L`Historia de rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède

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Gaël Le Morvan
Université Paris-Sorbonne (Paris IVà
Allocataire Monitrice à l’Ufr d’études ibériques et latino-américaines
« La construction des images : Persuasion et rhétorique, création des mythes »
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
École Doctorale IV (020)
Civilisations, cultures, littératures et sociétés
Maison de la Recherche Serpente, Salles D035 et D040
Jeudi 11 et vendredi 12 juin 2009
« L’Historia de rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède :
construction d’un pouvoir royal hispanique et total à travers le mythe néowisigothique »
L’historiographie, c’est-à-dire l’écriture de l’histoire ou le discours sur l’histoire, a
considérablement varié au cours du temps mais garde toujours cette constante
d’être bien souvent une arme politique et idéologique. En cela, l’histoire du discours
historiographique est le reflet de l’histoire politique et religieuse de son temps.
Rodrigue Jiménez de Rada, dit Rodrigue de Tolède (1170-1247), est l’auteur de
l’Historia de rebus Hispaniae1 – ou Historia Gothica –, l’une des principales œuvres
historiographiques de la Castille du XIIIe siècle – œuvre sans doute conclue en 1243,
parachevée en 1246 et composée à la demande de Ferdinand III, roi de Castille de
1217 à 1252 puis de León à partir de 1230. Ce chroniqueur est connu pour être un fin
manipulateur des sources et des faits historiques qu’il rapporte ; il les exploite, les
interpole et se fait non plus un simple compilateur mais un véritable historien afin de
servir le royaume de Castille et le projet idéologique royal développé au XIIIe siècle
Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Roderici XIMENII DE RADA, Historia de rebus Hispaniae
siue Historia Gothica, Turnhoult : Brepols (Corpus Christianorum Continuatio Mediaeualis,
LXXII), 1987 (désormais DRH). J’utilise également la traduction castillane du même éditeur,
Rodrigo JIMÉNEZ DE RADA, Historia de los hechos de España, Madrid : Alianza Editorial, 1989.
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dans ce même royaume. Georges Martin a signalé à ce propos, lors du premier
congrès consacré en 2002 à cet homme – considéré désormais comme le plus
grand historien du XIIIe siècle espagnol –, qu’il « réécrivit complètement l’histoire
d’Espagne »2. Rodrigue, éduqué à la cour du roi de Navarre et formé dans les
grandes universités européennes de Paris et de Bologne, fut conseiller du roi
Alphonse VIII de Castille, qui s’appuya sur lui après que ce dernier lui fit signer la paix
de Guadalajara avec la Navarre en 1207. Nommé en 1210 archevêque de Tolède
et par la suite primat d’Espagne, son rôle politique et religieux imprégna
profondément les règnes d’Alphonse VIII de Castille (1158-1214), d’Henri I de Castille
(1214-1217) et de Ferdinand III de Castille et de León3.
Le XIIIe siècle espagnol est marqué politiquement par la division territoriale et
politique de la Péninsule ibérique, le Sud – Al-Andalus – étant occupé par les Arabes
et le Nord étant divisé en plusieurs royaumes chrétiens. Ces royaumes, depuis 711 et
l’invasion musulmane, se consacrent à l’œuvre de Reconquête territoriale et
politique de l’antique Hispanie wisigothique. Je rappellerai simplement que les
Wisigoths, peuple germain nomade, construisent au Ve siècle en Hispanie – c’est-àdire sur l’ensemble de la Péninsule ibérique – un vaste et puissant empire dont le
centre politique et religieux est Tolède ; cet empire s’effondre en 711. Dès lors les
chrétiens, isolés dans le royaume des Asturies au Nord de la Péninsule, s’emploient à
reconquérir, ou plus précisément à restaurer cet empire déchu : cette entreprise
militaire est celle que l’on connaîtra sous le nom de Reconquista. Elle s’accompagne
également d’un aspect idéologique avec cette idée de restauration de l’empire
wisigoth. C’est tout du moins le programme idéologique que développent les
premières chroniques asturo-léonaises. Naît ainsi le mythe néo-wisigothique, cette
représentation historico-mythologique, qui soutient la théorie d’une continuité
ethnique, religieuse et même dynastique, entre le royaume wisigothique et les
Georges MARTIN, allocution introductive au colloque « Rodrigue Jiménez de Rada (Castille,
première moitié du XIIIe siècle) : histoire, historiographie », colloque international, ENS-LSH,
Lyon, 11-12 octobre 2002. Actes publiés dans les Cahiers de linguistique et de civilisation
hispaniques médiévales, 26, 2003. Vid. également du même auteur Les juges de Castille.
Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris : Klincksieck, 1992, p. 259 :
« Bien que l’exploitation des textes majeurs de l’historiographie astur-léonaise, castillane et
navarraise ancre l’œuvre dans la tradition, celle-ci se caractérise d’abord par une extrême
liberté de traitement et d’écriture. Rodrigue respecte l’essentiel des contenus anciens, mais il
les reprend le plus souvent de très haut, abrégeant, ajoutant, déplaçant, et surtout :
imposant résolument sa lettre aux textes qu’il prétend transcrire ».
3 Rodrigue de Tolède devint même grand chancelier du royaume.
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royaumes d’Oviedo, des Asturies, de León et de Castille4. Le processus de
reconquête territoriale vers le Sud s’interprète alors comme la restauration d’une
réalité passée, d’un ordre antérieur à la conquête de l’Hispanie par les musulmans5.
Cependant, la chronique de Rodrigue de Tolède répond à de nouvelles
conditions politiques et sociales. Avec l’héritage de León et la reconquête de
l’Andalousie, Ferdinand III domine huit royaumes, depuis la Galice jusqu’à Murcie.
Une idéologie unique, un passé et un destin communs doivent être donnés à ces
royaumes, parfois ennemis. Rodrigue, à travers l’Historia de rebus Hispaniae, se fait,
au moins sur cet aspect-là, le porte-parole de la couronne et affirme que les
Galiciens, Léonais, Castillans, Asturiens, Tolédans… ne forment qu’un seul peuple, le
peuple wisigoth. Ce même peuple conquit l’Espagne au Ve siècle et doit la
reconquérir suite à la bataille de Guadalete6. Ce peuple doit donc être convaincu
« de former une seule « nation », d’avoir une origine commune », selon les mots de
Bernard Guenée7.
Miguel-Ángel LADERO QUESADA définit ainsi le mythe néo-wisigothique : il est « la
représentation selon laquelle les royaumes asturo-léonais puis castillano-léonais doivent être
considérés comme les successeurs légitimes du royaume wisigothique », « Neogoticismus »,
in : Lexicon des Mittelalters 6, München et Zürich : Artemis, 1993, cols. 1090-1091 (col. 1090).
5 Georges MARTIN, « Historiographie et politique (Castille et León, XIIIe siècle) » : « La idea de
reconquista fue ante todo la del restablecimiento político (territorial, religioso y legal) de la
antigua Hispania gótica », « L’idée de reconquête fut avant tout celle du rétablissement
politique (territorial, religieux et légal) de l’ancienne Hispanie wisigothique ».
6 Vid. Derek W. LOMAX, « Rodrigo Jiménez de Rada como historiador », in : Actas del quinto
congreso internacional de hispanistas. II, Bordeaux : Instituto de estudios ibéricos e
iberoamericanos, Universidad de Bordeaux III, 1977, p. 587-592, en particulier p. 588 : « La
solución neogoticista que ofrecía Rodrigo, si iba contra la corriente romanizante y
humanística, no carecía de lógica ni de consistencia interna ; porque […] el « pueblo
visigodo » que Rodrigo historía no es la totalidad de habitantes de la Península sino una
minoría politizada, que dominaba en los reinos cristianos, y que identifica, en la llamada
« época visigoda » no con sus asentamientos en masa por Castilla la Vieja, sino con la
monarquía aparatosa, centrada en la urbe regia, como la llama siempre, es decir, Toledo »,
« La solution néo-wisigothique qu’offrait Rodrigue, si elle allait contre le courant romanisant et
humanistique, ne manquait ni de logique ni de consistance interne ; en effet, […] le « peuple
wisigoth » dont Rodrigue raconte l’histoire n’est pas la totalité des habitants de la Péninsule
mais une minorité politisée, qui dominait les royaumes chrétiens, et que l’auteur identifie,
dans ladite « époque wisigothique », non pas à leur établissement en masse dans la VieilleCastille, mais à la monarchie pompeuse, centrée sur l’urbs regia, comme il l’appelle toujours,
c’est-à-dire Tolède ».
7 Bernard GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris : Aubier, 1991
(1e éd. 1980), p. 345.
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Afin de comprendre comment le mythe néo-wisigothique, qui légitimait à
l’origine les prétentions impériales du royaume de León8, passe au royaume de
Castille, je m’emploierai tout d’abord à exposer brièvement le projet idéologique de
Rodrigue Jiménez de Rada pour ensuite étudier comment ce dernier rapporte la
chute du royaume wisigothique et le redressement asturo-léonais. Finalement, et afin
de saisir la « propagande » développée par l’Historia de rebus Hispaniae, je me
pencherai sur l’appropriation du système de valeurs néo-wisigothiques par la Castille
qui a pour but de revendiquer peu à peu un pouvoir pan-hispanique.
I.
Le projet historiographique de Rodrigue de Tolède
Le prologue qui ouvre l’Historia de rebus Hispaniae contient tout le projet
idéologique de Rodrigue de Tolède qui se propose de rapporter l’histoire de
l’Hispanie qu’il décrit géographiquement comme l’ensemble de l’actuelle Péninsule
ibérique. L’historien prétend sauver le passé de l’oubli9 et se pose en continuateur
des plus grands historiens qui l’ont précédé, tels Jordanès ou saint Isidore de Séville,
lequel dota le royaume wisigothique d’une forte pensée politique et participa à la
conversion de Récarède lors du IIIe Concile de Tolède en 589. Par le biais d’une
métaphore textile10, il construit son « discours » afin de rapporter le passé aux
générations futures qui devront suivre l’exemple des bons et s’éloigner de la voie
Vid. en particulier la chronique contemporaine à celle de Rodrigue Jiménez de Rada, le
Chronicon Mundi de Luc de Tuy qui défend une idéologie pro-léonaise : Lucae Tudensis
Chronicon Mundi, in : Emma FALQUE (éd.), Lucae Tudensis opera omnia. Tomus I, Turnhout :
Brepols (Corpus Christianorum Continuatio Mediaeualis LXXIV), 2003.
9 DRH, prologue, p. 5, l. 11-19 :« […] Ceterum ne desidia sapiencie inimica itinera studii
occultaret, illi, qui pro luce sapienciam habuerunt et eam rebus omnibus pretulerunt, figurales
litteras inuenerunt, quas in sillabas congesserunt ut hiis compingerent dictiones, quibus ut ex
trama et stamine quasi a texentibus oratio texeretur, et per hec futuris seculis preterita ut
presencia nunciarent et uigilita sturia arcium liberalium et officia mechanica utiliter adiuenta
scriptura posteris conseruarent », « […] Cependant, afin que la paresse, ennemie du savoir,
ne ferme pas les chemins de la connaissance, ceux qui possédaient la sagesse comme point
de référence et la plaçaient au-dessus de toutes choses inventèrent les signes des lettres et
les unirent en syllabes pour former les mots avec lesquels, de même que les tisserands avec le
fil et le tissu, on puisse former un discours et, grâce à celui-ci, rapporter aux générations
futures le passé comme s’il était le présent, afin que par l’écriture on puisse conserver pour le
futur la perpétuelle avancée des arts libéraux et les utiles inventions pratiques ».
10 Les lettres forment les mots qui, unis, forment un discours de le même façon que le tisserand
avec le fil forme le tissu. Le latin textus, à l’origine « tissu », désigne couramment, depuis
Cicéron, tout type d’ouvrage écrit.
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tracée par les mauvais. L’Histoire est ainsi exemplaire et est source de savoir, et le
lecteur doit, grâce à son entendement, comprendre le récit du passé et le garder
en mémoire ; ainsi, par sa volonté, il saura agir droitement11. La figure royale, premier
destinataire de l’Historia de rebus Hispaniae, devra donc prendre exemple sur les
bons rois qui ont construit l’Hispanie wisigothique.
Par ailleurs, le Tolédan assimile son ouvrage à la Bible. En effet, de même que
sans les Évangiles, la vie et les miracles salutaires du Christ seraient restés dans l’oubli,
de même l’origine des habitants de l’Hispanie demeurerait inconnue sans l’œuvre
de l’archevêque. Puisque les Arabes ont détruit et la « patrie » wisigothique et les
écrits du passé, il incombe d’une part aux rois chrétiens de restaurer ce royaume et
d’autre part au Tolédan de se faire le restaurateur du passé à travers son discours
historiographique12 – la patrie et l’écriture sont mises sur le même plan, sujet du
même verbe « perire ». L’Historia de rebus Hispaniae en elle-même est donc une
mise en abîme du projet idéologique de Rodrigue de Tolède.
Celui-ci se propose de rapporter, je le répète, l’histoire de l’Hispanie depuis ses
origines bibliques jusqu’à l’époque du « très glorieux roi Ferdinand III »13. Le Tolédan
DRH, prologue, p. 5-6, l. 28-40 : « Verum quia humana studia multipharie uariantur, pari
prouidencia et eodem studio sollicitudo diligens eorumdem descripsit acta sapiencium et
stultorum, fidelium et ethnicorum, uirtutes catholicas et politicas, iura canonica et ciuilia, ut
per hec mundi cursus in suo ordine dirigatur ; gesta etiam principum, quorum aliquos ignauia
fecit uiles, alios sapiencia, strenuitas, largitas et iusticia futuris seculis comendauit, ut quanta sit
differencia utrorumque exitu comprobetur, et discant posteri bonorum exemplis inniti et a
malorum semitis declinare, quia etsi ad tempus bonorum uideatur Dominus obliuisci, in fine
misericordiam non abscidet, et si ad tempus etiam impii prosperentur, tolluntur in altum, ut
lapsu corruant grauiori », « Mais comme les goûts des hommes varient de bien des façons,
leur souci attentif rapporta avec la même prévoyance et la même ardeur les actes des
sages et des idiots, ceux des fidèles et des païens, les vertus catholiques et politiques, les lois
canoniques et civiles, afin que, grâce à cela, le cours du monde se poursuive selon son
ordre ; et il en va de même pour les hauts faits des princes : parmi ces princes, quelques-uns
devinrent vils à cause de leur paresse, quant à certains autres, la sagesse, la force, la
générosité et la justice les a consacrés pour les siècles à venir, afin que soit prouvée la
grande différence de la fin de chacun d’eux et afin que leurs descendants apprennent à
s’appuyer sur les bons exemples et à éviter les sentiers des mauvais. En effet, s’il apparaît que
le Seigneur oublie momentanément les bons, au final, Il ne leur ôte pas Sa miséricorde. Et de
même, si les impies obtiennent momentanément un succès, ils sont élevés dans les hauteurs
afin qu’ils courent vers une chute plus violente ».
12 Cf. DRH, prologue, p. 6, l. 63-65 : « Tempore enim uastationis Arabum scripta et libri cum
pereunte patria perierunt, nisi quod pauca deligencium custodia euaserunt », « En effet, à
l’époque des dévastations des Arabes, les écrits et les livres périrent lorsque périt la patrie,
excepté quelques ouvrages qui furent sauvés grâce au soin de quelques hommes attentifs ».
13 DRH, prologue, p. 7, l. 72-75 : « […] a tempore Iaphet Noe filii usque ad tempus vestrum,
gloriosissime rex Fernande, ad historiam Hispanie contexendam, quam sollicite postulastis,
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ne voit donc aucune rupture historique entre Japhet, fils de Noé, et Ferdinand III,
commanditaire de l’Historia de rebus Hispaniae14. L’œuvre se place d’ores et déjà
sous le signe de la continuité. Ainsi, et puisque le passé est exemplaire, c’est l’empire
wisigothique qui est le modèle à suivre. L’invasion de 711 ne constitue pas une
rupture politique puisque l’histoire de l’Hispanie se confond avec celle de ses rois et
que le compilateur lie l’histoire castillano-léonaise qui lui est contemporaine à
l’histoire wisigothique. Il rapporte en effet que « parmi tous les princes, les siècles
eurent pour supérieurs les rois des Wisigoths […], et [qu’il a] continué leurs grandeurs
jusqu’au temps qui [l]’ont précédé, ajoutant quelques légendes que l’on rapporte à
leur sujet, ainsi que les désastres que l’Hispanie subit avant leur arrivée, cette
Hispanie où ils s’installèrent définitivement après avoir parcouru et dévasté les
provinces d’Asie et d’Europe et où ils subirent également le jugement de Dieu par les
Arabes sous le règne de Rodrigue »15. Dès lors, cette « Historia gothica », telle que la
nomme Rodrigue lui-même, dans le titre qui ouvre le premier livre de l’Historia de
rebus Hispaniae16, suppose une vision globale de l’Histoire. La continuité historique
prout potui fideliter laboraui » « […] depuis le temps de Japhet, fils de Noé, jusqu’au vôtre, très
glorieux roi Ferdinand, j’ai travaillé, aussi fidèlement que je l’ai pu, à continuer l’histoire de
l’Hispanie, comme vous me l’avez demandé avec intérêt ».
14 Cf. Dédicace du DRH, p. 3 : « Serenissimo et inuicto et semper augusto domino suo
Fernando, Dei gracia regi Castelle et Toleti, Legionis et Gallecie, Cordube atque Murcie,
Rodericus indignus cathedre Toletane sacerdos hoc opusculum et Regi regum perpetuo
adherere », « À son seigneur, le sérénissime, invaincu et toujours auguste Ferdinand, par la
grâce de Dieu roi de Castille et de Tolède, de León et de Galice, de Cordoue et de Murcie,
Rodrigue, indigne prêtre du siège épiscopal de Tolède < dédie > ce petit ouvrage, et au Roi
des rois avec une éternelle dévotion ».
15 DRH, prologue, p. 7, l. 75-78 : « Inter omnes autem principes Gothorum reges secula
precipuos habuerunt […], quorum insignia usque ad tempora que me pretereunt deriuaui,
addens aliqua que eorum historie famulantur necnon et clades quas Hispania pertulit ante
eos, in qua Hispania, peragratis Asie et Europe prouinciis et uastatis, ultimo dominio
resederunt, ubi etiam ab Arabibus sub Roderico rege Dei iudicium pertulerunt ».
16 La division du DRH en neuf livres est postérieure au Tolédan et fut introduite par Sancho de
Nebrija, premier éditeur du livre au XVIe siècle. La division en chapitres est en revanche
l’œuvre de Rodrigue. vid. Inés FERNÁNDEZ ORDÓÑEZ, « La técnica historiográfica del
Toledano. Procedimientos de organización del relato », Cahiers de linguistique et de
Civilisation Hispaniques Médiévales, 26, 2003, p. 187-221, p. 188 : « […] Hay que enfatizar que
esta segmentación no es originaria de la obra, ya que no figura en ninguno de sus
manuscritos ni en las versiones romances que dependen directamente de ellos, sino que fue
probablemente introducida en ella por su primer editor, Sancho de Nebrija, en 1545 », « […] Il
faut souligner que cette division ne fait pas partie de l’œuvre originale, puisque elle ne figure
dans aucun de ses manuscrits ni dans les versions en langue vernaculaire qui en dépendent
directement, mais qu’elle a été probablement introduite par son premier éditeur, Sancho de
Nebrija, en 1545 », et p. 203 : « En realidad, la gran novedad formal que aportó el arzobispo
respecto de los textos historiográficos precedentes y contemporáneos es precisamente la de
haber menospreciado la fragmentación en libros para proceder a un novedoso sistema de
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est revendiquée, depuis les rois wisigoths jusqu’à Ferdinand le Saint, et l’Historia de
rebus Hispaniae est une véritable histoire wisigothique qui recherche, dans le passé
de la Péninsule ibérique, les racines de la communauté espagnole du XIIIe siècle.
Il convient à présent de considérer comment Rodrigue Jiménez de Rada copie
ou remploie ses sources et met en scène le mythe néo-wisigothique pour démontrer
cette continuité et mettre en place son projet idéologique.
II. L’Historia de rebus Hispaniae et la chute du royaume wisigothique d’Hispanie
A. L’Hispanie
L’Historia de rebus Hispaniae est une chronique hispanique et nationale, dans
la lignée de l’Historia Wisigothorum de saint Isidore de Séville que Rodrigue recopie
dans la première partie de son œuvre. Le concept d’Hispanie est discutable et il
convient d’en préciser les contours afin de comprendre les enjeux de la conception
providentialiste de l’histoire développée par le Tolédan. L’Hispanie est ici décrite
comme l’ancien royaume de Tolède qui englobait l’ensemble de la Péninsule
ibérique ; elle est conçue selon la définition que saint Isidore, dans ses Étymologies et
ses Sentences donne de la patrie17, cette « entité constituée par le territoire [regnum]
et le peuple < wisigoth > [gens], que le roi [rex] gouverne et personnifie »18. Suzanne
presentación narrativa : el de la división en capítulos », « En réalité, la grande nouveauté
formelle qu’a apportée l’archevêque par rapport aux textes historiographiques précédents
et contemporains, c’est précisément d’avoir méprisé la division en livres afin de procéder à
un nouveau système de présentation narrative : la division en chapitres ».
17 Vid. ISIDORE DE SÉVILLE, Étymologies (Etimologías), José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS
CASQUERO (éds.), introduction générale par Manuel C. Díaz Díaz, Madrid : Biblioteca de
Autores Cristianos, 3e éd., 2004 (1ère éd. 1983), en particulier le livre IX. Et Les Sentences
(Sententiae Isidorus Hispalensis), Pierre CAZIER (éd.), Turnhout : Brepols (Corpus Christianorum
Series Latina, 111), 1998.
18 Ramon D’ABADAL Y DE VINYALS, Dels Visigots als Catalans, 1 : la Hispània visigòtica i la
Catalunya carolìngia, Colleció estudis i documents 13, Barcelone : Edicions 62, 1969, p. 57.
On trouve dans les Étymologies de saint Isidore une équivalence entre l'Hispania, la gens et
patria Gothorum et la patria Gothorum et regnum. Sur ce concept de l’Hispanie wisigothique
qui se concrétise grâce à l’union d’un territoire et d’un peuple dominés par un roi, vid. José
Antonio MARAVALL, El concepto de España en la Edad Media, Madrid : Instituto de Estudios
políticos, 1981.
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Teillet19 a examiné ce concept isidorien de la patrie, de la nation wisigothique :
« C’est l’union des termes rex, gens, et patria qui définit la notion de nation hispanogothique dans l’œuvre d’Isidore de Séville. C'est donc l’Espagne, si précoce dans la
conceptualisation de son statut historico-politique qui est la plus apte à se prêter à
l’étude du passage de l’idée d’empire à celle de nation ».
Dans l’Historia de rebus Hispaniae, la « patrie » est associée à l’Hespérie20 –
ancien nom de l’Hispanie wisigothique –, elle est la terre des pères à laquelle on
prête serment21, elle est enfin le territoire auquel un homme appartient22 et qu’il doit
protéger et défendre23. Dans la bouche de Pélage, premier roi des Asturies, ce
terme désigne l’Espagne wisigothique24. La « patrie » est donc un espace
géographique mais suppose également des affects politiques25.
Suzanne TEILLET, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l’idée de nation en
Occident du Ve au VIIe siècle, Paris : Les Belles Lettres, 1984, p. 7 et 8.
20 DRH, I, 3, l. 3-10 : « Filii autem Tubal diuersis prouinciis peragratis curiositate uigili Occidentis
ultima pecierunt ; qui in Hispaniam uenientes et Pirenei iuga primitus habitantes in populos
excreuerunt, et primo Cetubeles sunt uocati quasi cetus Tubal ; et atendentes stellam que ibi
post solis occubitum occultatur, occasum eius uesperum, stellam Hesperum et patriam a
stelle nomine Hesperiam uocauerunt », « Or, les fils de Tubal, après avoir parcouru plusieurs
provinces à la recherche d’un lieu où s’établir, se dirigèrent vers les confins de l’Occident ; ils
arrivèrent en Hispanie, habitèrent en premier lieu les sommets des Pyrénées et grandirent en
populations ; ils furent d’abord appelés les « Cétubales », comme s’ils appartenaient à la suite
de Tubal ; et remarquant l’étoile qui se cache là après le coucher du soleil, ils appelèrent le
coucher de cette étoile « Vesper » et l’étoile « Hesper », et appelèrent leur patrie « Hespérie »,
du nom de cette étoile ».
21 DRH, III, 1, l. 12-13 : « Et omnes in electione eius promissione spontanea subscripserunt et
fidem ei et patrie iurauerunt », « Et tous approuvèrent cette élection par un serment spontané
et jurèrent loyauté au roi [Wamba] et à la patrie ».
22 DRH, V, 2, l. 24-25 : « < Gundisaluus Nunii > strenue contra Arabes peragendo fines patrie
ampliauit », « < Gonzalo Núñez > élargit les frontières de sa patrie en pourchassant vivement
les Arabes ».
23 DRH, VI, 22, l. 11-15 : « Cumque, ut diximus, Toletani a suo principe premerentur et a uicinis
gentibus uexarentur et rex eorum de eorum miseriis non curaret, […] regi dixerunt : « Populi et
patrie te exhibe protectorem aut queremus alium defensorem » », « Alors que les Tolédans,
comme nous l’avons dit, étaient oppressés par leur propre prince et étaient persécutés par
les peuples voisins, et comme leur roi ne soignait pas leurs maux, […] ils dirent au roi :
« Montre-toi comme le protecteur du peuple et de la patrie ou nous cherchons un autre
défenseur » ».
24 DRH, IV, 1, l. 26-29 : « Set postquam Pelagius rediit, fascinus noluit tolerare […], in Asturiis se
recepit non minus magnanimus quam sollicitus, liberationem patrie adhuc sperans », « Mais
après que Pélage revint, il ne voulut pas supporter le déshonneur […], il se réfugia dans les
Asturies, aussi noble qu’inquiet, espérant toujours libérer la patrie ».
25 Sur l’emploi par Rodrigue Jiménez de Rada du terme patria pour désigner le royaume de
Castille, vid. Georges MARTIN, « La invención de Castilla (Rodrigo Jiménez de Rada, Historia
de rebus Hispaniae, V). Identidad patria y mentalidades políticas », communication au
colloque Identidades y mentalidades en el Occidente europeo (siglos XI-XV), (Universidad de
19
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L’idéologie isidorienne suppose également un fort pouvoir de l’Église qui inspire
la doctrine du prince chrétien, et en particulier de l’Église tolédane, fief de Rodrigue
Jiménez de Rada. Depuis 589, la patrie wisigothique est « cette formation politique
hispanique qui, à partir de Récarède, se tisse grâce à la patrie, la foi et les Goths »26.
Enfin, et puisque le peuple des Wisigoths est caractérisé par sa fortitudo par
saint Isidore de Séville et sa strenuitas par Jordanès – deux termes que Rodrigue
remploie constamment, il convient de préciser le rôle de l’armée [exercitus] dans la
conservation du regnum, la protection de la gens, du rex et de l’Ecclesia.
Ainsi l’Hispanie wisigothique telle que la conçoivent saint Isidore et Rodrigue de
Tolède est-elle constituée de ces cinq grandes institutions (rex, gens, regnum,
ecclesia, exercitus), institutions qui s’effondrent lors de l’invasion arabe de 711.
B. Les causes de la perte du royaume wisigothique
1. La corruption des grandes institutions wisigothiques
Le Tolédan, à la suite des chroniques asturo-léonaises, de la Chronique
Mozarabe de 754 et du Chronicon Mundi de Luc de Tuy, décrit alors la destruction
systématique des grandes institutions wisigothiques avant d’aborder le thème du
redressement chrétien. Ce récit de la chute de l’empire wisigothique est tout entier
construit selon le schéma providentiel étudié par Thomas Deswarte27 : « infidélité /
châtiment de Dieu, miséricorde / bénédiction divine ». Cette interprétation de
l’Histoire, selon laquelle la Providence divine gouverne sagement le monde, est
conforme à la doctrine du pouvoir développée par saint Grégoire le Grand puis
saint Isidore de Séville28. Le mythe néo-wisigothique naît de cette conception.
Alicante, La Nucía, 11-13 novembre 2004), à paraître dans les actes du colloque, disponible
sur internet : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00113284/en/, en particulier les pages
11-15.
26 Isabel TORRENTE FERNÁNDEZ, « Goticismo astur e ideología política », in : La época de la
monarquía asturiana. Actas del simposio celebrado en Covadonga (8-10 de octubre de
2001), Oviedo : Real Instituto de estudios asturianos, Principado de Asturias, 2002, p. 296-316,
p. 297-298 :« [La patria visigótica es] esa formación política hispánica que, a partir de
Recaredo, se presenta tejida con patria, fe y godos ».
27 Thomas DESWARTE, De la destruction à la restauration : l’idéologie du royaume d’OviedoLeón (VIIIe-XIe siècles), Turnhout : Brepols, 2003, p. 134.
28 Cf. Marc REYDELLET, La royauté dans la littérature de Sidoine Apollinaire à Isidore de Séville,
École Française de Rome, Palais Farnèse, 1981, p. 462-503 et p. 571-593.
10
Rodrigue de Tolède est le premier historiographe chrétien à s’inspirer des
sources arabes et mozarabes et en particulier de la Chronique Mozarabe de 754 qui
développe les débuts prometteurs du règne de Witiza, avant dernier roi des
Wisigoths (700-710), présenté comme un roi clément, allégeant le joug que son père
avait fait peser sur son peuple29. Cependant, le chroniqueur s’inspire également des
traditions chrétiennes du nord péninsulaire30 qui accusent ce souverain wisigoth de
tous les crimes et présentent son infidélité. Rodrigue lance contre lui les mêmes
accusations de débauche, de sacrilège et de trahison : Witiza est libidineux,
polygame et entraîne dans sa chute « le meilleur du clergé et du peuple des
Wisigoths »31, les obligeant à suivre ses mœurs impures. Selon la doctrine isidorienne
de la royauté, exposée dans le livre IX des Étymologies32, le roi doit être d’une
moralité exemplaire, car il est au service de Dieu, et bien que sa mission l’expose au
péché, il doit mener son peuple vers le salut. Rappelons sa célèbre formule « Rex eris
si recte facias : si non facias non eris ». Et puisqu’il existe une « solidarité entre
gouvernants et gouvernés »33, un roi perverti corrompt son peuple.
Witiza corrompt également l’Église de Tolède, centre spirituel du royaume
wisigothique, en nommant son frère Oppa à la tête de l’archevêché alors que
DRH, III, 15, p. 95-96, l. 12-15 : « Qui patri succedens in solio quamquam petulcus,
clementissimus tamen fuit et non solum quos pater exilio condempnauerat recepit ad
graciam […] », « Succédant à son père sur le trône, quoique licencieux, < Witiza > fut
cependant très généreux, et non seulement il remit en grâce ceux que son père avait
condamnés à l’exil […] ».
30 La Chronique d’Alphonse III, le Chronicon Albeldense, l’Historia Silense, la Chronica
Naiarensis, le Chronicon Mundi.
31 DRH, III, 15, p. 96, l. 31-33 : « Et utinam solus in suis sordibus periisset, ne nobilitatem Gothorum
cleri et populi suis inmundiciis infecisset », « Et puisse-t-il avoir péri tout seul dans ses vilenies et
ne pas avoir imprégné de ses impuretés la noblesse du clergé et du peuple des Wisigoths ».
32 ISIDORE DE SÉVILLE, Etimologías, IX, 3, 4, p. 754 : « Reges a regendo vocati. Sicut enim
sacerdos a sacrificando, ita et rex a regendo. Non autem regit, qui non corrigit. Recte igitur
faciendo regis nomen tenetur, peccando amittitur. Vnde et apud veteres tale erat
proverbium : « Rex eris, si recte facias : si non facias, non eris. », « Les rois sont appelés rois
parce qu’ils règnent. En effet, de même que le prêtre est appelé prêtre parce qu’il sacrifie,
de même le roi parce qu’il règne. Or, il ne règne pas celui qui ne corrige pas. Par
conséquent, on possède le nom de roi lorsqu’on agit droitement, on le perd lorsqu’on pèche.
D’où ce proverbe qui existait chez les anciens : « Tu seras roi si tu agis droitement : si tu n’agis
pas ainsi, tu ne le seras pas. ».
33 Marc REYDELLET, La royauté dans la littérature…., p. 583.
29
11
l’archevêque Sinderedo est encore en place : de la sorte, l’Église est victime « d’un
adultère spirituel » de même que la royauté l’est « d’un adultère charnel »34.
L’armée enfin est affaiblie puisque le roi, craignant d’être détrôné, détruit les
murailles et transforme les armes en socs de charrues, afin que s’impose, par le
désarmement, une paix fallacieuse35.
Quant à Rodrigue, le dernier roi des Wisigoths (710-711), il est élu de façon
légitime à la suite de Witiza, mais il est semblable à ce dernier puisqu’il viole la fille du
comte Julien et que ce forfait est défini comme « la raison de la funeste ruine de la
Gaulle Wisigothique et de l’Hispanie »36. La littérature postérieure, et en particulier de
nombreux romances, reprendra ce thème de la « perte de l’Espagne » causée par
la forfaiture de Rodrigue. Par ailleurs, Jiménez de Rada est le premier, parmi les
historiographes chrétiens, à insérer dans son récit le viol du Palais de Tolède par le
dernier roi des Wisigoths. L’orgueil du roi le pousse en effet à ouvrir le coffre
cadenassé par les rois qui se succédèrent à la tête du royaume : ce coffre, selon la
légende, contient une étoffe qui annonce, dans un style prophétique, la chute du
DRH, III, 17, p. 98, l. 20-23 : « Witiza autem sacrorum canonum inimicus Oppe fratri suo
archiepiscopo Hispalensi contradidit ecclesiam Toletanam, eiusdem urbis uiuente pontifice
Sinderedo, ut sicut ipse carnali, ita et frater spirituali adulterio fedaretur », « Or Witiza, ennemi
des lois sacrées, confia l’église de Tolède à son frère Oppa, archevêque de Séville, alors que
Sinderedo, l’évêque de cette ville, était encore en vie, afin que son frère soit souillé par un
adultère spirituel, comme lui-même l’était par un adultère charnel ».
35 DRH, III, 16, p. 97, l. 25-29 : « Qui cum pro suis iniquitatibus timeret expelli, muros precepit dirui
ciuitatum preter paucas, quarum muros destruere formidauit, et arma ferrea in uomeres
conmutari, ut quasi omnibus conniuens illicita uideretur quietem et pacem et libita
procurare », « Celui-ci [Witiza], comme il redoutait qu’on le chassât à cause de ses iniquités,
souhaita que les murs des villes soient détruits – excepté les murailles de quelques villes qu’il
craignit de détruire – et que les armes en fer soient transformées en socs de charrue, de sorte
qu’il semblait chercher la tranquillité, la paix et les plaisirs, comme s’il fermait les yeux sur les
erreurs de tous ».
Et III, 20, p. 102, l. 15-19 : « Gothorum enim exercitus prima uastatione perculsus et longa pace
armorum usibus dessuetus antiqua magnalia ignorabat, et facti desides et imbelles ignaui
certaminis sunt inuenti et […] ad mortem cicius quam ad fuge subsidia peruenerunt », « En
effet, l’armée des Wisigoths, terrassée par la première dévastation et ayant perdu l’habitude
du maniement des armes suite à une longue période de paix, ignorait les grandeurs du
passé ; devenus oisifs et inaptes à la guerre, ils se retrouvèrent sans force pour le combat et
[…] parvinrent à la mort avant même d’avoir recours à la fuite ».
36 DRH, III, 19, p. 100, l. 11-15 : « Rex Rodericus filiam eius, de qua diximus, uiolenter opresit. Hec
erat regi promissa, sponsaliter non traducta. […] Gallie Gothice et Hispanie exicialis excidii
causa fuit », « Le roi Rodrigue oppressa violemment la fille [de Julien] dont nous avons parlé.
Elle avait été promise au roi mais n’était pas devenue son épouse. […] Ce fut la cause de la
funeste destruction de la Gaule Wisigothique et de l’Hispanie ».
34
12
royaume et l’invasion arabe qui viendra châtier la superbe de quiconque ouvrirait
ce coffre37.
Enfin, le Comte Julien représente la noblesse traitresse : « comes Spathariorum »
de Witiza, comte des gardiens des épées du roi, et même « consanguineus » de
Witiza, il enjoint les Musulmans d’envahir l’Hispanie. Or, la relation de fidélité et de foi
qui unit la royauté à la noblesse est l’un des leitmotive de l’Historia de rebus
Hispaniae38.
L’infidélité des derniers rois des Wisigoths annonce un châtiment et la perte du
royaume. Witiza et Rodrigue sont ces contre-exemples de rois dont le Tolédan blâme
les actes.
2. De conmendatione Hispanie. Deploratio Hispanie et Gothorum et causa
excidii
Ainsi s’achève « la gloire des Wisigoths »39 : l’Hispanie toute entière est viciée.
Avant de clore son récit de la chute de l’Hispanie wisigothique, Rodrigue Jiménez de
Rada reprend – et mieux, récrit – la célèbre Laus Spanie de saint Isidore de Séville
dans une « conmendatio Hispanie » (II, 21) qui fait de l’Hispanie la terre promise, le
paradis perdu (« quasi paradisus Domini ») et même la terre qui connut l’Âge d’Or,
puisque les termes qu’il emploie dans sa description de l’Hispanie sont ceux qui,
parmi les classiques, caractérisaient cet Âge (« fecunda, amena, deliciosa, copiosa,
fertilis, copia, ubertas, libertas, humor, rius, fons »). Répondant à cet éloge de
l’Hispanie, une « deploratio » lamente la ruine des Wisigoths et insiste davantage sur
DRH, III, 18, p. 99-100, l. 16-20 : « Qua aperta reperiit quendam pannum in quo latinis litteris
erat scriptum quod « cum contingeret seras frangi, archam et palacium aperiri et uideri que
inibi habebantur, gentes eius effigiei, que in eo panno erant depicte, Hispanias inuaderent et
suo dominio subiugarent » », « Une fois [le coffre] ouvert, [Rodrigue] ne trouva qu’un morceau
d’étoffe sur lequel avait été inscrit en caractères latins que « lorsqu’il arriverait que les verrous
soient brisés, que le coffre et le palais soient ouverts et que ce qui s’y trouvait soit vu, des
peuples dont l’image avait été peinte sur ce morceau d’étoffe envahiraient l’Hispanie et la
placeraient sous leur pouvoir » ».
38 Vid. À ce sujet Georges MARTIN, « Noblesse et royauté dans le De rebus Hispaniae (livres 4
à 9) », Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, 26, 2003, p. 101-121.
39 DRH, III, 21, p. 104, l. 1 : « Hic finitur gloria Gothice maiestatis era DCCLII », « Ici s’achève la
gloire de la grandeur wisigothique, en l’ère 752 ».
37
13
les causes internes de cette chute, c’est-à-dire sur ses causes historiques40 et sur la
défaite des chrétiens41.
Ainsi le roi, le peuple, l’Église, l’armée et la patrie sont-ils détruits. L’interprétation
providentialiste de l’histoire est soulignée par l’emploi récurrent de phrases bibliques
comme cet exemple extrait de la Genèse : « La terre est pleine de violence. Car
toute chair avait corrompu sa voie sur la terre »42. Le châtiment divin est désormais
inéluctable et s’incarne dans l’invasion arabe de 711. L’Hispanie perd son unité,
divisée entre un petit royaume chrétien au Nord et un vaste royaume musulman au
Sud.
Mais précisément dans le cadre du providentialisme, cette « perte » de l’unité
due aux péchés des rois a pour corollaire l'idée de récupération d'un ordre antique,
de restauration de l'empire des Wisigoths par les rois chrétiens. L'effondrement de
l'Hispanie est « presque » total et entraîne l'émergence du mythe néo-wisigothique ;
désormais, le désir de restauration, d’une restauration providentielle, va constituer le
programme politique des royaumes chrétiens, programme qui apparaît dans notre
chronique43 et qui débute par la relève pélagienne.
40 DRH, III, 22, p. 108, l. 74-79 : « Set quia « regis ad exemplum totus componitur orbis »,
peccata Witiwe et ultimi Roderici et aliorum regum qui precesserant, quorum aliqui factione,
aliqui fratricidio seu parricidio regni usurpauerant potestatem, successione legitima non
seruata, incanduit ira Dei et Gothorum gloriam […] eiecit a facie Maiestatis », « Mais puisque
« tout le monde s’ordonne à l’exemple du roi », à cause des péchés de Witiza, du dernier
Rodrigue et des autres rois qui les précédèrent, parmi lesquels certains usurpèrent le pouvoir
par un complot, d’autres par un fratricide ou un parricide du roi, sans respecter la succession
établie, la colère de Dieu s’embrasa et écarta de la présence de sa Majesté la gloire des
Wisigoths […] ». Vid. sur les causes historiques de la chute du royaume des Wisigoths Michel
ZIMMERMAN,
« L'Espagne
wisigothique »,
http://www.clio.fr/bibliotheque/pdf/pdf_l_espagne_wisigothique.pdf, p. 7 : « La « perte de
l'Espagne » s'explique par l'excessive centralisation d'un pouvoir incapable de réagir
rapidement aux tentatives séparatistes, les querelles et les rivalités de l'aristocratie, le déclin
d'un sentiment national enraciné dans la conversion de Récarède et l'indifférence des
populations ».
41 Sur la conmendatio Hispanie, vid. l’article de Juan FERNÁNDEZ VALVERDE, « De Laude et
deploratione Spanie (estructura y fuentes literarias) », in : Los Visigodos. Historia y civilización.
Actas de la Semana Internacional de Estudios Visigóticos, III, Murcia, 1986, p. 467-462.
42 DRH, III, 16, p. 98, l. 32-33 : « Repleta est terra iniquitate. Omnis quippe caro corruperat uiam
suam », « La terre est remplie d’iniquité. En vérité, toute la chair avait corrompu sa voie », cf.
Genèse (VI, 11-12).
43 Thomas DESWARTE, De la destruction à la restauration... : « Le providentialisme va désormais
être, pour les rois chrétiens, une « arme de guerre » », p. 160.
14
C. La relève pélagienne : quel néo-wisigothisme ?
En effet, et toujours dans le cadre de la vision providentielle de l’histoire, alors
que Dieu a la volonté d’humilier « la gloire des Wisigoths » et de mettre à l’épreuve
ce peuple assimilé au peuple élu, Il reste cependant miséricordieux et souhaite
« conserver en Hispanie un refuge pour son salut »44. En effet, par l’emploi de deux
prolepses, le Tolédan annonce une relève future assurée par Pélage45, lequel fut
spathaire du roi Witiza, c’est-à-dire soldat portant son épée. Le livre III de l’Historia de
rebus Hispaniae se clôt sur la rébellion de cet homme dans le royaume des Asturies46.
Et le quatrième livre, composé de vingt-trois chapitres, est tout entier consacré à la
restauration néo-wisigothique pélagienne et aux premiers rois de la Reconquête.
L’Historia de rebus Hispaniae hérite en réalité de l’idéologie néo-wisigothique
développée par la Chronique d’Alphonse III-Rotense et par le Chronicon Mundi de
Luc de Tuy. Je présenterai brièvement cet héritage avant d’étudier le remploi du
mythe par le chroniqueur.
Les premières chroniques asturiennes présentent la relève pélagienne comme
un redressement chrétien, ethnique et dynastique. Alors qu’il présente Pélage, et
dans une volonté d’assurer une continuité historique et idéologique entre le
royaume des Wisigoths et la royauté asturienne, Rodrigue de Tolède conserve le
référent providentiel et wisigothique. Pélage, principal acteur de la révolte contre les
Musulmans et présenté comme le « messager de Dieu » (« nuncium Dei », DRH, IV, 1),
est le premier prince élu, le premier « roi » des Asturies, unique royaume chrétien
résistant à l’entrée des Musulmans. Le Tolédan précise immédiatement que la « force
DRH, III, 17, p. 98, l. 16-20 : « Pelagium etiam cuius patrem apud Tudam fuste peremerat,
uolebat pena simili condempnare, set ad Cantabriam fugiens euasit furiam persequentis,
quia uolebat Dominus liberationis asilum in Hispaniis conseruari », « [Witiza] voulait infliger un
châtiment semblable à Pélage dont il avait tué le père à Tuy avec un bâton, mais Pélage se
sauva de la fureur de son poursuivant en se réfugiant en Cantabrie, car Dieu voulait
conserver en Hispanie un refuge pour son salut ».
45 DRH, III, 15, p. 96, l. 25-29 : « Witiza […] Pelagium filium Faffile ducis Cantabrie, qui postea
contra Sarracenos cum Asturibus rebellauit, […] ab urbe regia coegit expulsum », « Witiza […]
obligea Pélage à partir de la ville royale, ce Pélage, fils de Fafila, duc de Cantabrie, qui plus
tard se rebella contre les Sarrasins avec les Asturiens », et DRH, III, 17, p. 98, l. 16-20 :
« Pelagium etiam cuius patrem apud Tudam fuste peremerat, uolebat pena simili
condempnare, set ad Cantabriam fugiens euasit furiam persequentis, quia uolebat Dominus
liberationis asilum in Hispaniis conseruari », vid. traduction en note 44.
46 DRH, III, 24, p. 113, l. 93 : « Pelagius in Asturiis rebellauit », « Pélage se rebella dans les
Asturies ».
44
15
des Wisigoths est anéantie » ; cependant, parmi ces derniers, une minorité se réfugie
dans les montagnes des Asturies. Puisque ce sont des « Wisigoths » qui se rassemblent
autour de Pélage, il est légitime de penser que les « Asturiens » qui élisent Pélage
comme roi selon le principe législatif wisigothique47 au lendemain de la bataille de
Covadonga, sont bel et bien des Wisigoths48. La continuité ethnique est donc
assurée et est précisée lorsqu’après la défaite de Munuza, seigneur musulman de
Gijón, ce sont les « Wisigoths » demeurés en Al-Andalous – terme utilisé par l’auteur –
qui, constatant que la main du Seigneur ne les a pas abandonnés, rejoignent les
troupes réunies par Pélage49.
Au niveau idéologique, Pélage projette de « libérer la patrie »50, c’est-à-dire de
restaurer l’Hispanie par son action néo-wisigothique. Au cours du célèbre dialogue
avec l’évêque félon Oppa, il affirme croire au pardon divin et espérer en la
« miséricorde divine » qui permettra au peuple de se reconstruire, aux villes d’être
Vid. José VIVES (éd.), Concilios Visigóticos e Hispano-Romanos, Barcelone-Madrid, 1963.
Contra, Georges MARTIN, « La invención de Castilla… », p. 4, note 17 : « Selon Rodrigue, les
premiers combats de la « reconquête » sont menés sous le commandement d’un Goth,
ancêtre fondateur de la dynastie royale « néo-wisigothique ». Mais le gros des hommes que
conduit Pélage est constitué d’Asturs. C’est seulement après la défaite de Munuza, seigneur
musulman de Gijón, que les Goths d’Al-Andalus, encouragés par ce revers de l’occupant,
rejoignent en nombre les rangs des troupes astures ». Cf. DRH, IV, 1, p. 114, l. 5-16 : « Hic
Pelagius […], fugiens a facie Witize, qui eum uoluerat excecare, licet spatarius eius fuisset,
apud Cantabriam se recepit, set audiens subcubuisse exercitum christianum […], sumpta se
cum sorore propria Asturiis se donauit, ut saltem in Asturiarum angustiis posset christiani
nominis aliquam scintillulam conseruare, Sarraceni enim totam Hispaniam occupauerant
gentis Gothice fortitudine iam contrita nec alicubi resistente, exceptis paucis reliquiis que in
montanis Asturiarum, Biscagie, Alaue, Guipuscue, Ruchonie et Aragonie remanserunt, quos
ideo Dominus reseruauit ne lucerna sanctorum in Hispaniis coram Domino extingueretur »,
« Ce Pélage […] se réfugia en Cantabrie, fuyant la présence de Witiza qui avait voulu
l’énucléer, bien qu’il ait été son spathaire ; mais, entendant que l’armée chrétienne avait
succombé […], il prit avec lui sa propre sœur et se dirigea vers les Asturies afin de pouvoir
maintenir au moins une petite étincelle du peuple chrétien dans les escarpements des
Asturies. En effet, les Sarrasins avaient occupé toute l’Hispanie, la force du peuple wisigoth
ayant déjà été détruite sans aucune résistance, excepté quelques reliquats qui demeurèrent
dans les montagnes des Asturies, Vizcaya, Alava, Guipuzcoa, Ruconia et Aragon, ceux-là
mêmes que le Seigneur sauva afin qu’en sa présence ne s’éteigne pas la lumière des saints
en Hispanie ».
49 DRH, IV, 4, p. 120, l. 12-15 : « Gothi autem quibus fuge facultas affuerat, audientes quod a
Gothis manus Domini non discesserat, clanculo se furantes ad Pelagium principem
aduenerunt et […] pro fide conmori elegerunt », « Les Wisigoths qui n’avaient pas eu la
possibilité de fuir, entendant que la main du Seigneur n’avait pas abandonné les Wisigoths,
rejoignirent le prince Pélage en cachette et de façon dissimulée, et […] choisirent de mourir
pour la foi ».
50 DRH, IV, 1, p. 114, l. 28-29 : « Pelagius […] in Asturiis se recepit non minus magnanimus quam
sollicitus, liberationem patrie adhuc sperans », cf. traduction en note 24.
47
48
16
« repeuplées » et à l’Église de « resurgir »51. Il appartient à l’ethnie wisigothique et
cette légitimité de la nouvelle royauté est renforcée à travers Alphonse, gendre de
Pélage, mais surtout fils de Pierre, duc de Cantabrie, dont il est dit qu’il est
« descendant du très glorieux prince Récarède »52. Ce roi wisigoth est l’exemple
même du prince chrétien puisque c’est lui qui a converti l’ensemble des Wisigoths
de l’arianisme au catholicisme : ainsi cette ascendance donne-t-elle à la nouvelle
royauté asturienne une puissante légitimité.
Au-delà de cette continuité ethnique et dynastique, le Tolédan insiste très
fortement sur la religion des deux parties en lutte : ce sont des chrétiens qui
combattent des musulmans, les villes reconquises sont « rendues au pouvoir
chrétien » et cet îlot wisigothique est décrit comme « l’unique refuge de la foi
chrétienne »53. En insistant sur le désir des Asturiens de mener « la guerre du Seigneur »
et de « défendre la foi »54, Rodrigue Jiménez de Rada introduit l’idée de croisade,
projet qu’il développa lui-même particulièrement en tant qu’archevêque primat de
Tolède. Il obtint en effet du Pape, en 1211, une bulle de croisade pour mener la
guerre contre l’Infidèle dans la Péninsule ibérique. Enfin, Pélage se réapproprie le
DRH, IV, 2, p. 117, l. 33-38 : « Set […] pondus adiciet Ecclesia ut resurgat, et ego sperans in
misericordia Iesu Christi, hanc multitudinem cum qua uenis nullatenus pertimesco ; habemus
enim aduocatum apud Patrem Dominum Iesum Christum, in quem credimus et speramus »,
« Mais […] l’Église ajoutera son autorité afin qu’elle ressurgisse, et moi, espérant en la
miséricorde de Jésus-Christ, je ne crains nullement cette multitude qui t’accompagne ; en
effet, avant le Père, nous avons comme défenseur Notre Seigneur Jésus-Christ, en qui nous
croyons et espérons ». Le Tolédan s’inspire ici du Psaume XL, 9.
52 DRH, IV, 5, p. 121, l. 12-14 : « Hic [Aldefonsus] fuit filius Petri ducis Cantabrie et habuit fratrem
qui Froyla dicebatur. Fuit autem Petrus dux ex progenie gloriosissimi principis Recharedi »,
« Cet Alphonse fut le fils de Pierre, duc de Cantabrie, et eut un frère nommé Fruela. Le duc
Pierre fut également descendant du très glorieux prince Récarède ».
53 DRH, IV, 5, p. 121, l. 16-17 : « [Aldefonsus] plurima bella gessit et ciuitates multas occupatas
ab eis (Arabibus) christiane potencie redonauit », « Alphonse mena de nombreuses batailles
et rendit au pouvoir chrétien beaucoup de villes que les Arabes avaient occupées », et l. 2932 : « Ad ipsum enim, tanquam ad singulare christiane professionis asilum, ex uicinis
regionibus, quas Arabes occupauerant, christiana mancipia concurrebant », « Les esclaves
chrétiens accouraient vers lui depuis les régions voisines que les Arabes avaient occupées
comme vers l’unique refuge de la foi chrétienne ».
54 DRH, IV, 4, p. 120, l. 16 : « Gothi […] pro fide conmori elegerunt », « Les Wisigoths […]
choisirent de mourir pour la foi », et l. 19-21 : « Aldefonsus Catholicus […] in Asturias
transmigrauit bella Domini cum Pelagio principe pugnaturus », « Alphonse le Catholique. […]
émigra vers les Asturies dans l’intention de mener la guerre du Seigneur avec le prince
Pélage ».
51
17
sacré de l’Hispanie wisigothique en transférant le coffre, les reliques et les livres de la
capitale tolédane, cœur du royaume wisigoth, au royaume des Asturies55.
Ainsi l’initiateur de la Reconquête, son gendre Alphonse et le peuple asturien
sont-ils assimilés au reliquat du royaume wisigothique qui a survécu au jugement de
Dieu, image d’une nouvelle arche de Noé : on pourrait ainsi donner sens au début
de l’Historia de rebus Hispaniae qui s’ouvre sur la descendance de Noé, personnage
élu s’il en est et dont les Wisigoths sont les héritiers. Le projet idéologique de
restauration de la royauté asturienne culmine sous Alphonse II le Chaste (791-842),
lequel, ayant déplacé sa cour à Oviedo, « restaura la gloire des Wisigoths tant dans
les églises que dans les palais, telle qu’elle avait brillé autrefois à Tolède »56. Sous
Alphonse III de León (866-910), et suivant la Chronique de Sampiro, l’archevêché
d’Oviedo bénéficie d’une translatio ecclesii, de l’Église de Tolède à celle d’Oviedo,
puisque les évêques réfugiés en Asturies s’attachent à maintenir les antiques
dispositions des Conciles de Tolède57. Il s’agit là d’une période de transition, jusqu’à
la reconquête de Tolède par Alphonse VI en 1085.
Ainsi, il existe bien une « continuité historique de la royauté »58. Le redressement
de la royauté est bel et bien wisigothique et les premiers rois asturo-léonais projettent
de restaurer les grands principes wisigothiques et l’unité territoriale et spirituelle de
l’Hispanie, le démontrant par autant d’actes symboliques.
DRH, IV, 3, p. 119, l. 36-38 : « Quod autem ab aliquibus dicitur, quod a Iuliano pontifice
Toletano et Pelagio principe reliquiarum archa et sanctorum scripta ab ecclesia Toletana in
Asturias sint translata », « Certains rapportèrent que le coffre des reliques et les écrits des saints
furent transférés de l’église de Tolède aux Asturies par l’évêque tolédan Julien et le prince
Pélage ».
56 DRH, IV, 8, p. 125, l. 19-20 : « Gothorum gloriam tam in ecclesiis quam in palaciis, ut olim
Toleti fulserat […] reparauit ».
57 DRH, IV, 19, p. 142-143, l. 28-33 : « Intra Asturiarum angustias prelati […] confugerunt, […]
antiqua Toletani concilii instituta sollicite contuentes, Ouetensem ecclesiam et ceteras,
quibus iam ut metropolis preminebat, ordinabant iuxta canonum sanctiones », « Les prélats
[…] fuirent dans les escarpements des Asturies, […] observant avec rigueur les antiques
dispositions du concile de Tolède, ils gouvernaient d’après les sanctions des canons l’église
d’Oviedo et les autres églises sur lesquelles elle avait déjà la prééminence comme
métropole ».
58 Georges MARTIN, « La chute du royaume wisigothique d’Espagne dans l’historiographie
chrétienne des VIIIe et IXe siècles. Sémiologie socio-historique », Cahiers de linguistique
hispanique médiévale, 9, 1984, p. 198-224.
55
18
III. Un héritage de vertus : le pan-hispanisme castillan dans l’Historia de rebus
Hispaniae
Alors que la continuité entre le royaume des Wisigoths et la royauté asturoléonaise est établie, les livres V à IX de l’Historia de rebus Hispaniae remploient le
néo-wisigothisme. Il s’agit même, pour Rodrigue de Tolède d’un moyen de
« propagande » – bien que le terme soit anachronique –, ce qui met en lumière
l’évolution du mythe.
Il est entendu, puisque l’historien est un produit de son temps et qu’il est
conditionné par sa formation et par l’héritage politico-culturel qu’il a reçu, que ses
idées subissent l’influence du groupe auquel il appartient, et que son œuvre, qui
recueille la mémoire du passé, dépend du présent de sa rédaction. Or, Le XIIIe siècle
est marqué par l’ascension politique de la Castille et le Tolédan est au service de ce
royaume. Alors que Claudio Sánchez-Albornoz affirme que la Castille, contrairement
au royaume de León, ne souhaite pas « récupérer le royaume wisigothique » mais
que, « née en regardant vers le présent et le futur », elle souhaite « affirmer sa
personnalité »
59,
on constate pourtant que, dans l’Historia de rebus Hispaniae, un
héritage de valeurs et de vertus wisigothiques vient renforcer la royauté chrétienne
castillane. De plus, c’est l’unité politique des royaumes chrétiens, dont la tête serait
désormais la Castille, et non plus le royaume de León comme le revendiquait le
Chronicon Mundi de Luc de Tuy, qui est prônée.
A. Strenuitas et sapiencia
Le prologue du De rebus Hispaniae énonce les vertus du bon roi : sapiencia,
strenuitas, largitas, iusticia. Je me limiterai ici à l’étude des vertus de strenuitas et de
sapiencia qui caractérisent le « monarque imaginaire » construit par le Tolédan60.
1. La strenuitas
Claudio SÁNCHEZ-ALBORNOZ, España, un enigma histórico, 2 Tomes, Barcelone : Edhasa,
2000, p. 395-396.
60 Cf. Peter LINEHAN, « On further thought : Lucas of Tuy, Rodrigo de Toledo and the Alfonsine
Historie », in : The processes of politics and the rule of law (XII), 2002, p. 427. Vid. également du
même auteur, History and the Historians of Medieval Spain, Oxford, Clarendon Press, 1993,
p. 316.
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19
Rodrigue hérite des Getica de Jordanès et non de saint Isidore de Séville la
vertu royale wisigothique de la strenuitas61, qui renvoie à la force, à la vaillance. Elle
est inhérente à la figure royale. En effet, selon les mots de Patrick Henriet, les
« souverains sont avant tout des guerriers, qui étendent leur royaume et le
repeuplent en en faisant disparaître les musulmans »62. La survivance de ce modèle
est patente dans l’Historia de rebus Hispaniae, et la strenuitas orne presque tous les
portraits des souverains décrits par Rodrigue. L’arrière-plan contextuel – la
Reconquête – dont il est la résultante n’y est certainement pas étranger, mais la mise
en avant de la strenuitas des rois chrétiens pourrait également être l’un des
procédés d’écriture choisis par le Tolédan pour renforcer la filiation de ceux-ci avec
les Wisigoths. Les rois chrétiens héritent la strenuitas des habitants de l’antique Gothia
dont Rodrigue donne l’explication étymologique, s’inspirant de saint Isidore de
Séville, dans le chapitre consacré à l’origine des Wisigoths : « Et cette zone-là est
aujourd’hui appelée Gothie. Ce nom équivaut dans notre langue à la force, et cela
est vrai, car la strenuitas d’aucun autre peuple ne s’est ainsi jetée au-devant des
royaumes et des empires »63.
C’est la strenuitas des Wisigoths qui leur permet d’imposer leur pouvoir sur toute
la Péninsule ibérique64 et c’est elle qui périclite lors de l’invasion arabe65. Notons que
les premiers à être qualifiés de strenuus après les rois wisigoths sont Gonzalo Núñez66,
fils du premier juge de Castille Nuño Rasura, puis Fernán Gonzalez, le fondateur
légendaire du royaume de Castille67 et enfin le comte castillan Sanche García68.
À partir de 580, sa source principale est Jordanès et non saint Isidore, contrairement au
procédé employé par Luc de Tuy, sa principale source.
62 Patrick HENRIET, Hispania Sacra. Le discours des clercs et la construction d’une identité
chrétienne en Péninsule ibérique occidentale (VIIIe-XIIe siècles), ouvrage original destiné à
l’obtention du Diplôme National d’Habilitation à diriger des recherches, Université de
Versailles Saint Quentin en Yvelines, 2003, sous presse, p. 401.
63 DRH, I, 9, p. 23 : « Et pars illa adhuc hodie Gothia appellatur. Interpretatio autem nominis
eorum in lingua nostra fortitudo, et re uera ; nullius enim gentis strenuitas ita regnis et imperiis
se obiecit ».
64 DRH, III, 16, l. 9 : « Gothorum strenuitas, que consueuerat regnis et gentibus imperare […] »,
« La force des Wisigoths, qui avait pris l’habitude de gouverner sur les royaumes et les peuples
[…] ».
65 DRH, III, 22, l. 15 : « Enimuero gens Afrorum, […] ei cedit Gothorum strenuitas in momento »,
« C’est un fait que la force des Wisigoths cède en un instant devant le peuple des Africains
[…] ».
66 DRH, V, 2, l. 17 : « Miliciam strenuus exercebat et pacis dulcedinem in patriam nutriebat »,
« Vaillant, < Gonzalo Núñez> exerçait le métier de soldat et entretenait la douceur de la paix
dans la patrie ».
67 DRH, V, 12, l. 12 : « Ea tempestate uir strenuus Fernandus Gunsalui comes Castelle moritur »,
À cette époque meurt un homme vaillant, le comte de Castille Fernán González ».
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Mais ce sont surtout Ferdinand Ier, roi de Castille et de León69, Alphonse VI70, qualifié
comme « celui qui prit Tolède » en 1085, c’est-à-dire comme le restaurateur de
l’antique capitale wisigothique, et Alphonse VII, « l’empereur des Hispanies », qui
possèdent cette ardeur au combat qui leur permet d’agrandir la « patrie ». Parmi
tous les princes chrétiens, l’incarnation du monarque idéal est Alphonse VIII de
Castille, duquel Rodrigue fut le conseiller. Il est justement ce « noble roi » qui, poussé
par la strenuitas qui le caractérise71, mène la guerre contre les Musulmans au nom
de Dieu72 et gagne la victoire décisive de las Navas de Tolosa (1212). Cette vertu
wisigothique agit donc bel et bien comme un fil conducteur qui relie entre eux tous
ces souverains hispaniques.
2. La sapiencia
Quant à la sapiencia, Jordanès l’élève au rang de qualité intrinsèque aux
Wisigoths. Elle est un instrument de souveraineté et d’indépendance, une vertu
politique et non pas seulement un attribut intellectuel73 ; elle renvoie au savoir mais
aussi à la capacité du roi à agir justement. Les Wisigoths sont considérés comme « les
plus sages parmi les nations barbares »74. L’utilisation de Jordanès et non d’Isidore de
Séville permet ici à Rodrigue de Tolède de s’éloigner de l’idéologie pro-léonaise de
Luc de Tuy et de son idéal royal de sainteté et d’humilité. L’éloge d’Alphonse VIII se
fonde aussi sur cette sagesse wisigothique puisqu’il n’est pas simplement le roi
guerrier mais celui qui recherche la sagesse, cette vertu qu’il possède depuis
l’enfance75 et dont il fait preuve en fondant par exemple la première université
DRH, V, 19, l. 1 : « Huic successit in comitatu Sancius filius eius, uir prudens, iustus, liberalis,
strenuus et benignus », « Son fils Sanche, un homme prudent, juste, généreux, courageux et
bienveillant ».
69 DRH, VI, 9, l. 14 : « Hic rex Fernandus uir bonus et iustus ac timens Deum et strenuus in
agendis […] », « Ce roi Ferdinand < fut > un homme bon, juste, craintif de Dieu et vaillant dans
ses actions ».
70 DRH, VI, 21, l. 2 : « Hic fuit strenuitate maxima nobilis », « Alphonse VI fut connu pour son
extrême vaillance ».
71 Cf. DRH, VIII, 4 et l’éloge d’Alphonse VIII au cours de laquelle ce roi est présenté comme un
exemple de vaillance (« stenuitas in exemplum », l. 10).
72 Cf. DRH, VII, 34.
73 Cf. Marc REYDELLET, La royauté dans la littérature…, p. 274.
74 DRH, I, 10, l. 19-20: « Gothi sapienciores pene omnibus barbaris ».
75 DRH, VIII, 15, l. 24-25 : « Enim strenuitas, largitas, curialitas, sapiencia et modestia eum sibi ab
infancia uendicarant », « En effet, sa force, sa générosité, sa sympathie, sa sagesse et sa
modestie étaient connues depuis son enfance […] ».
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espagnole de Palencia76. On retrouve ici le topos du roi comme institutor scholarum.
Le « noble roi » est glorifié et un substrat biblique vient parachever cette glorification :
tel Moïse montrant la manne aux fils d’Israël, tel Salomon – roi sage exemplaire –,
Alphonse VIII apparaît comme le pourvoyeur du savoir77. Par ailleurs, Alphonse est ce
roi qui sait s’entourer de sages conseillers pour mener « l’armée du Seigneur »78.
Ainsi, l’Historia de rebus Hispaniae serait l’histoire d’une strenuitas perdue et
retrouvée par les rois de Castille dans le cadre de la Reconquête79 de même que
l’histoire d’un sapientia wisigothique légendaire réincarnée dans la figure des
monarques castillans et en particulier dans celle du Roi Noble, Alphonse VIII dont
l’archevêque rappelle, dans son éloge funèbre, la strenuitas et la sapiencia80.
B. Un pouvoir unique et pan-hispanique
Alors que Luc de Tuy avait opté pour un certain universalisme, le Tolédan
adopte une optique « nationale » hispanique. Son objectif est d’harmoniser l’idéal
de la praeclara Gothorum posteritas avec les ambitions de la Castille. Les références
DRH, VII, 34, l. 13-19. Vid, Adeline RUCQUOI, « El Rey sabio : Cultura y poder en la
monarquía medieval castellana », Repoblación y reconquista : Actas del III Congreso de
Cultura Medieval, Aguilar de Campoo, Codex Aquilarensis, 1991, p. 80. Et du même auteur,
« La royauté sous Alphonse VIII de Castille », Cahiers de linguistique et de civilisation
hispaniques médiévales, 23, 2000, p. 215-216. Et Manuel Alejandro RODRÍGUEZ DE LA PEÑA,
« El paradigma de los reyes sabios en el De Rebus Hispaniae de Rodrigo Jiménez de Rada »,
in : Sevilla, 1248, Manuel GONZÁLEZ (éd.), Madrid, Fundación Ramón Areces, 2000, p. 757765.
77 Cf. DRH, p. 256 et Amaia ARIZALETA, « Ut lector agnosceret : discurso y recepción en la
obra de Rodrigo Jiménez de Rada (primera mitad del siglo XIII) », Cahiers de linguistique et
de civilisation hispaniques médiévales, 26, 2003, p. 163-186. Et Adeline RUCQUOI, « El rey
sabio : cultura y poder en la monarquía medieval castellana », in : Juan Luis HERNANDO
GARRIDO (éd.), Actas del III Curso de Cultura Medieval. Repoblación y reconquista, Aguilar
de Campoo, septiembre de 1991, Centro de Estudios del Románico, 1993, p. 77-87, et « La
royauté sous Alphonse VIII de Castille », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23,
2000, p. 215-241.
78 DRH, VIII, 5 et 10.
79 Peter LINEHAN, History and the historians…, « De rebus Hispanie is the story of strenuitas lost
and found, of the patria perishing and through feats of patriotism reviving. It is the protocol of
the Gothic revival. Only the Visigoths counted », « Le De rebus Hispaniae est l’histoire d’une
strenuitas perdue et retrouvée, de la patria périssant et des exploits déterminants d’un
patriotisme résurgent. C’est le protocole de la résurgence wisigothique. Seuls les Wisigoths
importaient », p. 353.
80 DRH, VIII, 15.
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22
wisigothiques qui apparaissent dans les livres V à IX de l’Historia de rebus Hispaniae
semblent servir cet objectif. Je ne prendrai que quelques exemples significatifs.
En l’an mille, le vizir al-Mansur dévaste les royaumes de León et de Castille.
Cette incursion du prince musulman est une nouvelle perte de « la gloire des
Wisigoths » et de l’Hispanie, décrite comme « le territoire des chrétiens ». Le Tolédan
compare les maux que subissent les chrétiens à ceux de 711 : ils sont un châtiment
divin en réponse aux péchés de Vermude II de León, nouveau Witiza, à cause
duquel l’Église et le peuple sont endommagés81. Ce passage est ainsi une véritable
mise en abîme qui réunit d’ailleurs temporairement les chrétiens sous le vocable de
« Wisigoths ». La « défense de la foi » permet au Tolédan de prôner l’unité des
chrétiens puisque la Castille, le royaume de León et la Navarre s’unissent contre alMansur. Dans la lutte contre l’Infidèle, c’est le référent wisigothique qui unit les
chrétiens.
Quelques années plus tard, en 1037, Ferdinand Ier, roi de Castille82, devient roi
de León par une alliance matrimoniale. Aussitôt établie l’union des deux royaumes,
un référent juridique unique rassemble la Castille et le royaume de León puisque
Ferdinand y confirme les « lois des Wisigoths »83. Pourtant, à sa mort en 1065, alors
qu’il possède l’ensemble de l’Hispanie – considérée à nouveau comme l’ensemble
des royaumes chrétiens – Ferdinand divise son territoire entre ses trois fils Sanche,
Alphonse et Garcia, auxquels il lègue respectivement la Castille, le royaume de León
et la Galice. Le pouvoir est donc divisé. Or, la conception isidorienne de la royauté
ne supporte par la division car elle suppose rébellions et trahisons. Ces trois rois sont
présentés comme héritiers du « féroce sang des Wisigoths », ils ne supportent pas le
partage du pouvoir et Sanche II de Castille (1065-1072), en « digne successeur de la
cruauté des Wisigoths », brigue les royaumes de ses frères. Ici, le chroniqueur lutte
81 DRH, V, 14-17 et en particulier 15, l. 23-29 : « Sic enim super Christianos ira celestis Regis
exarserat […]. Vnde cum ab Hispania Gothorum gloria recessisset, thesauros Ecclesie Arabes
abduxerunt et cultus Ecclesie datus est in contemptum et plaga, que acciderat tempore
Roderici et iam uidebatur obduci, passa est recidiuum », « Ainsi s’était déchainée sur les
chrétiens la colère du Roi des cieux […]. Ainsi, alors que la gloire des Wisigoths avait disparu
en Espagne, les Arabes volèrent les trésors de l’Église, le culte de l’Église tomba dans le
mépris, et la punition qui était survenue sous Rodrigue et qui semblait déjà oubliée retomba ».
82 Ferdinand Ier, roi de Castille de 1035 à 1065 et de León de 1037 à 1065.
83 DRH, VI, 9, l. 13 : « Confirmauit etiam leges Gothicas », « < Ferdinand > confirma même les
lois des Wisigoths ».
23
pour la nécessaire unité territoriale et politique du royaume84. Ces réflexions sont un
tour rhétorique du Tolédan pour imposer l’idée que l’antique unité politique et
territoriale doit être restaurée afin d’éviter tout conflit interne qui pourrait provoquer
un nouveau châtiment divin. Ainsi, au-delà des notions idéologiques, la conception
nationale pan-hispanique s’impose peu à peu.
Par ailleurs, lorsqu’en 1085 la vile de Tolède, ancienne capitale de l’empire des
Wisigoths, est reconquise par Alphonse VI qui réunit sous son autorité les deux grands
royaumes chrétiens85, c’est la Castille et non plus le royaume de León qui affirme son
pouvoir politique, tout du moins selon Rodrigue Jiménez de Rada qui unit les deux
royaumes sous le vocable de « Castille » : « La très sûre Castille assiégea Tolède et
installa ses camps pendant sept ans, bloquant les entrées de la ville »86. Cette
victoire permet à Alphonse VI de se nommer « empereur des Hespéries »87.
Alphonse VI, tout d’abord roi de León, ne devient roi de Castille qu’en 1072 : on
retrouve ainsi à nouveau le propos idéologique de Rodrigue de recouvrer l’unité
territoriale perdue et, cette fois-ci, à travers le royaume de Castille dont les
prétentions à un pouvoir hégémonique impérial sur l’ensemble de la Péninsule
ibérique sont grandissantes.
Enfin, la bataille de las Navas de Tolosa, qui marque la fin de l’empire
almohade dans la Péninsule ibérique, est relatée par l’archevêque sur un ton
épique. Alors que la bataille du Guadalete avait été considérée comme un juste
DRH, VI, 14, l. 5-13 : « Set licet ipse regnum filiis diuisisset et partem suam unicuique
assignasset, quia omnis potestas impaciens est consortis et quia reges Hispanie a feroci
Gothorum sanguine contraxerunt ne maiores aliquem uelint parem nec minores superiorem,
sepius inter Gothos regalia funera fraterno sanguine maduerunt. Rex itaque Sancius Castelle
et Nauarre finibus non contentus, inhumanitatis Gothice successor et heres, et sanguinem
fratrum sitire et ad eorum regna cepit cupidus anelare, ut nichil fratribus uel sororibus de hiis
que pater dederat remaneret, set solus totum ambiciosus haberet », « Même si Ferdinand
avait divisé le royaume entre ses fils et avait assigné une part à chacun d’eux, puisqu’aucun
pouvoir ne supporte d’être divisé et que les rois d’Hispanie doivent au féroce sang des
Wisigoths que les puissants ne veulent pas qu’on les égale et que les plus petits ne veulent
pas qu’on les dépasse, bien souvent, parmi les Wisigoths, les funérailles royales furent
entachées du sang fraternel. C’est pourquoi Sanche, ne se contentant pas des territoires de
Castille et de Navarre, successeur et héritier de la cruauté wisigothique, commença à avoir
soif du sang de ses frères et à aspirer avec avidité à leurs royaumes, afin que rien de ce que
leur père leur avait donné ne reste à ses frères et sœurs mais que lui seul, avide, possède tout
le royaume ».
85 Alphonse VI, roi de León de 1065 à 1109 et roi de Castille de 1072 à 1109.
86 DRH, VI, 22, l. 27-30: « Et rex Aldefonsus id ipsum percipiens, congregato exercitu infinito
Obsedit secura suum Castella Toletum, Castra sibi septena parans aditum que recludens ».
87 DRH, VI, 28, l. 12 : « Imperatorem Hesperie se uocabat ».
84
24
châtiment divin en réponse aux péchés des rois wisigoths, ici, la noblesse répétée du
roi, sa foi et la loyauté de ses nobles sujets annoncent dès le début une victoire
contre l’ennemi arabe selon la volonté divine88. Cette victoire réunit, derrière le roi
de Castille, l’ensemble des castillans, des navarrais et des aragonais. C’est derrière la
Croix et sous la protection de la Vierge Marie dont il est dit qu’elle fut « toujours la
patronne de la province de Tolède et de toute l’Hispanie »89 que les chrétiens
remportent cette bataille qui peut être perçue comme une revanche sur le passé.
La Castille a donc vocation à rassembler l’ensemble des chrétiens afin de restaurer
l’antique Hispanie.
Ainsi, plus on avance dans la lecture de l’Historia de rebus Hispaniae, plus le
projet néo-hispanique d’unité territoriale et politique se retrouve aux mains des rois
de Castille.
En conclusion, dans l’Historia de rebus Hispaniae, le mythe néo-wisigothique est
un outil rhétorique que Rodrigue de Tolède manie afin de créer un imaginaire
patriote. Les royaumes chrétiens se retrouvent unis, héritiers d’un passé commun et
unique. Et le Tolédan qui fut, « dans le domaine de l’historiographie royale,
l’inventeur de la Castille » selon les mots de Georges Martin90, s’approprie
l’imaginaire mythique léonais qu’il met au service de la Castille et donne à
l’ensemble des royaumes chrétiens une identité proprement « nationale ». Je rejoins
en cela l’opinion de José Antonio Maravall qui précise que « la contribution
personnelle de l’archevêque don Rodrigue est surtout d’avoir systématisé la thèse
néo-wisigothique en une vision complète de l’Histoire » 91. Dès lors, on peut affirmer
que le royaume de Castille domine les autres royaumes chrétiens et aspire à un
pouvoir hégémonique, pan-hispanique. Au-delà de la continuité généalogique que
DRH, VIII, 10.
DRH, VIII, 10 : « Erat autem in uexillis regum imago beate Marie Virginis, que Toletane
prouincie et tocius Hispanie semper tutrix extitit et patrona ».
90 Georges MARTIN, « La invención de Castilla… » : « Rodrigo fue, en el campo de la
historiografía real, el inventor de Castilla. El arzobispo toledano fue no sólo el primer
conceptor de una génesis histórica de la entidad política castellana, sino también el que le
atribuyó a Castilla su primera entidad política », « Rodrigue fut, dans le domaine de
l’historiographie royale, l’inventeur de la Castille. L’archevêque de Tolède fut non seulement
le premier conceveur d’une genèse historique de l’entité politique castillane, mais aussi celui
qui attribua à la Castille sa première entité politique », p. 1.
91 José Antonio MARAVALL, El concepto de España en la Edad Media, p. 339-340.
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89
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revendiquait le royaume de León, la Castille hérite de l’imperium des Wisigoths –
assimilés aux chrétiens – et devient « la tête du royaume ». C’est bien ce que
Rodrigue démontre avec toute sa subtilité et son savoir faire, persuadant ainsi les
récepteurs de son Historia Gothica, c’est-à-dire Ferdinand III ainsi que les nobles et
les clercs castillans de son temps.
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