MenP R3M 101102_xp6 - Revue des mondes musulmans et de la

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Odile Moreau*
Les ressources scientifiques
de l’Occident au service
de la modernisation de l’armée ottomane
(fin XIXe-début XXe siècle)
Abstract: In the 19th century, the recourse to Western scientific resources appears as a major
goal of the Ottoman power. To realize its projects, Istanbul invited foreign military instructors and military missions. The first “Europeanized schools” which opened in the Ottoman
Empire were military ones created in reaction to the defeats suffered by the Ottomans. In the
first part of the 19th century, the Tanzîmât gave an important impulsion towards learning
modern sciences in the military schools. This kind of education changed the world of the educated officers who played a specific role in Ottoman society.
Résumé : au XIXe siècle, l’appel aux ressources scientifiques de l’Occident pour moderniser
l’armée paraît l’un des enjeux politiques majeurs pour le pouvoir ottoman. Il eut recours à des
instructeurs étrangers et à des missions militaires accréditées auprès de la Porte pour encadrer
ses projets. Ainsi, en réaction aux défaites militaires sur terre et sur mer, les premières écoles
européanisées de l’Empire furent les écoles militaires. Les Tanzîmât donnèrent la première
grande impulsion à l’apprentissage des sciences modernes dans les écoles militaires dans la première moitié du XIXe siècle. Cette formation conduisit à une modification des représentations
du monde des officiers diplômés qui jouèrent un rôle particulier dans la société ottomane.
* Historienne, chercheuse à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis.
REMMM 101-102, 51-67
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Les réformes des Tanzîmât1 furent mises en place pour sortir de la “tradition”, c’est-à-dire du système ancestral qui perdurait alors. Au XIXe siècle, cela signifiait s’inspirer des techniques européennes pour combler un retard devenu tangible. Ce dernier s’exprimait d’abord en termes militaires et s’était traduit par des
défaites successives. Selim III fut le précurseur des réformes du XIXe siècle avec
le nizâm-i cedîd 2, puis Mahmûd II en fut l’artisan avec la mise sur pied d’une
armée nouvelle.
Celle-ci mettait fin à l’organisation militaire de type classique de l’Empire
ottoman, fondée sur la “professionnalisation de l’armée”, en abolissant le corps
des Janissaires en 1826. Fondée par le sultan Mahmûd II, cette nouvelle armée
reposait sur le système de la conscription répandu dans les armées européennes
depuis la Révolution française. Des perfectionnements furent apportés à cette armée
de conscription, par strates successives, jusqu’à l’avènement de la République.
La solution préconisée pour rénover l’armée était de la doter d’armements nouveaux et d’instruire les soldats dans les « savoirs modernes » en créant des écoles
militaires afin de forger un nouvel état d’esprit dans l’institution militaire. Ainsi,
grâce à l’acquisition de savoirs techniques et scientifiques, ces jeunes officiers constitueraient de nouvelles élites et de futurs cadres non seulement pour l’armée,
mais aussi pour la société ottomane toute entière.
Dès le début du XVIIIe siècle, l’Empire eut recours à des spécialistes étrangers
qu’il employait à titre individuel. Tels le comte de Bonneval (1675-1747) qui servit sous le règne de Mahmûd I (1730-1754) ou le baron de Tott, sous le règne
de Mustafa III (1757-1774), qui diffusèrent l’influence française et participèrent
à la réorganisation selon les modèles européens.
Les premières tentatives d’ouverture d’écoles de type européen ne durèrent pas
du fait de la résistance des janissaires. Ce fut le cas des écoles d’artilleurs de
Humbarhâne et de l’école d’ingénieurs de Mühendishâne, en 1731, sous le règne
1. Dans l’Empire ottoman, au XIXe siècle, les Tanzîmât (pluriel du substantif arabe tanzîm, mise en
ordre, réorganisation), processus de modernisation voulu par le haut, avaient pour but une réorganisation de l’État et de la société. Pour sauver l’Empire, un processus de centralisation administrative, de modernisation de l’appareil étatique et d’occidentalisation de la société fut mis en œuvre. Ce mouvement de réforme
connut trois temps forts, à savoir, la promulgation de la charte de Gülhâne en 1839, puis celle du rescrit
impérial, Hatt-î Hümayûn, en 1856, enfin sa clef de voûte fut la promulgation d’une Constitution ottomane en 1876. La charte de Gülhâne a de multiples caractères : judiciaire, financier, administratif et militaire. Tous les sujets de l’Empire sont déclarés égaux sans distinction de religion ou de nationalité ;
chaque individu est jugé devant la justice conformément à la loi ; chacun verse directement des impôts
à l’État en fonction de ses revenus ; l’affermage est aboli ; chaque localité fournit un contingent militaire.
Le rescrit impérial de 1856 est animé par le même esprit que la charte de Gülhâne en précisant les droits
et les devoirs des sujets ottomans. Un processus de centralisation administrative, de modernisation de l’appareil étatique et d’occidentalisation de la société fut aussi mis en œuvre. La constitution ottomane promulguée en 1876 renouvelle aux sujets toutes les garanties offertes par les chartes de 1839 et de 1856.
Mais elle fut suspendue lors de la guerre russo-turque de 1877-1878.
2. Le sultan Selîm III (1789-1807) créa en 1794 un nouveau corps d’infanterie, appelé nizâm-i cedîd (la
nouvelle organisation), entraîné à l’européenne par des officiers français, anglais et allemands, doté de moyens
financiers propres et dont les membres étaient essentiellement recrutés en Anatolie. Cette entreprise réussit en Anatolie, mais échoua dans les Balkans à cause de l’opposition des notables locaux.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 53
de Mahmûd I (1730-1754). Puis à l’époque de Mustafa III, un autre essai à Karaagaç connut le même sort.
L’école des ingénieurs de la marine (Mühendishâne-i Bahrî-i Hümayun) fut fondée en 1773 grâce aux efforts déployés par Djezayïrlï Ghâzî Hasan Pacha en réaction à la défaite des forces navales ottomanes à Çe‚me en 1770. Elle fut la première école à enseigner les techniques connues alors en Europe. Son objectif était
de former des officiers de marine connaissant la géométrie et la géographie, la
cartographie et la construction des galions. Le premier ba‚hoca (professeur principal) fut Seyyid Hasan Efendi, un mathématicien connaissant l’arabe, le persan,
l’italien, l’anglais et le français (Dölen, 1985, vol. 2 : 511). Cette école recrutait
des ressortissants européens qu’elle employait à titre individuel. Puis en 1795,
elle fusionna avec la nouvelle École du génie militaire : Mühendishâne-i Berri-i
Hümayûn, destinée à former des officiers spécialisés, notamment pour l’artillerie. Elles furent les deux premières écoles militaires ouvertes à former des ingénieurs dans les “armes savantes”, c’est-à-dire en ingénierie militaire. À cette
époque, elles étaient les seules à enseigner l’astronomie (ilm-i hey’et). Cette discipline fut ensuite étudiée dans les écoles secondaires militaires (‘askerî rü‚diye)
à partir de 1838 et dans les écoles préparatoires militaires (‘idâdi-i ‘umûmî ‘askerî)
après 1869 (Dölen, 1985, vol. 1 : 165-166). Le français était étudié dans ces deux
écoles et il devint obligatoire à l’École du génie militaire. Les officiers diplômés
de ces écoles jouèrent ensuite un rôle important. Tel Dervich Pacha (18171878) qui fit ses études à Mühendishâne-i Berrî-i Hümayûn, puis en Europe. À
son retour, il enseigna la physique et la chimie à l’école de Guerre ainsi que – pour
la première fois – à l’université. Inspecteur des écoles militaires et membre du
Conseil d’État (¥ura-yi Devlet), il a aussi rédigé deux ouvrages scientifiques, l’un
relatif aux sciences naturelles (Usul-i Hikmet-i Tabiiye, méthode de sciences
naturelles) et l’autre à la chimie (Usul-i kimya, méthode de chimie. Publié en 1848,
ce dernier livre était d’ailleurs le premier ouvrage turc de chimie) (Dölen, 1985,
vol. 1 : 178).
Mais au XIXe siècle, l’appel à des instructeurs étrangers prit une toute autre
dimension du fait de l’impulsion modernisatrice donnée à ce moment-là. En effet,
au cours de ce siècle, l’appel aux ressources scientifiques de l’Occident, entre autres
par le biais d’experts étrangers, pour moderniser l’armée, apparaît comme l’un
des enjeux politiques majeurs, particulièrement pour le pouvoir ottoman. Celuici eut recours à des missions militaires accréditées auprès de la Porte pour encadrer ses projets. Ainsi, en réaction aux défaites militaires subies sur terre et sur
mer, les premières écoles européanisées de l’Empire furent les écoles militaires.
Progressivement, toute une pyramide d’écoles militaires allant du niveau élémentaire jusqu’au niveau supérieur fut mise en place : des écoles secondaires
(rü‚diye en 1838), écoles préparatoires (‘idâdiye en 1846), une école de médecine militaire (Mekteb-i Tibbiye, 1827), l’école de Guerre (Mekteb-i Harbiye,
1834), l’école d’État-major (Erkân-i Harbiye, 1845) ainsi qu’une école navale (Mekteb-i Bahriye, 1838).
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L’école de médecine militaire (Tibbiye, 1827) fut ainsi la troisième école
ouverte sur le modèle européen après Mühendishâne-i Bahrî et Berri-i Hümayûn3.
Tous les cours y étaient dispensés en langue étrangère jusqu’en 1870, date à partir de laquelle l’enseignement se fit en turc. La première école de médecine civile
n’ouvrit ses portes qu’en 1866 à Istanbul (Mekteb-i Tibbiye-i Mülkiye) (Yolalici,
2000 : 658).
La question de la formation des cadres militaires fut envisagée à la base. Les
aspirants commençaient leur éducation militaire très tôt, dès la fin de l’enfance,
et le corps militaire devenait leur nouvelle famille. Souvent recrutés dans des
familles modestes d’Anatolie, ils suivaient leurs études militaires entre l’âge de
douze et de vingt-cinq ans. C’était aussi une manière d’établir un lien indissoluble entre l’État et eux. Comme les janissaires à la période classique de l’Empire, ils n’avaient plus de véritables attaches familiales. De cette manière, ils
étaient à même d’acquérir dans les meilleures conditions ces sciences et techniques
modernes ainsi qu’un esprit de corps et pouvaient espérer une promotion sociale
et économique.
Dans un premier temps, nous envisagerons la formation à la science moderne
dans l’armée, puis le flux des personnes et le mouvement des hommes.
La formation à la science moderne dans l’armée
Les Tanzîmât donnèrent la première grande impulsion à l’apprentissage des
sciences modernes dans les écoles militaires dans la première moitié du XIXe
siècle. À la fin du même siècle, l’instructeur allemand von der Goltz fit adopter
d’importantes réformes concernant la réorganisation générale de l’armée ainsi que
les écoles militaires. L’armée ottomane était soucieuse d’acquérir les sciences
nouvelles dans leur ensemble et nous présenterons plus loin l’une d’entre elles,
la photographie.
Tanzîmât et instruction dans l’armée
Mahmûd II prépara la fondation d’une école de Guerre en 1825. Pour ce faire,
on ouvrit des compagnies de sïbyan (écoles primaires) à la caserne de Selimiye
en 1831. Elles déménagèrent en 1834 à la caserne de Maçka où elles prirent le
nom de Mekteb-i Harbiye (l’école de Guerre).
Lors de la création de l’école de Guerre (1834), les soldats admis étaient analphabètes. En effet, il n’existait alors aucune école primaire ou secondaire pour
les préparer à un tel cursus. C’est dire l’ampleur de la tâche à réaliser par les réformateurs des Tanzîmât. L’objectif d’une familiarisation avec les sciences nouvelles passait d’abord par l’alphabétisation, puis par l’acquisition de langues
étrangères.
3. Auparavant, les médecins étaient formés dans les medrese.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 55
Pour s’ouvrir à l’Occident, la connaissance de langues étrangères était un
préalable incontournable. Il s’agissait en effet d’apprendre d’abord les langues dans
lesquelles ces sciences étaient accessibles pour pouvoir ensuite les acquérir. Enseignés au début par des instructeurs étrangers, ces savoirs nouveaux furent ensuite
dispensés en turc par les réformateurs qui effectuèrent de nombreuses traductions
d’ouvrages. Ce mouvement de traduction fut extrêmement important pour l’apprentissage des savoirs venus de l’extérieur.
Parmi les traducteurs d’ouvrages scientifiques, on rencontre de nombreux
militaires. Par exemple, Ibrahim Edhem Pacha (1785-1865) a traduit en turc les
« Éléments de géométrie » (Kitab-i usü’l-hendese) d’Adrien Legendre (17521833) publié en 1794 (Dölen, 1985, vol. 1 : 154). Des ouvrages de géographie
furent traduits du français pour les écoles primaires (ibtidâiye) et secondaires
(rü‚diye) à l’époque des Tanzîmât. Puis, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on
rédigea des ouvrages pour les écoles préparatoires (‘idâdiye). Ahmed Muhtar
Pacha écrivit un livre de géographie pour les écoles préparatoires militaires (Fenni Co…rafya, Istanbul, H. 1286/1869-1870) et Abdurrahman ¥eref Bey écrivit
une géographie générale (Co…rafya-i Umumî, Istanbul, 2 vol., H. 1301/1885-1886)
(Dölen, 1985, vol. 1 : 191).
Dans le domaine de la cartographie, des cartes marines modernes furent
empruntées au début du XIXe siècle, notamment à la France et à l’Angleterre. Les
cartes maritimes et terrestres de l’Empire ottoman furent réalisées par des étrangers, tels l’allemand Heinrich Kiepert dans les années 1840. Des cours de topographie, de géodésie et d’astronomie étaient alors dispensés à Mühendishâne-i Berrîi Hümayûn et à Harbiye. Ce n’est que plus tard que les Ottomans se mirent à
confectionner des cartes de type moderne. Par exemple, Cevdet Pacha réalisa une
carte de l’Anatolie orientale et de la Syrie (Dölen, 1985, vol. 1 : 194-195).
À partir de 1834, l’étude de langues étrangères telles l’arabe, le persan et
le français se répandit dans les écoles militaires. Dans les écoles préparatoires (‘idâdiye), l’arabe et le persan étaient enseignés pendant les deux à
trois années du cursus. La connaissance de ces deux langues était nécessaire
pour être admissible à l’école de Guerre. Le français fut ensuite enseigné à
Harbiye à partir de 1840. Dès la fondation de l’école de Guerre en 1834, des
cours de physique et de chimie y furent dispensés. En revanche, ces disciplines
ne furent introduites à l’école d’état-major qu’après 1867 (Dölen, 1985, vol. 1 :
178). Lorsqu’il fut ministre de l’éducation, Emin Pacha (1841-1845) donna
une impulsion à la modernisation de l’enseignement. Il affecta à l’école de Guerre
un officier d’état-major ingénieur (formé à Mühendishâne), Büyük Tahir Efendi,
pour qu’il y enseigne le calcul et la géométrie. À partir de 1842, les étudiants ayant
bien progressé, on commença à leur faire passer un examen de sortie qui conditionnait l’obtention des grades, à savoir ceux de lieutenant en premier et de
lieutenant en second. Cette formation en ingénierie (Mühendishâne-i Berrî-i
Hümâyun) devint en 1847 l’école d’artillerie (Topçu Harbiye Mektebi), puis
fusionna en 1871 avec l’école de Guerre.
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Afin d’étoffer l’encadrement de l’armée ottomane, d’autres écoles militaires
furent ouvertes en 1846 dans différentes localités de l’Empire, telles Bursa,
Edirne et Manastir. Il s’agissait d’écoles préparatoires à l’école de Guerre (‘idâdiye) ayant une scolarité de cinq ans. Les cours commencèrent en 1846 et les premiers diplômés sortirent en 1848. Puis, de nouveaux rü‚diye et ‘idâdiye furent
ouverts en 1864, à Erzurum, en Bosnie et à Bagdad.
Au niveau supérieur, la création de l’école d’état-major (Erkân-i Harbiye,
1845) vint couronner l’édifice. Il s’agissait d’une académie militaire où l’enseignement était assuré au début par des experts européens, Français ou Prussiens.
Ultérieurement, en 1864, l’enseignement de la langue française fut particulièrement mis en valeur par Galip Pacha, le Directeur de l’école de Guerre (18641871). Des enseignants furent alors appelés de France. On réalisa que le niveau
médiocre en français des étudiants était le résultat de leur apprentissage tardif de
cette langue à l’école de Guerre. Il fut alors décidé qu’elle serait enseignée dès les
écoles préparatoires (‘idâdiye) (Ergin, 1939 : 427). Mais la véritable réforme de
l’enseignement eut lieu bien plus tard, à l’époque de von der Goltz dans les
années 1880.
Dans le domaine maritime, la suprématie militaire de l’Angleterre ainsi que des
récits de voyage très critiques à l’endroit des écoles navales ottomanes conduisirent
les Ottomans à se tourner vers cette puissance. La langue anglaise fut alors enseignée à la place du français à l’école navale (Mekteb-i Bahriye) (Avci, 1963 : 60).
Un autre palier fut franchi dans l’histoire de l’éducation militaire en 1873. Les
cours des écoles préparatoires (‘idâdiye) passèrent alors de quatre à trois ans. Les
épreuves orales furent supprimées et remplacées par des épreuves écrites. Différentes mesures furent adoptées pour élever le niveau de l’école de Guerre afin qu’il
approche de celui de ses homologues européennes. Des cours plus modernes furent
notamment introduits (Avci, 1963 : 31). Ils investirent non seulement le champ
scientifique mais aussi celui de la littérature et de la culture générale. Süleyman
Pacha (1838-1892) joua un rôle important dans cette orientation.
Promu général en 1874, Süleyman Pacha devint directeur de l’école de Guerre
et se consacra à la préparation du programme des écoles et des collèges militaires.
Écrivain et poète, il a rédigé de nombreux ouvrages destinés à l’enseignement dans
les écoles militaires et civiles. Ces ouvrages avaient trait à la littérature, l’éloquence
et la grammaire de la langue turque notamment. Il accorda une place importante
à la littérature française et aux idées de la révolution française qui bercèrent alors
les étudiants de l’école militaire. Ces livres de littérature européenne diffusèrent
les idées libérales et occidentales (Mardin, 1992 : 67). La notion de patrie (vatan)
développée par les Jeunes-Ottomans fut enseignée dans les écoles militaires grâce
à Süleyman Pacha (Aydemir, 1961 : 4).
Ce “général-politicien” prit une part importante à la déposition du sultan
‘Abdül‘azîz en 1876 qui amena le sultan Murâd V sur le trône. Peu après, il fut
nommé maréchal (müsir) et affecté à la tête de l’armée des Balkans. En 1876, il
participa à la guerre entre l’Empire et la Serbie, puis en 1877, il commandait l’ar-
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mée d’Herzégovine. Il s’illustra par plusieurs batailles victorieuses et fut proclamé gâzî après la bataille de Sipka en Bulgarie où il arrêta l’ennemi. À la fin
de la guerre, il fut affecté au conseil de Guerre (Harp Dîvâni) (A.T.B., août
1984 : 59).
Rendu responsable de la défaite des armées ottomanes à l’issue de la guerre,
en 1878, il fut déféré devant une cour militaire. Son jugement est l’un des nombreux procès de l’après-guerre grâce auxquels le nouveau sultan ‘Abdülhamîd élimina un certain nombre de personnages indésirables. Il semblerait que les
proches du ministre de la Guerre Hüseyîn ‘Avnî Pacha, qui avait joué un rôle de
premier plan lors de la déposition du sultan ‘Abdül‘azîz, étaient particulièrement visés. Le général Süleyman Pacha faisait partie des officiers généraux qui
étaient du complot. Commandant de l’École militaire, il avait donné l’ordre
aux élèves de l’École de prendre les armes. Il commandait la première colonne
composée du bataillon de l’École militaire qui descendit vers Be‚ikta‚ pour
entourer le palais de Dolmabahçe4. Porteur d’idées progressistes, proche des
Jeunes Ottomans et ayant aidé son frère Murâd V à accéder au pouvoir, il était
vu comme un danger par le nouveau sultan qui pratiqua de véritables épurations
au début de son règne afin d’étouffer tout germe d’opposition (Moreau, 1997 :
288-291). Ses titres lui furent retirés et il fut condamné à la peine capitale par
une cour militaire. Mais sa sentence fut commuée en une peine d’exil d’une durée
théorique de six ans. En fait il décéda à Bagdad, quatorze ans plus tard, toujours
en exil.
De nombreux officiers de l’ancienne génération et partisans du modèle
français furent ainsi écartés. De plus, après la défaite française de 1870 face à
l’Allemagne, le système militaire français fut abandonné comme référence
unique. Les tactiques et techniques allemandes furent introduites après la
guerre russo-turque (1877-1878). La venue de von der Goltz comme inspecteur général des écoles militaires en 1883 marqua un tournant à cet égard. Ayant
auparavant enseigné l’histoire militaire à l’Académie de Guerre à Berlin, il
contribua à renforcer le prestige moral dont jouissaient déjà les écoles militaires
et y introduisit de grandes réformes (Moreau, 2001 (2) : 264-266). L’influence
allemande dans le domaine militaire devint alors une ligne de continuité jusqu’à la proclamation de la république (Avci, 1963 : 60).
Les réformes apportées par von der Goltz
Jusqu’en 1870, l’école de Guerre suivait le programme militaire français. Or,
après l’arrivée de von der Goltz au début des années 1880, le système en vigueur
à l’école de Guerre de Berlin devint la référence. Une plus grande importance
fut notamment accordée au dessin et aux mathématiques. Les enseignements furent
alors séparés en deux groupes, à savoir entre matières scientifiques et matières militaires enseignées à l’état-major (Avci, 1963 : 32). En outre, lorsque von der
4. SHAT, 7N1624, Constantinople, rapport n° 28 du 14 juin 1876.
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Goltz arriva en Turquie, c’était l’enseignement pratique qui faisait le plus défaut
aux étudiants (Von der Goltz, 1932 : 113). Le ministre de la Guerre approuva
sa proposition de dispenser des cours pratiques. Il introduisit aussi de nouvelles
matières militaires et non militaires, telles l’étude des magasins du grand étatmajor, l’enseignement des armes, l’histoire de la guerre, l’histoire de l’art militaire, l’organisation des armées étrangères, l’art de l’armée ottomane, la géographie stratégique et statistique, la tactique appliquée, le service d’état-major sur
le terrain ainsi qu’un cours de littérature militaire (Wallach, 1976 : 58).
Von der Goltz enseigna, publia et diffusa dans les écoles militaires ottomanes
des ouvrages militaires allemands. De ce fait, il joua un rôle très important dans
l’éducation des jeunes officiers ottomans. Pour mettre fin à l’étude des livres français, il fit publier des ouvrages destinés à l’École de Guerre. La doctrine allemande
y était enseignée et notamment les préceptes de Clausewitz. Lors de sa première
mission militaire de douze années dans l’Empire (1883-1895), il fit publier en
langue turque plus de quatre mille pages d’ouvrages allemands (Von der Goltz,
1932 : 114). L’enseignement de la langue allemande se généralisa dans les écoles
militaires, suivant le modèle des Deutsche Kriegschule. La langue française, qui
était auparavant obligatoire, devint alors facultative. Von der Goltz s’employa à
former un état-major compétent et fonda une Académie militaire, sur le modèle
de la Berliner Kriegsakademie.
L’influence allemande eut aussi pour effet de modifier le mode de recrutement
des officiers d’état-major en 1899 selon le système de recrutement prussien. Les
officiers admis à l’école d’état-major étaient considérés comme des stagiaires et
leur nombre fut porté à cinquante. Un brevet d’état-major venait sanctionner leurs
trois années d’étude à l’école. Ils devaient alors effectuer en outre un stage de deux
ans dans un régiment. Cette sanction donnée aux trois années d’étude accomplies apportait un plus au cursus et les deux années de service leur donnaient une
expérience précieuse5.
Par ailleurs, Von der Goltz était le spécialiste allemand qui connaissait le
mieux l’armée ottomane et au demeurant, celui qui l’a le plus influencée. En effet,
par-delà les réformes, les cours et la mise en avant d’un modèle allemand présenté comme éminemment supérieur, il a marqué les générations de jeunes officiers qui l’ont côtoyé et qui sont devenus des inconditionnels de ce modèle. Il
eut sans aucun doute une influence sur ceux qui furent les auteurs de la “révolution Jeune Turque de 1908” et sur les réformes militaires qu’ils s’empressèrent
de faire adopter.
L’exclusivité de certaines formations dispensées dans les écoles militaires souligne le rôle précurseur de l’armée vis-à-vis de la société. Deux exemples illustrent
plus particulièrement cet état de fait : tout d’abord, celui de la formation en
ingénierie que nous avons évoqué plus haut, et celui de l’enseignement de la photographie.
5. SHAT (Service Historique de l’Armée de Terre française, Vincennes), 7N1632, Constantinople, rapport n° 246 du 23 novembre 1899.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 59
Un exemple de science moderne aux armées : la photographie
L’importance accordée à la photographie – par son enseignement précoce à
l’armée ainsi que la place qu’occupèrent les photographes – est à souligner.
L’enseignement de la photographie commença d’abord dans les armes savantes
de l’armée, à l’École impériale d’ingénieurs (Mühendishâne-i Berri-i Hümayûn).
Dès 1805, une caméra obscure fut importée de Grande-Bretagne et des cours de
photographie furent ajoutés à ceux de dessin (Çizgen, 1993 : 329). Elle fut
ensuite enseignée dans l’armée de terre et la marine. Les premiers photographes
militaires sortirent diplômés de l’École impériale d’ingénieurs et de l’École militaire dans les années 1860 : le capitaine Hüsnü Bey (1844-1896), Servili Ahmed
Emin (1845-1892) et Üsküdarlï Ali Rïza Pacha (?-1907) (catalogue des albums
photographiques de Yïldïz, 1992, IV). Ils traduisirent un grand nombre d’ouvrages relatifs à la photographie. La première traduction en date fut réalisée en
1873 par le capitaine Hüsnü Bey : « Usul-ü Fotograf Risalesi » (Guide de l’art de
la photographie) (Hüsni, 1873).
La carrière de photographe militaire, comme celle de peintre militaire, était
alors très prisée et reconnue. Détenteurs de savoirs nouveaux, les photographes
étaient considérés comme des officiers d’avant-garde. Les photographes militaires
étaient des officiers de haut rang, proches du pouvoir et mettant leurs talents au
service du sultan. Les officiers Bahriyeli Ali Sami et Ali Sami Aközer sont des
exemples très significatifs à cet égard.
Diplômé en 1892 avec le grade de lieutenant dans la marine et d’ingénieur
en construction, Bahriyeli Ali Sami était photographe en chef à Darülaceze
(l’hospice des pauvres) et professeur de photographie à l’école navale. En 1893,
il publia un livre : « Meabadi-i usulu foto…rafya » (Les débuts de l’art photographique). Nommé photographe impérial sous le règne hamidien, il prépara de nombreux albums pour le sultan, puis se retira dans la marine en 1909.
Quant à Ali Sami Aközer, il fut l’un des vingt-quatre officiers diplômés en
artillerie de l’École Impériale d’ingénieurs, en 1886. Il enseigna la peinture et la
photographie dans cette école. Nommé colonel d’artillerie, il devint professeur de
photographie au Palais et donna des cours au prince Burhaneddin pendant de nombreuses années. En 1898, il fut désigné comme photographe militaire pour accompagner l’Empereur allemand Guillaume II lors de sa visite dans l’Empire ottoman,
d’Istanbul à Jérusalem. Nommé aide de camp du sultan en 1899, il reçut la tâche
d’immortaliser toutes les visites officielles dans l’Empire (Çizgen, 1987 : 138).
Certains photographes étaient très en faveur au Palais et bénéficièrent même
de nominations à des grades militaires. Tel le photographe Kenan Pacha, qui tout
en poursuivant ses travaux de photographie, devint le principal conseiller de
‘Abdülhamît dans la commission créée en 1897 pour le recouvrement des dommages de guerre. La consécration de sa carrière fut sa promotion au grade de général en 1900 (Moreau, 2001 (1): 26-30). La maîtrise de cette science nouvelle permettait des carrières brillantes et même des nominations à des grades militaires.
Elle bénéficiait d’une reconnaissance extraordinaire à l’époque.
60 / Odile Moreau
Mais par-delà l’étude dans les écoles, le mouvement de la science suit aussi celui
des hommes qui se déplacent pour l’acquérir ou la dispenser.
Le flux des personnes, le mouvement des hommes
Le flux des personnes prit de multiples formes. Dans un premier temps, de
manière classique, des étudiants ottomans furent envoyés pour se former à
l’étranger, puis à l’heure de la mission militaire allemande dans l’Empire ottoman, à partir des années 1880, des officiers allemands furent appointés dans l’armée ottomane et des stagiaires ottomans furent envoyés pour servir dans l’armée
allemande.
L’envoi d’étudiants ottomans à l’étranger
Les réformes se manifestèrent par l’envoi d’étudiants en Europe à partir de l’année 1834 ainsi que par l’appel à des enseignants et des ingénieurs venus d’Europe.
Les premiers envois d’étudiants s’effectuèrent entre 1834 et 1838. Cinq partirent pour Londres en 1834, puis cinq autres pour Vienne en 1835. En 1836,
l’un fut envoyé à Paris, quatre à Vienne et un à Londres. Avec les dix qui se rendirent à Vienne en 1838, la première vague d’expatriés comptait vingt-six étudiants
(Avci, 1963 : 28).
L’enseignement du français étant au programme de l’école de Guerre depuis 1840,
une école ottomane (mekteb-i ‘Osmâniye) fut ouverte à Paris en 1855. Elle fut en
activité jusqu’en 1874. Elle comptait soixante étudiants issus de l’école de Guerre,
de l’école vétérinaire et des autres écoles militaires. Ses cours suivaient le programme de l’école préparatoire à l’école de Guerre de Paris et étaient dispensés par
des professeurs français et turcs (Ergin, 1939 : 427). Elle perdit de son importance
après l’ouverture du lycée impérial (mekteb-i sultanî) à Istanbul en 1867 (Tekeli,
1995 : 467). Elle fut fermée en 1874 et neuf écoles rü‚diye furent ouvertes pour y
pallier. Ouverte la même année, l’école men‚e-i muallimin fut chargée de former
des enseignants civils et militaires pour les écoles militaires (Ergin, 1939 : 432).
Lors du Traité de Paris, en 1856, quarante-six étudiants ottomans furent
envoyés faire des études en France. Vingt d’entre eux étaient issus de l’école d’ingénieurs de l’armée de Terre. Quinze furent envoyés au Prytanée de la Flèche de
décembre à juin 1856, puis ils furent tous réunis dans l’école ottomane fondée à
Paris. Après avoir bien progressé dans la langue française, huit d’entre eux devinrent élèves de l’école de Saint-Cyr entre 1862 et 1864 (Yerasimos, 1990 : 58-59).
Des officiers allemands appointés dans l’armée ottomane
À l’époque hamidienne, des officiers allemands furent nommés à des fonctions
dans l’armée ottomane. Il ne s’agissait pas d’experts étrangers accrédités auprès de
la Porte, mais plutôt d’officiers-techniciens placés en mise en disponibilité par l’ar-
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 61
mée allemande au profit de l’armée ottomane. Des privilèges leur étaient conférés. Dès leur arrivée, par exemple, un avancement très rapide leur était offert.
Outre l’encadrement des forces terrestres ottomanes, les Allemands avaient une
sorte de mainmise sur l’ensemble de l’édifice militaire. Par exemple, la mission
de réformer la gendarmerie en Macédoine, dans la région de Selânik et de
Manastïr, fut confiée, en 1909, au colonel von Rüdgisch, alors que l’Allemagne
n’était pas détentrice de savoirs particuliers dans ce domaine. Ce n’est que par
la suite que la réorganisation de la gendarmerie toute entière fut attribuée au général français Baumann. Un titre semblable à celui de commandant en chef lui fut
confié jusqu’à la Première Guerre mondiale (Ortayli, 1981 : 70). Les Jeunes-Turcs,
en faisant appel à la France, voulaient rééquilibrer leur politique avec les puissances européennes.
Le même problème se posa pour la marine. Les colonels allemands Starke, Kalau
vom Hofe assuraient depuis 1891 la fonction de conseillers au ministère de la
Marine. Lors de la guerre gréco-ottomane de 1897, l’amiral Kalau vom Hofe entra
en conflit avec le ministre de la Marine, Hasan Pacha, qui avait donné l’ordre à
sa flotte se trouvant aux Dardanelles d’attaquer les bateaux grecs en mer Egée.
Il s’opposa à cet ordre, au motif qu’aucun de ces bateaux n’en avait la capacité
(Wallach, 1976 : 103). En tout cas, les instructeurs allemands dans la marine ottomane restèrent en poste jusqu’à la seconde monarchie constitutionnelle, date à
laquelle le nouveau ministre de la Marine, Djemal Pacha, prit l’initiative d’une
réforme complète et fit appel à des conseillers anglais.
Les stagiaires ottomans dans l’armée allemande
Après l’arrivée de Von der Goltz, l’envoi d’étudiants en Europe se développa,
privilégiant les échanges avec l’Allemagne. Un premier groupe d’étudiants fut
envoyé en 1883, puis un deuxième en 1887 (Avci, 1963 : 32). L’envoi de stagiaires ottomans dans l’armée allemande était le corollaire de l’enseignement de
la doctrine allemande. Quel que fut leur grade dans l’armée ottomane, ils adoptaient le grade et l’uniforme de second lieutenant dans l’armée allemande et ne
pouvaient être promus premier-lieutenant qu’après deux ans de séjour dans le
régiment. En revenant en Turquie, ils recevaient le grade immédiatement supérieur à celui qu’ils avaient au moment de leur départ pour l’Allemagne.
En 1905, le sultan exprima le souhait d’envoyer des stagiaires sous-officiers
turcs en Allemagne pour qu’ils acquièrent le maniement de l’artillerie à tir rapide.
De plus, il aurait voulu que des sous-officiers allemands viennent en Turquie pour
aider à l’introduction de ces canons dans l’Empire. Mais cette idée ne fut pas retenue en partie à cause du problème de la langue. L’attaché militaire allemand fit
envoyer un grand nombre d’officiers d’artillerie allemands en Turquie pour des
missions de courte durée6.
6. PA-AA (Archives du ministère des Affaires étrangères allemand), Türkei n° 139, A. 14409, Thérapia,
le 11 août 1905, Bodman à M. le chancelier, le comte von Bülow.
62 / Odile Moreau
En l’espace de vingt-cinq ans, une centaine de jeunes officiers ottomans furent
formés dans l’armée allemande7. Ces officiers furent par la suite le soutien le plus
important du courant allemand dans l’armée ottomane.
Jeunes Turcs et influence allemande
Les Jeunes Turcs, pour protéger l’intégrité de l’Empire ottoman, prônèrent la
militarisation de la société. Leur ferveur nationaliste les conduisit aussi à un
interventionisme dans le domaine économique. Cette orientation, sensible dès
1908, se traduisit notamment par des préparatifs de guerre qui les menèrent à
une alliance avec l’Allemagne.
La militarisation de la société
« La Nation en armes » conçue par von der Goltz fit des émules chez les JeunesTurcs. Il traduisit son ouvrage en turc « Millet-i Musallaha » qui avait eu un grand
retentissement dans toute l’Europe. À cet égard, Ahmed Riza, l’un des grands
penseurs du parti Jeune-Turc, était convaincu du rôle indispensable que l’armée
aurait à jouer. L’Empire ottoman se devait d’être un État militaire. Il écrivit plusieurs ouvrages dans ce sens, prônant le rôle salvateur de l’armée, considérée comme
une élite, exaltant les vertus d’un patriotisme naissant qu’il fallait diffuser parmi
toutes les strates de la population sans distinction de race ou de religion. Il préconisait une Nation armée et une forme d’État militaire dans son opuscule intitulé
« Devoir et responsabilité du soldat »8. Le coup d’État du 23 janvier 1913 qui amena
Mahmûd Sevket Pacha au pouvoir marqua la prise du pouvoir par les militaires.
Après les guerres balkaniques, ces principes furent mis en œuvre. On assista alors
à une militarisation de la société avec la création d’organisations para-militaires,
allant jusqu’à “enrégimenter” les écoliers. En effet, la jeunesse fut embrigadée dans
les écoles après 1908, et particulièrement dans toutes les grandes écoles en dehors
de l’école de Guerre (Mülkiye, l’école de Sciences politiques, Dâr-ül-fünun, l’université) (Aktar, 1985, vol. 2 : 518-530). Les organisations paramilitaires furent
créées à l’initiative du Comité Union et Progrès pour la défense de la patrie, telle
l’Association de la défense nationale (Müdâfa-i Milliye Cemiyeti). Créée en 1913,
l’association de la Force turque (Türk Gücü Cemiyeti) s’inspirait quant à elle des
organisations de scouts de l’Allemand Pfadfinder. Elles dispensaient à la fois des
activités sportives mais aussi une éducation et des entraînements militaires. Sur le
plan idéologique, elles prônaient le turquisme. Elles reçurent l’appui du ministère
de la Guerre dans leur entreprise. En 1914, elles furent remplacées par les associations
de la force ottomane (Osmanli Güç dernekleri), organisation des milices de jeunesse
supervisée par l’allemand von Hoff (Toprak, 1985, vol. 2 : 531-536).
7. PA-AA, Türkei n° 139, ad A. 12635, Militärbericht n° 105 du 5 août 1908.
8. Vazife ve mes’uliyet : ‘asker, publié au Caire en 1906.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 63
Nationalisme et interventionnisme
Après la “révolution Jeune-Turque” de juillet 1908, la nouvelle équipe dirigeante conçut un train de réformes concernant l’armée qui furent adoptées très
rapidement en l’espace de trois mois. De par leur nombre, leur ampleur, leur profondeur et la rapidité avec laquelle elles furent engagées, elles montrent l’importance
primordiale de la rénovation de l’armée pour les Jeunes-Turcs. Il s’agissait plus
d’une réorganisation que d’une révolution dans les sphères militaires. En effet,
il n’y eut pas de remise en cause de la totalité de la structure de l’organisation militaire, mais une réforme générale qui touchait à la fois à l’état d’esprit dans l’armée – influencée par l’Ottomanisme – et codifiait la pratique par des règlements. L’avènement de la monarchie constitutionnelle marqua pour l’armée
ottomane l’heure de la rénovation, en lui rendant sa liberté ; liberté de penser,
d’agir et de manœuvrer9. Elle permit aussi la préparation d’une réforme extrêmement importante et particulièrement sensible, le recrutement des non-musulmans en 190910.
Tout d’abord, la Haute commission d’inspection militaire fut supprimée.
Cette commission siégeait au Palais sous la présidence du sultan et était un
organe indépendant du ministère de la Guerre. Elle comprenait un nombre
considérable de membres, dont les trois quart ne siégeaient qu’à titre honorifique.
Elle fut remplacée par une commission nouvelle, moins nombreuse, mais mieux
composée, se réunissant au ministère de la Guerre sous la présidence de son
ministre. Cette commission prit le nom de Conseil des affaires militaires. Ce dernier avait des attributions à peu près analogues au Conseil supérieur de Guerre.
Il est essentiel de noter qu’il s’émancipait de la tutelle du pouvoir politique du
sultan et devenait uniquement militaire.
Mais le Comité Union et Progrès cherchait aussi à encadrer et à mobiliser les
masses. Il organisa de grands meetings et ouvrit de vastes souscriptions populaires,
notamment pour l’achat de nouveaux bateaux de guerre. Il usa de boycotts contre
les produits en provenance d’Autriche après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine
(octobre 1908), puis contre les Italiens lors de l’invasion de la Tripolitaine (1911).
En filigrane, se profilait l’idée de créer une « économie nationale » (millî iktisâd)
(Georgeon, 1990 : 595). Il s’agissait du volet économique d’un nationalisme en
plein essor, qui, là aussi, suivait l’exemple allemand. Alors que la bourgeoisie
ottomane était composée essentiellement de minoritaires, favoriser l’émergence
d’une bourgeoisie turque dans l’État ottoman lui permettrait de maîtriser les
rouages de son économie. Peu avant le début de la Première Guerre mondiale, le
gouvernement édicta une loi sur l’encouragement de l’industrie prévoyant une série
9. SHAT, 7N1636, Constantinople, rapport n° 299 du 19 janvier 1909.
10. La loi sur le service militaire des non-musulmans fut approuvée le 25 juillet 1909 par le sénat et sanctionnée par irade le 8 août 1909. La taxe d’exonération militaire qui leur était imposée était abolie à partir de l’année 1907. La loi fut donc applicable à partir de 1909 et la cérémonie de l’appel des soldats nonmusulmans sous les drapeaux eut lieu au courant du mois de novembre 1909. Cf. SHAT, 7N1636,
Constantinople, rapport n° 404 du 13 décembre 1909.
64 / Odile Moreau
de mesures en faveur des producteurs indigènes et notamment un accès prioritaire aux commandes de l’État (Dumont et Georgeon, 1990 : 612-613).
La préparation à la guerre
Sur le plan militaire, et dès la “révolution Jeune-turque”, l’intention du
ministre de la Guerre était d’orienter l’instruction des troupes vers le but unique
de la préparation à la guerre et de couronner, chaque année, cette instruction par
de grandes manœuvres. Il ne pouvait s’agir de manœuvres à grands effectifs, car
l’étendue du territoire, la dispersion des garnisons et le manque de communications ne permettaient pas les grandes concentrations. Mais des petites réunions
de brigades ou même parfois de divisions étaient prévues afin de leur faire exécuter des évolutions d’ensemble et des manœuvres tactiques11.
Puis, le traumatisme des guerres de Tripolitaine et balkaniques provoqua une
radicalisation du pouvoir entre les mains des militaires. Il s’agissait d’un véritable
engrenage dans lequel la guerre était perçue comme la seule issue pour reprendre
les territoires perdus.
Le dispositif d’aide militaire allemande avec la mission conduite par Liman
von Sanders en 1913 déboucha effectivement sur une alliance militaire. Cette
décision semble avoir été prise vers le mois de juin 1914. Le Traité secret d’alliance fut signé le 2 août 1914. Plusieurs hypothèses peuvent être formulées : les
Jeunes Turcs étaient tout d’abord animés par un désir de revanche, ils souhaitaient
prioritairement récupérer les territoires perdus de l’Empire, mais aussi mettre fin
à la tutelle financière et politique du régime des capitulations.
* *
*
La formation aux sciences modernes conduisit à une modification des représentations du monde des officiers diplômés. Enseignés dans des langues étrangères nécessitant un apprentissage, ces savoirs introduisirent une autre perception du monde, une ouverture vers des formes d’altérité qui provoquèrent une
distanciation de ces jeunes officiers vis-à-vis de leur société. Ils devinrent alors
des intermédiaires culturels entre l’Occident et l’Empire, des introducteurs de
modernité et de pensée nouvelle.
Le phénomène de subordination du développement scientifique et technique aux
besoins de l’armée eut pour conséquence la faible diffusion des sciences modernes
dans la société. Dans la première moitié du XIXe siècle, l’enseignement des disciplines
scientifiques modernes était l’exclusivité des écoles militaires. La transmission de ces
connaissances avait pour objectif d’améliorer intrinsèquement les performances de
l’armée dans les domaines de l’artillerie, des fortifications ou de la construction
navale. Ce n’est qu’en 1884 que sera ouverte une école du génie civil.
11. SHAT, 7N1636, Constantinople, rapport n° 299 du 19 janvier 1909.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 65
Les officiers instruits étaient une élite peu nombreuse, ce qui leur a conféré
un statut très particulier dans la société. Naturellement cadres de l’armée, ils avaient
aussi vocation à occuper des postes de cadres civils. D’où la place très particulière qu’occupe l’armée dans la société turque. Elle est considérée comme un corps
d’excellence et d’élite en matière de formation, détentrice de savoirs pionniers.
À l’époque hamidienne, les militaires occupaient des postes d’administrateurs dans
les provinces, et ce mouvement ne fit que s’accroître après 1908 car les militaires
furent les véritables acteurs de la “révolution”. Dès lors, on rencontra encore plus
de militaires dans l’administration qu’auparavant.
Ces officiers ne se sont plus positionnés en des termes d’allégeance inconditionnelle à un souverain, mais à un État, à un Empire, qu’il s’agissait de sauver.
Formés dans un esprit de corps, ayant acquis un important professionnalisme,
ils l’ont mis au service de l’Empire. Il est intéressant de noter que le Comité
d’Union Ottomane fut fondé au sein de l’école de médecine militaire d’Istanbul. Il se diffusa progressivement dans l’Empire, en commençant par les écoles
supérieures d’Istanbul : l’Académie militaire, l’Académie navale et certains centres
devinrent très actifs tels ceux de Selânik et de Manastir.
L’effectivité des réformes est significative puisque l’institution militaire évolua. L’armée qui était initialement un “outil” pour la défense de l’Empire devint
à l’époque des Jeunes Turcs, et grâce aux réformes de la période précédente, un
“outil” de modernisation de la société.
Le militarisme et le maintien de l’intégrité et de l’unité de l’Empire étaient
deux moteurs puissants chez les Jeunes-Turcs. C’est pourquoi ils ont été les
acteurs de transformations durables dans l’Empire, telle la “révolution JeuneTurque” (1908) qui posa les bases d’une armée nationale, mettant fin à son
organisation communautaire. Cette “révolution Jeune-Turque” était l’aboutissement des réformes militaires des Tanzîmât au XIXe siècle et portait en elle les
germes de la “révolution kémaliste”. De ce fait, l’adoption des sciences de l’Occident a participé au phénomène qui a conduit les élites de la Turquie à “se penser en Europe”.
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