût-avantage des diverses stratégies analysées.
Les différents chapitres du présent rapport, ainsi que les contributions, ont mis en évidence de façon cruciale les lacunes
importantes (voire totales) en matière de disponibilité de données ou d’études :
• ceci est vrai déjà des seules données sur le coût des
stratégies. Parfois, on n’a pratiquement aucune donnée
sur ce point. Le plus souvent, on dispose d’études
ponctuelles effectuées dans un cadre bien particulier et
avec une méthodologie spécifique, ce qui interdit
d’agréger les diverses informations disponibles ;
• cette observation est encore plus vraie pour les données
coûts-résultats : la plupart du temps, on ne trouve pas
d’études effectuées en France sur ce point et on est obligé
soit de recourir à des études étrangères (mais dont les
résultats ne sont pas transposables étant donné l’hétérogénéité des systèmes de soins), soit d’adapter ces dernières à l’aide des chiffres correspondants disponibles en
France, ce qui est méthodologiquement contestable.
Au vu de ces lacunes, plusieurs recommandations doivent être
faites :
134
Haut Comité de la Santé Publique
● inciter les économistes de la santé à une certaine stan-
dardisation de leurs méthodologies en matière de comptabilisation des coûts et de conduite d’études coûts-résultats ;
● veiller à ce que tout domaine dans lequel de nouvelles
modalités d’utilisation de produits humains se développent (par exemple, un nouveau type de greffes ou une
nouvelle technologie) soit l’objet d’une expertise d’économistes de la santé, et ceci en continu : il importe que,
aussitôt que possible dans le processus, les aspects économiques liés à une nouvelle pratique soient étudiés
quitte à ce que soient anticipées les évolutions prévisibles des coûts ;
● inscrire dans les fonctions d’établissements ayant en
charge des secteurs entiers d’utilisation de produits
humains (par exemple, l’Agence française du sang, l’Établissement français des greffes), la mise en place de dispositifs permanents permettant le recueil des données
sur les coûts (et donc sur leur évolution) ainsi que sur les
efficacités ;
● favoriser la réalisation d’études coût-efficacité en vue
d’éclairer la décision : au regard du contenu de ce rapport, deux domaines s’avèrent particulièrement intéressés
par ce type d’études : celui de la comparaison de stratégies alternatives (par exemple, dialyse rénale versus
transplantation) ; celui de l’estimation de l’intérêt de certaines stratégies, par exemple en matière de sécurité
(l’approche coût-efficacité du dépistage des HTLV en est
une illustration éclairante).
Recommandations pour
la recherche
en sciences
humaines
et sociales
La circulation des éléments et des produits du corps humain
renvoie à des pratiques médicales recouvrant une grande
variété de situations : celles-ci mettent en scène des personnes
de qualifications diverses confrontées à des propositions thérapeutiques dont la nouveauté radicale est rarement reconnue.
Les actes que les protagonistes sont appelés à effectuer, dans
des situations parfois inédites, comportent pour chacun des
droits, des devoirs et des responsabilités encore mal définis, et
il est parfois difficile de savoir à qui revient en dernière instance
un choix ou une décision.
Les questions de santé publique soulevées par l’utilisation des
produits du corps humain ne peuvent être réduites à leurs
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
135
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
dimensions biologique, épidémiologique et technique : elles
comportent une dimension institutionnelle qui articule, aux
diverses étapes de la circulation des produits, des enjeux
d’ordres social, politique, économique et éthique. De plus, ces
pratiques posent des questions sur l’expérience que peut en
faire chacun des protagonistes, sur ce qui rend sa participation
au circuit possible et acceptable. Loin de se restreindre au
domaine du socio-psychologique, l’expérience des protagonistes est souvent à l’origine de la remise en cause de la légitimité de cette circulation médicalisée des parties du corps et de
l’utilisation qui en est faite.
Des choix politiques en matière de santé publique ne peuvent
se faire uniquement sur la base d’informations biologiques, épidémiologiques et techniques ; or une analyse des pratiques et
des expériences manque cruellement dans ce domaine. C’est
pourquoi le groupe de travail recommande que soit fait un effort
considérable pour financer des recherches en sciences
humaines et sociales, tout particulièrement en ce qui concerne
les aspects suivants :
● le fonctionnement des structures institutionnelles enga-
gées dans ce type de travail médical et les différentes
manières dont s’organise la circulation des produits
humains ;
● les orientations économiques, sociales, culturelles et poli-
tiques sous-jacentes aux choix des normes techniques
censées assurer les meilleures conditions de prélèvement
et de circulation de ces éléments, et une utilisation définie consensuellement comme « bonne », pour le traitement d’un malade ;
● les configurations des relations de travail et de soins à
l’intérieur de ces structures, avec la manière dont les
droits, les devoirs et les responsabilités sont distribués
entre les protagonistes ;
● l’expérience des personnes (donneurs, receveurs, média-
teurs) dans la variété de leurs situations, tout particulièrement en ce qu’elle concerne des modifications éventuelles de leurs repères anthropologiques — notamment
de leurs notions d’espace corporel et de leur relation au
temps ;
● les dilemmes auxquels ces personnes sont confrontées et
les modalités de résolution (ou de contournement) des
conflits, selon les lieux et les contextes institutionnels.
136
Haut Comité de la Santé Publique
Recommandations pour
la recherche
en sociologie
politique
1
L’utilisation des produits d’origine humaine dans un but thérapeutique correspond à une multitude de situations et d’enjeux à
l’origine de l’ambiguïté qui entoure son statut. À cheval entre
des pratiques dont le développement s’inscrit dans la continuité thérapeutique, et des choix politico-administratifs quant à
la sécurité et à ses multiples conséquences, elle pose un véritable défi aux sociologues de l’action publique.
Néanmoins, et l’expérience dramatique en matière de transfusion sanguine le montre, le cadre dans lequel se situe la problématique des produits d’origine humaine est bien celui de la
santé publique, entendue comme forme d’action collective
organisée à partir d’un état particulier de la connaissance
scientifique. L’action en santé publique qui en découle, dans
le but de répondre par une approche collective aux problèmes
concrets menaçant la santé des individus, s’élabore ainsi au
croisement de deux mondes : celui de la science et celui du
politique. L’interdépendance est réelle et il serait illusoire,
voire dangereux, de croire qu’à elle seule la science détermine
ces choix collectifs. La science peut dire ce qui est, pas ce qui
doit être. Or, l’action en santé publique est une projection
dans l’avenir d’un état incertain constaté au présent, un pari
sous-tendu certes par des faits, mais aussi par des valeurs,
des intérêts (légitimes au demeurant) et des représentations
conflictuelles.
À cette double détermination scientifique et politique vient
s’ajouter une troisième particulièrement prégnante dans le secteur de la santé (mais qui ne lui est pas spécifique), celle des
pratiques. Si les choix collectifs élaborés peuvent espérer déterminer les pratiques, celles-ci construisent et déterminent les
choix. L’interaction est permanente et l’équilibre entre régulation et pratiques est toujours instable car soumis à de fortes
pressions. En effet, toute régulation encadre la course à l’innovation thérapeutique dont la correction des excès est conçue en
fonction de considérations autres que curatives (de santé
publique, économiques, éthiques, sociales, etc.). Dans cette
perspective, la question qui se pose aux chercheurs en
sciences sociales et politiques peut se définir en relation avec
un objectif générique : éclairer l’interaction des pratiques et des
régulations à la lumière de leurs déterminants et de leurs
effets.
1. Sous-chapitre rédigé par M. Setbon.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
137
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Les recherches, pour être pertinentes, c’est-à-dire pour espérer
contribuer à éclairer les choix publics, doivent tendre à intégrer
trois dimensions constitutives de la problématique : la complexité, la pluridisciplinarité, l’universalité. Chacune d’elles
détermine des contraintes particulières que la conception
méthodologique des recherches doit prendre en compte pour
réduire les effets. Ainsi, une approche systémique et inductive
est mieux adaptée à la complexité de la réalité, à tout le moins
dans un premier temps. C’est un préalable pour envisager des
hypothèses permettant d’inférer des relations causales entre
variables qu’il s’agira ensuite de vérifier. La pluridisciplinarité
est une nécessité qui permet d’associer diverses connaissances, précises mais partielles, sans lesquelles il serait difficile d’éviter les deux pièges fréquents dans ce type de
recherche : la généralité et/ou l’invalidation par des faits
démontrés. Enfin, l’universalité des problèmes posés à la santé
publique par le développement de l’utilisation des produits
humains (comme la plupart des problèmes de santé publique),
consacre l’intérêt de la méthode comparative (internationale et
intranationale). Elle seule permet de montrer, à travers la diversité des réponses (comme mélange de connaissances scientifiques, de pratiques et de régulations publiques) d’une part les
variables qui les déterminent, et d’autre part leurs relations
avec les effets constatés. Bien maîtrisée, la comparaison
contrôle (valide ou falsifie) les hypothèses et les résultats avancés au plan local ou national.
Conceptuellement, ces recherches peuvent s’organiser en fonction de trois sous-objectifs qui, selon les données existantes,
l’expertise disponible et les conditions de faisabilité, peuvent
ou non se cumuler au sein d’une même recherche :
● un objectif descriptif : le problème, les acteurs et les pro-
cessus. Il est indispensable de pouvoir décrire avec la
plus grande précision la nature et la structure du problème posé, qui fait quoi face à lui et comment cela est
fait ;
● un objectif analytique : quels sont les facteurs détermi-
nant les choix retenus et les écarts entre ces choix et les
pratiques ? Quelles sont les relations de pouvoir entre
ceux qui font, ceux qui cherchent à réguler, ceux qui informent, ceux qui utilisent, etc. ? Ces déterminants sont-ils
de nature locale ou nationale (organisationnels, structurels, culturels, etc.), ou bien universaux et relevant davantage de la structure du problème ?
138
Haut Comité de la Santé Publique
● un objectif évaluatif : problème et réponses constatées
sont confrontés à leurs effets. Bien entendu, les effets
peuvent être abordés en termes d’efficacité, d’efficience,
mais aussi en termes d’effets pervers indésirables (qu’ils
soient strictement iatrogènes mais aussi sociaux,
éthiques, psychologiques, etc.).
D’un point de vue opérationnel, nous proposons d’appliquer ce
cadre de recherche à l’utilisation des produits d’origine
humaine selon trois axes distincts et complémentaires :
● à l’échelle nationale il s’agira de promouvoir des
recherches comparées (sur plusieurs sites hospitaliers)
prenant pour objet un domaine technique particulier :
greffe d’un organe ou d’un tissu (rein, cornée, etc.) ;
● à l’échelle internationale, les recherches permettront de
comparer les circuits et méthodes organisées de collecte des tissus et organes humains et les traitements
qui leur sont appliqués : tests, sélection, conservation,
etc. ;
● à l’échelle nationale ou internationale des recherches
viseront à montrer comment sont introduites et mises en
place les régulations (origine, fondements, généralisation,
etc.) et surtout comment elles sont ou non rendues effectives. De plus, la comparaison entre les moyens mis en
œuvre pour réduire les risques iatrogènes de ces techniques innovantes nous paraît extrêmement utile (prévention, contrôle, veille, etc.).
Pour chacune des recherches envisagées, il s’agira de déterminer en fonction des objectifs visés (descriptif, analytique, évaluatif) un cadre conceptuel et des outils méthodologiques adaptés aux ambitions affichées.
Recommandations pour
la recherche
dans le domaine
juridique
Il serait particulièrement judicieux que soit entreprise une analyse juridique des différentes structures qui œuvrent dans tous
les domaines relatifs aux organes, produits, cellules et éléments du corps humain.
Il y aurait lieu notamment de se demander comment sont couplées les activités publiques avec des activités appuyées sur
des logiques de type privé. Il faudrait notamment s’interroger
sur les dangers éventuels de dérive liés au modèle privé par
rapport au modèle initial de type public.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
139
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Une autre question mérite d’être particulièrement travaillée,
celle du passage du « don » à l’activité commerciale. La question n’est pas de savoir si la première est ou non supérieure à
la seconde ; en revanche il faudrait s’interroger sur la manière
dont chacune de ces logiques est arrimée à l’autre.
Compte tenu des lois du 29 juillet 1994 ainsi que d’autres
textes récents, une étude sur le recours aux agences ainsi
qu’aux établissements publics serait particulièrement précieuse. Elle permettrait notamment de vérifier quelles sont les
spécificités des agences par rapport à d’autres structures juridiques voisines.
Enfin, une question d’ensemble devrait être abordée, celle des
rapports existant entre un modèle juridique et donc social, celui
du sujet de droit et de la personne humaine, au regard des
conceptions médicales qui ont tendance à concevoir l’individu
comme un individu biologique.
140
Haut Comité de la Santé Publique
Chapitre 17
Conclusion, propositions
d’action et de réflexion
Ce qu’est
ce rapport,
et ce qu’il
n’est pas
La saisine du Haut comité de santé publique par B. Kouchner,
ministre de la Santé et de l’Action humanitaire, proposait aux
réflexions du groupe de travail un domaine immense. L’objectif
était de faire apparaître, si elles existent, les situations communes plus ou moins latentes, susceptibles d’éclairer la mise
en place d’une politique cohérente. Effrayant au début, ce programme nous a semblé de plus en plus pertinent au fur et à
mesure de notre travail.
La meilleure comparaison que l’on puisse faire est celle de la
photographie aérienne, capable de déceler, par l’examen à distance, une configuration de terrain non repérable par ceux qui
sont confinés à la surface du sol.
Le caractère global de la démarche se situe au sein de deux
dimensions au moins :
• Le groupe de travail n’a pas voulu exclure a priori un
produit humain… en particulier le sang et les produits
dérivés font partie de plein droit de son domaine de
réflexion. Les leçons que l’on peut retirer des drames
de la transfusion sanguine sont riches d’enseignement
pour les transplantations d’organes et de tissus.
• L’approche du prélèvement et de l’utilisation des produits humains n’exclut aucun domaine de réflexion : en
aucun cas le groupe de travail ne s’est limité aux techniques cliniques et biologiques, mais a fait appel aux
apports de l’économie, du droit, des sciences humaines
et sociales, et de la réflexion éthique.
Dans cette exploration à deux dimensions, ce rapport a pour but
essentiellement de déceler les problèmes communs — avec
leurs modalités spécifiques — à l’utilisation des produits
humains, en insistant sur les points qui peuvent éclairer
l’ensemble. Et aussi d’individualiser les domaines destinés à
des réflexions ultérieures approfondies. Nous espérons ne pas
en avoir trop oublié.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
141
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
Mais il est parfaitement clair que ce rapport n’est pas une
somme, où l’on trouverait une proposition de réponse à tous
les problèmes. Ceci ne correspondrait pas aux objectifs, ni aux
capacités d’un groupe de travail de taille modeste, au temps
limité, et aux compétences non universelles.
Parmi les problèmes, l’analyse du groupe de travail se situe à
des niveaux de focalisation variable.
Dans certains cas, le rapport se contente de signaler les problèmes (exemple : l’examen de la dynamique des patients inscrits sur les listes d’attente au 1er janvier d’une année montre
que certains sujets qui n’ont pas été greffés cette même année
sont décédés ; il serait important d’étudier en détail les causes
de ces décès).
Dans d’autres cas, l’analyse du rapport va plus loin ; elle
esquisse et discute des solutions, et fournit les premiers éléments d’un débat qui devait de toute façon avoir lieu (ainsi en
est-il de la proposition de discuter sérieusement la création
d’une discipline universitaire de transplantologie, ou de revoir le
mode de financement hospitalier).
Enfin, le zoom du groupe de travail a examiné avec beaucoup
plus de détails certaines questions, en raison de leur importance, mais aussi parce qu’elles correspondaient à une compétence et à un intérêt particulier de certains membres du groupe
(exemple : la sécurité infectieuse, l’analyse des lois bioéthiques, la place et le sens du don dans la mise en circulation
des produits humains, l’étude économique de certaines transplantations d’organes…).
Il ne faut donc pas voir dans ce grossissement variable l’idée
d’une hiérarchie des problèmes. Par exemple, la sensibilisation
et l’information du public sont des conditions majeures d’une
politique d’organisation et de développement des transplantations. Mais nous n’avons pas approfondi cette partie.
Les idées- Ce rapport est centré sur quelques idées-forces, qui sont autant
forces de messages :
● Les transplantations d’organes et de tissus constituent
dans l’ensemble des thérapeutiques peu contestables.
À la question préalable qu’il convenait de se poser : faut-il
transplanter et greffer des produits humains ? le groupe de
travail à répondu très rapidement par l’affirmative. En
effet, il est clair que les greffes donnent de bons résul-
142
Haut Comité de la Santé Publique
tats : cette thérapeutique a fait ses preuves en prolongeant dans d’assez bonnes conditions la vie de personnes menacées et, en ce sens, il vaut la peine
d’essayer de créer des conditions pour poursuivre cette
pratique et que des recherches lui permettent de progresser. Mais toutes les transplantations ne présentent pas
cependant un bilan d’efficacité égale. Ce bilan est particulièrement favorable dans le cas de la transplantation la
plus ancienne et la plus pratiquée : la greffe de rein a
tous les avantages d’efficacité et d’efficience par rapport
à l’autre thérapeutique substitutive à l’insuffisance rénale
terminale, à savoir la dialyse.
● Il s’agit de produits humains. Dans cette alliance de
mots, une dérive facile est de mettre l’accent sur le substantif, d’envisager le processus sur un modèle de production industriel ou artisanal selon les cas, et d’utiliser
de façon exclusive un vocabulaire trop gestionnaire ou
économique.
En fait, le mot important est l’adjectif humain, c’est lui qui
justifie la saisine et le présent rapport. Cette spécificité
d’origine du produit fait toute la différence avec la production d’autres formes de moyens thérapeutiques (médicaments, dispositifs médicaux divers). Cette spécificité
porte un nom, c’est celui de personne source.
Si les quatre premiers critères retenus, efficacité, efficience, équité, sécurité, sont communs à tous les procédés thérapeutiques, le cinquième critère retenu, l’acceptabilité sociale, que nous avons appelée aussi acceptabilité
civique, est dans ce cadre tout particulièrement lié à l’origine du produit, qui est le corps d’une personne. Les lois
bioéthiques ont justement proclamé le respect dû au
corps des personnes, et fixé les règles concrètes qui président à l’utilisation des produits.
● L’utilisation des produits humains bouleverse les repères
anthropologiques. Les thérapeutiques réparatrices par
remplacement d’une partie défaillante du corps humain
mettent au centre de l’expérience de la situation de maladie, un morcellement du corps, parce qu’elles utilisent les
« produits » thérapeutiques dont la source est le corps
humain devenu, au même titre que le verre ou le papier,
matière à recycler. Ce « dépeçage » est rendu possible
parce que de nouvelles connaissances sur le corps permettent de définir de manière plus souple des frontières,
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
143
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
perçues autrefois comme tranchées, entre deux individus,
entre le vivant et le mort, entre l’animal et l’humain. De
plus, la possibilité de conserver certaines de ces parties
en des lieux externes au corps, par la suspension de processus vitaux pour un temps indéterminé, trouble les
notions d’espace corporel (comme le dehors et le dedans)
et de relation au temps (le passé et l’avenir, le jeune et le
vieux, le commencement et la fin). Les personnes
confrontées à ces nouvelles thérapeutiques ne situent
plus de façon claire les repères corporels de la singularité
d’un individu, de son appartenance à une espèce, de sa
place dans un réseau de relations et dans une chaîne de
générations, de la mort inéluctable. Il devient difficile
dans de telles conditions de « bien agir », c’est-à-dire de
savoir quels sont les critères pertinents pour décider d’un
acte précis.
● L’essence même de la pratique médicale est de ce fait
profondément changée. Naguère la profession médicale
avait le monopole d’une activité exercée sur les personnes dans l’intérêt de la santé de celles-ci. Dans l’exercice de cette activité thérapeutique, la liberté du médecin
est totale, dans les limites imposées par la science médicale et par la déontologie de la profession.
Dans ce nouveau contexte de la transplantation, le médecin est amené à intervenir sur des personnes (les personnes sources) pour des motifs autres que leur intérêt.
Il sort donc de son activité traditionnelle. Il n’est pas surprenant que cette activité soit l’objet d’une réglementation stricte : c’est l’objet des lois du 29 juillet 1994.
● Bien que le danger soit actuellement mince, par défaut de
greffons, le développement souhaitable ne doit pas se
transformer en une logique de développement pour le
développement, telle que celle qui a peut-être prévalu
pour la transfusion sanguine. « La bonne transfusion est
celle qu’on ne fait pas », a dit le Professeur G. David. Par
là, il voulait signifier que les indications doivent rester très
restrictives, se limitant au cas où le bénéfice de l’acte
transfusionnel l’emporte beaucoup sur les possibles
risques et inconvénients. Il en concluait que la transfusion
doit être une activité de service public dont un des buts
relève d’une mission sacrificielle et tendre éventuellement
à son remplacement par des substitutions comportant
des risques moindres.
144
Haut Comité de la Santé Publique
Ces mêmes idées doivent prévaloir dans la mise en place
d’une politique de transplantation d’organes et de tissus.
Elles doivent s’appliquer dès maintenant dans tous les
cas où il n’y a pas de pénurie de greffons (tissu osseux
par exemple).
Améliorer la pratique des transplantations pour sauver
des vies, bien sûr. Mais avec discernement, sur des indications indiscutables et précises, qui tiennent compte
des conditions de vie qu’aura le patient après l’intervention. Il faut être prêts à mettre le pied sur le frein pour éviter tout emballement, et conserver la préoccupation permanente de trouver des méthodes et des produits de
substitution aux produits humains.
● La transplantation d’organes et de tissus vivants
demeure essentiellement, même quand il s’agit apparemment d’une activité de routine, un domaine majeur de
recherche. En effet, on remplace une maladie chronique,
celle liée à l’insuffisance d’organes ou de tissus par une
autre, celle du rejet, associée à des affections secondaires possibles liées à l’immunodépression non spécifique (la plus importante des affections iatrogéniques). On
reste relativement impuissants pour prévenir le rejet et
les complications de l’immunosuppression.
Cette recherche est bien entendu d’ordre biologique et
médical. Pendant longtemps, on a beaucoup trop souvent considéré la transplantation sous l’angle quasi
exclusif du geste chirurgical, les actions médicales et biologiques n’étant considérées que comme des gestes préou postopératoires. Or, le geste chirurgical, difficile et
spectaculaire, a atteint depuis longtemps sa maturité et
est sans doute proche de la perfection. Il n’en est pas de
même de l’action médicale et biologique : le but à
atteindre encore lointain est la tolérance spécifique du
receveur au greffon particulier qu’il reçoit. Il faut se donner les moyens de relever ce défi grâce à une politique et
une organisation cohérentes qui s’inscrivent dans le long
terme.
Mais, en raison du bouleversement que les transplantations apportent à la pratique médicale et aux repères
anthropologiques, la recherche doit aussi concerner les
sciences humaines et sociales, et politiques. Ceci a été
développé au chapitre 16.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
145
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
● L’utilisation des produits humains quels qu’ils soient
pose les mêmes problèmes de sécurité infectieuse (virale
en particulier) que le plus utilisé d’entre eux : le sang.
Toutes les leçons reçues de la crise de la transfusion doivent être retenues ; les précautions doivent être aussi
rigoureuses que pour le sang, tout en étant adaptées aux
conditions particulières que représentent la « pénurie » de
greffons, la gravité de l’affection qu’on veut traiter. Au
danger de virus des hépatites B et C, des diverses formes
du VIH, des HTLV, s’ajoute celui, certes faible, mais néanmoins important des Agents transmissibles non conventionnels (ATNC). Il faut en amont réaffirmer l’importance
fondamentale du dépistage clinique. Celui-ci est d’ailleurs
le seul possible dans le cas des ATNC. En aval, s’impose
la mise en place de dispositifs de biovigilance semblables
à l’hémovigilance en voie de création. Peut-être les deux
systèmes devraient-ils se développer de façon concertée,
en raison de l’identité des problèmes et de la similitude
des méthodologies.
● Le problème immédiat le plus grave est le petit nombre
de greffons prélevés dans de bonnes conditions. Ce
nombre est en baisse depuis quelques années. Cette
baisse est particulièrement aiguë pour les organes vitaux.
Dans la grande majorité des cas, les listes d’attente
s’allongent ou au minimum restent longues et stationnaires, de telle sorte que des sujets meurent faute d’avoir
pu bénéficier d’une greffe qui aurait pu les sauver.
Ce phénomène, qui n’est pas propre à la France, est complexe : il est dû autant à des difficultés d’ordres technique, biologique et organisationnel qu’à la réticence grandissante du public à l’égard des prélèvements. La France
a pourtant connu une diminution des dons d’organes plus
précoce et plus importante que les autres pays. Une telle
tendance est-elle inévitable ? Il conviendrait d’étudier en
détail le type d’organisation et de moyens que met en
œuvre un pays comme l’Espagne, qui s’est montré
capable de maintenir une progression importante et continue des dons, apparemment sans heurter l’opinion
publique.
Bien que certains pays comme les États-Unis et les pays
scandinaves aient recours pour les organes vitaux à des
donneurs vivants, les médecins transplanteurs français
restent particulièrement réticents à l’égard de cette solu-
146
Haut Comité de la Santé Publique
tion. Ici encore se pose un problème de légitimité, et
d’acceptabilité sociale et civique. Cette question mérite
une investigation à la fois prudente et déterminée.
En même temps, de façon très légitime, se mène une
politique de santé qui vise à diminuer les circonstances
productrices potentiellement de cadavres susceptibles de
fournir des greffons : ceci est particulièrement vrai des
accidents de circulation. Il faut bien entendu poursuivre
cette politique.
La diminution, le maintien ou l’accroissement des prélèvements est donc avant tout un problème de société, soumis à des contradictions difficiles. Ceci signifie qu’un
débat public doit être engagé. C’est la condition pour que
les mesures techniques que peut préconiser ce rapport
aient des chances d’être efficaces.
● Une des leçons de l’affaire du sang contaminé est la prise
de conscience de la faiblesse de l’État pour imposer la
politique de sécurité qu’il avait préconisée. Jusqu’à ce
passé récent, en matière de transplantation, il n’est pas
illégitime de penser que les critères d’autorisation des
centres de transplantation n’ont pas obéi à des règles
claires et satisfaisantes en termes de santé publique. La
reprise en main actuelle qui se traduit par la création de
l’Agence française du sang et de l’Établissement français
des greffes est certainement heureuse. Mais il ne faudrait
pas qu’il ne s’agisse que d’un contrôle administratif ni
que soit oubliée la finalité de santé publique.
● Une autre leçon de l’affaire du sang est l’intérêt de
l’étude approfondie des expériences étrangères. Dans ce
cas, la comparaison des politiques françaises et celles de
deux autres pays a permis de comprendre où se sont
situées les défaillances de notre système.
Le groupe de travail a pu confirmer cet intérêt en examinant, de façon certes superficielle, quelques systèmes
étrangers d’organisation des transplantations d’organes
et de tissus.
Ce type de rapprochement devrait être systématique et
étendu à d’autres pays. Il y a peu à espérer des études
purement franco-françaises.
● L’utilité de l’organisation en réseaux de la transplantation
est apparue clairement au cours des réflexions du groupe
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
147
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
de travail : coopération organisée entre les centres de
transplantation, mise en place d’un système opératoire et
hiérarchisé du suivi des malades transplantés.
● L’affaire du sang contaminé a conduit à mettre en cause
la formation médicale, et tout particulièrement l’absence
de culture en santé publique des médecins.
Incapacité à prendre en compte les données de l’épidémiologie, à gérer les risques, hypertrophie de l’individualisme, rejet d’une vision volontariste et collective des problèmes de santé sont des causes majeures du scandale
de la contamination des transfusés.
Un développement harmonieux de la politique de transplantation d’organes et de tissus exige qu’on y remédie.
● Enfin, le domaine de la transplantation d’organes et de
tissus, parce qu’il s’agit d’un domaine de pratique bien
circonscrit, peut être l’occasion d’une activité très coordonnée et interdisciplinaire où se joignent et interagissent les recherches et investigations en biologie, en clinique, en épidémiologie, en informatique, en économie
de la santé, en organisation du système de soins, en
sciences humaines et sociales, en anthropologie et en
éthique. Le spécialiste de chacune de ces disciplines a
sa place, en particulier les dernières citées. En cela, la
transplantation pourrait s’avérer exemplaire pour faire
émerger une vision plus complète et plus vraie de la
médecine et de la santé.
Propositions En dehors des propositions de recherches détaillées au chad’action pitre précédent, le groupe de travail soumet un certain nombre
et de réflexion de propositions d’action et de réflexion.
● C’est au poids très fort donné à la recherche qu’on peut
rattacher les propositions suivantes :
• une structuration plus serrée des centres autorisés à
faire des greffes d’organes et de tissus. Un premier
objectif est la qualité des soins et des résultats. Mais,
un autre objectif majeur des activités de transplantation
étant leur auto-amélioration, et par conséquent la
recherche sur les greffes, il y a un intérêt évident à ce
que les centres autorisés de greffes d’organes atteignent une masse critique suffisante. Cette proposition
n’est pas un plaidoyer pour le gigantisme, et doit res-
148
Haut Comité de la Santé Publique
pecter les exigences de l’accès aux soins et de la qualité de l’accompagnement des patients. Il convient
aussi de trouver des solutions qui ne figent pas des
situations acquises. La politique d’autorisation des
centres de prélèvement et de transplantation doit être
l’objet d’une planification souple.
Dans cette perspective, on peut avancer les idées corrélatives suivantes :
• la suggestion de centres de transplantation multiorganes doit être étudiée si l’on veut bien admettre que
les problèmes qui unissent les transplantations des
divers organes sont plus forts que les spécificités qui
les séparent. Les problèmes biologiques, les méthodes
de recherche clinique, les systèmes d’information, les
problèmes humains, sociaux et éthiques sont en grande
partie communs. De tels centres, convenablement
dotés en experts des diverses disciplines, pourraient
être exemplaires pour le développement d’une
recherche de haut niveau.
• C’est là où de tels centres de soins seraient constitués
que la création d’une discipline universitaire de transplantologie prendrait tout son sens.
• L’importance de la dimension recherche des greffes
peut justifier une réflexion sur un mode de financement
approprié des greffes d’organes vitaux, qui les fassent
sortir au moins en partie de l’allocation budgétaire globale.
● À côté de la recherche, l’accessibilité des soins est une
autre question majeure.
Le groupe de travail suggère une organisation des soins
en réseaux. En effet, un système de soins ne peut fonctionner correctement, c’est-à-dire de façon efficace, efficiente, équitable et sûre que s’il bénéficie d’un minimum
d’organisation. Cette organisation en réseaux a été suggérée à un double niveau : réseau de centres et réseau de
suivi :
• Coopération avec éventuellement échange de praticiens
entre des centres de transplantation à débit important
et d’autres à débit plus modeste de malades, mais dont
le maintien peut être jugé utile pour ne pas trop éloigner
les patients de leur domicile.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
149
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
• Mise en place de réseaux de suivi des greffés où une
partie de ce suivi pourrait être confiée à la médecine
libérale pourvu que celle-ci ait acquis la qualification
nécessaire pour l’assurer en toute sécurité. Cette organisation aurait le double mérite d’alléger la charge de
travail, destinée à croître de façon exponentielle, des
centres spécialisés, et de minimiser les déplacements
des malades.
La création de ces réseaux doit être l’objet d’incitations
fortes, mais leur réalisation pratique doit bénéficier
d’une grande liberté dans les conventions qui les organisent. Cette création doit être envisagée sérieusement.
Ce type de suggestion dépasse de beaucoup le cadre
de la médecine de greffe. C’est un des défis de l’organisation des soins de demain.
● L’augmentation de la demande de greffons, pour satis-
faire les besoins des patients en un certain nombre
d’organes ou tissus, fait ressortir le problème de la disponibilité des greffons.
• Les obstacles auxquels se heurtent les services hospitaliers dans leurs tentatives d’obtenir des greffons
appellent, avant toute initiative, à une réflexion sur les
conditions dans lesquelles la décision de solliciter et
de prélever est habituellement effectuée, et les suites
qu’entraîne cet acte. La mise en place d’une politique
acceptable — et acceptée — de prélèvement
d’organes vitaux n’est possible qu’à cette condition.
Nos voisins espagnols semblent avoir réussi une telle
politique : il conviendrait aux futurs responsables de
l’Établissement français des greffes de le confirmer,
en étudiant de manière approfondie l’exemple espagnol.
• Le prélèvement des tissus sur cadavre froid est l’objet
d’une forte réticence de bien des professionnels français. D’autre part, elle n’est pas organisée de façon
sérieuse (tout particulièrement les cornées). Un gros
effort doit et peut être fait : l’exemple néerlandais de
BIS montre qu’on peut étendre et systématiser le prélèvement sur cadavre froid aux conditions d’une technique et d’une organisation rigoureuses. C’est là un
exemple étranger à examiner de près. Une condition
absolument indispensable si l’on veut renforcer cette
pratique est la réorganisation complète des morgues
150
Haut Comité de la Santé Publique
hospitalières : conditions normalisées de conservation,
existence à proximité d’une salle de propreté chirurgicale, destinée aux prélèvements, etc.
• Dans cette perspective, l’éducation spécifique des spécialistes des urgences, des réanimateurs qui auront à
dialoguer avec les familles, des préleveurs sur sujets
vivants et des transplanteurs, peut jouer un rôle majeur.
Cette éducation concerne avant tout la formation à la
relation avec autrui, dans un domaine où l’importance
des aspects psychosociologiques de la pratique exige à
la fois compétence et sensibilité.
• Le problème de la disponibilité des greffons ne pourra
trouver de solution que dans la mesure où un effort
d’information et de sensibilisation permettra aux uns et
aux autres d’en discuter librement, et ce faisant de se
faire une idée, en dehors de toute urgence, de sa
propre disponibilité à un acte de don. Dans cet effort, la
conjonction du travail du corps médical, des professions
infirmières, des organisations d’éducation pour la santé
(notamment les comités d’éducation pour la santé, au
triple niveau national, régional et départemental) et des
médias, devient une nécessité si l’on veut construire
une politique de transplantation qui puisse acquérir une
légitimité réelle auprès du public.
• Le groupe de travail dans sa majorité n’a pas semblé
convaincu par les arguments avancés par les transplanteurs français contre la pratique du prélèvement sur
donneur vivant. Celle-ci reste chez nous très minoritaire : 2,5 % pour les greffes rénales. D’autres pays
atteignent des proportions de 25 % à 30 %. Il serait
intéressant d’une part, d’étudier en détail la pratique
dans ces pays et le raisonnement qui la sous-tend, la
justifie et paraît la rendre acceptable et d’autre part,
mieux comprendre les réticences françaises à cette pratique, dans la mesure où les lois récentes semblent au
moins avoir mis un blocage aux risques de dérives
pécuniaires. Le groupe de travail recommande donc fortement la réalisation d’études psychosociologiques en
ce domaine et la réunion de conférence d’experts, avec
participation étrangère, qui permettent de jeter les
bases d’un débat public, pour évaluer dans quelle
mesure les réticences morales et culturelles des professionnels rencontrent celles de l’opinion.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
151
Cinquième partie
Conclusion - Recommandations
● L’intervention de l’État, trop absent jusqu’à ces dernières
années, était nécessaire.
La reprise en main des activités de transfusion et de
transplantation est en cours et ne peut être qu’approuvée. Elle se traduit par la création d’établissements
publics ou agences : médicament (produits sanguins
stables), sang (produits sanguins labiles), greffes (Établissement français des greffes), et un GIE (Groupement de
l’évaluation des dispositifs médicaux (G. MED)) pour les
biomatériaux. La mise en place de ces structures peut
inspirer deux types de craintes :
• celle d’une dérive bureaucratique, où l’accent est plutôt
mis sur le fonctionnement interne de la structure plutôt
que sur les finalités, où la culture administrative
l’emporte sur la culture en santé publique ;
• celle de conflits de frontières entre les différents organismes.
Le groupe de travail fait la suggestion d’une structure
matricielle, où les différents thèmes (médicament,
sang,…) seraient les colonnes, et où les fonctions homologues des différents organismes seraient regroupées.
Ainsi ont été déjà citées les fonctions horizontales suivantes :
• vigilance, fournie en informaticiens et en épidémiologistes qui assurent la traçabilité de l’ensemble des produits humains, et des fonctions de bio- et d’hémovigilance.
• structure d’éducation pour la santé qui sensibiliserait et
informerait le public sur les dons d’organes et de tissus, et le don de sang ;
• structure chargée de la documentation scientifique des
différents organismes (assez semblable à ce qui a été
mis en place à l’INSERM par l’intercommission) ;
• structure chargée des problèmes juridiques, nationaux
et européens ;
• structure chargée des questions d’éthique.
La liste n’est pas exhaustive. Pour chacune d’entre elles,
il pourrait être fait appel aux diverses collaborations avec
les universités, l’INSERM, le CNRS, puisant les compétences là où elles se trouvent.
152
Haut Comité de la Santé Publique
• Une dernière suggestion est la création d’une structure
qui coifferait toutes les thérapeutiques (direction ou
sous-direction, ou secrétariat général), chargée de la
coordination de cet ensemble complexe d’organismes,
dont elle s’efforcerait de contenir la tendance à une
autonomisation excessive, et auxquels elle rappellerait
la finalité commune et unique : l’efficacité, l’efficience,
l’équité et la sécurité des soins donnés aux malades,
ainsi que l’acceptabilité des conditions dans lesquelles
ces soins sont prodigués.
● Enfin, il n’est pas possible de ne pas mentionner un impé-
ratif majeur de toute politique de santé, quel que soit le
domaine que l’on considère : une révision en profondeur
de l’éducation médicale.
Notre système d’enseignement produit de plus en plus de
techniciens, d’ingénieurs, et de moins en moins de vrais
médecins.
Tel qu’il est formé, l’étudiant en médecine en arrive à
oublier que le malade a un corps, et pas seulement une
juxtaposition d’organes, mais encore plus qu’il est un
corps, et enfin qu’il n’est pas qu’un corps, mais qu’il a
une histoire psychologique, sociale et spirituelle qui détermine la personne qu’il est. Notre étudiant n’a jamais
appris sérieusement le poids de ces facteurs psychologiques et sociaux sur la santé et il ignore toute l’importance des relations qu’il entretient avec ses semblables.
C’est toute la culture des futurs praticiens qu’il faut changer.
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
153
T A B L E
Introduction
D E S
M A T I È R E S
Texte de la saisine ministérielle
VII
Avis du Haut Comité de la santé publique
IX
Rapport du groupe de travail
XI
Remerciements
XII
Chapitre 1
Genèse et présentation du rapport
Origine de ce rapport
Difficultés de la tâche : où s’arrêter ?
Difficultés de la tâche : quelles clés d’analyse ?
Chapitre 2
Définitions et précisions sémantiques
Organes, tissus, cellules, molécules
Quatre types de personnes sources
Notions fondamentales de la biologie et de la pathologie des
greffes
Première partie :
1
1
2
3
13
13
15
16
La transfusion sanguine
19
Chapitre 3
Le sang et les produits dérivés
Recommandations
19
23
Organes vitaux et tissus
27
Chapitre 4
Problèmes généraux des transplantations d’organes vitaux
27
Chapitre 5
Problèmes généraux des greffes de tissus
39
Chapitre 6
Les biomatériaux :
que peut-on espérer à court terme en guise de substitution ?
49
Deuxième partie :
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
155
Table des matières
Troisième partie :
Définition et problèmes juridiques
Les organes bio-artificiels
Les produits de substitution en général
49
50
50
Problèmes transversaux
de sécurité et d’organisation
53
Chapitre 7
La sécurité des greffes
53
La sécurité immunologique
La lutte contre les effets immunologiques néfastes
La sécurité infectieuse
Une stratégie complète
Les tests biologiques de dépistage sont loin d’être infaillibles
Un nouvel adversaire : les Agents transmissibles non conventionnels
53
55
56
56
56
58
59
Chapitre 8
Épidémiologie des prélèvements :
les problèmes de disponibilité
Baisse du nombre des transplantations
Réflexions sur la disponibilité globale insuffisante des greffons
La situation des prélèvements cadavériques dans les pays européens
Les donneurs vivants : pourquoi si peu en France ?
Recommandations
Chapitre 9
La répartition des greffons : équité et efficacité
La répartition des organes
France-Transplant et sa liste d’attente : transparence,
mais complexité
Des facteurs de non-équité subsistent
Deux autres sources de non-équité
La greffe chez les malades ne résidant pas en France
Les centres de transplantation : combien et comment ?
Faut-il créer des centres de transplantation multi-organes ?
Chapitre 10
La greffe d’organes et de moelle :
faut-il revoir les modes de financement hospitalier ?
156
Haut Comité de la Santé Publique
63
63
64
67
69
70
73
74
74
75
78
79
82
87
89
Quatrième partie :
Méta-problèmes transversaux
93
Chapitre 11
Systèmes d’information et de surveillance épidémiologique Faut-il, et comment, assurer la coordination des différents
93
établissements publics ?
93
Introduction
94
Systèmes d’information et recherche clinique
94
Développement des produits humains et recherche clinique
96
Systèmes d'information et veille scientifique
Surveillance épidémiologique de l’utilisation des produits
97
humains et de ses conséquences
97
Définition et objectifs d'une biovigilance
98
Fonction de la biovigilance
99
Les écueils à éviter
Structures nécessaires : pour une organisation matricielle
de l'information en santé publique concernant les moyens
101
utilisés en thérapeutique humaine
Chapitre 12
Les aspects sociaux des greffes
et des transplantations
Le don de produits humains est-il un don ?
Le rôle de la famille de la personne décédée :
témoin ou codécideur
Le rôle des médiateurs dans le don
Les deux dangers qui menacent la pratique de prélèvement
et l’utilisation des produits humains
107
107
108
109
111
Chapitre 13
Les aspects juridiques
Les grands principes de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994
113
113
Chapitre 14
La formation des professionnels
La formation médicale générale, initiale et continue
Généralités
Créer de nouvelles disciplines universitaires ?
Critères pour une telle création
Deux propositions à discuter
117
117
117
122
122
123
Chapitre 15
Information, éducation et sensibilisation du public
125
Produits humains et produits de substitution / Novembre 1995
157
Table des matières
Cinquième partie :
Conclusion - Recommandations
Chapitre 16
Recherches à entreprendre et à développer
Recommandations pour la recherche clinique
Recommandations pour la recherche épidémiologique
Recommandations pour la recherche biologique
Recherche et évaluation concernant l’utilisation des biomatériaux incluant des produits d’origine humaine
Développement de la pratique d’évaluations médico-économiques permettant d'éclairer la décision
Recommandations pour la recherche en sciences humaines et
sociales
Recommandations pour la recherche en sociologie politique
Recommandations pour la recherche dans le domaine juridique
Chapitre 17
Conclusion - Propositions d’action et de réflexion
Ce qu’est ce rapport, et ce qu’il n’est pas
Les idées-forces
Propositions d’action et de réflexion
158
Haut Comité de la Santé Publique
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127
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130
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132
134
135
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139
141
141
142
148
Achevé d'imprimer
sur les presses de Calligraphy Print, Rennes
Mise en page : Buroscope, Rennes
Dépôt légal : 1er trimestre 1996
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