dans la revue Cedrus Libani, N°69, 2ème trimestre 2004, p 200 et

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dans la revue Cedrus Libani, N°69, 2ème trimestre 2004, p 200 et 201
Méditation sur « Papiers épars » peinture de W. SIUDMAK
(60x80 cm, collection particulière)
En mémoire d’Anne Thierry-Wilkinson*
Fais resplendir ton visage et nous serons sauvés (Ps 79,4)
Froissée, déchirée, lacérée, transpercée ; jetée à terre, piétinée : ci-gît
l’Image qui résiste à toutes les destructions, celle qui subsiste malgré tous les
acharnements.
Les « Papiers épars » que nous présentent Siudmak sont rescapés d’une
longue histoire. Y figure un jeune homme, barbu ; les épines criblant l’espace
au dessus de sa tête, puis les trois clous, en révèlent l’identité : c’est le Christ.
La tradition picturale a maintes fois représenté comment, Véronique ayant
essuyé le visage du Sauveur endurant sa Passion, l’empreinte de la face du
Messie demeura sur le linge. Véronique n’est autre que « vera icona », la
véritable image ; le mot, en soi, est une chimère puisque composé d’un mot latin
uni à un terme grecque. Mariage contrenature disent les linguistes.
Cette brave Véronique n’apparaissant pas dans les textes bibliques :
hérésie s’étranglent les puristes ! Car les « purs », souvent, n’aiment pas les
images, alors ils les froissent, déchirent, lacèrent, transpercent.... Ils les salissent
en jetant sur elles la suspicion : et de lancer leurs archives aux trousses de cette
sainte Face qui ose circuler sans les bonnes références, « sans-papiers » en
somme, alors « Véronique » traverse l’Histoire en douce. Elle franchit les
frontières érigées par des sages et des savants pour se plaire dans les ateliers,
auprès des artistes et des enfants. Comme à Lisieux, la petite Thérèse « de
l’enfant Jésus et de la sainte Face ».
Les peintres ont multiplié cette icône d’une figure « Achéropoïète » (
« non faite de main d’homme »), c’est à dire que l’original, le voile de
Véronique, n’était pas une peinture mais une empreinte miraculeuse.
« Balivernes ! » ont dit les historiens qui se méfient, parce qu’un miracle, ça
fait désordre : ça dérange leur histoire. Ne leur parlez pas du Suaire de Turin, ils
ont amassé des études, consigné des expériences, rédigé des rapports, des
articles, des livres...Mais sur cet océan de papier, l’Image, rebelle et têtue,
surnage.
Siudmak retire l’ironie de l’histoire et place sa « véronique » sur des
« papiers épars », l’ensemble étant peint sur toile, l’allusion au linge originel
demeure. Mais les « papiers épars » contiennent une fragilité, une vulnérabilité,
que les « véroniques » anciennes ne possédaient pas, elles qu’on brandissait
parfois en bannières comme des trophées. Si Siudmak prolonge le thème, il ne le
répète pas et il lui fait traverser le XXème siècle ; l’artiste est d’origine
polonaise et l’ombre de son Messie juif esquisse une étoile, tandis que le ton
verdâtre général suggère un uniforme militaire de sinistre mémoire... J’écris
prudemment « esquisse » et « suggère » car il me semble bien que la première
leçon de cette oeuvre , ce qu’elle incarne, magnifie, manifeste avec véhémence,
est :
Le Christ, le vrai, n’est pas un message mais un visage.
Or c’est le papier qui porte le slogan, le discours, le « message ». Et le
« message » déporte le visage de chair et de sang dans le barbelé des concepts,
dans l’espace mortifère des abstractions, là où les mots, parce qu’ils refusent de
s’originer dans le Verbe de Vie, deviennent des maux. Or ce visage, celui du
Verbe Incarné, résiste aux féroces « explications », de « ex-plicare », mise à plat
en latin.
A quel espace nous confronte Siudmak ? Quelle est cette platitude d’un
bleu vague qui n’est pas l’eau ; d’un vert qui n’est pas végétation ? Les épines
semblent fuir en perspective mais où est l’horizon ? Si le clou tient l’image et si
celle-ci pend, selon la loi de gravité, et puisque les gouttes de sang s’inclinent
vers le bas, il est sûr que le sol n’est pas un sol mais une paroi verticale,
autrement dit que l’image ne doit pas être vue à plat mais redressée.
Mais pendant que notre oeil chavire, voilà qu’un détail accroche notre
regard : le bord de la pointe d’ombre, à la gauche du Christ, présente une fine
frange de lumière. Et l’ambivalence de la figuration nous joue un tour : car si
nous supposons l’ombre arrêtée par un bord, c’est que l’ombre est moins une
ombre qu’une trouée ! La face du Messie doit alors être pensée comme se
détachant sur une déchirure. Les clous tiennent donc sur du vide ? Qu’est-ce que
cette peau verdâtre sinon les apparences du monde, l’emballage du néant. En
s’arrachant sur cette béance noire, le visage du Sauveur la révèle et la conjure à
la fois. Car cette effigie clouée entre les ténèbres et la lumière, empêche l’oeil de
plonger dans la nuit. Ainsi se révèle l’inconsistance du monde mais aussi sa
dignité puisque ce bleu-vert indéfinissable est le support, la chair de cette sainte
Face, et que cette monotonie colorée parvient à saigner rouge.
Regardons enfin, au coeur du tableau, cet homme qui ne nous regarde pas,
ce Verbe Incarné qui se tait et qui, les yeux clos, se donne à voir. Il n’a pas les
traits flasques ou pétrifiés des morts, la face est souffrante mais nullement
crispée. Pas de cri ni de grimace ; il est concentré plutôt que tendu. Un visage,
conscient des déchirements qui le cernent, mais qui se veut ni accusateur ni
apitoyant. Nul mépris, nulle indifférence, mais il regarde ailleurs. Et ce qu’il
contemple lui donne cette paix qui transparaît à travers l’épreuve. Ce visage se
repose, se renouvelle, se vivifie en permanence dans un tête à tête intérieur avec
un autre. Un autre que nous ne pouvons pas voir mais seulement pressentir,
puisqu’il resplendit dans la patience de la sainte Face. Et cet autre, de qui
descend un don si parfait, qui est-il sinon le « Père des lumières, chez qui
n’existe aucun changement ni l’ombre d’une variation » (Jc 1-17) ?
Une quatrième dimension, subtile, discrète, divine, s’ouvre à nous. Où
plutôt en nous, car elle ne survient pas dans l’image mais grâce à l’image.
Peut-être serait-il plus juste de dire : « s’ouvre en eux et en nous » puisque cette
dimension est communion à la même intériorité.
Les habiles se gausseront : « pensez-vous que le peintre ait élaboré sa
peinture à ce point ? ». Siudmak en prenant les pinceaux savait-il précisément où
il voulait en venir ? Peut-être pas plus que moi, prenant la plume pour me mettre
à l’école d’une image. Or, si les images enseignent c’est que le Maître est
intérieur, et, parce qu’Il instruit en silence, les tous petits écoliers comprennent,
tandis que ce qu’Il montre reste caché aux sages et aux savants. C’est pourquoi
bavards et beaux esprits sont, depuis longtemps, jaloux des images et les
déchirent en papiers épars.
Le christianisme est moins une religion du livre que celle du Corps livré.
Christine Sourgins
janvier 2004
*Il y a 10 ans, en mars 1994, à l’Hôtel Malestroit de Bry sur Marne, Anne
Thierry-Wilkinson, organisa une grande rétrospective du peintre Wojtek
Siudmak, pratiquant un hyperréalisme fantastique.
Anne
aimait
particulièrement cette oeuvre, j’ai tenté de comprendre pourquoi.
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