Mais le pire danger pour Rome lui vient de sa plus criante iniquité, l'esclavage.
Dans cette dissolution de la cité romaine, les esclaves ont senti leur force. Ils ont
le nombre pour eux, et la liberté leur rendra le courage. Ils essayent leurs
chances dans deux révoltes successives, la première, celle d'Eunus en Sicile
(an
138 av. J.-C.)
; la seconde, plus grave, celle de Spartacus
(an 73)
. Rome voit
encore une fois la guerre à ses portes ; ses ennemis, ce sont pour la plupart des
gladiateurs qu'elle a dressés à combattre pour ses menus plaisirs, et qui
retournent contre elle la science de mourir qu'elle leur a enseignée. Le Thrace
Spartacus, Numide d'origine, recommence Annibal en promenant la guerre
jusqu'à la pointe sud de l'Italie. A force d'audace et de talent, il fait durer au delà
de toute vraisemblance cette lutte désespérée. Mais il lui manque tout ce qui fait
vaincre, une armée, et derrière elle, un peuple, un drapeau, des souvenirs !
L'esclavage a dégradé ses soldats, pêle-mêle de bandits sans foi et sans patrie. Il
ne peut ni affranchir, ni venger le monde asservi, et ne sait que mourir dans
l'arène, comme un gladiateur, aux applaudissements de Rome sauvée.
Les sénateurs et les chevaliers auront bientôt leur duel avec Sylla et Marius. Les
Romains et les Italiens ont le leur avec la guerre sociale. Que de dangers, que
d'ennemis divers, que de luttes qui $e succèdent où s'entrecroisent ! Sans doute
'tome triomphe de tout, mais ses victoires même sont pour elle entant de
défaites. Vainqueurs ou vaincus, tout le monde foule aux pieds les lois, et nul ne
sait sauver la patrie sans triompher à ses dépens. Quant au peuple romain, on
ne sait plus où le prendre, car il n'est ni dans la cité, ni aux camps. La population
libre tend à disparaître de Rome ; il ne reste plus, avec les affranchis, qu'une
poignée de patriciens, et quelques publicains pour se disputer, à prix d'or et de
sang, les grandes magistratures. L'Asie est dépeuplée, on n'y trouve plus que
des femmes et des enfants. Tous les mâles vont à Rome pour y vivre dans la
servitude, ou y mourir comme gladiateurs.
Il y a deux sortes d'esclaves, ceux des villes et ceux des champs, les derniers à
peine nourris traités en bêtes de somme, leur durée moyenne est de huit ans.
Quand ils ne sont plus bons à rien, on les laisse finir leurs jours, exposés aux
injures de l'air. Les vieux esclaves, les vieilles ferrailles, disait Caton l'Ancien, ne
sont bons qu'à vendre ; on les remplace, on ne les répare pas. Quant aux
esclaves des villes, leur industrie, c'est de se rendre nécessaires, et d'arriver à
l'affranchissement en caressant les vices de leurs maîtres. Corrompus, ils
corrompent à leur tour. La famille boit par tous ses pores les souillures qu'ils y
apportent avec eux. Ne pouvant monter au niveau du maître, l'esclave le fait
descendre au sien, et prend sa revanche en dégradant celui qui l'opprime. Peu à
peu, les mariages deviennent plus rares et moins productifs ; mais qu'importe ?
L'esclavage est là pour combler les vides, et la ville éternelle achète des citoyens
sur tous les marchés de l'univers, qui lui obéit. L'Asie, dépeuplée et ruinée, se
venge en infectant Rome de ses deux lèpres, les voluptés et les superstitions.
Si de l'esclave nous passons aux hommes libres, comment sonder les abîmes de
dédains qui séparent toutes ces castes, dont chacune n'est qu'un échelon pour
monter plus haut, jusqu'au plus élevé, la noblesse, à laquelle on n'arrive pas
quand on n'est pas né dans son sein ? Le génie même n'y peut rien : Cicéron,
noble s'il en fut, par la gloire et par l'éloquence, n'a jamais pu se faire pardonner
Sa roture. Qui dira les mépris de l'affranchi, passé citoyen, pour l'esclave à côté
duquel il travaillait hier, labouré du même fouet, et rivé à la même chaîne ? Et
ceux du publicain, engraissé de la sueur et des dépouilles d'une province, et se
faisant un musée avec les statues volées aux temples, pour tous ceux qui n'ont
pas su s'enrichir comme lui ? Qui dira surtout l'ineffable dédain du patricien,