1
Gaël Le Morvan
Université Paris-Sorbonne (Paris I
Allocataire Monitrice à l’Ufr d’études ibériques et latino-américaines
« La construction des images : Persuasion et rhétorique, création des mythes »
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
École Doctorale IV (020)
Civilisations, cultures, littératures et sociétés
Maison de la Recherche Serpente, Salles D035 et D040
Jeudi 11 et vendredi 12 juin 2009
« L’Historia de rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède :
construction d’un pouvoir royal hispanique et total à travers le mythe néo-
wisigothique
»
L’historiographie, c’est-à-dire l’écriture de l’histoire ou le discours sur l’histoire, a
considérablement varié au cours du temps mais garde toujours cette constante
d’être bien souvent une arme politique et idéologique. En cela, l’histoire du discours
historiographique est le reflet de l’histoire politique et religieuse de son temps.
Rodrigue Jiménez de Rada, dit Rodrigue de Tolède (1170-1247), est l’auteur de
l’Historia de rebus Hispaniae
1
ou Historia Gothica –, l’une des principales œuvres
historiographiques de la Castille du XIII
e
siècle œuvre sans doute conclue en 1243,
parachevée en 1246 et composée à la demande de Ferdinand III, roi de Castille de
1217 à 1252 puis de León à partir de 1230. Ce chroniqueur est connu pour être un fin
manipulateur des sources et des faits historiques qu’il rapporte ; il les exploite, les
interpole et se fait non plus un simple compilateur mais un véritable historien afin de
servir le royaume de Castille et le projet idéologique royal développé au XIII
e
siècle
1
Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Roderici XIMENII DE RADA, Historia de rebus Hispaniae
siue Historia Gothica, Turnhoult : Brepols (Corpus Christianorum Continuatio Mediaeualis,
LXXII), 1987 (désormais DRH). J’utilise également la traduction castillane du même éditeur,
Rodrigo JIMÉNEZ DE RADA, Historia de los hechos de España, Madrid : Alianza Editorial, 1989.
2
dans ce même royaume. Georges Martin a signalé à ce propos, lors du premier
congrès consacré en 2002 à cet homme considéré désormais comme le plus
grand historien du XIII
e
siècle espagnol –, qu’il « réécrivit complètement l’histoire
d’Espagne »
2
. Rodrigue, éduqué à la cour du roi de Navarre et formé dans les
grandes universités européennes de Paris et de Bologne, fut conseiller du roi
Alphonse VIII de Castille, qui s’appuya sur lui après que ce dernier lui fit signer la paix
de Guadalajara avec la Navarre en 1207. Nommé en 1210 archevêque de Tolède
et par la suite primat d’Espagne, son rôle politique et religieux imprégna
profondément les règnes d’Alphonse VIII de Castille (1158-1214), d’Henri I de Castille
(1214-1217) et de Ferdinand III de Castille et de León
3
.
Le XIII
e
siècle espagnol est marqué politiquement par la division territoriale et
politique de la Péninsule ibérique, le Sud Al-Andalus – étant occupé par les Arabes
et le Nord étant divisé en plusieurs royaumes chrétiens. Ces royaumes, depuis 711 et
l’invasion musulmane, se consacrent à l’œuvre de Reconquête territoriale et
politique de l’antique Hispanie wisigothique. Je rappellerai simplement que les
Wisigoths, peuple germain nomade, construisent au V
e
siècle en Hispanie c’est-à-
dire sur l’ensemble de la Péninsule ibérique un vaste et puissant empire dont le
centre politique et religieux est Tolède ; cet empire s’effondre en 711. Dès lors les
chrétiens, isolés dans le royaume des Asturies au Nord de la Péninsule, s’emploient à
reconquérir, ou plus précisément à restaurer cet empire déchu : cette entreprise
militaire est celle que l’on connaîtra sous le nom de Reconquista. Elle s’accompagne
également d’un aspect idéologique avec cette idée de restauration de l’empire
wisigoth. C’est tout du moins le programme idéologique que développent les
premières chroniques asturo-léonaises. Naît ainsi le mythe néo-wisigothique, cette
représentation historico-mythologique, qui soutient la théorie d’une continuité
ethnique, religieuse et même dynastique, entre le royaume wisigothique et les
2
Georges MARTIN, allocution introductive au colloque « Rodrigue Jiménez de Rada (Castille,
première moitié du XIII
e
siècle) : histoire, historiographie », colloque international, ENS-LSH,
Lyon, 11-12 octobre 2002. Actes publiés dans les Cahiers de linguistique et de civilisation
hispaniques médiévales, 26, 2003. Vid. également du même auteur Les juges de Castille.
Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris : Klincksieck, 1992, p. 259 :
« Bien que l’exploitation des textes majeurs de l’historiographie astur-léonaise, castillane et
navarraise ancre l’œuvre dans la tradition, celle-ci se caractérise d’abord par une extrême
liberté de traitement et d’écriture. Rodrigue respecte l’essentiel des contenus anciens, mais il
les reprend le plus souvent de très haut, abrégeant, ajoutant, déplaçant, et surtout :
imposant résolument sa lettre aux textes qu’il prétend transcrire ».
3
Rodrigue de Tolède devint même grand chancelier du royaume.
3
royaumes d’Oviedo, des Asturies, de León et de Castille
4
. Le processus de
reconquête territoriale vers le Sud s’interprète alors comme la restauration d’une
réalité passée, d’un ordre antérieur à la conquête de l’Hispanie par les musulmans
5
.
Cependant, la chronique de Rodrigue de Tolède répond à de nouvelles
conditions politiques et sociales. Avec l’héritage de León et la reconquête de
l’Andalousie, Ferdinand III domine huit royaumes, depuis la Galice jusqu’à Murcie.
Une idéologie unique, un passé et un destin communs doivent être donnés à ces
royaumes, parfois ennemis. Rodrigue, à travers lHistoria de rebus Hispaniae, se fait,
au moins sur cet aspect-là, le porte-parole de la couronne et affirme que les
Galiciens, Léonais, Castillans, Asturiens, Tolédans… ne forment qu’un seul peuple, le
peuple wisigoth. Ce même peuple conquit l’Espagne au V
e
siècle et doit la
reconquérir suite à la bataille de Guadalete
6
. Ce peuple doit donc être convaincu
« de former une seule « nation », d’avoir une origine commune », selon les mots de
Bernard Guenée
7
.
4
Miguel-Ángel LADERO QUESADA définit ainsi le mythe néo-wisigothique : il est « la
représentation selon laquelle les royaumes asturo-léonais puis castillano-léonais doivent être
considérés comme les successeurs légitimes du royaume wisigothique », « Neogoticismus »,
in : Lexicon des Mittelalters 6, München et Zürich : Artemis, 1993, cols. 1090-1091 (col. 1090).
5
Georges MARTIN, « Historiographie et politique (Castille et León, XIII
e
siècle) » : « La idea de
reconquista fue ante todo la del restablecimiento político (territorial, religioso y legal) de la
antigua Hispania gótica », « L’idée de reconquête fut avant tout celle du rétablissement
politique (territorial, religieux et légal) de l’ancienne Hispanie wisigothique ».
6
Vid. Derek W. LOMAX, « Rodrigo Jiménez de Rada como historiador », in : Actas del quinto
congreso internacional de hispanistas. II, Bordeaux : Instituto de estudios ibéricos e
iberoamericanos, Universidad de Bordeaux III, 1977, p. 587-592, en particulier p. 588 : « La
solución neogoticista que ofrecía Rodrigo, si iba contra la corriente romanizante y
humanística, no carecía de lógica ni de consistencia interna ; porque […] el « pueblo
visigodo » que Rodrigo historía no es la totalidad de habitantes de la Península sino una
minoría politizada, que dominaba en los reinos cristianos, y que identifica, en la llamada
« época visigoda » no con sus asentamientos en masa por Castilla la Vieja, sino con la
monarquía aparatosa, centrada en la urbe regia, como la llama siempre, es decir, Toledo »,
« La solution néo-wisigothique qu’offrait Rodrigue, si elle allait contre le courant romanisant et
humanistique, ne manquait ni de logique ni de consistance interne ; en effet, […] le « peuple
wisigoth » dont Rodrigue raconte l’histoire n’est pas la totalité des habitants de la Péninsule
mais une minorité politisée, qui dominait les royaumes chrétiens, et que l’auteur identifie,
dans ladite « époque wisigothique », non pas à leur établissement en masse dans la Vieille-
Castille, mais à la monarchie pompeuse, centrée sur lurbs regia, comme il l’appelle toujours,
c’est-à-dire Tolède ».
7
Bernard GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris : Aubier, 1991
(1
e
éd. 1980), p. 345.
4
Afin de comprendre comment le mythe néo-wisigothique, qui légitimait à
l’origine les prétentions impériales du royaume de León
8
, passe au royaume de
Castille, je m’emploierai tout d’abord à exposer brièvement le projet idéologique de
Rodrigue Jiménez de Rada pour ensuite étudier comment ce dernier rapporte la
chute du royaume wisigothique et le redressement asturo-léonais. Finalement, et afin
de saisir la « propagande » développée par l’Historia de rebus Hispaniae, je me
pencherai sur l’appropriation du système de valeurs néo-wisigothiques par la Castille
qui a pour but de revendiquer peu à peu un pouvoir pan-hispanique.
I. Le projet historiographique de Rodrigue de Tolède
Le prologue qui ouvre l’Historia de rebus Hispaniae contient tout le projet
idéologique de Rodrigue de Tolède qui se propose de rapporter l’histoire de
l’Hispanie qu’il décrit géographiquement comme l’ensemble de l’actuelle Péninsule
ibérique. L’historien prétend sauver le passé de l’oubli
9
et se pose en continuateur
des plus grands historiens qui l’ont précédé, tels Jordanès ou saint Isidore de Séville,
lequel dota le royaume wisigothique d’une forte pensée politique et participa à la
conversion de Récarède lors du III
e
Concile de Tolède en 589. Par le biais d’une
métaphore textile
10
, il construit son « discours » afin de rapporter le passé aux
générations futures qui devront suivre l’exemple des bons et s’éloigner de la voie
8
Vid. en particulier la chronique contemporaine à celle de Rodrigue Jiménez de Rada, le
Chronicon Mundi de Luc de Tuy qui défend une idéologie pro-léonaise : Lucae Tudensis
Chronicon Mundi, in : Emma FALQUE (éd.), Lucae Tudensis opera omnia. Tomus I, Turnhout :
Brepols (Corpus Christianorum Continuatio Mediaeualis LXXIV), 2003.
9
DRH, prologue, p. 5, l. 11-19 :« […] Ceterum ne desidia sapiencie inimica itinera studii
occultaret, illi, qui pro luce sapienciam habuerunt et eam rebus omnibus pretulerunt, figurales
litteras inuenerunt, quas in sillabas congesserunt ut hiis compingerent dictiones, quibus ut ex
trama et stamine quasi a texentibus oratio texeretur, et per hec futuris seculis preterita ut
presencia nunciarent et uigilita sturia arcium liberalium et officia mechanica utiliter adiuenta
scriptura posteris conseruarent », « […] Cependant, afin que la paresse, ennemie du savoir,
ne ferme pas les chemins de la connaissance, ceux qui possédaient la sagesse comme point
de référence et la plaçaient au-dessus de toutes choses inventèrent les signes des lettres et
les unirent en syllabes pour former les mots avec lesquels, de même que les tisserands avec le
fil et le tissu, on puisse former un discours et, grâce à celui-ci, rapporter aux générations
futures le passé comme s’il était le présent, afin que par l’écriture on puisse conserver pour le
futur la perpétuelle avancée des arts libéraux et les utiles inventions pratiques ».
10
Les lettres forment les mots qui, unis, forment un discours de le même façon que le tisserand
avec le fil forme le tissu. Le latin textus, à l’origine « tissu », désigne couramment, depuis
Cicéron, tout type d’ouvrage écrit.
5
tracée par les mauvais. L’Histoire est ainsi exemplaire et est source de savoir, et le
lecteur doit, grâce à son entendement, comprendre le cit du passé et le garder
en mémoire ; ainsi, par sa volonté, il saura agir droitement
11
. La figure royale, premier
destinataire de l’Historia de rebus Hispaniae, devra donc prendre exemple sur les
bons rois qui ont construit l’Hispanie wisigothique.
Par ailleurs, le Tolédan assimile son ouvrage à la Bible. En effet, de même que
sans les Évangiles, la vie et les miracles salutaires du Christ seraient restés dans l’oubli,
de même l’origine des habitants de l’Hispanie demeurerait inconnue sans l’œuvre
de l’archevêque. Puisque les Arabes ont détruit et la « patrie » wisigothique et les
écrits du passé, il incombe d’une part aux rois chrétiens de restaurer ce royaume et
d’autre part au Tolédan de se faire le restaurateur du passé à travers son discours
historiographique
12
– la patrie et l’écriture sont mises sur le même plan, sujet du
même verbe « perire ». L’Historia de rebus Hispaniae en elle-même est donc une
mise en abîme du projet idéologique de Rodrigue de Tolède.
Celui-ci se propose de rapporter, je le répète, l’histoire de l’Hispanie depuis ses
origines bibliques jusqu’à l’époque du « très glorieux roi Ferdinand III »
13
. Le Tolédan
11
DRH, prologue, p. 5-6, l. 28-40 : « Verum quia humana studia multipharie uariantur, pari
prouidencia et eodem studio sollicitudo diligens eorumdem descripsit acta sapiencium et
stultorum, fidelium et ethnicorum, uirtutes catholicas et politicas, iura canonica et ciuilia, ut
per hec mundi cursus in suo ordine dirigatur ; gesta etiam principum, quorum aliquos ignauia
fecit uiles, alios sapiencia, strenuitas, largitas et iusticia futuris seculis comendauit, ut quanta sit
differencia utrorumque exitu comprobetur, et discant posteri bonorum exemplis inniti et a
malorum semitis declinare, quia etsi ad tempus bonorum uideatur Dominus obliuisci, in fine
misericordiam non abscidet, et si ad tempus etiam impii prosperentur, tolluntur in altum, ut
lapsu corruant grauiori », « Mais comme les goûts des hommes varient de bien des façons,
leur souci attentif rapporta avec la même prévoyance et la même ardeur les actes des
sages et des idiots, ceux des fidèles et des païens, les vertus catholiques et politiques, les lois
canoniques et civiles, afin que, grâce à cela, le cours du monde se poursuive selon son
ordre ; et il en va de même pour les hauts faits des princes : parmi ces princes, quelques-uns
devinrent vils à cause de leur paresse, quant à certains autres, la sagesse, la force, la
générosité et la justice les a consacrés pour les siècles à venir, afin que soit prouvée la
grande différence de la fin de chacun d’eux et afin que leurs descendants apprennent à
s’appuyer sur les bons exemples et à éviter les sentiers des mauvais. En effet, s’il apparaît que
le Seigneur oublie momentanément les bons, au final, Il ne leur ôte pas Sa miséricorde. Et de
même, si les impies obtiennent momentanément un succès, ils sont élevés dans les hauteurs
afin qu’ils courent vers une chute plus violente ».
12
Cf. DRH, prologue, p. 6, l. 63-65 : « Tempore enim uastationis Arabum scripta et libri cum
pereunte patria perierunt, nisi quod pauca deligencium custodia euaserunt », « En effet, à
l’époque des dévastations des Arabes, les écrits et les livres périrent lorsque périt la patrie,
excepté quelques ouvrages qui furent sauvés grâce au soin de quelques hommes attentifs ».
13
DRH, prologue, p. 7, l. 72-75 : « […] a tempore Iaphet Noe filii usque ad tempus vestrum,
gloriosissime rex Fernande, ad historiam Hispanie contexendam, quam sollicite postulastis,
1 / 25 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !