L’EXISTENCE FIDUCIALE
LE CONCEPT DE LA FIDUCIALITÉ
INTRODUCTION
A partir d’une ontologie relationnelle, nous avons désormais
la possibilité d’une part de réfléchir philosophiquement sur
l’existence fiduciale en ses fondements, selon les rapports des
hommes entre eux, et avec Dieu, et d’autre part d’interpréter
épistémologiquement ses expressions historiques. Nous analy-
serons celles qui se sont accomplies dans le peuple d’Israël et
la tradition juive, ainsi que dans l’Évangile et la tradition
chrétienne.
A partir d’une compréhension relationnelle de l’être de
l’homme et de l’être de Dieu, les rapports entre la raison et la foi
ne se posent plus en termes plus ou moins conflictuels
d’extériorité, voire de supériorité, de l’une par rapport à l’autre,
avec la seule préoccupation de montrer que la foi et la raison (en
sa forme philosophique aussi bien que scientifique) ne s’oppo-
saient pas de façon incompatible.
Mais il s’agissait alors d’accorder d’un côté une « raison »
qui se comprenait partiellement et partialement, selon la forme
historique qu’elle avait revêtue dans la pensée grecque, une
raison marquée par le primat abusivement normatif de l’unité
indivise considérée comme seul signe de la perfection de l’être,
une raison donc peu sensible, voire soupçonneuse à l’égard
d’une quelconque relation envers un révélateur divin, et de
l’autre des conduites de foi, juive et chrétienne, qui ne se
préoccupaient pas en vertu d’un dynamisme qui leur aurait été
propre et intérieur de leur justification rationnelle.
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Les croyances ne rencontraient la raison que dans une pers-
pective apologétique ou missionnaire, mais nullement dans un
souci de vérité mieux discernée. La « raison » était éventuelle-
ment pour elles un instrument de la pratique de foi ou de la
doctrine de foi, et la philosophie passait, dans le meilleur des
cas, pour « la servante de la théologie » sacrée, car souvent la
« raison » était tenue à l’écart de la lecture des « Livres saints ».
La raison était-elle moins perméable à l’Esprit de Dieu que
l’imagination religieuse des humains ? On en aurait parfois
l’impression, et peut-être est-ce vrai pour la raison asservie à la
tyrannie de l’unité indivise ! Mais cette raison mensongère ne se
glissait-elle pas subrepticement dans l’imagination et la
symbolique religieuse ? En sorte que l’herméneutique religieuse
se privait de ce que la raison avait de valable dans sa visée, pour
se laisser dénaturer par ses insuffisances.
Dans le cadre d’une ontologie relationnelle, de rationalité
complète, les démarches de foi reçoivent enfin un fondement et
une justification ontologiques, non seulement en l’être de
l’homme, mais en l’être de Dieu. Elles ne reposent plus
seulement sur une intervention imprévue, gratuite, et arbitraire,
bien que sage et bienveillante de la part de Dieu, intervention
témoignant du souci très psychologiquement compris qu’Il
a de sa création et de l’homme en lequel elle culmine.
Par une ontologie relationnelle, la théologie sacrée a désor-
mais la possibilité de passer d’une herméneutique,
principalement axée sur des concepts psychologiques et
sociologiques, à une herméneutique ontologique et éthique. Le
langage religieux symbolique peut, dans ce qu’il a de meilleur,
recevoir une intelligibilité plus riche et entièrement rationnelle.
Nous envisagerons donc essentiellement la formation de la
conscience fiduciale selon la triple composante de sa
différenciation, de son originalisation propre et de son accord
dans le Réel quant à son « objet », avec les autres formes de la
conscience, spécialement : la réflexion.
Ensuite nous consacrerons plusieurs chapitres d’interpréta-
tion épistémologique auxalités du judaïsme et du christia-
nisme, ainsi qu’à leurs rapports singuliers dans l’Histoire,
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rapports à la fois conflictuels et complémentaires et donc promis
à une harmonisation qui sera également tout aussi singulière.
I. QU’EST-CE QUE CROIRE ?
A. REMARQUES PREALABLES... QUI NE SONT PAS
INNOCENTES SUR LE TERME « CROIRE ».
Sur le plan du langage courant, le terme « croire » laisse en-
tendre d’après le ton et le contexte deux attitudes incompa-
tibles. Tantôt il peut signifier que l’on ne « sait » pas vraiment,
que l’on n’a qu’une « opinion », que nos certitudes ne sont pas
absolues, ou que nous refusons de nous engager en exprimant ce
que nous pensons. Tantôt il peut exprimer tout le contraire : que
nous sommes vraiment convaincus de ce que nous affirmons, et
que nous tirons pour nos actions les conséquences pratiques de
jugements assurés.
En général quand il désigne un acte de pensée indifférenciée,
le verbe « croire » a plutôt le sens faible d’avoir une opinion.
Mais dans son sens fort, il est fréquent que le terme « croire »
vise des vérités de caractère fiducial. Il traduit alors une
démarche de pensée différente de celles de la science ou de la
philosophie. Il est alors synonyme « d’avoir la foi », de « donner
sa foi ».
Comme le sens fort fiducial du terme « croire » est souvent
amalgamé avec le sens faible indifférencié, en raison de
l’identité du vocable, on estime facilement que la vérité de foi est
moins assurée que la vérité philosophique ou scientifique
et qu’elle n’est donc pas soumise comme ces dernières à des
exigences rationnelles. C’est hélas un bien triste préjugé qui
dispense à bon compte l’incroyant cultivé de croire et le croyant,
souvent inculte, de justifier sa foi. Trop souvent le croyant porte
alors témoignage de croyances injustifiables en elles-mêmes et
cela détourne l’incroyant de l’authentique foi.
La désaffection du monde moderne pour la foi ne vient-elle
pas aussi pas uniquement de ce que le croyant traditionnel
et les communautés traditionnelles de foi n’ont pas eu assez
ou du moins autant que les scientifiques et les philosophes le
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souci de chercher dynamiquement la vérité dans la voie qui leur
est propre ?
De plus, en leur acception fiduciale, le terme « croire », ainsi
que le terme « foi » qui heureusement ne participe pas de son
ambiguïté sur le plan du langage courant ne sont pas clairs
pour autant, et leur intelligibilité n’est pas d’une évidence
immédiate. Ils nous sont seulement familiers, et cette familiarité
nous berce dans l’illusion de les comprendre. Nous restons
bercés en cette illusion tant que nous les expliquons par des
synonymes : « croire », dira-t-on, c’est « se fier à quelqu’un,
avoir confiance en lui » ; et pour cette raison tenir sa parole pour
vraie.
Nous nous enracinons davantage encore dans l’illusion
quand nous cherchons à illustrer ce terme par les comportements
de l’enfant qui « plein de confiance s’abandonne à ses parents, et
à ceux qui l’aiment... ». En parlant ainsi, nous faisons vraiment
preuve de puérilité, d’une part parce que nous nous imaginons
qu’en observant en spectateur l’enfant, nous arrivons à
comprendre ce que nous ne pouvons comprendre qu’en nous-
mêmes, en nous rendant vraiment présents au cœur de nos actes
libres, et d’autre part parce que nous pensons que l’enfant sait
mieux que l’adulte ce que c’est que croire. Peut-être sommes-
nous en plus insensés, puisque nous prenons pour une conduite
de foi des besoins affectifs ou des attitudes d’imitation.
Nos critiques visent l’adulte et non l’enfant dont la conduite
est spécifiquement humaine pour son âge. Apte à croire, l’enfant
apprendra progressivement à croire, tout comme en s’éveillant au
monde il découvrira la science. En revanche, nous adultes, nous
devrions avoir assez de sagesse pour penser que, si émouvants
que soient nos souvenirs d’enfance, ce n’est pas en les étudiant
introspectivement que nous pouvons nous comprendre valable-
ment et rendre compte à nos yeux des conduites qui engagent
notre vie et celles des autres.
B. ANALYSE TRADITIONNELLE DE L’ACTE DE FOI
ET SES AMBIGUÏTES.
1. Exposé schématique.
Pour analyser la conduite fiduciale qu’il est élémentaire de
reconnaître comme une attitude fondamentale de la conscience
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il est usuel chez les auteurs classiques de distinguer d’une part
l’acte de confiance en la personne, acte que l’on exprime par un
« je me fie à toi », « je crois en toi »..., et d’autre part
l’acceptation de ses paroles pour vraies, acceptation que tradui-
rait l’expression : « je crois que ce que tu dis est vrai »..., « je
crois que... parce que tu le dis ». La foi serait une synthèse de ces
deux concepts. Le « croire en quelqu’un » entraîne donc la foi en
ses paroles, ces dernières étant le contenu de la foi.
On pense par cette distinction avoir ainsi donné la structure
complète de la foi, et avoir empêché d’une part que la conduite
de foi, qui est un rapport existentiel et interpersonnel entre deux
personnes entre personnes humaines ou entre le « Tu » de
Dieu et le « je » de l’homme ne se dégrade en sentimentalité
vague ou en ferveur irrationnelle, puisque l’on assigne à cette
conduite un contenu formulable, garanti par une autorité
doctrinale, qui la détermine et lui donne son identité, et d’autre
part on estime avoir empêché que la foi ne soit une simple
adhésion à des affirmations reçues pour vraies sans fondement
personnel, puisqu’elles seraient tenues pour vraies en raison de la
confiance en la personne. La « foi en... » éviterait que la « foi
que... » ne dégénère en idéologie. Cette analyse est-elle
satisfaisante pour le philosophe ? Pas tout à fait...!
2. Les confusions entretenues par le langage
objectivé.
A première vue, on pourrait penser que la distinction entre le
« je crois en toi... », homme ou femme, ou Dieu et le « je crois
que... » correspond à la distinction entre l’aspect d’exercice et
l’aspect de détermination distinction mise en œuvre en toute
analyse réflexive de nos activités de conscience et donc que
l’unité intime de l’acte de foi serait bien rendue par cette
synthèse : « Je crois en toi... que ceci..., que cela... » En fait il
n’en est rien, car la synthèse du « je crois en... » et du « je crois
que... » n’est pas assez profonde pour assurer l’unité d’un acte
humain et sa spécificité par rapport aux autres actes.
Dans son unité, l’acte de foi consiste toujours et uniquement
à croire en quelqu’un, et il a comme objet exprimé ensuite en
subordonnées du verbe croire ce même « quelqu’un », la per-
sonne en qui l’on croit. L’objet de la foi n’est jamais une chose
ou un phénomène, ou un ordre objectif de choses même admis
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