1 Que signifie « exister » pour une particule élémentaire ? Critères d

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Que signifie « exister » pour une particule élémentaire ?
Critères d’existence et preuves d’existence
Michel Bitbol
CNRS, Paris
in: M. Serfati (ed.), De la méthode, Recherches en histoire et philosophie des mathématiques,
Presses Universitaires de Franche-Comté, 2002
(Actes du colloque « De la méthode », organisé par Michel Serfati)
Résumé: Un “critère d’existence” des entités théoriques de la physique est introduit dans un
esprit wittgensteinien. Le critère d’existence n’est ici rien d’autre que l’ensemble des
conditions conduisant à engager une pratique de recherche sous la présupposition qu’un
certain type d’entité est disponible pour des manipulations. On se demande ensuite si le sens
même du mot “existence” ne dépend pas de la nature de ces conditions d’engagement
ontologique.
Abstract: A Wittgensteinean notion of “criterion of existence” for the theoretical entities of
physics is proposed. Here, the criterion of existence is the set of those conditions which would
determine somebody to commit herself in a research activity under the presupposition that a
certain type of entity is available for manipulations. We then inquire into whether the very
meaning of the word “existence” depends on the nature of the former conditions of ontological
commitment.
Je souhaite appliquer ici aux questions d’existence en physique moderne deux
instruments d’analyse dus à Wittgenstein. Le premier, tiré de sa philosophie de la
psychologie, est la différence entre critères et symptômes; le deuxième, emprunté à
sa philosophie des mathématiques, a trait à la pluralité des sens du mot “existence”
selon le type de preuve utilisé. L’introduction du concept wittgensteinien de critère
permettra de dépasser l’habituel débat qui oppose le réalisme et l’anti-réalisme au
sujet des entités de la physique. L’interrogation sur le lien qu’il peut y avoir entre le
sens du mot “existence” et le genre de la preuve d’existence, nous conduira quant à
elle à clarifier la pratique des physiciens contemporains des hautes énergies, qui
cherchent à prouver l’existence de particules prévues par les théories les plus
crédibles, tout en soupçonnant que le sens qu’il faut attribuer au mot “existence”
dans ce cas n’est peut-être pas le même que dans le cas des objets d’échelle
macroscopique. Des discussions récentes sur le statut des particules en théorie
quantique des champs seront prises pour moins des difficultés qui subsistent dans
ce domaine.
2
I
Un présupposé commun sous-jacent au débat entre réalisme et anti-réalisme est
que tous les éléments empiriques et opératoires qui conduisent à asserter une
proposition légale ou à formuler un jugement d’existence sont à mettre sur le même
plan (même si la nature de ce plan unique change profondément selon qu’on est
réaliste ou anti-réaliste). Comme nous allons le voir, c’est cet accord tacite qui
explique une bonne part du caractère aporétique de la controverse sur le réalisme.
Ainsi, pour un réaliste, tout phénomène est à lire comme le signe d’autre chose;
tout phénomène appartient au plan des symptômes. Mais, comme n’importe quel
signe ou symptôme indirect, il peut être trompeur. Le travail du chercheur consiste
donc à procéder à une critique du matériau empirique, jusqu’à ce qu’il soit parvenu
à identifier, par-delà l’univers fluent et peu fiable des signes, ce qui est signifié.
Face à cela, un anti-réaliste a beau jeu de retourner en argument sceptique l’idée
que les phénomènes ne sont que des signes dont la fiabilité est sujette à caution. Il
lui est également facile de piéger son adversaire réaliste en le confrontant au
dilemme de l’immanence et de la transcendance. De deux choses l’une, en effet.
Soit le réaliste admet qu’en disant d’un phénomène qu’il est le signe d’autre chose,
on se borne à signaler que ce phénomène se trouve lié par des lois de succession
régulière avec d’autres phénomènes apparaissant dans des conditions spécifiées.
Mais dans ce premier cas, rien ne semble distinguer concrètement le réalisme d’un
anti-réalisme dans sa variété empiriste. Soit le réaliste endosse l’acception la plus
forte, transcendante, d’un quelque chose vers lequel les phénomènes feraient signe.
Mais dans ce deuxième cas, il se voit somd’indiquer, conformément à la figure
classique du diallèle1, comment il compte assurer la validité de l’inférence qu’il
effectue des phénomènes signes à la chose signifiée si, par hypothèse, rien
n’apparaît de la chose signifiée que ces phénomènes signes.
A côté de ces critiques connues du réalisme en général, bien d’autres objections
ont été spécifiquement adressées au réalisme scientifique. Celle de la sous-
détermination des théories par un corpus expérimental fini est l’une des plus
classiques; et nous verrons que certaines versions contemporaines de réalisme des
entités se définissent justement par leur capacité alléguée d’éviter cette sous-
détermination auquel le réalisme véritatif des théories semble devoir succomber.
La réaction des anti-réalistes à ces défauts qu’il perçoivent dans la position
réaliste, a été exprimée de façon claire et concise par le Wittgenstein
vérificationniste du tout début des années 1930. Elle consiste à poser que «le
1 E. Kant, Logique, Vrin, 1970, p. 54
3
phénomène n’est pas le symptôme d’autre chose, il est la réalité»2. A l’écrasement
du matériau empirique sur le plan des signes chez les réalistes répond son
écrasement sur le plan de la seule réalité reconnue chez les anti-réalistes. Les
arguments des réalistes ne manquent pourtant pas contre cette sorte de nivellement
sur la surface de l’apparaître. Aux empiristes classiques, ils peuvent par exemple
objecter que la réduction de toute réalité, et corrélativement de tout acte de
référence, aux phénomènes, ne rend justice ni à la pratique du langage courant ni à
celle des sciences. Lorsque quelqu’un procède à une dénomination, il ne cherche
pas à désigner par une tranche d’apparaître, ou quelque ensemble fini et
répertorié d’apparitions; il pointe vers “quelque chose” dont les modalités de
manifestation sans fin assignable sont pour partie anticipées et pour partie ouvertes.
De même, quand un chercheur scientifique parle de l’objet de ses investigations, il
ne limite pas son discours à un ensemble fini de résultats d’expérience obtenus sous
des conditions instrumentales actuellement disponibles; il renvoie à une entité dont
la variété des manifestations futures est prévue aussi complètement que possible (et
avec un succès croissant) par des cadres conceptuels et théoriques révisables.
Contre les empiristes logiques, les philosophes des sciences réalistes ont également
eu recours à un jeu d’arguments bien affutés, parmi lesquels les plus connus sont la
dénonciation du caractère secondaire de la référence aux phénomènes par rapport à
la référence aux corps matériels de l’environnement, ou la critique du concept
d’énoncés protocolaires atomiques isolément confrontables à l’expérience.
Ce débat, trop connu pour que je m’y attarde, a eu pour conséquence d’entraîner
une sorte de convergence progressive des philosophies réaliste et anti-réaliste des
sciences. Aux formes dogmatiques du réalisme ont tendu à se substituer des
versions méthodologiques qui valorisent la capacité heuristique de l’attitude
réaliste, et des versions faillibilistes qui se contentent de tenir le réalisme pour une
sorte de méta-théorie scientifique (et donc réfutable) de la science. De même, les
variétés atomistes et réductionnistes d’anti-réalisme ont été remplacées par des
conceptions holistes comme celle de Quine, et par des doctrines prenant le contre-
pied systématique du réductionnisme, comme l’empirisme constructif de Van
Fraassen. Cette convergence a ouvert de nouvelles opportunités de discussion sur
un terrain devenu en partie commun. Mais elle est loin d’avoir aplani toutes les
divergences et d’avoir fait disparaître les motifs d’incompréhensions mutuelles,
comme le montre de façon privilégiée le débat actuel sur les raisons de croire à
l’existence des entités théoriques.
Comme bien d’autres développements récents en philosophie des sciences, la
controverse actuelle autour du réalisme ou de l’anti-réalisme des entités théoriques
se développe sur fond d’une volonté quasi-unanime d’écarter la problématique d’un
2 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, Gallimard, 1975, p. 270
4
face-à-face entre faits et représentations, héritée de la théorie de la connaissance, au
profit d’un intérêt de plus en plus marqué pour l’articulation entre pratiques et
croyances.
Du côté des réalistes, le Ian Hacking de Concevoir et expérimenter3 dénonce une
préoccupation exclusive pour la représentation, au détriment de la question de
l’intervention de l’expérimentateur dans les processus naturels. Or, explique-t-il, ce
n’est qu’en raison de cette restriction que les arguments sceptiques des anti-
réalistes, comme celui de la sous-détermination de la référence par la valeur de
vérité des propositions, ou celui de la charge théorique des faits, peuvent acquérir
une grande force. Dès que l’activité expérimentale entre en ligne de compte, le
doute change de camp. Ainsi, tant que nous ne faisons que parler, il n’est pas
impossible, comme l’affirme Putnam, qu’à chaque fois que je parle de chats, je
parle de ce que vous appelez cerises, et réciproquement; mais dès que nous nous
mettons à agir, nous nous rendons compte que “les cerises sont faites pour être
mangées et les chats (peut-être) pour être caressés”4. L’intervention de la praxis
suffit à fixer un système partagé de références.
Il en va de même pour l’argument de la charge théorique des faits. Aussi
longtemps qu’on se contente d’utiliser un microscope pour observer passivement,
la question de savoir jusqu’à quel point les jugements d’observation dépendent de
la théorie ne peut éviter d’être posée. Mais à partir du moment les observations
se trouvent systématiquement modifiées par des micro-manipulations, la question
du contenu sémantique de chaque observation isolée s’estompe au profit de celle de
la coordination, diée par l’activité de l’expérimentateur, entre plusieurs
observations. L’observation microscopique se voit alors investie du même statut et
de la même crédibilité que la perception directe, qui vaut par le lien productif
qu’elle assure entre les actions, et non par une problématique fidélité aux choses
telles qu’elles sont.
Dans Concevoir et expérimenter, Hacking ne s’en tient cependant pas à ces
remarques qui pourraient être acceptées sans trop de difficulté par un anti-réaliste
moderne de tendance pragmatiste. Il élabore à partir d’elles un argument original en
faveur de l’existence d’entités comme les particules élémentaires. Selon lui,
“l’électron cesse d’être le produit des seules inférences et hypothèses quand nous
commençons à pouvoir l’utiliser”5. Alors que le réalisme au sujet des théories
scientifiques repose sur une sorte d’acte de foi dans la convergence future de la
recherche vers l’unité et la stabilité de vue que postulait Peirce, le réalisme au sujet
des entités découle immédiatement de leur utilisation présente à des tâches
3 I. Hacking, Concevoir et expérimenter, Christian Bourgois, 1989
4 ibid. p. 179
5 ibid. p. 420
5
fructueuses. Alors que les arguments classiques pour la réalité des entités
reposaient sur une inférence vers la meilleure explication, toujours soumise à un
risque de sous-détermination analogue à celui qui pèse sur les théories, le nouvel
argument est que les entités sont réelles parce que nous pouvons manipuler leur
capacité causale. Aux yeux de Ian Hacking, le réalisme des entités est donc
beaucoup mieux assuré que le réalisme des théories; exactement comme aux yeux
de Nancy Cartwright le réalisme au sujet des modèles est beaucoup plus plausible
que le réalisme au sujet des théories et des lois générales.
Le problème est qu’un anti-réaliste n’aurait pas beaucoup de mal à faire
constater à Hacking que la portée de sa démonstration est d’ordre épistémologique
plutôt qu’ontologique. Ce que Hacking nous a prouvé est qu’il est rationnel de
croire que nos actions ont pour instrument des électrons, et non pas que les
électrons existent. Il nous a montré comment les physiciens en arrivent à travailler
non-problématiquement sous le présupposé que des électrons existent, et non pas
que ce travail garantit l’existence des électrons. Tout est à reprendre, et Hacking en
a d’ailleurs lui-même tiré des conséquences pour son compte, en amendant sa
position dans le sens d’une plus grande sympathie pour les tendances modérées du
constructivisme social.
Une autre réponse envisageable à ces difficultés réside dans un recours encore
plus systématique à la logique propre des activités expérimentales. Ainsi, dans son
Policy realism, c’est-à-dire dans son “réalisme comme politique de recherche”,
Rom Harré6 n’insiste plus sur les circonstances qui rendraient rationnel de croire à
l’existence de telle ou telle entité. Il souligne simplement le fait que la plausibilité
de nos théories scientifiques rend rationnel de se lancer dans la recherche des
entités qu’elles postulent. A la rationalité d’une croyance, statique et dotée d’un
contenu épistémique, est substituée la rationalité d’une pratique, dynamique et a
priori dénuée de prétention épistémique. Même l’échec d’une recherche d’entité est
comptée au crédit du réalisme comme politique de recherche, car le simple fait de
chercher est susceptible d’avoir des retombées fructueuses sur l’avancée des
sciences. L’acte de la recherche acquiert ici une sorte d’autonomie par rapport à un
jeu de perspectives régulatrices d’allure ontologique, qui n’apparaît plus, justement,
que comme un mobile pour agir. Le problème est à ce stade de savoir ce qui fait
encore compter ce réalisme comme politique de recherche pour un authentique
réalisme. Qu’est-ce qui le distingue d’un simple pragmatisme pour lequel seul
compterait le succès planifié ou marginal d’une activité? Qu’est-ce qui le sépare de
l’empirisme constructif de Van Fraassen selon lequel le seul engagement du
chercheur est de travailler dans la direction indiquée par un modèle, et non pas de
prendre ses implications ontologiques au pied de la lettre? Une première différence
6 R. Harré, Varieties of Realism, Basil Blackwell, 1986
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