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« Manger et être mangé » :
De l´assimilation de l'autre au don du moi
Francisco Xavier Sánchez Hernández
L’objet de cet exposé est de montrer l´importance de la nourriture pour
pouvoir entrer en relation avec Dieu, avec les autres et avec nous mêmes.
Pour cela nous analyserons deux formes, l’une culturelle, l’autre
philosophique, par lesquelles les hommes ont compris le processus de la
nourriture tout au long de l´histoire. Cela avant de proposer une
interprétation biblique à partir de la philosophie d´Emmanuel Levinas.
Sous le titre « Je mange donc je suis », nous analyserons en premier lieu le
processus de la nourriture sous deux angles distincts mais liés par le même
but de l´assimilation
A partir de la mentalité maya et aztèque, nous réfléchirons d'abord sur
"l´homme fait de maïs" et sur le sens des sacrifices aztèques. Dans le
monde précolombien on sacrifiait les hommes pour que les dieux puissent
vivre et continuer ainsi à maintenir l´ordre du cosmos. On ne peut
comprendre cela qu´à partir d´une claire mentalité « théocentrique », dans
laquelle les dieux sont le centre du cosmos (il s´agit du primat de la
bouche). Nous verrons ensuite comment dans la philosophie occidentale,
surtout à partir de Descartes, l´homme devient le centre de l´univers. Nous
nous trouvons alors dans un « anthropocentrisme » dans lequel les hommes
et même Dieu sont sacrifiés sur l´autel de la raison, au profit de la
subjectivité moderne et contemporaine (il s´agit du primat de la vision).
Deuxièmement sous le titre : « autre est le fruit interdit », nous
analyserons, à partir de la philosophie d´Emmanuel Levinas, et surtout de
la Bible, comment il y a « quelqu´un » dans le jardin du monde que nous
ne pouvons pas manger parce qu´il n´est pas nourriture pour ma bouche
ou mes yeux. Il s´agit d´autrui, de importe quel être humain qui me
parle et qui m’ordonne de le servir (il s´agit du primat de l´écoute).
Finalement et dans la dernière partie de cet exposé, avec le titre : « Ce
n´est pas moi qui vit mais le Christ qui habite en moi », nous réfléchirons
sur la réponse possible que peut donner le sujet qui vit une expérience
éthique et profonde de rencontre avec autrui. Soit celle de manger l´autre,
c´est-à-dire de continuer à vivre dans l´égoïsme du moi, soit celle d’être
mangé par autrui, c´est-à-dire faire le pas de l´égoïsme du moi à la
sainteté du don du moi au profit de la faim de l´autre.
Analysons maintenant à partir de la culture précolombienne et de la
philosophie occidentale, moderne et contemporaine, le sacrifice de l´autre
soit par la bouche (nourriture), soit par les yeux (connaissance) au profit
du moi.
L´homme est créé de maïs : le Popol Vuh
Dans le « Livre sacré des mayas », connu comme Popol Vuh, on raconte
comment les dieux prirent la décision de créer l´homme, pour être en
relation avec lui, pour le nourrir, mais aussi pour que l´homme à son tour
2
leur donne louange. Ils durent réaliser quatre essais avant de trouver le
modèle d´homme qu´ils désiraient. Le premier essai consista à créer les
animaux. Mais les animaux ne purent pas parler et rendre louange à leurs
créateurs, à cause de cela ils furent punis par les dieux en faisant que leur
chair devienne nourriture pour d´autres êtres vivants. Le deuxième essai
consista à créer l´homme argile. Les hommes pouvaient parler mais
n´avaient pas de raison, et à cause de cela ils ne pouvaient pas rendre
louange à leurs créateurs, ils furent détruits avec de l´eau. Le troisième
essai consista à créer l´homme de bois. Les hommes pouvaient parler mais
ils n´avaient pas de cœur, donc ils ne pouvaient pas rendre louange aux
dieux et ils furent convertis en singes. Finalement les dieux se réunirent et
ils firent un dernier essai pour créer l´homme et ils le firent de maïs. « Et
notre grande mère Xmucane en prenant du maïs blanc et jaune, fit le repas
et la boisson pour faire la chair et la graisse, et c´est ainsi que le Seigneur
Tepeu Cucumatz façonna nos premiers pères. »1
Les quatre premiers hommes qui habitèrent la terre n´ont pas eu de père
ou de mère, mais ils furent créés directement par le dieu créateur qui
s´appelle Tepeu Cucumatz. Ces hommes de maïs une fois créés furent
reconnaissants envers leurs dieux et ils commencèrent à leur rendre
louange en leur disant : « Nous vous remercions parce que vous nous avez
créés et vous nous avez formés, c´est toi notre grand mère, c´est toi notre
grand père ! C´est ainsi qu´ils parlèrent en rendant grâces pour avoir é
créés. »2
Même si le livre sacré des mayas, Popol Vuh, dans la version que nous
connaissons actuellement, a de toute évidence été modifié pour des fins
pastorales par les religieux dominicains qui le traduisirent en espagnol3,
malgré cela il ne cesse d´attirer notre attention sur la matière avec laquelle
les dieux ont décidé de créer l´homme : le maïs. Les hommes, dans la
mythologie maya, ont été créés à partir du maïs. Le maïs, qui constitue la
base de la nourriture des peuples en Amérique latine, constitue aussi notre
essence, notre être.
Pourquoi le maïs ? Parce que dans le continent américain, surtout de racines
indigènes, le maïs constitue la base de notre nourriture. Si nous sommes ce
que nous mangeons, ce que nous assimilons, le maïs nous constitue, nous
forme, nous crée. Notre chair et notre sang ont été faits de maïs. Mais il
s´agit d´un type de maïs particulier parce que c´est un maïs qui a du cœur,
qui est sensible et qui a des sentiments. L´homme de maïs est
reconnaissant envers ses créateurs, avec les dieux qui le nourrissent des
choses qui viennent de la terre et tout particulièrement du maïs. Nous
pouvons trouver une certaine similitude avec d´autres peuples de
l’Amérique du sud qui remercient eux aussi la « Mère terre », ou
Pachamama, de les nourrir et leur permettre de se tenir en vie.
Il nous semble qu´il est important de nous arrêter ici un moment pour
analyser les trois étapes antérieures à la création de l´homme. Dans le
1 Popol Vuh, (anónimo), Ed. Promo libros, Madrid, 2003, p. 104.
2 Ibid.
3 Le P. Francisco Ximénez, prêtre dominicain, est en 1666, il a été curé á
Chichicastenango, Guatemala. Il a été le responsable d´écrire la chronique de sa
province. Les indigènes lui montrèrent le texte manuscrit de l´histoire des anciens
quichés, qu´on connaît par le nom de Popol Vuh, ou le Livre sacré des Mayas, livre
que le Père Ximenez copia et traduisit al espagnol.
3
premier essai les animaux sont incapables de parler, et en conséquence
d´entrer en relation avec les dieux et entre eux. Dans le second essai les
hommes argile peuvent parler mais ils n´ont pas de raison. Dans le
troisième essai, les hommes de bois parlent parce qu´ils ont la raison mais
ils n´ont pas de cœur, ils ont pas de sentiments, donc ils ne remercient
pas leurs dieux. Finalement dans le quatrième et dernier essai, les dieux se
rendent compte qu´il ne suffit pas de donner la « vie » aux hommes (ζωή,
zoé), ou de leur donner la « parole phonétique » (φωνή, phoné, son), ou
même la « raison » (logos), s´ils ont pas de sentiments. L´homme de
maïs est un homme de cœur, un être qui sait remercier ses créateurs.
Quelqu´un qui sait utiliser sa parole et sa raison pour rendre louange à ses
dieux.
Le maïs a une double fonction dans la mentalité maya : nourrir l´homme
(dimension horizontale) et lui permettre de communiquer avec les dieux
(dimension verticale). L´homme de maïs ne doit pas oublier que lui même
est nourriture, farine au service des autres membres de sa communauté. Ce
dernier aspect, le Popol Vuh ne le remarque pas, mais nous pouvons le
déduire par le caractère communautaire si fort dans la mentalité maya, et
par le sens qu´ils ont donné à leurs sacrifices.
Analysons maintenant le sens des sacrifices humains chez les mayas et
surtout chez les aztèques.
Les sacrifices humains chez les aztèques
Aussi bien dans la mentali maya qu´aztèque les hommes ont été créés
par les dieux et ils doivent être reconnaissants envers eux. Or, la façon
suprême de remercier et d´être reconnaissant envers les dieux est de leur
offrir la vie humaine. Pourquoi ? Parce que les dieux eux aussi se
nourrissent. Or, parmi les divinités aztèques le soleil joue un rôle très
important. Nous sommes les fils du soleil et nous devons le nourrir pour
qu´il continue à exister, parce que les dieux aussi deviennent faibles et ils
peuvent mourir. De même que les hommes se nourrissent des fruits de la
terre, les dieux se nourrissent des hommes. Chaque être humain au
moment de naître reçoit une énergie divine qui s´appelle « tonalli ». Dans
la mentalité précolombienne, il est important que l´homme collabore avec
les dieux en leur offrant son énergie vitale, tonalli, pour que les dieux
continuent à faire bénéficier les êtres humains de l´eau, de la nourriture,
etc., mais surtout la lumière du soleil, source de vie et de croissance. Mais,
quelque chose d´important est à signaler : l´homme ne doit pas se sacrifier
lui-même, auto-immolation, mais il doit sacrifier les autres : les esclaves et
surtout les étrangers. L´une des principales finalités de la guerre n´était
pas seulement d´augmenter la puissance politique, mais surtout de
procurer des esclaves pour les sacrifices. Quand un homme meurt de mort
naturelle, il a encore en lui l´énergie vitale, tonalli, pendant quatre ans,
temps nécessaire pour arriver au séjour des morts et pour se désintégrer,
pour devenir néant et pour être oublié. Mais, quand un homme meurt
sacrifié aux dieux, il contribue avec son énergie vitale à fortifier le soleil (ou
les autres dieux), et quatre ans après avoir été le compagnon et avoir
escorté le soleil, l´homme qui meurt en sacrifice devient papillon ou colibri.
« Le soleil a besoin d´une escorte pour lui ouvrir le chemin, puisque sa
4
marche sidérale est un combat qu´il serait incapable de mener tout seul
pendant longtemps ; il a besoin de porteurs pour économiser ses forces.
C´est aux guerriers morts au combat que revient cette tâche. (…) L´appui
donné au soleil par l´âme des sacrifiés est un service énergétique qu´ils
donnent à la société.”4 C´est ainsi que les sacrifices ont dans la mentalité
aztèque une fonction sociale, ils permettent la conservation et l´harmonie
du cosmos.
Avant de conclure cette brève présentation des sacrifices humains chez les
aztèques, il est important de signaler la coutume de l´anthropophagie. Le
fait de manger la chair humaine chez les aztèques avait une dimension
rituelle et sacrée. Il ne s´agissait pas de vouloir s´assimiler aux dieux, mais
de ne rien gaspiller de l´énergie vitale de l´être humain. La chair et le sang
d´un homme sacrifié nourrissaient non seulement les dieux, mais ils
fortifiaient aussi le corps de élite sacerdotale qui les mangeait. Le
sacrifice était en réaliune espèce d´alchimie secrète, comme le souligne
l´historien français Jacques Soustelle, le sacrifice est « une transmutation
par laquelle de la mort sort la vie. »5
Nous terminons cette première partie de notre exposé en soulignant
quelques aspects qui nous semblent importants. Pour Freud la religion est le
résultat d´une projection de la figure paternelle, et dans Totem et tabou et
il explique par des recherches réalisées avec certains peuples que les
hommes primitifs ont tuer le père et le manger pour pouvoir rester avec
ses femmes, en occasionnant ainsi un sentiment de culpabilité et la
naissance de la religion ; dans la mentalité maya et aztèque, le sacrifice
humain ne surgit pas d´un sentiment de culpabilité pour avoir donné la
mort au re ou aux dieux , mais de reconnaissance. Les hommes de
maïs, dans la mentalité maya, et les fils du soleil dans l´aztèque, sont bien
conscients de l´importance de la vie humaine et c´est pour cela qu´ils la
sacrifient et l´offrent à leurs créateurs, pour qu´ainsi tant les hommes que
les dieux puissent continuer à exister. Mais il ne agit pas de sacrifier sa
propre vie, auto-immolation, mais la vie de l´autre, de l´esclave ou de
l´étranger, pour le bien du cosmos et de la communauté.
Nous pouvons résumer le sens des sacrifices humains dans la mentalité
précolombienne en disant : « Il est nécessaire que les autres meurent et
même que je les mange pour que moi-même, la communauté, les dieux
et le cosmos puissent continuer à exister. »
Passons maintenant à un autre type de réflexion, à partir de la philosophie
et de la recherche de la subjectivité moderne et contemporaine. Ce
changement de perspective garde malgré tout la même idée de base : « Il
est nécessaire que les autres soient sacrifiés et qu´ils meurent pour que
moi, je puisse vivre. »
4 Christian DUVERGER, La flor letal. Economía del sacrificio azteca, FCE, México,
2005, p. 116. En français: La Fleur létal. Économie du sacrifice aztèque, Paris,
1979. On peut voir aussi avec intérêt sur ce même sujet: Yolotl GONZÁLEZ
TORRES, El sacrificio humano entre los mexicas, FCE, México, 2006; et Eduardo
MATOS MOCTEZUMA, Muerte filo de obsidiana. Los nahuas frente a la muerte, FCE,
México, 2000.
5 Jacques SOUSTELLE, La vida cotidiana de los aztecas, FCE, México, p. 102. En
français: La vie quotidienne des Aztèques á la veille de la conquête, Hachette,
Paris, 1995.
5
La subjectivité en philosophie: « Je mange donc je
suis »
Le grand penseur grec Archimède au IIIe siècle avant JC disait : « Donnez
moi un point fixe et je ferai mouvoir le monde. » Dans la recherche pour la
connaissance et le savoir, la philosophie a trouvé dans le « je » le principe
et le point fixe sur lequel le monde peut se mouvoir et se construire. La
recherche philosophique classique et d'après elle tout savoir en général
partent du je pour commencer et conduire n´importe quelle forme de
connaissance. Le je, tout comme le soleil dans le système solaire, est le
centre autour duquel tout tourne.
Dans cet exposé nous parlerons seulement de René Descartes (1596-1650),
qui donna ses bases à la subjectivité moderne et contemporaine.
Descartes et le je comme « res cogitans ».
Dans son court texte Les méditations métaphysiques (1641), Descartes
fonde la subjectivité moderne. Si avant lui les philosophes étaient
partis de la conscience du je pour réaliser leurs études (par exemple
Socrate ou S. Augustin), c´est avec le philosophe français que sera
démontrée rationnellement, une fois pour toutes, la profonde identité qui
existe entre le je et la pensée. La définition qu’avait donnée Aristote de
l´homme comme animal de raison sera avec Descartes pleinement
démontrée. Avant de rencontrer les choses, les autres ou Dieu, l´homme se
rencontre lui-même, comme pensée.
Dans ses deux premières méditations et grâce aux exemples du morceau de
cire pour nous apprendre à nous méfier de nos sens et établir la matière
la différence de l'esprit), comme étendue) , et de l´existence un
malin génie (pour nous montrer que nous pouvons nous tromper
rationnellement et me métaphysiquement, en postulant la non existence
de Dieu), Descartes se trouve submergé dans l´abîme du doute méthodique
et radical. Abîme qu´il arrête grâce à une certitude, le point d´Archimède à
partir duquel il va bâtir l’édifice de la vérité. Mes sens peuvent me tromper
en regardant les changements sensibles du morceau de cire, peut-être 2 +
3 ne font pas 5, peut-être je dors et je rêve que je suis debout, et peut-être
même que Dieu n´existe pas ; mais il y a quelque chose que je ne peux pas
mettre en doute, et cette certitude constitue la première véri claire et
distincte qui m´appartient. Je suis quand je pense. « Cogito ergo sum ». Je
pense donc je suis. “Je suis, j´existe: cela est certain; mais combien de
temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-
il, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d´être ou
d´exister. (…) Je ne suis donc, précisément parlant, qu´une chose qui
pense, c´est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des
termes dont la signification m´était auparavant inconnue. »6 Le rationalisme
6 René DESCARTES, Les méditations métaphysiques, méditation, VII, Ed.
Bordas, Paris, 1987, p. 21.
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