la fois bienveillants et exigeants. Mais certains enfants n'ont pas cette chance et vivent leur
apprentissage dans l'indifférence, dans le silence, parfois dans l'invective. Ils n'ont pas la chance de
comprendre ce que parler veut dire. Ainsi, ils nous arrivent aux portes de nos écoles en étant,
comme je le dis souvent, des enfants qui ne savent parler qu'à vue. Ils ne savent parler qu'à vue
parce qu'ils ne savent parler que de choses qui sont là quand on les dit et parce qu'ils ne savent
parler qu'à des gens qui sont en face d'eux. Leur destin scolaire s'en trouve profondément
compromis. Ces enfants qui ne savent parler qu'à vue, c'est-à-dire qui ont besoin que l'objet du
discours soit présent, qui ont besoin que l'autre à qui on s'adresse soit présent, comment pouvons-
nous imaginer qu'un jour ils puissent affronter le silence, la solitude, l'inconnu de la chose écrite ?
La lecture et l'écriture leur sont sémiologiquement interdites. Ce n'est plus une question de
technique, c'est l'entrée dans un monde sémiologique qui leur est fondamentalement étranger. Ils
sont dans l'instant, dans la proximité, la familiarité, le connu, et on leur dit : "Maintenant, tu vas
affronter l'inconnu, la solitude et la distance."
Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'à défaut d'être bons en lecture, en écriture, en "français", ils
seront bons en mathématiques ou en informatique. Ces enfants-là ne seront bons en rien. Je les
retrouverai plus tard, parmi les 8 à 10 % de jeunes gens illettrés, exclus et en déshérence. Si leur
destin scolaire est compromis, leur destin social est tout aussi problématique. En effet, cette
insécurité linguistique qu'ils subissent leur interdit toute négociation avec l'autre. Ces questions qui
portent l'acte de parole : "Qui est celui à qui je parle ?", "Que sait-il de ce que je veux lui dire ?",
"Comment vais-je m'y prendre ?", il les ignore totalement. Cet espace de négociation pacifique ne
leur est pas ouvert et, en conséquence, le passage à l'acte violent est prévisible. Enfin, privés des
instruments essentiels du lexique, de la syntaxe, de la rhétorique, ils seront dans l'impossibilité de
mettre en cause, de critiquer, de démonter les discours sectaires et intégristes ou magiques qui leur
sont adressés. En cela aussi, leur destin social est touché. L'insécurité linguistique rend les citoyens
vulnérables contre toutes les formes de discours et de textes intégristes, sectaires ou magiques. Ils
n'ont pas les armes pour les réfuter, pour les démonter, pour en démontrer l'inanité. Et qu'on ne
vienne pas nous dire qu'un vocabulaire restreint, fût-il pittoresque, que des structures
approximatives, fussent-elles originales, donnent les clefs du monde. Il faut bien se dire qu'il y a des
langues qui donnent les clefs du monde et que d'autres langues ferment les portes du ghetto. Il faut
en finir avec cette démagogie qui consiste à s'agenouiller devant une pseudo-modernité du langage
qui cache en fait une inégalité fondamentale devant le pouvoir linguistique. Or c'est bien de pouvoir
linguistique dont l'école doit s'occuper : celui qui permet de quitter le constat immédiat, l'assertion
arbitraire et la docilité crédule.
L'école est devenue pour un bon nombre de nos enfants le seul recours de médiation. Cela est
nouveau. Pèse sur les épaules de nos maîtres cette obligation d'être les médiateurs que bien des
familles n'ont pas été. Elle ne peut donc, cette école, se contenter de sélectionner, elle ne peut donc
se contenter d'ordonner des savoirs et de faire acquérir des mécanismes. Elle doit faire comprendre
à des enfants perdus ce que parler veut dire, ce que lire veut dire, et comment on doit analyser le
monde. Elle doit leur faire comprendre ce que parler veut dire, c'est-à-dire cette volonté opiniâtre
d'imposer sa marque sur l'autre, mais aussi l'acceptation de s'ouvrir à l'autre et de le considérer
avec infiniment de respect. Elle doit, cette école, apprendre ce que lire veut dire, c'est-à-dire ce
respect et cette nécessaire obéissance au texte, mais aussi cette légitime ambition de l'interpréter.
Elle doit, cette école, apprendre à regarder juste, c'est-à-dire avec l'émerveillement naturel que l'on
a devant les phénomènes du monde, mais aussi avec cette volonté opiniâtre et patiente d'en
démonter avec rigueur les mécanismes et les fonctionnements. Si tel est l'enjeu de l'école de
demain, si de cet enjeu dépend le destin scolaire et social de nos enfants, cet enjeu, vous ne
l'affronterez pas seuls, dans la solitude frileuse de votre classe. Cet enjeu, vous ne pourrez
l'affronter qu'ensemble, c'est-à-dire en équipes pédagogiques et avec les parents ; tous ensemble.
C'est en fonction de cette nécessité que l'on doit questionner la pertinence scolaire des techniques
nouvelles de communication et d'information : est-ce que ces nouvelles techniques de
communication et d'information vont induire une véritable synergie pédagogique ? Vont-elles
permettre un rassemblement des volontés et des idées ? Vont-elles au contraire provoquer des
démarches solitaires, dispersées ? Vont-elles accentuer les clivages, augmenter les crispations ?
Tel est l'enjeu.
Je ne suis pas, vous n'êtes pas des nostalgiques de la plume sergent-major. L'école n'est pas
nécessairement ringarde et frileuse. Je la crois patiente, je la crois sage. Je crois que sa lenteur à
réagir s'explique toujours par une volonté de refuser la rupture, et s'il y a bien une phrase que je
déteste, c'est : "Du passé, faisons table rase." L'école ne peut pas fonctionner en rupture, mais elle
évolue ; elle évolue à mesure qu'elle a la preuve que les changements dont on lui chante les