MenP R3M 101102_xp6 - Revue des mondes musulmans et de la

Odile Moreau*
Les ressources scientifiques
de l’Occident au service
de la modernisation de l’armée ottomane
(fin XIXe-début XXesiècle)
Abstract: In the 19th century, the recourse to Western scientific resources appears as a major
goal of the Ottoman power. To realize its projects, Istanbul invited foreign military instruc-
tors and military missions. The first “Europeanized schools” which opened in the Ottoman
Empire were military ones created in reaction to the defeats suffered by the Ottomans. In the
first part of the 19th century, the Tanzîmât gave an important impulsion towards learning
modern sciences in the military schools. This kind of education changed the world of the edu-
cated officers who played a specific role in Ottoman society.
Résumé: au XIXesiècle, l’appel aux ressources scientifiques de l’Occident pour moderniser
l’armée paraît l’un des enjeux politiques majeurs pour le pouvoir ottoman. Il eut recours à des
instructeurs étrangers et à des missions militaires accréditées auprès de la Porte pour encadrer
ses projets. Ainsi, en réaction aux défaites militaires sur terre et sur mer, les premières écoles
européanisées de l’Empire furent les écoles militaires. Les Tanzîmât donnèrent la première
grande impulsion à l’apprentissage des sciences modernes dans les écoles militaires dans la pre-
mière moitié du XIXesiècle. Cette formation conduisit à une modification des représentations
du monde des officiers diplômés qui jouèrent un rôle particulier dans la société ottomane.
REMMM 101-102, 51-67
* Historienne, chercheuse à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis.
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Les réformes des Tanzîmât1furent mises en place pour sortir de la “tradi-
tion”, c’est-à-dire du système ancestral qui perdurait alors. Au XIXesiècle, cela signi-
fiait s’inspirer des techniques européennes pour combler un retard devenu tan-
gible. Ce dernier s’exprimait d’abord en termes militaires et s’était traduit par des
défaites successives. Selim III fut le précurseur des réformes du XIXesiècle avec
le nizâm-i cedîd 2, puis Mahmûd II en fut l’artisan avec la mise sur pied d’une
armée nouvelle.
Celle-ci mettait fin à l’organisation militaire de type classique de l’Empire
ottoman, fondée sur la “professionnalisation de l’armée”, en abolissant le corps
des Janissaires en 1826. Fondée par le sultan Mahmûd II, cette nouvelle armée
reposait sur le système de la conscription répandu dans les armées européennes
depuis la Révolution française. Des perfectionnements furent apportés à cette armée
de conscription, par strates successives, jusqu’à l’avènement de la République.
La solution préconisée pour rénover l’armée était de la doter d’armements nou-
veaux et d’instruire les soldats dans les « savoirs modernes » en créant des écoles
militaires afin de forger un nouvel état d’esprit dans l’institution militaire. Ainsi,
grâce à l’acquisition de savoirs techniques et scientifiques, ces jeunes officiers consti-
tueraient de nouvelles élites et de futurs cadres non seulement pour l’armée,
mais aussi pour la société ottomane toute entière.
Dès le début du XVIIIesiècle, l’Empire eut recours à des spécialistes étrangers
qu’il employait à titre individuel. Tels le comte de Bonneval (1675-1747) qui ser-
vit sous le règne de Mahmûd I (1730-1754) ou le baron de Tott, sous le règne
de Mustafa III (1757-1774), qui diffusèrent l’influence française et participèrent
à la réorganisation selon les modèles européens.
Les premières tentatives d’ouverture d’écoles de type européen ne durèrent pas
du fait de la résistance des janissaires. Ce fut le cas des écoles d’artilleurs de
Humbarhâne et de l’école d’ingénieurs de Mühendishâne, en 1731, sous le règne
1. Dans l’Empire ottoman, au XIXesiècle, les Tanzîmât (pluriel du substantif arabe tanzîm, mise en
ordre, réorganisation), processus de modernisation voulu par le haut, avaient pour but une réorganisa-
tion de l’État et de la société. Pour sauver l’Empire, un processus de centralisation administrative, de moder-
nisation de l’appareil étatique et d’occidentalisation de la société fut mis en œuvre. Ce mouvement de réforme
connut trois temps forts, à savoir, la promulgation de la charte de Gülhâne en 1839, puis celle du rescrit
impérial, Hatt-î Hümayûn, en 1856, enfin sa clef de voûte fut la promulgation d’une Constitution otto-
mane en 1876. La charte de Gülhâne a de multiples caractères : judiciaire, financier, administratif et mili-
taire. Tous les sujets de l’Empire sont déclarés égaux sans distinction de religion ou de nationalité ;
chaque individu est jugé devant la justice conformément à la loi ; chacun verse directement des impôts
à l’État en fonction de ses revenus ; l’affermage est aboli ; chaque localité fournit un contingent militaire.
Le rescrit impérial de 1856 est animé par le même esprit que la charte de Gülhâne en précisant les droits
et les devoirs des sujets ottomans. Un processus de centralisation administrative, de modernisation de l’ap-
pareil étatique et d’occidentalisation de la société fut aussi mis en œuvre. La constitution ottomane pro-
mulguée en 1876 renouvelle aux sujets toutes les garanties offertes par les chartes de 1839 et de 1856.
Mais elle fut suspendue lors de la guerre russo-turque de 1877-1878.
2. Le sultan Selîm III (1789-1807) créa en 1794 un nouveau corps d’infanterie, appelé nizâm-i cedîd (la
nouvelle organisation), entraîné à l’européenne par des officiers français, anglais et allemands, doté de moyens
financiers propres et dont les membres étaient essentiellement recrutés en Anatolie. Cette entreprise réus-
sit en Anatolie, mais échoua dans les Balkans à cause de l’opposition des notables locaux.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 53
de Mahmûd I (1730-1754). Puis à l’époque de Mustafa III, un autre essai à Karaa-
gaç connut le même sort.
L’école des ingénieurs de la marine (Mühendishâne-i Bahrî-i Hümayun) fut fon-
dée en 1773 grâce aux efforts déployés par Djezayïrlï Ghâzî Hasan Pacha en réac-
tion à la défaite des forces navales ottomanes à Çeme en 1770. Elle fut la pre-
mière école à enseigner les techniques connues alors en Europe. Son objectif était
de former des officiers de marine connaissant la géométrie et la géographie, la
cartographie et la construction des galions. Le premier bahoca (professeur prin-
cipal) fut Seyyid Hasan Efendi, un mathématicien connaissant l’arabe, le persan,
l’italien, l’anglais et le français (Dölen, 1985, vol. 2: 511). Cette école recrutait
des ressortissants européens qu’elle employait à titre individuel. Puis en 1795,
elle fusionna avec la nouvelle École du génie militaire: Mühendishâne-i Berri-i
Hümayûn, destinée à former des officiers spécialisés, notamment pour l’artille-
rie. Elles furent les deux premières écoles militaires ouvertes à former des ingé-
nieurs dans les “armes savantes”, c’est-à-dire en ingénierie militaire. À cette
époque, elles étaient les seules à enseigner l’astronomie (ilm-i hey’et). Cette dis-
cipline fut ensuite étudiée dans les écoles secondaires militaires (‘askerî rüdiye)
à partir de 1838 et dans les écoles préparatoires militaires (‘idâdi-i ‘umûmî ‘askerî)
après 1869 (Dölen, 1985, vol. 1: 165-166). Le français était étudié dans ces deux
écoles et il devint obligatoire à l’École du génie militaire. Les officiers diplômés
de ces écoles jouèrent ensuite un rôle important. Tel Dervich Pacha (1817-
1878) qui fit ses études à Mühendishâne-i Berrî-i Hümayûn, puis en Europe. À
son retour, il enseigna la physique et la chimie à l’école de Guerre ainsi que – pour
la première fois – à l’université. Inspecteur des écoles militaires et membre du
Conseil d’État (¥ura-yi Devlet), il a aussi rédigé deux ouvrages scientifiques, l’un
relatif aux sciences naturelles (Usul-i Hikmet-i Tabiiye, méthode de sciences
naturelles) et l’autre à la chimie (Usul-i kimya, méthode de chimie. Publié en 1848,
ce dernier livre était d’ailleurs le premier ouvrage turc de chimie) (Dölen, 1985,
vol. 1: 178).
Mais au XIXesiècle, l’appel à des instructeurs étrangers prit une toute autre
dimension du fait de l’impulsion modernisatrice donnée à ce moment-là. En effet,
au cours de ce siècle, l’appel aux ressources scientifiques de l’Occident, entre autres
par le biais d’experts étrangers, pour moderniser l’armée, apparaît comme l’un
des enjeux politiques majeurs, particulièrement pour le pouvoir ottoman. Celui-
ci eut recours à des missions militaires accréditées auprès de la Porte pour enca-
drer ses projets. Ainsi, en réaction aux défaites militaires subies sur terre et sur
mer, les premières écoles européanisées de l’Empire furent les écoles militaires.
Progressivement, toute une pyramide d’écoles militaires allant du niveau élé-
mentaire jusqu’au niveau supérieur fut mise en place: des écoles secondaires
(diye en 1838), écoles préparatoires (‘idâdiye en 1846), une école de méde-
cine militaire (Mekteb-i Tibbiye, 1827), l’école de Guerre (Mekteb-i Harbiye,
1834), l’école d’État-major (Erkân-i Harbiye, 1845) ainsi qu’une école navale (Mek-
teb-i Bahriye, 1838).
L’école de médecine militaire (Tibbiye, 1827) fut ainsi la troisième école
ouverte sur le modèle européen après Mühendishâne-i Bahrî et Berri-i Hümayûn3.
Tous les cours y étaient dispensés en langue étrangère jusqu’en 1870, date à par-
tir de laquelle l’enseignement se fit en turc. La première école de médecine civile
n’ouvrit ses portes qu’en 1866 à Istanbul (Mekteb-i Tibbiye-i Mülkiye) (Yolalici,
2000 : 658).
La question de la formation des cadres militaires fut envisagée à la base. Les
aspirants commençaient leur éducation militaire très tôt, dès la fin de l’enfance,
et le corps militaire devenait leur nouvelle famille. Souvent recrutés dans des
familles modestes d’Anatolie, ils suivaient leurs études militaires entre l’âge de
douze et de vingt-cinq ans. C’était aussi une manière d’établir un lien indisso-
luble entre l’État et eux. Comme les janissaires à la période classique de l’Em-
pire, ils n’avaient plus de véritables attaches familiales. De cette manière, ils
étaient à même d’acquérir dans les meilleures conditions ces sciences et techniques
modernes ainsi qu’un esprit de corps et pouvaient espérer une promotion sociale
et économique.
Dans un premier temps, nous envisagerons la formation à la science moderne
dans l’armée, puis le flux des personnes et le mouvement des hommes.
La formation à la science moderne dans l’armée
Les Tanzîmât donnèrent la première grande impulsion à l’apprentissage des
sciences modernes dans les écoles militaires dans la première moitié du XIXe
siècle. À la fin du même siècle, l’instructeur allemand von der Goltz fit adopter
d’importantes réformes concernant la réorganisation générale de l’armée ainsi que
les écoles militaires. L’armée ottomane était soucieuse d’acquérir les sciences
nouvelles dans leur ensemble et nous présenterons plus loin l’une d’entre elles,
la photographie.
Tanzîmât et instruction dans l’armée
Mahmûd II prépara la fondation d’une école de Guerre en 1825. Pour ce faire,
on ouvrit des compagnies de sïbyan (écoles primaires) à la caserne de Selimiye
en 1831. Elles déménagèrent en 1834 à la caserne de Maçka où elles prirent le
nom de Mekteb-i Harbiye (l’école de Guerre).
Lors de la création de l’école de Guerre (1834), les soldats admis étaient anal-
phabètes. En effet, il n’existait alors aucune école primaire ou secondaire pour
les préparer à un tel cursus. C’est dire l’ampleur de la tâche à réaliser par les réfor-
mateurs des Tanzîmât. L’objectif d’une familiarisation avec les sciences nou-
velles passait d’abord par l’alphabétisation, puis par l’acquisition de langues
étrangères.
54 / Odile Moreau
3. Auparavant, les médecins étaient formés dans les medrese.
Les ressources scientifiques de l’Occident au service de la modernisation… / 55
Pour s’ouvrir à l’Occident, la connaissance de langues étrangères était un
préalable incontournable. Il s’agissait en effet d’apprendre d’abord les langues dans
lesquelles ces sciences étaient accessibles pour pouvoir ensuite les acquérir. Ensei-
gnés au début par des instructeurs étrangers, ces savoirs nouveaux furent ensuite
dispensés en turc par les réformateurs qui effectuèrent de nombreuses traductions
d’ouvrages. Ce mouvement de traduction fut extrêmement important pour l’ap-
prentissage des savoirs venus de l’extérieur.
Parmi les traducteurs d’ouvrages scientifiques, on rencontre de nombreux
militaires. Par exemple, Ibrahim Edhem Pacha (1785-1865) a traduit en turc les
« Éléments de géométrie » (Kitab-i usü’l-hendese) d’Adrien Legendre (1752-
1833) publié en 1794 (Dölen, 1985, vol. 1: 154). Des ouvrages de géographie
furent traduits du français pour les écoles primaires (ibtidâiye) et secondaires
(diye) à l’époque des Tanzîmât. Puis, dans la seconde moitié du XIXesiècle, on
rédigea des ouvrages pour les écoles préparatoires (‘idâdiye). Ahmed Muhtar
Pacha écrivit un livre de géographie pour les écoles préparatoires militaires (Fenn-
i Corafya, Istanbul, H. 1286/1869-1870) et Abdurrahman ¥eref Bey écrivit
une géographie générale (Corafya-i Umumî, Istanbul, 2 vol., H. 1301/1885-1886)
(Dölen, 1985, vol. 1: 191).
Dans le domaine de la cartographie, des cartes marines modernes furent
empruntées au début du XIXesiècle, notamment à la France et à l’Angleterre. Les
cartes maritimes et terrestres de l’Empire ottoman furent réalisées par des étran-
gers, tels l’allemand Heinrich Kiepert dans les années 1840. Des cours de topo-
graphie, de géodésie et d’astronomie étaient alors dispensés à Mühendishâne-i Berrî-
i Hümayûn et à Harbiye. Ce n’est que plus tard que les Ottomans se mirent à
confectionner des cartes de type moderne. Par exemple, Cevdet Pacha réalisa une
carte de l’Anatolie orientale et de la Syrie (Dölen, 1985, vol. 1: 194-195).
À partir de 1834, l’étude de langues étrangères telles l’arabe, le persan et
le français se répandit dans les écoles militaires. Dans les écoles prépara-
toires (‘idâdiye), l’arabe et le persan étaient enseignés pendant les deux à
trois années du cursus. La connaissance de ces deux langues était nécessaire
pour être admissible à l’école de Guerre. Le français fut ensuite enseigné à
Harbiye à partir de 1840. Dès la fondation de l’école de Guerre en 1834, des
cours de physique et de chimie y furent dispensés. En revanche, ces disciplines
ne furent introduites à l’école d’état-major qu’après 1867 (Dölen, 1985, vol. 1:
178). Lorsqu’il fut ministre de l’éducation, Emin Pacha (1841-1845) donna
une impulsion à la modernisation de l’enseignement. Il affecta à l’école de Guerre
un officier d’état-major ingénieur (formé à Mühendishâne), Büyük Tahir Efendi,
pour qu’il y enseigne le calcul et la géométrie. À partir de 1842, les étudiants ayant
bien progressé, on commença à leur faire passer un examen de sortie qui condi-
tionnait l’obtention des grades, à savoir ceux de lieutenant en premier et de
lieutenant en second. Cette formation en ingénierie (Mühendishâne-i Berrî-i
Hümâyun) devint en 1847 l’école d’artillerie (Topçu Harbiye Mektebi), puis
fusionna en 1871 avec l’école de Guerre.
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