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REVUE MÉDICALE SUISSE
Virus et risques de cancer
Dr PASCAL MEYLAN a
Rev Med Suisse 2016 ; 12 : 170-2
Vignette clinique
Vous avez été invité à une discussion avec des parents
d’élèves concernant les vaccinations de la préadolescence. Un parent vous challenge en demandant quel est
vraiment le bénéfice de ces vaccinations (HBV et HPV)
pour sa fille. Vous souhaitez lui répondre avec des données montrant dans quelle mesure ces vaccins protègent
d’infections et de leurs complications parmi les plus
graves : des cancers.
Introduction
Qu’est-ce qui peut amener un virus à pousser une cellule en
direction d’une transformation maligne ? Pour certains virus,
l’état fonctionnel d’une cellule en phase intermitotique G0
n’est pas optimal pour leur réplication. Ainsi, pousser la cellule à s’engager dans la phase S de synthèse de l’ADN pour
préparer la mitose fournit à certains virus un environnement
plus favorable à leurs propres synthèses. Par ailleurs, les anomalies induites par l’infection virale induisent couramment
des réponses immunitaires innées, ainsi que des signaux d’alerte
cellulaire induits par la présence d’acides nucléiques (ADN ou
ARN), de structure ou de localisation cellulaire « anormales »
pour la cellule. Ces signaux conduisent potentiellement à alerter
la cellule et à enclencher la mort programmée (apoptose) de
la cellule. On n’est donc pas surpris d’appendre que la plupart
des virus ont développé des fonctions pour induire la mitose
et prévenir l’apoptose, avec le risque pour la cellule de la faire
basculer dans une prolifération incontrôlée.1 A noter deux
contraintes pour qu’un virus puisse être responsable d’une
prolifération tumorale : il ne doit pas lui-même entraîner la
mort de la cellule, et l’expression des gènes viraux favorisant
la transformation cellulaire oncogène doit être « sous le radar »
du système immunitaire afin que ce dernier ne puisse contrôler
la prolifération cellulaire. En jouant avec le contrôle de la
­division cellulaire, les virus jouent avec le feu oncologique, et
il n’est donc pas étonnant que certains soient impliqués dans
la pathogenèse de certaines tumeurs, y compris de cancers
humains de grande importance épidémiologique et clinique.
C’est ainsi que l’on a pu estimer au niveau mondial qu’environ
deux millions de cas de cancer sont causés par des infections
chroniques, en majorité virale (figure 1), représentant de l’ordre
de 16 % des cancers au niveau mondial, avec une surreprésentation dans les pays relativement peu développés, de 23 %
comparés à 7,4 % dans les pays les plus développés.2
les approches thérapeutiques et prophylactiques de l’infection,
des moyens de prévention du cancer.
On connaît sept virus humains (tableau 1) jouant un rôle
étiologique dans des cancers d’importance épidémiologique
variable. Nous allons les passer en revue ci-après en mentionnant le mécanisme par lequel ils perturbent la réplication cellulaire, leur importance épidémiologique, mais aussi l’impact
de la prévention de ces infections sur leurs conséquences oncologiques. Enfin, nous terminerons par deux sujets d’actualité,
c'est-à-dire la migration des papillomavirus génitaux dans la
sphère ORL, ainsi qu’une hypothèse décoiffante concernant
la relation entre consommation de viande rouge et cancer du
côlon.
Virus de l’hépatite B et C
En tant que virus non cytopathiques, le VHB et le VHC peuvent
induire une infection chronique des hépatocytes et s’accompagnent d’une cytolyse hépatique due aux réponses immuni-
fig 1
Importance épidémiologique
des cancers causés par des microorganismes au niveau mondial
On remarque le rôle prépondérant de virus.
Hepatitis B and C viruses ; Human papillomavirus ; Helicobacter pylori ;
Epstein-Barr virus ; Human herpes virus type 8 ; Human T-cell
lymphotropic virus type 1 ; Opisthorchis viverrini and Clonorchis sinensis ;
Schistosoma haematobium.
World Cancer Incidence Attributed to Infections in 2008
L’intérêt évident de l’identification du rôle d’un micro-organisme dans la pathogenèse d’un cancer, c’est de fournir, à travers
a Institut de microbiologie et Service des maladies infectieuses, CHUV,
1011 Lausanne
[email protected]
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(D’après réf.2 dans http://epi.grants.cancer.gov/infectious-agents/).
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QUADRIMED
Tableau 1
Virus connus pour jouer un rôle dans la pathogenèse de cancers humains
par ordre chronologique de découverte
Virus
Génomes
Cancers notables
Année de
description
Virus d’Epstein–Barr (EBV ; aussi connu
comme human herpesvirus 4 (HHV4))
Herpesvirus à ADN à double brin
La plupart des lymphomes de Burkitt et des carcinomes
nasopharyngés, des maladies lymphoprolifératives chez
l’immunosupprimé, certaines maladies de Hodgkin, et certains
lymphomes non hodgkiniens et gastro-intestinaux
1964
Virus de l’hépatite B (VHB)
Hepadnavirus à ADN à simple et
double brin
Carcinomes hépatocellulaires
1965
Human T-lymphotropic virus-I (HTLV-I)
Rétrovirus à ARN simple brin de
polarité positive
Leucémie à cellules T de l’adulte
1980
Papillomavirus humains à haut risque (HPV)
16 et HPV 18 (certains autres a-HPV types
sont aussi carcinogènes)
Papillomavirus à ADN double brin
La plupart des cancers du col utérin et du pénis, certains
autres cancers ano-génitaux, ainsi qu’une proportion croissante
des cancers ORL
1983-1984
Virus de l’hépatite C (VHC)
Flavivirus à ARN simple brin de
polarité positive
Certains carcinomes hépatocellulaires et certains lymphomes
1989
Herpesvirus du sarcome de Kaposi (KSHV ;
aussi connu comme human herpesvirus 8
(HHV-8))
Herpesvirus à ADN à double brin
Sarcome de Kaposi, lymphome primitif des séreuses
et certaines maladies de Castelman multicentriques
1994
Polyomavirus associé au carcinome des
cellules de Merkel (MCV)
Polyomavirus à ADN à double brin
La plupart des carcinomes à cellules de Merkel
2008
(D’après réf.1).
taires cellulaires. Cette situation s’accompagne d’un risque très
augmenté de l’ordre de 20 fois de développer des carcinomes
hépatocellulaires.2 On estime que ce risque est dû à un mécanisme complexe et indirect de carcinogenèse lié à : a) la prolifération hépatocellulaire induite par et visant à compenser la
cytolyse ; b) l’action mutagène de dérivés actifs de l’oxygène
produit par les cellules inflammatoires ; c) concernant le VHB,
des mutations suite à l’intégration de fragments du génome
du virus dans le génome de l’hôte et d) l’effet activateur de la
transcription de proto-oncogènes (gènes affectant positivement
la division cellulaire) et inhibant l’apoptose de la protéine X de
VHB, et concernant le VHC un effet antiapoptotique de certaines protéines virales (en particulier NS5A souvent exprimée
dans les cellules tumorales). Ce mécanisme se déroule probablement par étapes sur des décennies.3
On estime au niveau mondial qu’environ 400 et 170 millions
d’individus souffrent d’hépatite chronique due respectivement
à une infection chronique par le VHB et le VHC. L’implémentation de programmes de vaccination du vaccin contre l’hépatite B, disponible dès 1981, et dont l’efficacité chez les individus en bonne santé est > 95 %, a la capacité, démontrée déjà il
y a une vingtaine d’année, de réduire la prévalence de l’hépatite B chronique et l’incidence de carcinome hépatocellulaire
chez les enfants taïwanais vaccinés à la naissance.4 On peut
s’imaginer que la prévention de l’hépatite B par la vaccination,
couplée à la réduction du risque de progression et de carcinogenèse par les traitements antiviraux chez les patients déjà infectés,5 puisse conduire à terme à prévenir le rôle du VHB
dans la pathogenèse de ce cancer.
En l’absence de vaccins actifs sur le VHC, la révolution en cours
liée à l’apparition des antiviraux directs actifs sur le VHC laisse
entrevoir un contrôle de l’épidémie et de ses complications,
inclus cirrhose et carcinome hépatocellulaire, à un horizon se
situant bien avant la moitié du siècle présent, dans la plupart
des pays.6 On voit donc que les moyens d’éradiquer les carcinomes hépatocellulaires d’origine virale existent.
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Papillomavirus génitaux
Les papillomavirus humains ont la capacité d’infecter les cellules épithéliales basales de la peau et des muqueuses, auxquelles ils ont accès lors de (micro)traumatismes. Ces virus
présentent un couplage du contrôle de leur réplication avec la
différenciation des cellules pavimenteuses : les particules virales
sont ainsi produites par les cellules plus proches de la surface
cutanée ou muqueuse, assurant ainsi la dissémination à de
nouveaux hôtes. Il peut arriver, par un accident génétique
rare, qu’une partie du génome du virus, normalement une
molécule circulaire d’ADN, s’intègre dans le génome de la cellule hôte. Si cette intégration respecte les cadres de lecture
des protéines virales E6 et E7, alors ces dernières peuvent être
exprimées et respectivement inactiver les protéines cellulai­res
Rb et p53 impliquées dans les points de contrôle du cycle cellulaire, permettant à la prolifération cellulaire de continuer
malgré un ADN endommagé, sans que soit déclenchée la mort
programmée de la cellule (apoptose) (figure 2). La lente progression des anomalies génétiques sous-jacentes à la transformation maligne progressive (carcinogenèse) est récapitulée du
point de vue pathologique par des lésions de dysplasie croissante jusqu’au cancer invasif. Il existe plus d’une centaine de
génotypes différents de papillomavirus humains, dont certains
causent préférentiellement des lésions (verrues) bénignes (par
exemple, HPV-6 et -11), tandis que d’autres sont préférentiellement associés à des lésions de haut grade (par exemple,
HPV-16 et -18).
Ces derniers jouent un rôle étiologique majeur dans la carcinogenèse des cancers du col de l’utérus dans l’immense majorité des cas, ainsi que dans une fraction substantielle des cancers ano-génitaux d’autres localisations,2 mais aussi, résultant
sans soute de changements de la prévalence de pratiques
sexuelles, d’une proportion croissante des cancers ORL !8
La disponibilité de vaccins dirigés contre un nombre croissant de génotypes (2, 4 et 9 génotypes) a permis de vérifier
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fig 2
Rôle des protéines virales E6 et E7 de papillomavirus
En inactivant Rb et p53, elles permettent à la cellule de se diviser malgré des anomalies de l’ADN qui, en l’absence d’infection, causerait l’apoptose de la cellule bloquée
au point de contrôle G1/S ou G2/M.
(D’après réf.7).
leur très grande efficacité contre les infections incidentes et
contre les dysplasies de haut grade. Il reste à observer, dans
des études prospectives de populations, le déclin de l’incidence
de cancer cervical qui devrait faire suite à toute utilisation à
large échelle de ces vaccins, ainsi qu’à déterminer l’intérêt de
la vaccination des garçons également, afin de mieux bénéficier
d’une immunité de troupeau, ainsi que de prévenir les cancers
ORL liés à l'HPV.9
Parmi les autres virus impliqués dans la pathogenèse de cancers, le virus d’Epstein-Barr (EBV) et du sarcome de Kaposi
KHSV ou HHV-8), transforment les cellules par des signaux
imitant les stimuli physiologiques à la prolifération cellulaire.
Ils causent des tumeurs relativement fréquentes (figure 1), mais
il n’existe pas de vaccin en développement dont on puisse espérer une commercialisation dans un délai prévisible.
Mentionnons encore que, parmi les hypothèses avancées pour
expliquer la corrélation entre la consommation de viande
rouge et le cancer du côlon, il existe la possibilité que des fragments d’ADN issus du génome de petits virus bovins (circovirus) puissent pénétrer dans les cellules épithéliales intestinales
et perturber leur expression génétique. Si cette hypothèse se
révèle vraie, elle justifierait l’attribution d’un prix Nobel, à une
liste déjà longue pour des progrès dans l’élucidation de la relation entre divers virus et tumeurs.
Finalement, dans un juste retour des choses, la FDA vient
d’approuver une formulation injectable d’un virus de l’Herpès
simplex modifié (Imlygic, T-Vec pour les intimes) pour le rendre
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spécifique de cellules tumorales, le premier virus oncolytique,
pour le traitement de mélanomes non opérables.
On voit donc que l’étude de la relation entre virus et cancers
a débouché sur de nombreux progrès importants, dont nous
allons encore récolter les fruits dans les décennies qui
viennent.
1Moore PS, Chang Y. Why do viruses
cause cancer ? Highlights of the first
century of human tumour virology. Nat
Rev Cancer 2010;10:878-89.
2 de Martel C, Ferlay J, Franceschi S,
et al. Global burden of cancers attributable to infections in 2008 : A review
and synthetic analysis. Lancet Oncol
2012;13:607-15.
3 Flint J, Racaniello V, Rall G, Skalka
AM. In : Flint J, Racaniello V, Rall G,
Skalka AM. ed. Principles of virology.
Washington : American Society for
­Microbiology, 2015:174-214.
4Chang MH, Chen CJ, Lai MS, et al.
Universal hepatitis B vaccination in
Taiwan and the incidence of hepatocellular carcinoma in children. Taiwan
Childhood Hepatoma Study Group. N
Engl J Med 1997;336:1855-9.
5Papatheodoridis GV, Lampertico P,
Manolakopoulos S, Lok A. Incidence of
hepatocellular carcinoma in chronic
hepatitis B patients receiving
nucleos(t)ide therapy : A systematic
review. J Hepatol 2010;53:348-56.
6Alfaleh FZ, Nugrahini N, Maticic M,
et al. Strategies to manage hepatitis C
virus infection disease burden – volume 3.
J Viral Hepat 2015;22(Suppl. 4):42-65.
7Leemans CR, Braakhuis BJ, Brakenhoff RH. The molecular biology of head
and neck cancer. Nat Rev Cancer 2011;
11:9-22.
8 Farsi NJ, El-Zein M, Gaied H, et al.
Sexual behaviours and head and neck
cancer : A systematic review and metaanalysis. Cancer Epidemiol 2015 ; epub
ahead of print.
9Luckett R, Feldman S. Impact of 2-,
4- and 9-valent HPV vaccines on morbidity and mortality from cervical cancer.
Human Vaccin Immunother 2015 ; epub
ahead of print.
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