No 7 I Janvier_Février_ 2010 Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRIN et du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE Pp. 124 – 129 La ménagerie de verre Pp. 132 – 133 Irrégulière Pp. 146 – 151 Philoctète SOMMAIRE 107 108–109 110 111 112–113 114–115 116–117 118–119 120–121 122–123 124–125 126–127 128–129 130–131 132–133 134–135 136–137 138–139 140–141 142–143 144–145 146–149 150–151 152–153 154 155 156–157 158 159 160 Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini Saison 2010-2011 de Meyrin. Anne Brüschweiler aux commandes du vaisseau Forum Meyrin. Par Coré Cathoud (A)pollonia. Par Julie Decarroux-Dougoud (A)pollonia. Livret. Par Eva Cousido (A)pollonia. Une passion polonaise déferle sur Genève. Par Anne Bisang Théma Secrets et mensonges. Par Mathieu Menghini Antonio Saura, contes et mensonges. Par Laurence Carducci Platonov. Par Delphine de Stoutz Platonov. La sainte, la mère et la putain. Parole donnée à Catherine Gaillard Rashõmon. Par Camille Dubois La ménagerie de verre. Par Sylvain De Marco La ménagerie de verre. L’écran inattendu. Par Jacques Nichet La ménagerie de verre. Un rendez-vous manqué ? Par Delphine de Stoutz Pinocchio. Par Rita Freda Irrégulière. Par Ludivine Oberholzer Vous n’imaginez pas tout ce que la pub sait faire pour vous! Entretien avec Benoît Lecat. Par Sylvain De Marco Turba. Par Julie Decarroux-Dougoud L’art du mensonge politique. Par Mathieu Menghini Les aventures de Pinocchio. Par Vincent Adatte Jules et Marcel. Entretien avec Philippe Caubère. Par Mathieu Menghini Madame de Sade. Par Ludivine Oberholzer Philoctète. Entretien avec Christian Schiaretti. Par Christine-Laure Hirsig Philoctète. Variation et palimpseste. Par Delphine de Stoutz Pacamambo. Entretien avec François Marin. Par Ushanga Elébé Le Théâtre à la rencontre du musée. Ou comment lier Racine à Saint-Ours. Par Murielle Brunschwig et Isabelle Burkhalter Théâtre et musique. Le Théâtre de Carouge et le Chat Noir confirment leurs fiançailles ! Par Roland Le Blévennec É… mois passés Bar du théâtre de Carouge. Franck Leclerc derrière le comptoir. Par Coré Cathoud Impressum. Partenaires Agenda. Renseignements pratiques — 106 — ÉDITO VRAI… MENT ? Dialogue où il est question du vraisemblable, de la fiction et du rapport de l’écart à la vérité Mathieu Menghini : Jean, tes mises en scène prennent-elles en compte l’impératif classique de la vraisemblance ? Jean Liermier : Je suis comme saint Thomas, je crois à ce que je vois. Le premier mouvement du travail en répétitions est d’essayer de faire en sorte qu’on croie les personnages. Lors d’un deuxième mouvement on sculpte. Suivant les situations, les intentions ne sont peut-être plus si définitives, la partition de l’acteur se nuance, les indications s’additionnent, forment des strates. En fait, je ne me soucie que de la vraisemblance des rapports entre les personnages. Car la magie du théâtre, contrairement au cinéma, c’est que tu peux prendre une chaussure et faire croire que c’est un téléphone… Il y a une convention tacite avec le spectateur qui est prêt à recevoir de l’invraisemblance. Qui en redemande même parfois. À propos, je voulais te faire part d’une histoire : il y a quelque temps est paru un livre «coup de poing » : le récit documentaire d’un homme qui, enfant, avait été déporté dans un camp de concentration en Allemagne. Son témoignage bouleverse, il se voit couvert de prix, honoré de toutes parts. Jusqu’au jour où quelqu’un qui avait vécu à cette même période dans ce même camp relève plusieurs incohérences dans les faits. Et l’on découvre que le présumé auteur déporté n’a, en réalité, jamais été dans un camp ! Il avait tout inventé. Du « coup de poing » au « coup de tonnerre» : on lui retire tous ses prix et on l’attaque de toutes parts. Il avait trahi, en vendant de la fiction pour un témoignage. Il avait menti sur la nature du récit et les lecteurs lui en voulaient, car ils avaient été émus pour « rien », puisque c’était faux. Malgré l’émotion initiale suscitée par le texte, la vraisemblance ne suffisait pas… MM : Ah oui, j’avais vu cette affaire. Restons dans l’appropriation d’identité : partages-tu les idées de Stanislavski sur la préparation du comédien, appelé à s’imaginer les moteurs conscients et inconscients de son personnage, à agir comme s’il incarnait – au sens fort – un autre être ? JL : Il y a presque autant de méthodes que d’acteurs. Chacun développe la sienne, qui correspond aux rencontres, aux expériences menées. L’acteur n’est jamais dupe du fait qu’il joue, à moins qu’il ne franchisse les barrières de la folie, où il n’y a plus de limites. La psychologie, les moteurs conscients ou inconscients du personnage sont des outils qui servent à se frayer un chemin pour l’acteur. Ils sont utiles, comme une lampe de poche dans la nuit, mais en aucun cas ils n’ont valeur de jeu. Je me souviens d’un travail avec André Engel sur une version française du livret de l’opéra Don Giovanni de Mozart. Je devais jouer le rôle titre, le séducteur… Inutile de te dire que j’étais maladroit, coincé et inhibé. Après une semaine, le metteur en scène nous annonce que nous allons continuer le travail, mais en italien… Passé le cap de la surprise (je ne parle pas un mot d’italien), tout s’est décoincé chez moi. La langue devenait un masque qui me révélait : je pensais en français le texte que j’avais appris par cœur et je le disais dans une langue étrangère. L’espace entre l’instant de la pensée et celui de la profération, le moment où j’adressais mes répliques, était un espace de liberté : l’espace du jeu. Alors là , oui, j’incarnais un personnage. Et je n’ai jamais été autant moi, justement parce que ce n’était plus tout à fait moi… Jean Liermier : Et toi, Mathieu, que penses-tu de la formule qui dit que l’acteur «ment vrai» quand il joue ? Mathieu Menghini : Par-delà la séduction de tout oxymore, je n’aime pas trop cette expression. Elle me paraît prétentieuse. D’ailleurs, l’illusion du réel n’est pas, n’est plus – en elle-même – un critère esthétique. À mon tour de te raconter une anecdote, fameuse : une dame qui visitait son atelier reprocha à Matisse «le bras beaucoup trop long » d’une femme peinte ; l’artiste répondit : «Ceci n’est pas une femme, madame, c’est un tableau.» Mais par-delà l’art, existe-t-il effectivement une vérité de nature ? Dans bien des cas, le vrai paraît affaire de perspectives (les thémas du Théâtre Forum Meyrin ne disent pas autre chose). Notre perception n’est pas immédiate : bien des conventions, des préconceptions la cadrent et l’orientent. Nous regardons par l’esprit autant que par les yeux. Peut-être l’appréhension directe, crue, de la pâte informe du monde, l’immersion dans l’infini grouillement des choses provoqueraient-elles en nous une insoutenable nausée. En art et au théâtre, c’est l’écart qui me ravit ; non la coïncidence. L’écart qui permet à l’imaginaire et à la lucidité de s’épanouir. Le biais, la parole figurée, le geste stylisé proposent un accès parfois plus direct, plus « efficace» à la réalité ineffable que l’on vise. En un mot, suggérer est plus fort, moins vain que reproduire, et implique un spectacteur, pour parler… en bon carougeois ! JL : Cette septième édition du magazine Si accorde une large place aux questions de la traduction et de l’adaptation (lire pages 118-119, 128-129 et 150-151). Prenons la traduction : à quel niveau se situerait l’éventuelle trahison du traducteur ? MM : Traduttore, traditore («traduire, c’est trahir» : littéralement, «traducteur, traître»), dit l’expression italienne bien connue. Elle nous ramène à la notion d’écart. Il y a maints écarts possibles entre un texte original et sa traduction : les référents du lieu, de l’époque, la sonorité des mots, le rythme de la syntaxe, le souffle, le «sens» sont parfois problématiques. Un seul exemple : le théâtre étant œuvre physique, Benno Besson accordait une grande importance au rendu des respirations dans ses traductions. Plus largement, toute réception est «trahison». Est-il possible que je perçoive telle parole avec les mêmes dénotations et, surtout, connotations que le poète a «voulu» y instiller ? C’est déjà miracle qu’il y ait si souvent vibration ; mais que cette vibration soit, en tout point, fidèle, qui peut le croire ? La littéralité est une passion triste. L’intérêt du dialogue des altérités tient sans doute à cette asymétrie : d’elle vient l’élan qui nous pousse hors de nous-mêmes. — 107 — SAISON 2010-11 DE MEYRIN ANNE BRÜSCHWEILER AUX COMMANDES DU VAISSEAU FORUM MEYRIN Compte rendu de la conférence de presse du 17 novembre 2009 Anne Brüschweiler, directrice artistique du Théâtre Forum Meyrin à partir de la saison 20102011, dessine sa ligne artistique d’une plume trempée dans l’encrier de la poésie. Accompagnée par Laurent Gisler, codirecteur en charge de l’administration, et les membres de l’équipe actuelle, elle favorisera le rapprochement entre l’art et la Cité en proposant chaque année une résidence d’artiste. Les nouvelles saisons feront davantage de place aux spectacles de chanson et de cirque contemporain. Les collaborations actuelles sont étendues et renforcées. La future directrice du Théâtre Forum Meyrin estime que, dans une société qui privilégie les chiffres et la feuille Excel, une institution théâtrale doit servir à redonner du poids aux mots, participer à la création de nouvelles formes, se ressourcer, «aller vers ce que l’on ignore encore», rester vivant. Il est également souhaitable que le spectateur puisse éprouver du plaisir, de l’émotion, et sortir du théâtre avec un désir de changement – pour lui-même ou pour le monde. Il s’agit aussi d’être attentif à la langue. Une langue qu’Anne Brüschweiler souhaite inventive, en phase avec les propos défendus sur scène, une langue qui retrouverait l’impact qu’elle tend à perdre, «notamment dans l’espace politique». C’est pourquoi la poésie règne au cœur de son projet, sous toutes les formes que metteurs en scène, auteurs, musiciens, chanteurs, danseurs et artistes de cirque sont prêts à lui donner. La pluridisciplinarité restera donc la marque distinctive du Théâtre Forum Meyrin, dont la programmation compte plus de trente spectacles par année. Qu’on la décline à travers l’écriture, la mise en scène, le mouvement, la lumière, la voix, la musique, le décor, les costumes ou le jeu, la poésie traverse toutes les formes artistiques et peut se parer de toutes les nuances. Grave, intense, légère ou candide, Anne Brüschweiler souhaite explorer ses multiples facettes pourvu qu’elles nous entraînent vers des élans toujours nouveaux. En lien avec la Cité Entamées par le premier directeur du TFM, JeanPierre Aebersold, les collaborations avec le Teatro Malandro d’Omar Porras et la compagnie Alias de Guilherme Botelho, résidentes à Meyrin, seront maintenues. Ce qui n’empêche pas la nouvelle directrice d’indiquer qu’elle restera attentive à la création locale. Parmi les nouveautés de cette ligne artistique, la volonté d’élargir l’offre de spectacles de chanson, «la poésie en musique», en privilégiant des récitals originaux. En outre, le domaine du cirque contemporain, « l’un des pôles les plus dynamiques du spectacle vivant aujourd’hui », sera plus présent que précédemment, avec de nouvelles propositions destinées au jeune public et aux familles – mais pas uniquement. Anne Brüschweiler prévoit encore de multiplier les liens entre le Forum et ses alentours – la commune de Meyrin, en priorité, mais aussi la Cité au sens large. C’est la raison pour laquelle elle prévoit d’initier chaque année un projet de résidence artistique. L’objectif consistera à faire travailler des artistes sur des thématiques proches des citoyens, afin que résonnent au Forum les échos de la Cité. Les modalités de la résidence (durée, forme, aboutissement, etc.) seront définies en fonction du profil des artistes — 108 — invités. Par ailleurs, des ateliers (destinés aux enfants et aux adultes), des expositions et des parcours artistiques poursuivront le travail de démocratisation des arts entrepris par les précédents directeurs. Des partenariats étendus Le partenariat entre le Théâtre Forum Meyrin et le Théâtre de Carouge, initié par Mathieu Menghini et Jean Liermier en 2008, subsiste et s’élargit en franchissant les frontières grâce à l’arrivée d’une troisième institution, la scène du Châtelard dirigée par Hervé Loichemol à FerneyVoltaire. Le projet de rendre visible un espace artistique commun, avec des préoccupations semblables, sera, par conséquent, proposé à un public plus large. Mais le trio s’engage également à contribuer, par des ateliers d’écriture, de théâtre, des laboratoires de mise en scène, à favoriser l’émergence de jeunes talents. L’axe périphérique sera renforcé, les spectateurs de Genève et de France voisine pourront profiter d’un abonnement commun et d’un journal qui mettra en valeur la programmation des trois institutions. Soucieuse d’éveiller l’imagination du spectateur et de l’ouvrir à la réflexion, Anne Brüschweiler est persuadée que ce travail s’opère sur scène et hors scène. Elle n’ignore pas qu’il faudra, pour faire mouche, inventer à chaque fois un nouvel espace de dialogue avec les artistes et avec le public, définir pour chaque élément du programme une approche spécifique, construire sa pertinence. Coré Cathoud — 109 — (A)POLLONIA Théâtre Du mardi 12 au vendredi 15 janvier à 19h00 D’Euripide, Eschyle, Hanna Krall, etc. Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Pologne) Adaptation Krzysztof Warlikowski / Piotr Gruszczynski / Jacek Poniedzialek Dramaturgie Piotr Gruszczynski Décor et costumes Malgorzata Szczesniak Musique Pawel Mykietyn / Renate Jett / Piotr Maslanka / Pawel Stankiewicz Lumières Felice Ross Vidéo Pawel lozinski Chansons, textes et voix Renate Jett Interprétation Andrzej Chyra / Magdalena Cielecka / Ewa Dalkowska / Malgorzata Hajewska-Krzysztofik / Danuta Stenka / Wojciech Kalarus / Marek Kalita / Zygmunt Malanowicz / Adam Nawojczyk / Maja Ostaszewska / Jolanta Fraszynska / Magdalena Poplawska / Jacek Poniedzialek / Anna Radwan-Gancarczyk / Monika Niemczyk / Maciej Stuhr / Tomasz Tyndyk Musiciens Pawel Bomert / Piotr Maslanka / Pawel Stankiewicz / Fabian Wlodarek Direction technique Pawel Kamionka Son Lukasz Falinski Régie lumières Dariusz Adamski Assistanat à la mise en scène et projections vidéo Katarzyna Luszczyk Assistanat au décor Magdalena Hueckel Assistanat aux costumes Aleksandra Merczynska Assistanat à la direction technique Marcin Chlanda Régie plateau et cadrage Lukasz Józków Production Adam Sienkiewicz Maquillages Gonia Wielocha Coiffures Robert Kupisz Mêlant textes de la Grèce antique et textes contemporains, Warlikowski fait entendre la voix des bourreaux et des victimes des grandes tragédies meurtrières – mythiques ou réelles – qui ont ensanglanté notre Histoire. Une mise en résonance pour questionner sans manichéisme la part d’ombre et de lumière qui réside en chacun de nous. Krall et Euripide, sacrifices originels Deux récits servent de base à (A)pollonia. Le premier est une nouvelle d’Hanna Krall, dans laquelle l’auteur raconte l’histoire vraie d’une Polonaise, Apolonia, qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a caché chez elle vingt-cinq Juifs. Mère de trois enfants, enceinte du quatrième, elle se fait dénoncer, se sauve chez son père. Lors de l’interrogatoire des Allemands, elle reconnait avoir elle-même caché les Juifs, son père refusant le sacrifice qui consisterait à se dénoncer à sa place. Après avoir réussi à sauver encore une petite fille juive, elle est exécutée. Survivent des enfants, sauvés ou biologiques, comme le fils d’Apolonia, qui laissera entendre qu’à choisir, il aurait préféré que sa mère ne risque pas sa vie. Voilà le thème central du travail de Warlikowski avec (A)pollonia : «Cet héritage terrible qui pèse sur les descendants de ces héros ou de ces bourreaux.» Cette nouvelle entre en résonance avec une tragédie d’Euripide, Alceste. Admète, roi de Phères et fils de Phérès, doit mourir. Apollon lui propose de garder la vie sauve à condition que quelqu’un se sacrifie pour lui. Admète pense d’abord à ses parents – vieux et qui souhaitent que la mort vienne – mais le père comme la mère refusent. Sa femme, Alceste, accepte le sacrifice. Elle abandonnera, par amour pour son mari, ses deux enfants et la vie. Elle fait promettre à Admète de lui rester fidèle par-delà la mort, ce qu’il accepte. Thanatos vient donc la prendre pour l’amener à Hadès. Alors que tout le palais est en deuil, arrive Héraclès, ami d’Admète. Ce dernier le reçoit malgré le deuil et lui offre l’hospitalité, en lui cachant le décès de sa femme. Héraclès l’apprendra par un serviteur, et ira combattre Thanatos pour ramener Alceste dans le monde des vivants, afin de saluer le respect de justice de son ami qui, même dans le deuil, lui a offert l’hospitalité. Lorsqu’il revient avec une femme auprès d’Admète, celui-ci la refuse, ayant promis fidélité à sa défunte épouse. Héraclès insiste, Admète se voit donc contraint d’accepter cette nouvelle femme, qui n’est autre qu’Alceste. Rhizome À partir de cette base, Warlikowski est allé puiser dans d’autres textes antiques et contemporains. Les principaux personnages sont ceux de la tragédie grecque : on croisera Agamemnon, époux de Clytemnestre, père d’Iphigénie et d’Oreste ; Iphigénie, que son père sacrifia pour pouvoir partir à la guerre ; Clytemnestre, qui assassina son mari ; Oreste qui, pour venger son père, tua sa mère ; Admète, promis à une mort certaine, mais qu’Apollon – dieu de la mort et de — 110 — Au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), Genève Durée environ 4h entracte compris Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.– Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.– Spectacle en polonais surtitré Accueil réalisé en collaboration avec La Comédie de Genève, coproductrice du spectacle. ____________________________ la sagesse – sauvera de son funeste destin ; Phérès, père d’Admète, qui refuse de mourir pour lui ; Alceste, son épouse, qui, elle, acceptera le sacrifice ; Thanatos, personnification de la mort, et enfin Héraclès, qui arracha Alceste des mains de Thanatos pour la rendre à Admète. Aux côtés de ces personnages, celui d’Apolonia. Autant de héros et de bourreaux qui portent leur histoire, celle des grandes tragédies grecques (L’Orestie d’Eschyle ; Iphigénie à Aulis ; Alceste ; La folie d’Héraclès d’Euripide) mais dont les discours sont aussi parfois empruntés à des textes contemporains : extraits des Bienveillantes de Jonathan Littell (exposé de Maximilien Aue sur l’arithmétique guerrière de la mort, prononcé par Agamemnon), ou encore d’Elizabeth Costello de J. M. Coetzee (extrait d’une conférence sur la faute et la peine, dans laquelle la situation des Juifs exterminés à Treblinka est comparée à un holocauste d’animaux jamais interrompu). D’autres sources encore, qui toutes visent une cohérence implacable, guidée par les figures des tragédies, à travers lesquelles résonne le monde d’aujourd’hui. Julie Decarroux-Dougoud (A)POLLONIA LIVRET Vengeance, sacrifice et renaissance «Au théâtre, il faut chercher ce qui est commun, ce qui touche tout le monde, aussi bien ceux qui se révoltent que ceux qui n’arrivent même pas à concevoir une révolte.» Krzysztof Warlikowski PARTIE I Prologue Chez Amal, le héros de la pièce de Rabindranath Tagore, Le bureau de poste. Le jeune Amal est atteint d’une maladie incurable. Il rêve de voyager dans le monde. Sa tante l’en dissuade. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Polonais Janusz Korczak – pédagogue et fervent antifasciste – avait monté cette pièce avec les enfants de l’orphelinat du ghetto de Varsovie, dont il s’occupait. Quelques jours plus tard, ils furent déportés au camp de Treblinka. Scène 1 Le sacrifice d’Iphigénie. Elle sera immolée pour assurer la victoire de son père Agamemnon, dans la guerre de Troie. Scène 2 Le retour de guerre d’Agamemnon. Son épouse Clytemnestre l’accueille en héros de la nation. Agamemnon prononce un discours tiré des Bienveillantes de Jonathan Littell : un exposé sur l’arithmétique guerrière. Il soutient que chacun peut devenir un guerrier et que personne ne peut prétendre à l’innocence. Scène 3 La vengeance de Clytemnestre. Clytemnestre raconte comment elle a tué Agamemnon pour se venger de l’outrage qu’il lui a fait subir (son infidélité avec Cassandre dans sa propre maison, qui n’est pas mentionnée ici). Scène 4 Avant la noce d’Alceste et d’Admète. Projection du film d’un entretien avec les futurs époux. Parmi les questions posées, celle-ci : « Donneriez-vous votre vie l’un pour l’autre ? » Scène 5 Chez Clytemnestre. Oreste arrive chez sa mère, en se faisant passer pour un employé du service de soutien psychologique aux familles. Il lui annonce la mort d’Oreste. Clytemnestre lit un fragment du conte d’Andersen La mère, prétendument retrouvé sur Oreste. Oreste tente de tuer sa mère. Scène 6 Chez Alceste et Admète. Apollon, employé comme domestique, se livre à ses activités. Pour protéger son hôte Admète, il lui assure le don de ne pas mourir, si un autre donne sa vie pour lui. Ses parents refusent de lui sacrifier leur vie. Seule sa femme Alceste accepte. Apollon retourne chez les dieux. Scène 7 Rencontre avec Thanatos. Apollon l’informe du marché qu’il vient de conclure avec Admète : c’est Alceste qui mourra à sa place. Il annonce qu’un homme ramènera Alceste du monde des morts. Scène 8 Chez Alceste et Admète. Alceste se prépare à mourir. Elle raconte un documentaire animalier vu la veille à la télévision. Tension. Admète tente de briser le pacte conclu avec Apollon et déclare son amour à Alceste. Alceste meurt. Scène 9 Chez Admète. Héraclès arrive et s’étonne du silence qui règne dans la maison. Il apprend la mort d’Alceste. Scène 10 Chez Oreste. Oreste discute sur Skype avec sa mère qui le hante. Athéna intervient et disculpe Oreste qui prétend avoir tué sur l’ordre de Dieu. Arrive Héraclès. Oreste lui rappelle qu’il a tué sa femme et ses enfants. Scène 11 Chez Admète. Admète n’ose pas avouer la mort d’Alceste à Héraclès. Scène 12 Discussion entre Admète et son père Phérès. Phérès abandonne son fils à son sort et soutient qu’il ne pouvait pas exiger le sacrifice d’une autre vie pour sauver la sienne. Scène 13 Le retour d’Alceste. Héraclès ramène Alceste à la vie et la rend à Admète. Scène 14 Interrogatoire d’Apolonia Machczynska par un officier S.S. Apolonia a caché des Juifs chez elle. L’officier veut savoir si elle est seule responsable de cet acte. Il fait une proposition au père d’Apolonia : s’il prend la responsabilité sur lui, sa fille vivra. Silence du père. — 111 — PARTIE II Scène 1 Conférence d’Elizabeth Costello. Elle relève les expressions qui comparaient le traitement des Juifs à celui des animaux. Elle évoque la disparition de l’empathie et l’impunité avec laquelle les hommes commettent des horreurs. Héraclès l’interrompt. Scène 2 Discours d’Héraclès. Il annonce un événement magique et inimaginable. Scène 3 Rencontre avec Ryfka Goldfinger, une Juive sauvée par Apolonia. Héraclès rappelle les mots du Talmud : «Qui sauve une vie sauve le monde.» Il demande à Ryfka de témoigner des actes d’Apolonia. Scène 4 Remise de la médaille de Juste parmi les Nations à Apolonia, à titre posthume. Son fils Slawek reçoit la médaille. Il lit le poème d’Andrzej Czajkowski, compositeur et pianiste juif polonais qui a perdu sa mère dans un camp de concentration. Cette mère a préféré suivre son compagnon et mourir avec lui plutôt que de rester auprès de son fils. Épilogue La renaissance des crapauds. Elizabeth Costello raconte comment les crapauds s’enterrent en période sèche et renaissent à la saison des pluies avec leurs «joyeux coassements». Eva Cousido, collaboratrice artistique de La Comédie de Genève (A)POLLONIA UNE PASSION POLONAISE DÉFERLE SUR GENÈVE Coproductrice de sa dernière création, Anne Bisang nous parle de Warlikowski «Mon esprit s’emballe devant tant de nourritures fabuleuses.» Anne Bisang Celui qui considère Shakespeare comme un frère – mauvais garçon exprimant mieux qu’aucun autre ses tourments et ses révoltes – fait escale à Genève avec une troublante épopée sur l’ambivalence de l’héroïsme. Pour lui aussi, le théâtre est le meilleur endroit où questionner le monde et peut-être le seul qui peut apporter des réponses. Au fil des spectacles, ce provocateur surdoué n’a de cesse de mettre en jeu ses propres contradictions, auscultant à travers ses obsessions la conscience collective de son pays et de sa génération. Le théâtre n’a de sens que pour traiter le poids de l’Histoire, pour dénoncer les silences et les amnésies, pour débusquer les mensonges, appuyer sur les blessures recouvertes d’une silencieuse culpabilité. La nécessité du théâtre Ce credo venu d’un Polonais contrarié par son identité apporte au théâtre européen – et en particulier francophone – devenu frileux dans ses ambitions philosophiques et politiques, une vivifiante fraîcheur sur la nécessité du théâtre. Il était urgent que Genève découvre cet artiste hors norme, formidable emblème d’une œuvre qui puise sa force dans le face à face avec l’Histoire, avec l’ardent désir d’agir sur le présent. Avec son dernier opus, (A)pollonia, le metteur en scène démultiplie l’action théâtrale : il place le spectateur au cœur du questionnement en le rapprochant des sources mythologiques antiques et contemporaines. En convoquant Euripide, Eschyle, Rabindranath Tagore, Hanna Krall, Jonathan Littell et d’autres encore dans le fleuve de son récit épique, Warlikowski ne se contente pas d’un collage talentueux. Il compose une œuvre unique que seul le théâtre peut inventer et transmettre. Je me réjouis que l’association Théâtre Forum Meyrin– Comédie de Genève, Centre dramatique permette au plus large public de s’approprier l’œuvre d’un immense artiste qui élève le théâtre au rang d’un bien commun des plus précieux, patrimoine vivant de l’humanité. Y retourner ! Le 16 juillet dernier, dans la cour d’honneur du palais des Papes du festival d’Avignon, mon esprit s’emballe devant tant de nourritures fabuleuses. De récits en récits, soufflée par les héros qui déboulent sans crier gare dans des vêtements contemporains, ici Iphigénie transie de peur avant le sacrifice, là Apollon désinvolte, je me déplace à travers les siècles dans de vertigineux allers-retours. Je suis au cœur de l’Histoire : la Pologne en 1942, l’Antiquité jeunesse de l’humanité, le temps présent dans cette cour qui réunit plus d’un millier de contemporains. L’admirateur de David Lynch n’a pas à lui envier sa capacité à nous mettre en état d’hypnose. La musique, les images s’enchaînent dans un ordre que le mystère ne rend pas moins évident. Cette plongée en apnée ne nous retire cependant pas une once de liberté. La surprise est totale et permanente mais la raison s’allume à chaque surgissement. Ainsi après ces heures riches et denses, une seule envie : y retourner ! Parce que ce plateau-là nous parle directement, nous convoque au cœur de la condition humaine. Parce que l’éblouissante maîtrise du récit, des images et du jeu impliquent une générosité rare et un infini respect du spectateur. Très loin du racolage trop fréquent des spectacles préfabriqués pour ne rien déranger. Anne Bisang, directrice générale de La Comédie de Genève — 112 — Qui était Apolonia ? Apolonia Machczynska-Swiatek a réellement existé en Pologne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a caché des Juifs. Dénoncée, elle a été fusillée par les Allemands. Ceux-ci ont proposé à son père d’endosser la responsabilité de la « faute » d’Apolonia. Il ne l’a pas fait. En 1997, Apolonia a reçu le titre posthume de « Juste parmi les Nations ». L’auteur polonaise Hanna Krall transcrit cette histoire dans sa nouvelle Pola. Eva Cousido THÉMA SECRETS ET MENSONGES Festival pluridisciplinaire du Théâtre Forum Meyrin, du 12 janvier au 20 février 2010 Énoncé délibéré d’un fait contraire à la vérité, le mensonge paraît un incontestable vice. Et si nous nous piquions, deux mois durant, de le réhabiliter ou, moins audacieusement, d’en sonder les soubassements ? Au fond, toute vérité est-elle bonne à dire ? Gare à nos certitudes ! Signée toujours par Saura et accrochée dans notre seconde galerie, la série Songe et mensonge nous fera basculer dans la satire politique. Tenues secrètes du fait de la dictature franquiste, ces œuvres participent de ce que Saura appelle un « art du contre », un art dont l’artiste ne s’exagérait pas l’efficacité. Bien sûr, on peinera à soutenir ces mensonges dont l’objectif consiste strictement à nuire à autrui. Mais qu’en est-il du mensonge «blanc» – celui qui vise à ne pas heurter un proche ? Condamnera-t-on avec la même énergie ces dissimulations, ces omissions que motive l’affection ? Plus profondément, que serait une vie sociale sans mensonges ? Résisterait-elle à la nudité des opinions, à l’exhibition de nos forfaits ? Le mensonge n’huile-t-il pas efficacement nos relations humaines ? Et la transparence ne constitue-t-elle pas a contrario leur plus sûr acide ? L’angle de la vie publique orientera aussi notre rencontre avec l’historien et ancien secrétaire d’État de la République française, Jean-Noël Jeanneney. Avec une question iconoclaste: fautil tromper le peuple pour son bien ? et un aiguillon: le pamphlet de l’Écossais John Arbuthnot – L’art du mensonge en politique – pour ne rien dire des analyses des Platon, Machiavel, Baltasar Gracián, Hannah Arendt et autres George Orwell. Devenir un homme Trêve de sophismes, trêve de généralités ! D’enfants, d’adultes, privés, politiques, autant de mensonges sur lesquels notre théma proposera des éclairages singuliers. En commençant par Pinocchio – figure tutélaire de notre cheminement, triplement représentée qui plus est : dans le film de Luigi Comencini d’abord, qui nous montre le héros brûlant de vitalité mais en butte à une société répressive ; dans la pièce de Joël Pommerat ensuite, sous forme d’un texte qui dépasse le moralisme étriqué de Carlo Collodi, et dans les illustrations de l’Espagnol Antonio Saura enfin – illustrations révélant les difficultés à devenir un être humain. Complexité du vrai De la manipulation du réel sourd parfois la rumeur ; et de la rumeur, le fantasme. Or, rumeurs et fantasmes n’ont pas peu contribué à la légende du marquis de Sade ; mais qui peut dire la vérité du «monstre» de l’asile de Charenton ? Dans une œuvre d’une irrésistible finesse, portée élégamment à la scène par Jacques Vincey, le Japonais Yukio Mishima nous dit la «vérité» de l’homme tel que perçu par les femmes qui l’entourèrent. À demi-mot, par leur attitude compréhensive ou révoltée, par l’expression de leur outrage ou celle de leur loyauté pérenne, naît insensiblement le portrait de l’absent. C’est de la multiplication des perspectives pour approcher le vrai que se sert également un autre grand Japonais : le cinéaste Akira Kuro— 114 — sawa. Notre salle audiovisuelle projettera Rashõmon, le long métrage qui le fit connaître en Occident. Nous sommes, avec ce film, au cœur du Japon médiéval, dans une atmosphère de désolation. Un samouraï a été assassiné et son épouse, déshonorée ; mais différentes versions des faits s’affrontent : qui dit vrai ? Qui ment ? Y a-t-il bien eu viol ? Le rôle de l’épouse serait-il plus trouble qu’il n’y paraît ? Son mari se seraitil suicidé ? Se complétant autant qu’ils se contredisent, quatre témoignages (dont celui… du défunt !) sèment la confusion ; chacun semblant révéler celui qui l’énonce bien plus que les faits dont il est censé rendre compte. La concurrence des vérités est aussi le lot de la publicité, un domaine que vous questionnerez, invités par notre modérateur Emmanuel Gripon. Pour vous répondre nous rejoindront des représentants-du-monde-académique-genevois-allergiques-à-la-langue-de-bois. Alimentant chacune de ces pistes, en ajoutant d’autres, mentionnons également nos voisins assidus de la Bibliothèque Forum Meyrin et leur recension bibliographique. Terminons toutefois en évoquant l’intériorité de Laura – l’inoubliable héroïne de La ménagerie de verre, créée par Tennessee Williams. L’auteur nous rappelle la fragilité de l’être peinant à se déployer dans un monde vulgaire et brutal, la difficulté d’advenir, de se dire, et, par-delà le vrai et le faux, il témoigne de l’ineffable. Mathieu Menghini La ménagerie de verre, mise en scène de Jacques Nichet Spectacles _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Une conviction analogue nous conduit non seulement à appeler théoriquement au dialogue des savoirs, mais à considérer pratiquement le Théâtre Forum Meyrin comme une agora artistique embrassant des problématiques intimes et citoyennes par l’entremise non seulement des lettres mais du faisceau large des disciplines artistiques susceptibles d’être accueillies dans nos murs : théâtre, danse, musique, art plastique, cinéma, débats, etc. Alors peut-être le singulier émanera-t-il du giron de l’universel, l’ineffable des marges du sens commun. La ménagerie de verre > 20 et 21 janvier De Tennessee Williams Mise en scène Jacques Nichet Pinocchio > 26 au 29 janvier Texte et mise en scène Joël Pommerat. Madame de Sade > 17 et 18 février De Yukio Mishima Mise en scène Jacques Vincey Films _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Rashõmon > 20 et 21 janvier, 8, 17 et 18 février De Akira Kurosawa Les aventures de Pinocchio > 9 février De Luigi Comencini Exposition _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Antonio Saura, contes et mensonges > 13 janvier au 20 février Dessins et peintures sur papier Rencontre _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ L’art du mensonge politique > 8 février Rencontre avec Jean-Noël Jeanneney MM — 115 — Café des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Vous n’imaginez pas tout ce que la pub sait faire pour vous ! > 4 février Avec Benoît Lecat et Brigitte Müller Modérateur : Emmanuel Gripon, journaliste Bibliothèque Forum Meyrin _ _ _ _ _ _ _ _ _ La bibliothèque municipale de Meyrin proposera une vitrine bibliographique et un dépliant sur le sujet de cette théma. ........................................................................................ «J’ai envie de rapprocher les sciences humaines non de la physique mais de la littérature (…). Une pensée passe par la littérature, et cette connaissance du monde humain qu’elle exprime n’a rien à envier à la sociologie (…). Dans La vie commune, je rappelle la fameuse scène de la Recherche où la fille de Vinteuil et son amie sont épiées par le narrateur, pour montrer que Proust dispose d’une conception de la personne bien plus riche que n’importe quel psychologue. » Ainsi s’exprime notre invité de novembre dernier, l’humaniste Tzvetan Todorov, au cœur de sa conversation avec Catherine Portevin intitulée Devoirs et délices. ........................................................................................ Le programme ........................................................................................ Objectif des thémas ANTONIO SAURA, CONTES ET MENSONGES Exposition Tout public dès 8 ans (salle «Pinocchio») Du mercredi 13 janvier au samedi 20 février Vernissage le mercredi 13 janvier à 18h30 Dessins et peintures sur papier En collaboration avec la fondation Archives Antonio Saura www.antoniosaura.org Au Théâtre Forum Meyrin Galeries du Levant et du Couchant Cette exposition intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. À noter la programmation à Meyrin de deux autres adaptations de Pinocchio, par Joël Pommerat (lire pages 130-131) et Luigi Comencini (lire pages 140-141). Ouverture publique : du mercredi au samedi de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant les représentations. Également sur rendez-vous. Visites scolaires sur réservation au 022 989 34 00. Entrée libre ____________________________ Humaniste d’une grande culture et d’une grande sensibilité, Antonio Saura s’est constamment impliqué dans la vie de son temps. L’acuité de son regard se portait volontiers sur les cruautés, les faux-semblants et les absurdités qui foisonnent toujours dans l’actualité. Don Quichotte à sa manière, il a pourfendu le mensonge à la pointe du pinceau et du crayon. Durant la guerre civile espagnole et surtout sous la dictature de Franco, son pays lui a inspiré une série de quarante et un dessins et peintures, intitulée Songe et mensonge. La détresse et la puissance expressive qu’ils dégagent s’expriment aussi par les titres : Le printemps refleurira, désir souillé d’été ou Champs de solitude, coteaux flétris (gouache et encre de Chine sur papier) figurant dans le volume Antonio Saura par lui-même édité par Olivier Weber-Caflisch avec la collaboration de Marina Saura, la fille de l’artiste. Le Théâtre Forum Meyrin a le privilège de présenter une partie de ces peintures, très rarement exposées. Cette puissance de réaction face à l’horreur caractérise la personnalité de Saura. Par exemple, durant une année, comme un défi à relever, il s’est astreint à exercer son talent et la fulgurance de ses transcriptions plastiques d’après les faits divers les plus fous découverts dans la presse. Un ouvrage, Nulla dies sine linea, témoigne de cette expérience. L’initiation de Pinocchio D’inspiration moins tragique que Songe et mensonge, le Pinocchio créé par Saura pointe son nez pour illustrer le récit condensé des aventures du célèbre pantin, repris notamment par Christine Nöstlinger, prix Nobel de littérature pour enfants. Dans cette nouvelle interprétation riche en surprises, le thème du mensonge est secondaire et le propos, tout différent. Le contenu moralisateur de Collodi, considéré comme très ennuyeux par les auteurs, a été laissé délibérément de côté pour mettre Pinocchio face à son initiation de futur adulte : le nez qui s’allonge peut évoquer bien autre chose… La fondation Archives Antonio Saura Antonio Saura, décédé en 1998 à 68 ans d’une leucémie foudroyante, a laissé une partie de son œuvre disséminée en divers lieux. Ses héritiers ont eu à cœur de rassembler ses peintures, ses écrits et sa considérable bibliothèque en un seul endroit. On y trouve par exemple des ouvrages sources, annotés de sa main, ainsi que ses propres écrits. La fondation de droit suisse chargée de préserver l’intégralité des archives de l’artiste est installée à Meinier depuis 2006, par la volonté de sa veuve, Mercedes Beldarraín Saura, et de sa fille, Marina Saura. Sa gestion a été confiée à Olivier Weber-Caflisch. Ici, l’artiste met en œuvre son pouvoir de déceler immédiatement la cocasserie, les dérives et basculements du destin du personnage. Il s’agit pour la marionnette d’affronter son destin et de prendre chair. Comment se confronter à sa vulnérabilité humaine ? Comment exister dans l’emprise du temps ? Cette situation concerne aussi bien les adultes que les enfants. Un travail considérable de compilation informatique a déjà été réalisé et des catalogues raisonnés sont en cours de création. Plus de 6000 images s’y trouvent déjà. Un petit groupe y travaille en permanence, pour récolter et mettre à jour toutes les informations concernant l’artiste. Le fonctionnement de la fondation est assuré en partie par la vente d’estampes de Saura. Les chercheurs en histoire de l’art, les commissaires d’exposition et les journalistes y sont reçus et peuvent découvrir notamment les émouvantes esquisses des premières apparitions de Pinocchio et les dessins préparatoires pour la réalisation de la marionnette en trois dimensions. Le processus de création du peintre se lit également dans ses grandes toiles inachevées, récemment restaurées. La recherche de ce nouveau Pinocchio – qui ne doit plus rien à personne – a pris deux ans à Saura. Il a réussi à maintenir la vivacité et la spontanéité du premier trait sans l’éteindre par la concision et la réflexion qui donnent finalement une âme à la silhouette. Prochainement publiée en traduction française et espagnole ainsi qu’en allemand et en anglais, la nouvelle édition de cet ouvrage présentera une illustration plus proche des originaux qui seront exposés à l’exposition de Meyrin. — 116 — Laurence Carducci «Comment se confronter à sa vulnérabilité humaine ? Comment exister dans l’emprise du temps ?» — 117 — PLATONOV D’Anton Tchekhov / Mise en scène de Valentin Rossier Interprétation Maurice Aufair (Glagolaïev père) / Claude-Inga Barbey (Petrovna) / Julia Batinova (Sacha) / Vincent Bonillo (Sergueï) / Élodie Bordas (Sofia) / Marie Druc (Grekova) / Armen Godel (Abram) / Christian Gregori (Ivan Triletzki) / Roberto Molo (Ossip) / Guillaume Prin (Glagolaïev fils) / Valentin Rossier (Platonov) Mise en scène Valentin Rossier Assistanat à la mise en scène Hinde Kaddour / Elidan Arzoni Scénographie Jean-Marc Humm Costumes Nathalie Matriciani Lumières Jonas Bühler Son Jean Faravel Vidéo Robert Nortik Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Coproduction Helvetic Shakespeare Company Lire Si n° 6, pages 92-93, et dans ce numéro, pages 128-129 et 150-151. Souvent considéré comme langue « difficile à traduire », le russe pose d’autant plus problème quand il s’agit de traduire une pièce de théâtre. Mais qui connaît-on comme dramaturge russe à part Tchekhov ? Quasiment personne. C’est donc surtout à cet auteur que s’adresse cette formule. Le nombre de traductions de Platonov depuis sa création par Jean Vilar ne semble pas contredire l’idée reçue que Tchekhov est difficilement traduisible, voire intraduisible. Qu’en est-il dans la pratique ? Contrairement à celle du roman, la traduction théâtrale met l’accent sur la lettre et l’oralité. Ainsi, le traducteur ne nous fait pas seulement passer une histoire et un style, il doit également rendre compte du souffle du texte : ne jamais fermer le sens, ne jamais l’expliquer, laisser la porte ouverte à l’interprétation du metteur en scène, du comédien et du public, tout en faisant vœu de fidélité absolue à l’œuvre d’origine. Un sacerdoce qui conduit à penser que cette discipline est peut-être celle qui nous permet le mieux de toucher à la plénitude d’un texte. Quand il s’agit du russe, la vraie difficulté réside dans les nombreux non-dits obligeant le traducteur à interpréter les mots en fonction de la situation ou de l’état d’esprit du locuteur. Or, l’interprétation introduit une marge d’incertitude dans laquelle va se glisser la polémique. Et les traducteurs s’en donnent à cœur joie dans les différentes préfaces des éditions françaises de cette pièce. Traduire Tchekhov revient à se positionner sur la méthode employée, et donc sur le rôle et les libertés du traducteur vis-à-vis de l’auteur et du public. Les belles infidèles Prenons deux exemples parmi les nombreux traducteurs de Tchekhov. Tout d’abord Elsa Triolet, compagne de Louis Aragon et traductrice de la version mise en scène en 1987 par Patrice Chéreau. Elle reproche à la pièce d’être mal écrite. Platonov se caractérise en effet par un style familier. Composée alors que Tchekhov a tout juste 18 ans, la pièce possède en germe de nombreux thèmes et personnages qui seront par la suite utilisés par le dramaturge russe, mais son style littéraire n’en reste pas moins déroutant. Aussi Elsa Triolet fait-elle le choix de « re-littérariser » le texte. Mais est-ce un problème de « mauvaise écriture » ou d’incompatibilité stylistique avec la langue française ? La traduction d’Elsa Triolet s’apparente à la tradition des « belles infidèles », c’est-à-dire des «traductions qui pour plaire et se conformer au goût et aux bienséances de l’époque, sont des versions revues et corrigées par des traducteurs conscients (trop, sans doute) de la supériorité de leur langue et de leur jugement» 1. Ce type de traductions fut longtemps usité en France, et continue de l’être sous le couvert juridique de l’adaptation. Restant fidèle au sens, cette traduction occulte l’incongruité même, en russe, de la langue de Tchekhov, pour produire une œuvre littéraire « apparemment » mieux écrite afin d’en faire ressentir le sensible. Aussi ces versions plutôt falsifiées des originaux sontelles des textes qui font preuve d’une admirable poésie qui rapproche l’auteur étranger de l’auditeur français, ou tout au moins de son oreille. — 118 — Théâtre Du vendredi 15 janvier au dimanche 7 février (ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi) Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-Simon Durée [spectacle en création] Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros Groupe : Fr. 30.– / 20 euros Un texte à dire André Markowicz et Françoise Morvan se sont quant à eux attelés ces vingt dernières années à la tâche difficile de traduire l’ensemble de l’œuvre théâtrale de Tchekhov. Ils s’apparentent au mouvement que Philippe Ivernel appelle «la transécriture», c’est-à-dire aux traducteurs qui restent fidèles au sens et aux particularités d’un texte à dire. Texte à dire : nous revoilà plongés dans le paradoxe auquel se confronte tout traducteur de théâtre : l’oralité. Ils ont pour objectif de «restituer l’intonation et la situation d’élocution en respectant la rapidité, la légèreté du texte de Tchekhov » 2. Cela passe par un souci constant de la ponctuation, considérée comme étant une partition musicale autant productrice de sens que les mots, mais aussi par « traduire faux, pour traduire juste », expression empruntée à André Markowicz à propos des deux premières répliques de Platonov. Traduire faux, c’est se risquer à prendre d’autres options que la traduction littérale d’un mot ou d’une phrase, en fonction de la vision globale de l’œuvre, afin de restituer ce que veut dire l’auteur étranger avec nos mots et notre culture. S’éloigner pour être au plus près de l’œuvre d’origine. Et afin de mieux cerner cette œuvre, ce sont les premiers à être revenus aux premières versions des pièces car « Stanislavski, en metteur en scène émérite, donnait des conseils à Tchekhov et Tchekhov, extrêmement modeste, changeait selon ses indications, avec, d’ailleurs, une facilité déconcertante. Comme il pensait que, de Scénographie de Platonov, par Jean-Marc Humm toute façon, son œuvre serait oubliée dix ans après, il faisait ce qu’on lui demandait et les versions publiées de ses pièces sont donc profondément différentes des versions originales, déposées à la censure.» 3 Dans le cas de Platonov, ce sont deux heures qui ont été ajoutées par rapport aux versions précédentes. Grâce à ces premières versions, Morvan et Markowicz ont pu trouver l’originalité de l’œuvre de cet auteur russe, spécificité qu’ils s’attachent à nous faire passer. Traduction ou adaptation ? En effet, contrairement à ce que Bernard Favre d’Arcier, ancien directeur du festival d’Avignon, a pu dire, un traducteur n’est pas d’emblée indissociablement un adaptateur. Celui-ci conduit le sujet à plus d’adéquation avec notre culture, tandis que le traducteur translate une œuvre d’une langue à une autre et ne se subordonne jamais à l’auteur. Tâche ingrate car condamnée à l’obscurité, une traduction n’est réussie que quand, tout en faisant preuve de la plus grande fidélité à l’œuvre d’origine, elle arrive à faire oublier que le texte n’est pas français ou qu’il a été écrit il y a plusieurs centaines d’années. En cela, le travail du traducteur se rapproche de celui du dramaturge et du metteur en scène qui creusent au cœur du texte afin de le rendre sensible à notre perception contemporaine. Et André Markowicz de dire : «Pour moi, une nouvelle traduction est bien une œuvre contemporaine, une façon de travailler sur la langue et de la traduire en rapport avec notre époque. Si je traduis de cette façon, c’est bien parce que je vis aujourd’hui.» Fait intéressant, sur les quinze mises en scène de Platonov depuis sa création par Jean Vilar, seules quatre d’entre elles ont l’appellation de « traductions ». Les autres sont des « versions françaises », « adaptations » ou encore « libres adaptations ». C’est cela le vrai paradoxe de la traduction théâtrale : une traduction ne se fait jamais sans l’épreuve du dire des comédiens. Un texte n’est achevé que lorsqu’il a subi des centaines de changements minimes (ponctuation, ordre des mots, lexique) provoqués par la relation intime du comédien à son personnage et par la mise en bouche des répliques de l’auteur. Ces modifications infimes et pourtant ô combien nécessaires redonnent au texte littéraire sa vocation première qui est d’être dit sur une scène. Mais loin de le modifier ou de l’adapter, cette épreuve donne tout son sens au travail de traducteur théâtral. Alors pourquoi tromper le spectateur sur les termes ? Pour des questions juridiques de propriété intellectuelle mais aussi parce que ces textes sont trop longs ou trop coûteux pour être montés dans leur intégralité. Alors, on coupe, on « adapte » au profit d’une mise en scène, mais toujours aux dépens du traducteur et de son œuvre. Delphine de Stoutz 1 Paul Horguelin, Anthologie de la manière de traduire : Domaine français, éd. Linguatech, Montréal, 1981. 2 « Traduire La Cerisaie» : Rencontre avec André Markowicz et Françoise Morvan (ENS-lsh, 15/12/2008). 3 Ibid. — 119 — PLATONOV LA SAINTE, LA MÈRE ET LA PUTAIN Parole donnée à Catherine Gaillard «Il faut être libre pour rencontrer des hommes libres.» Catherine Gaillard Le Théâtre de Carouge poursuit ses tribunes en donnant la parole cette fois-ci à Catherine Gaillard, conteuse, femme engagée dans la cité. J’ai lu que toute l’œuvre de Tchekhov témoigne d’un affranchissement des femmes, sans qu’elles tombent dans le piège du féminisme, mais qu’elles se libèrent par l’amour. Cela me terrifie ! Effectivement, les femmes chez Tchekhov ne sont pas féministes ; mais ce qui est terrible, c’est qu’elles sont enfermées dans un modèle, quel qu’il soit. Elles n’ont pas d’autre recours pour se libérer que l’amour des hommes, d’un homme, en l’occurrence Platonov. Ce personnage est intéressant: c’est l’agent perturbateur de cette bonne société. Il ressemble à une sorte d’anarchiste qui ne respecte rien ni personne, dit ce que les autres attendent sous couvert de vérité. On dirait une toile vide sur laquelle les autres projettent leurs peurs, leurs fantasmes, leurs désirs. On dit notamment que Platonov préfigure la Révolution russe : je n’en suis pas sûre, et heureusement, car celui qui est censé incarner le renouveau n’incarne pas grandchose d’autre que son propre vide, qui d’ailleurs semble le rendre malheureux. La pièce est désespérante à cause de cela. La sainte, la mère et la putain Les femmes qui essaient de se libérer sont aussi désespérantes : elles n’essaient pas d’exister par elles-mêmes, mais cherchent l’homme qui va les libérer. L’épouse de Platonov correspond au modèle de la sainte ou plutôt de la mère. Ce n’est pas un couple adulte, égalitaire, c’est une étrange relation maman-fiston. Elle, de son côté, semble une vision de la femme parfaite : il peut se confier à elle qui comprend tout, elle le console, pardonne toutes ses frasques, jusqu’au jour où il brise un autre mariage : on pardonne les écarts de son petit garçon, mais non que soit brisée l’union sacrée de la famille. Je pense qu’avant la rupture, elle sublime sa relation ; la société lui permet de le faire, puisque son cas est érigé en modèle absolu. Ce qui est valable pour le XIX e siècle l’est encore aujourd’hui : la femme éternellement compréhensive et douce, qui élève les enfants – sans que ce soit pour autant une idiote. D’ailleurs, Tchekhov ne tombe pas dans ce piège : ces femmes ne sont pas des imbéciles. C’est pour cela que c’est désespérant : la pièce n’aurait aucune valeur dans le cas contraire ! Ces femmes sont capables de raisonner et comprennent très bien les hommes et le monde dans lequel elles vivent. Elles les comprennent très bien, mais elles ne les changent pas ! Elles essaient de faire des hommes des êtres aboutis qui transformeront le monde, ce qui les sauvera, au lieu de dire : nous allons d’abord nous changer nous-mêmes, puis changer le monde autour. Non ! Elles se conçoivent comme des saintes et martyres, des infirmières du genre humain et des hommes, des sacrifiées, et c’est le cas chez Tchekhov comme ailleurs, depuis des milliers d’années… Ces femmes se satisfont de ce modèle car la société le glorifie. Quant à Sofia, elle est mariée à un imbécile et s’ennuie probablement à mourir, tourne dans sa vie comme une lionne en cage et attend d’être libérée. Quand on est dépendante économiquement et que la société tolère seulement qu’on soit la fille de son père ou l’épouse de son mari, — 120 — cette situation est difficile. Alors que fait-elle ? Elle tombe sur Platonov et veut absolument qu’il lui promette un grand amour aventureux du type romantique. Et Platonov ne la contrarie pas, car il ne contrarie personne : on veut qu’il soit perturbateur, il est perturbateur ; on veut qu’il soit amoureux et courageux, il dit oui, mais n’a rien à faire de cette femme, comme il n’a rien à faire de rien. Il promet tout à cette femme ; elle, parce qu’elle a besoin d’un homme pour se libérer – première erreur – se saisit de l’occasion. Elle est déçue, se rend compte que Platonov est une planche pourrie, mais rompt son mariage et ne veut pas de retour en arrière, bien que son époux accepte qu’elle revienne : c’est très intéressant. Elle veut absolument croire à son amour déçu et part dans une tragédie slave, destructrice, en assassinant son amant. Elle aurait encore une occasion de réfléchir et de partir vers autre chose, mais elle s’enferme à nouveau dans un rôle : le rôle romantique de la femme trahie, malheureuse. Ça aussi, c’est désespérant. Il n’y a aucune libération par le meurtre : elle le tue lui, mais elle-même finit en prison et ruine sa vie. La liberté lui fait si peur qu’elle s’arrange pour finir dans une prison ! Reste le troisième personnage, Anna Petrovna, a priori le plus intéressant puisqu’il a la place idéale dans la société : elle est veuve, jeune et riche. Elle a la vie devant elle et fait tout ce qu’elle veut : recevoir, faire la fête, boire beaucoup… Elle aussi se rend compte que c’est vide. Elle cherche donc quelque chose qui la fasse vibrer – et là encore c’est Platonov. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle projette sur lui son rêve d’égalité. Elle lui dit : « Tu es libre, icono- claste, provocateur, anarchiste : voilà ce que j’ai envie d’être ; j’ai les moyens de l’être mais je ne le suis pas vraiment. Mon genre de vie ne mène nulle part. » Il lui dit oui car il est incapable de dire non, mais il pense évidemment le contraire. Elle est passionnée mais il refuse de répondre à ses avances : il la respecte. C’est peut-être un acte inspiré de sa part, libérateur. Il ne la laisse pas alimenter sa frustration, l’engage à ne pas compter sur lui. Peut-être, se dit-il, en la privant de cette relation dont il sait qu’elle sera médiocre, elle pourrait être libre, elle en a les moyens, elle sait raisonner… En n’allant pas vers elle, il la libère ; mais pour l’instant, elle se trompe. Il faut être libre pour rencontrer des hommes libres. Une pièce contemporaine Une universitaire, Marie-Joseph Bertini, professeure à l’Université de Nice, a fait des recherches avec ses étudiants sur l’image de la femme dans les médias. Il y a sept images : la pute, la sainte, la mère, mais aussi l’égérie, la pasionaria – on le dit surtout pour les femmes de pouvoir, les femmes politiques. Pasionaria, c’est la passion. Or, la politique, c’est pouvoir penser pour tous, c’est-à-dire le contraire de la passion, qui enflamme et fait déraisonner. Quand on traite les femmes politiques de pasionarias, on implique qu’elles sont incapables de gouverner, qu’elles ne sont pas des personnes de tête, qui réfléchissent ; elles ne sont que passion. Les femmes dans Platonov sont soumises à ces rôles-là, et les hommes aussi, totalement. On ne peut pas attendre de la société qu’elle libère les femmes. Elles doivent se libérer ellesmêmes. Elles l’ont fait dans les années septante: ça change, mais ça ne peut venir que d’ellesmêmes. Dans Platonov, elles ont toutes envie que quelque chose change, mais elles ne l’attendent pas d’elles-mêmes, elles ne parlent pas entre elles. Il suffirait qu’elles parlent ensemble de ce Platonov pour se rendre compte qu’il est creux, qu’elles ne peuvent rien en attendre et qu’elles pourraient, elles, s’organiser autrement, s’entraider et sortir de cette condition. Cette pièce est tout à fait contemporaine. Mais aujourd’hui, les modèles proposés aux femmes sont plus nombreux, et leurs modèles de non libération ne sont pas les mêmes. Les femmes n’attendent pas la même chose des hommes, car elles peuvent conquérir leur indépendance économique. Aujourd’hui, il y a l’illusion de l’égalité. Propos recueillis par Coré Cathoud Samedi Coup de Cœur «Ce soir je vous aime plus que les autres jours» Une nuit à Moscou Samedi 23 janvier 2010 En partenariat avec le Chat Noir Réservation : +41 (0)22 343 43 43 [email protected] Dès 18h apéritif de bienvenue offert. Présentation du spectacle par André Steiger et Richard Vachoux, concert au bar du théâtre et dès 22h au Chat Noir. — 121 — Catherine Gaillard RASHÕMON D’Akira Kurosawa (1950 / Japon) Scénario Shinobu Hashimoto / Akira Kurosawa, d’après deux nouvelles d’Akutagawa Ryunosuke Interprétation Fumiko Honma / Daisuke Kato / Machiko Kyo / Toshiro Mifune / Masayuki Mori / Takashi Shimura Musique Fumio Hayasaka Photographie Kazuo Miyagawa Montage Akira Kurosawa Décors So Matsuyama Production Daiei Motion Picture Company / Jingo Minura Lion d’or au festival de Venise 1951 / Oscar du meilleur film étranger 1952 Film Mercredi 20 et jeudi 21 janvier à 18h00 suivi à 20h30 de La ménagerie de verre Lundi 8 février à 18h00 suivi à 20h30 de la conférence de Jean-Noël Jeanneney Mercredi 17 et jeudi 18 février à 18h00 suivi à 20h30 de Madame de Sade Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h30 Entrée : Fr. 5.– Ce film intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. ____________________________ Lion d’or à la Mostra de Venise en 1951, Rashõmon est à l’origine de la vague d’intérêt de l’Occident pour le cinéma japonais. Douzième film d’Akira Kurosawa, il est tiré d’une nouvelle de Ryũnosuke Akutagawa, Dans le fourré, récit – par différents personnages – du meurtre d’un samouraï. L’intrigue de Rashõmon prend place au Japon durant la période de Heian, entre le VIIIe et le XIIe siècle. Abrités d’une pluie torrentielle sous le porche d’un temple abandonné (la porte Rashõ à Kyoto), un bûcheron, un bonze et un passant évoquent un fait divers jugé récemment. Il a pour objet le meurtre d’un samouraï et le viol de son épouse par un bandit. Le fait divers est relaté successivement par quatre personnages : le bûcheron, seul témoin du crime, le bandit, l’épouse et le samouraï assassiné, s’exprimant par l’intermédiaire d’une sorcière. Rashõmon est un film novateur et original. Le jeu des comédiens inspiré de l’art dramatique japonais traditionnel contraste avec le modernisme du montage – qui compte bien plus de plans que les films de l’époque – et de certains plans (notamment les longs travellings). Rashõmon se révèle également riche, développant de multiples réflexions à partir de son thème central : le mensonge. Le mensonge dans Rashõmon Les quatre versions du fait divers se complètent mais divergent, se contredisent. Ainsi, devant le tribunal, le bandit reconnaît le meurtre du samouraï et réfute l’idée de viol. L’épouse était consentante. Cette dernière affirme le contraire. Elle s’est évanouie après que son mari a condamné moralement son acte. Le samouraï confirme le viol et révèle également son suicide, motivé par l’attirance de sa femme pour le bandit. Le bûcheron donne au tribunal une première version sur laquelle il reviendra par la suite. Au final, il dit avoir vu le bandit et le samouraï s’affronter, à la demande de la femme. Le duel s’est soldé par la mort du samouraï. Même si chacun des protagonistes donne une valeur de vérité à sa version, en appuyant par exemple son témoignage sur des indices matériels, le spectateur ne sait qui croire puisque tous les témoignages diffèrent. Ils ne sont que des interprétations valorisantes et privilégiées du même fait. Par ailleurs, le bûcheron, seul témoin supposé objectif, a livré deux versions différentes et a donc pour le moins menti dans l’un des cas. À travers la narration de Rashõmon, Kurosawa porte un regard critique et pessimiste sur la nature humaine : l’Homme n’est pas honnête et transforme la réalité à travers ses mensonges pour la tourner à son avantage. Les procédés filmiques ajoutent d’autres critiques. Les subtils jeux d’ombres et de lumières sur les personnages dévoilent la dualité de leur nature. Les nombreux plans larges intégrant des décors imposants (le temple noyé sous le déluge, la forêt) écrasent les protagonistes et mettent à jour leur vulnérabilité et leur faiblesse. Le film s’achève sans donner de réponse à l’énigme du drame mais en apportant une conclusion — 122 — tout de même encourageante : la séquence finale montre le bûcheron recueillant un bébé abandonné. L’être humain semble capable d’altruisme. Une mise en œuvre du perspectivisme Kurosawa établit un autre constat : tout témoignage est d’abord révélateur de celui qui témoigne et de l’utilisation qu’il compte faire de son récit. Celui-ci perd nécessairement sa factualité brute. L’objectivité est par ailleurs illusoire. En remettant ainsi en question la notion d’objectivité et en éclatant les récits portant sur le même fait, Rashõmon peut être analysé comme une mise en œuvre du perspectivisme. Théorie de Nietzsche, le perspectivisme avance l’idée que la notion d’objectivité doit être remplacée par la multiplicité des points de vue possibles sur la réalité. Il n’existe en effet pas une, mais des interprétations infinies de la réalité, dont il faut tenir compte (le narcissisme spontané de tout individu le conduit à ne considérer l’existence que de son point de vue privilégié). Partant de ce constat, la vérité – en supposant qu’il y en ait une – n’existe alors que dans cette multitude d’interprétations. La théorie du perspectivisme amène le spectateur de Rashõmon à dépasser son point de vue et à reconsidérer les quatre versions du fait divers ; il n’existe pas une seule interprétation vraie de ce drame. Elle apporte une dimension supplémentaire au film de Kurosawa, plus profonde et plus intéressante encore. Camille Dubois «L’Homme est incapable d’être honnête avec lui-même. Il est incapable de parler de lui-même sans embellir le tableau. Rashõmon parle de gens comme ça, ce genre d’individus qui ne peuvent vivre sans mentir pour se montrer meilleurs qu’ils ne le sont vraiment. (…) L’égoïsme est un péché que l’être humain porte en lui depuis la naissance et c’est le plus difficile à combattre.» Akira Kurosawa, Comme une autobiographie, Cahiers du cinéma, 1997 — 123 — LA MÉNAGERIE DE VERRE Théâtre Mercredi 20 et jeudi 21 janvier à 20h30 De Tennessee Williams / Mise en scène Jacques Nichet (France) Au Théâtre Forum Meyrin Durée 2h environ Texte français Jean-Michel Déprats Mise en scène Jacques Nichet Assisté d’Aurélia Guillet Interprétation Michaël Abiteboul / Stéphane Facco / Agathe Molière / Luce Mouchel / un musicien Composition musicale Malik Richeux Scénographie Philippe Marioge Lumières Dominique Fortin Son Bernard Valléry Images Christian Guillon / Mathilde Germi Costumes Catherine Cosme Production Théâtre de la Commune – Centre dramatique national d’Aubervilliers / Compagnie L’inattendu. La compagnie L’inattendu est aidée par le ministère de la Culture et de la Communication/ DMDTS. The Glass Menagerie is presented through special arrangement with the University of the South, Sewanee, Tennessee. L’Auteur est représenté dans les pays de langue française par l’Agence MCR, Marie-Cécile Renauld (Paris) en accord avec Casarotto Ramsay Ltd (Londres). Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.– Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.– Ce spectacle intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. ____________________________ Tableau d’une famille américaine se déchirant et se débattant dans les remous de la crise de 1929, La ménagerie de verre, premier succès de Tennessee Williams, présente Tom Wingfield, un narrateur double de l’auteur, qui se souvient du petit appartement de Saint-Louis, sept ans plus tôt. Son récit anime les fantômes de sa mère et d’une sœur si fragile, la jeune fille en verre. Dans l’espace clos de la mémoire, le passé retrouve l’éclat du présent, avec son lot d’omissions, d’exagérations, de poésie. Les personnages, serrés les uns contre les autres, manquent d’air et d’avenir. Tom est retenu dans sa famille par une forme d’obligation morale. Il est l’homme de la maison, celui dont les épaules supportent le poids écrasant de l’absence du père. Mais il passe ses soirées à aller au cinéma et ne pense qu’à prendre le large. Il souhaite devenir écrivain. Sa sœur Laura, boiteuse et neurasthénique, repliée sur elle-même, chérit comme unique trésor une ménagerie d’animaux miniatures en verre. Amanda, leur mère, qui ne pense qu’à marier sa fille, exaspère Tom. Elle le pousse à inviter un collègue de travail dans l’espoir que celui-ci tombe amoureux de Laura. Ce sera Jim O’Connor, un jeune homme ordinaire… Parmi les animaux de verre, Laura accorde sa préférence à une licorne : un être onirique, captif du monde de l’enfance. Hors des rêves, on ne rencontre guère que des licornes de bois, sur des manèges: prisonnières – comme Laura entre les délires nostalgiques de sa mère et les démis- sions de son frère – condamnées à une ronde répétitive. Sans cette corne au milieu du front, les licornes ne seraient en rien différentes des autres chevaux. Cette excroissance et cette raideur inopportune, Laura les porte à la jambe. Mais la jeune fille a tant grossi l’image de son infirmité que tout se passe comme si elle la portait au milieu de la figure. Dans cette comédie dramatique cruelle, une profonde solitude renvoie chacun à lui-même, perdu dans la jungle d’une ville industrielle ellemême en perdition. Le premier succès Né dans le Mississippi, de son vrai nom Thomas Lanier, Tennessee Williams passe son enfance à Memphis dans la maison de son grand-père, un ancien pasteur. Il écrit sa première pièce, Bataille d’anges, en 1940. Après avoir exercé divers métiers, dont celui de scénariste à Hollywood, il s’impose à Broadway avec La ménagerie de verre. Dès lors, Tennessee Williams poursuit une carrière dramatique, brillante et féconde. Ses récits sont souvent situés dans son sud natal. Il met en scène des personnages psychologiquement fragiles qui tentent désespérément de rompre leur solitude dans un monde cruel où les hommes sont les victimes impuissantes d’un système social impitoyable et périmé. Incompréhension, frustration, culpabilité, homosexualité et névroses forment la trame de son univers. La chatte sur un toit brûlant (1955), comme grand nombre d’œuvres de Williams, doit sa renommée au cinéma plus encore qu’au théâtre, notamment grâce à la qualité de ses interprètes (Elizabeth Taylor et Paul Newman). Dans Un — 124 — tramway nommé désir, ce sont Marlon Brando et Vivien Leigh qui, à l’écran, donnent vie aux personnages principaux. Quelque chose en Tom de Tennessee La ménagerie de verre est la pièce la plus autobiographique de Tennessee Williams. Elle émane d’un scénario initialement écrit pour la MGM. Les principaux ingrédients de ce scénario sont eux-mêmes issus d’une nouvelle de Williams. La première de la pièce eut lieu à Chicago, en 1944, où elle fut acclamée par la critique. En 1945, elle remporta le New York Drama Critics Circle Award. La performance de Laurette Taylor, incarnant Amanda – la mère trop aimante – sera qualifiée de moment incomparable dans l’histoire de l’art dramatique américain. Le documentaire Broadway : l’âge d’or par les légendes qui y étaient paru en 2004, lui rend un vibrant hommage. Les similitudes entre la pièce et la vie de l’auteur sont nombreuses. On a souvent vu en Tom le double de Tennessee Williams (rappelons que son vrai prénom était Thomas) ; en Amanda, la propre mère de l’auteur ; et en Laura (dont le surnom dans le texte original est Blue Roses, surnom hérité d’une attaque de pleurésie – pleurosis en anglais) la sœur de l’auteur, Rose, dont on suppose qu’elle a souffert d’une maladie mentale avant d’avoir subi une lobotomie. On a soutenu aussi que le personnage de Laura serait inspiré de l’auteur lui-même, se référant à sa nature introvertie et à son obsession du passé. Sylvain De Marco LA MÉNAGERIE DE VERRE L’ÉCRAN INATTENDU Comment ouvrir le sens d’une œuvre «La narration de la fable est entrecoupée de projections qui ne surgissent pas pour verrouiller le sens mais au contraire pour le laisser grand ouvert.» Jacques Nichet Au cours de la didascalie qui introduit la pièce, le poète annonce déjà la couleur : « La pièce se passe dans la mémoire. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur. L’intérieur de l’appartement est donc plutôt obscur et poétique. » «Seul ce qui est animé par l’affection demeure dans la mémoire», avait déjà écrit Emerson. La pièce se construit sur les souvenirs d’une «famille au bord de la crise de nerfs» appauvrie par la violence de la crise économique : la mère, la fille et le fils s’entassent dans un appartement trop étroit d’un quartier surpeuplé de Saint-Louis. Ils surnagent dans la tourmente des années trente. Le mur des légendes Aux souvenirs de Saint-Louis s’ajoutent ceux d’Hollywood : la réécriture de la nouvelle, le refus des producteurs, le regret d’un film qui ne sera jamais tourné me semblent hanter l’œuvre. Ainsi, au détour d’une didascalie au cours de la première scène, nous sommes stupéfaits de découvrir un écran que rien n’annonce, que rien n’explique. Tennessee a pourtant déjà longuement précisé son dispositif scénique, expliqué ses effets de transparence à travers deux rideaux successifs : le regard du spectateur entre ainsi progressivement à l’intérieur de l’appartement des Wingfield. Mais l’auteur oublie d’indiquer où se trouve son énigmatique écran. Chacun est renvoyé à son imagination. Pour ma part, je le vois se confondre avec le mur du fond de l’appartement. Les personnages se retrouvent dos au mur, un mur d’images et de légendes bien plus grandes qu’eux. Cet écran tombé du ciel écrase toute tentation ou tentative naturaliste. Ce signe géant rappelle tout au long de la représentation que la pièce, loin d’être réaliste, «se passe dans la mémoire». Cet objet insolite dans un appartement s’apparente aux « licences poétiques » que « la mémoire se permet». Il rend l’appartement «poétique». Pied de nez au naturalisme La projection de «légendes» crée un double jeu avec la parole des acteurs. Tandis qu’ils interprètent leur rôle, une légende peut, avec une certaine pointe d’ironie, n’être que la reprise d’une expression ou d’une phrase entière du texte : elle attire l’attention de toute la salle sur ce qui vient d’être dit. Dans la scène 6, par exemple, Amanda habille sa fille, le galant approche, c’est le grand soir ! Amanda : « Toutes les jolies filles sont des pièges, de jolis pièges, et c’est ce que les hommes attendent d’elles ! » Légende à l’écran : « DE JOLIS PIÈGES ». La projection se saisit de l’expression et la placarde avec d’immenses lettres ! Amanda est prise au piège : elle n’endimanche Laura que pour mieux piéger Jim, qui sera nécessairement… consentant ! L’écran souligne la cruauté comique de la situation. Voici un autre exemple, extrait de la même page, quelques lignes plus loin : «Laura tourne — 126 — lentement sur elle-même, l’air perplexe.» Légende à l’écran : « JE VOUS PRÉSENTE MA SŒUR : QUE LES VIOLONS CHANTENT SA GLOIRE ! » Musique. Amanda profite de cette musique pour réussir une entrée spectaculaire, habillée d’une robe fanée et démodée, sa robe de jeune fille « ressuscitée» d’une malle ! Soudain, elle détourne la légende à son avantage: aussi jeune que sa fille, elle mérite la même gloire qu’elle. La mère par son costume est instituée en sœur aînée, rivale de sa cadette. Parfois il suffit d’un mot pour changer brutalement le sens d’une légende. Sur l’écran, par exemple, se projette le titre d’une musique de danse : « ALL THE WORLD IS WAITING FOR THE SUNRISE». Paradoxalement, sur cet air qui appelle la lumière et l’espoir, Tom évoque l’inéluctable approche de la guerre et termine par un brutal rappel du titre, «légèrement» modifié : «Le monde entier attendait les bombardements». Ces légendes servent également de titres qui annoncent un changement de séquence ou qui soulignent un instant du texte. Ces projections contribuent ainsi à fragmenter le récit, à orienter l’attention du public ou à commenter ironiquement ce qui se joue au pied de l’écran. Ces «interstices merveilleux», pied de nez au naturalisme, délivrent le théâtre de son illusionnisme ! La narration de la fable est entrecoupée de projections qui ne surgissent pas pour verrouiller le sens mais au contraire pour le laisser grand ouvert ! Jacques Nichet Propos retranscrits par Sylvain De Marco, tirés de la revue Alternatives théâtrales, n° 101. LA MÉNAGERIE DE VERRE UN RENDEZ-VOUS MANQUÉ ? Des conséquences de la traduction dans la réception du théâtre étranger «Le traducteur fait passer, il passe. Il faudra repasser.» Jean-Loup Rivière Tennessee Williams – auteur prolifique, adulé aux États-Unis mais aussi un peu partout dans le monde – fut et est encore souvent boudé par la critique. Pour l’opinion publique, il n’est l’auteur que de pièces rendues pour la plupart célèbres grâce au cinéma et à ses interprètes : Marlon Brando, Vivien Leigh, Paul Newman, Anna Magnani ou encore Elizabeth Taylor. Pour les gens de la profession, c’est un auteur naturaliste écrivant des drames psychologiques à sensation. Tandis qu’aux États-Unis, pas moins de trois périodiques et deux festivals 1 sont entièrement dédiés à cet auteur, la France ne commence qu’à peine à s’intéresser à son œuvre qui compte plus de septante pièces, des scripts, nouvelles, romans et poèmes, un livret d’opéra et une autobiographie. En France, une seule pièce de Tennessee Williams fut montée dans le théâtre institutionnel, La nuit de l’iguane, en 1991, dans une mise en scène de Brigitte Jaques à l’intention de la Comédie-Française. La ménagerie de verre fut portée à la scène pour la première fois en France à Paris en 1947, au théâtre du Vieux-Colombier, dans une mise en scène de Claude Maritz (Compagnie de Genève). La pièce traduite et adaptée par Marcel Duhamel est la version publiée encore aujourd’hui par les éditions Robert Laffont. Cette création arrive à un moment où, suite au grand nombre de pièces américaines souvent médiocres représentées depuis l’après-guerre, on parle d’« invasion » du théâtre américain en France. Parallèlement, à New York, a lieu la première d’Un tramway nommé désir mis en scène par Elia Kazan avec un Marlon Brando encore inconnu dans le rôle de Stanley Kowalski. C’est un raz-de-marée, non seulement aux États-Unis, mais aussi un peu partout en Europe : à Londres, Sir Laurence Olivier s’empare immédiatement des droits, tout comme Visconti à Rome, ou Bergman à Stockholm. La France va réagir différemment. Un théâtre essoufflé Tandis que certains journalistes dépités s’exclament : « Encore une pièce américaine ! », d’autres, comme Roger Dornès dans Le spectateur, vont plus loin en écrivant : «Non, je ne suis pas xénophobe. Je ne m’élève pas a priori contre l’envahissement de nos scènes par le théâtre étranger, à condition que celui-ci rende un son neuf, nous apporte une forme nouvelle de la pensée ou de l’expression dramatique. (…) Mais si d’outre-Atlantique nous vient, comme le dernier cri de la nouveauté, un théâtre en retard sur le nôtre de cinquante ans – et c’est le cas pour La ménagerie de verre – alors, là, nous ne sommes pas d’accord.» 2 On reproche alors principalement à cette pièce d’être fragmentée à la manière d’un film documentaire, d’employer un récitant, et son manque d’action dramatique. La plupart des critiques trouvent le résultat désuet et ennuyeux. En revanche, l’adaptation de Marcel Duhamel n’est jamais remise en cause et se voit, au contraire, saluée par de nombreux journalistes. Pourtant, c’est bien dans les transformations importantes qu’il a fait subir au texte et dans la langue qu’il emploie que l’on peut trouver des éléments de réponse à cette mauvaise réception. — 128 — Certes, cette pièce semble avoir la même structure dramatique qu’une autre pièce américaine montée l’année précédente par le même metteur en scène, Notre petite ville de Thornton Wilder. Mais contrairement à cet auteur, Tennessee Williams dépare une écriture purement naturaliste pour faire coïncider l’expressionnisme, le réalisme et le symbolisme dans une forme qu’il nomme le plastic theatre. Niant toute idée de progrès dans la marche de l’histoire, il ne montre dans ses pièces aucune action dramatique, mais décrit un mouvement, le mouvement de vie, par essence fragmenté, dans lequel les éléments naturalistes ne servent pas à « faire vrai » mais sont nécessaires car retranscrits par le souvenir, ils prennent une valeur symbolique. Traduire et franciser Dans l’adaptation de Duhamel, toutes les références historiques, géographiques et culturelles sont omises même quand elles ont trait à l’histoire européenne relativement récente. La pièce peu à peu ressemble à un pays de nulle part, dénué de tout contexte politique, social et géographique. Les noms propres sont par ailleurs systématiquement transformés et, il faut bien le souligner, de manière tout à fait arbitraire comme lorsque Greta Garbo devient Marlene Dietrich ou Clark Gable, Gary Cooper. Non seulement le contexte est édulcoré au point de n’être plus rien nulle part, mais la langue et ses nuances sociales et régionales subissent un traitement similaire. Le texte de Duhamel est «francisé» (transformant le «mal» écrit en «bien» écrit) et homogénéisé. Cela passe Le 4 juillet, plage de Santa Monica, Ralph Crane, 1950 par l’élimination pure et simple des répétitions propres à la langue anglaise, mais impropres au français, par la transformation du sens des chansons, par le nivellement de la langue et par l’élimination de tout langage trop argotique, populaire ou vulgaire. Or, une des particularités du théâtre de Tennessee Williams réside dans l’attachement de l’auteur à transcrire les niveaux de langue et les régionalismes et à jouer de leur confrontation, celle-ci étant parfois plus porteuse de sens et de conséquences que ce qui se dit entre les personnages. Comment mieux comprendre le désœuvrement des Wingfield (nommés « les Gordon » dans la version de Duhamel) qu’en entendant Amanda s’adresser dans un très bon anglais à un Jim ne s’exprimant qu’en argot du milieu ouvrier du Midwest? Cette adaptation est symptomatique d’une époque qui voit le renouveau de la traduction théâtrale. Le devoir de fidélité quasi académique au texte source a montré son inadéquation avec la scène, et l’on ne peut plus alors parler d’hégémonie du théâtre français. Grâce à Jean Vilar et au Cartel, un grand nombre d’auteurs étrangers sont joués sur la scène française – impliquant des traductions non plus vouées à la seule lecture mais également à l’incarnation. Les pièces sont alors traduites plus ou moins fidèlement et surtout « adaptées » à l’époque contemporaine et au «bon goût français». cependant elle souffre d’un nivellement symbolique et stylistique qui rend caduc le projet poétique de Tennessee Williams. Il n’est alors pas étonnant que l’on n’ait pas compris les raisons de son succès outre-Atlantique, et que la pièce ait été reléguée au rang d’œuvre mineure ou encore de pièce de boulevard. 1 Il s’agit, pour les revues, du Tennessee Williams Annual Review, du Mississippi Quarterly (automne 95) et du Louisiana Literature (automne 97), et pour les festivals, de The Clarksdale Tennessee Williams Festival et de The New Orleans Tennessee Williams Festival. La ménagerie de verre est à ce jour la pièce de Tennessee Williams la plus jouée en France. On n’en dénombre pas moins de cinq traductions ou plutôt «adaptations», car seule la dernière, celle de Jean-Michel Déprats, se revendique comme traduction. Jusqu’en 2000, la traduction officielle fut celle de Marcel Duhamel. Si l’on pouvait en 1947 comprendre que le manque de recul vis-à-vis de l’auteur américain était en partie responsable du mauvais accueil de l’adaptation de Duhamel, force est de constater que le rendez-vous avec ce théâtre a été manqué et qu’il est aujourd’hui peut-être trop tard – en partie à cause du formidable succès cinématographique de cet auteur – pour faire changer cet état d’esprit. La traduction théâtrale est un métier à haut risque, et pour reprendre la phrase célèbre de Jean-Loup Rivière, le traducteur «fait passer, il passe. Il faudra repasser.» 3 3 Jean-Loup Rivière, «Discrétion et fraternité», 2 Roger Dornès, «La ménagerie de verre au Vieux-Colombier», Le spectateur, 6 avril 1947. Delphine de Stoutz Lire aussi pages 118-119 et 150-151. L’adaptation de Marcel Duhamel est relativement fidèle (il n’y a pas d’altération explicite des motivations, de l’intrigue ni des personnages) ; — 129 — in Traduire le théâtre, Paris, Les Cahiers de la Comédie-Française, n° 2, hiver 1992, p. 81. PINOCCHIO Théâtre / Tout public dès 7 ans Du mardi 26 au vendredi 29 janvier à 19h00 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h15 Texte et mise en scène Joël Pommerat (France) Interprétation Hervé Blanc / Jean-Pierre Costanziello / Daniel Dubois / Anne Rotger / Maya Vignando Collaboration artistique Philippe Carbonneaux Scénographie Éric Soyer Lumières Éric Soyer Assisté de Renaud Fouquet Mannequins Fabienne Killy Assistée de Laurence Fourmond Costumière Marie-Hélène Bouvet Assistée de Élisabeth Cerqueira Réalisation du costume de la fée Jean-Michel Angays Construction du décor Atelier de construction du CDN de Caen et Ateliers Berthier Musique Antonin Leymarie Enregistrée par Shan Lefrant Soubassophone, tuba Brice Pichard Trompette Adrien Amey Sax Gabriel Levasseur Accordéon Fidel Fourneyron Trombone Scaba Palotai Guitare Rémi Sciuto Vents Scies musicales Mathieu Ha Voix, compositions musicales Antonin Leymarie Création son François et Grégoire Leymarie / Yann Priest Production Compagnie Louis Brouillard Coproduction L’Espace Malraux de Chambéry / Le Centre dramatique de Tours / Théâtre de Villefranche / La Ferme de Bel Ébat à Guyancourt / Théâtre de Brétigny / Le Gallia – Théâtre de Saintes / Théâtre national de Bordeaux / Les Salins de Martigues / Théâtre du Gymnase – Marseille / CNCDC – Châteauvallon / Grenoble – Maison de la culture Mc2 / Scène nationale de Cavaillon / Automne en Normandie / Centre dramatique national de Normandie / Comédie de Caen Qu’il travaille pour les enfants ou pour les adultes avec sa compagnie Louis Brouillard, c’est toujours avec la même exigence que Joël Pommerat se lance dans la création de ses spectacles. Son Pinocchio fascine et trouble. Sur scène, des comédiens à la forte présence, des mannequins, des masques, des personnages d’échelles différentes, des voilages, des jeux d’ombres et de lumières, des sons et des musiques font la part belle au familier, à l’étrange, à l’imaginaire. Autour des aventures du célèbre pantin de bois sculpté dans un tronc d’arbre par un vieil homme pauvre et généreux, Pommerat invite chacun à s’interroger sur la complexité de la nature humaine. Le théâtre politique de l’enfance Après avoir écrit et mis en scène sa propre version du Petit chaperon rouge, Joël Pommerat a eu le désir de se lancer dans la création d’un nouveau spectacle destiné aux enfants. Pour en choisir le sujet, il est parti des préalables suivants: «travailler sur une histoire très connue, que les enfants se sont déjà appropriée, travailler sur des personnages très identifiés, très présents dans l’imaginaire de chacun. » Pourquoi Les aventures de Pinocchio de Carlo Collodi se sont-elles finalement imposées à lui ? « Parce que dans mon enfance, j’avais été très touché par l’histoire de cette marionnette. Parce qu’au seuil de mon adolescence aussi, j’avais été très marqué par le film réalisé par Comencini à partir de l’œuvre de Collodi, une vraie réussite tant sur le plan poétique que sur le plan de la peinture sociale. » L’un des enjeux pour l’auteur et metteur en scène était de pouvoir à son tour «combiner le fantastique et le réalisme social», «proposer un théâtre politique pour les enfants». «Qu’est-ce qu’un être humain ? C’est du biologique et de la légende. C’est de la chair et de l’imaginaire. » Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles, Actes Sud, 2009 Au fil des répétitions, Pommerat réalise que des résonances plus intimes existent entre sa propre histoire et celle de Pinocchio. Il raconte : «Vers l’âge de quatre ou cinq ans, avec un ami de mon âge, j’ai quitté le périmètre de jeu autorisé pour suivre les artistes d’un cirque qui venaient de faire une parade en annonçant par haut-parleur les représentations à venir dans l’un des coins de la cité. Fascinés, nous sommes partis assez loin. Je savais alors que je faisais là quelque chose de non ordinaire. Ma mère s’est mortellement inquiétée. J’ai le souvenir de la grande colère qui était la sienne lorsqu’elle m’a retrouvé. J’ai le souvenir aussi d’un vrai traumatisme pour l’enfant que j’étais et qui ne savait pas comment il avait pu perdre notion et conscience. Je me souviens de m’être dit que j’avais perdu la confiance de ma mère, son — 130 — Plein tarif : Fr. 20.– / Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.– Ce spectacle intègre l’abonnement commun (lire aussi Si no 5, pages 4-5). Ce spectacle intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. Accueil réalisé en collaboration avec l’Association des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM) affection, et de m’être demandé ce qu’il allait falloir que je fasse pour être digne de les retrouver à nouveau. Je m’étais posé des questions sur la sagesse, sur la désobéissance, sur le cadre et ses limites, sur la liberté tout à la fois attrayante et inquiétante. » L’anecdote, riche des sensations de l’enfance, permet de mettre en exergue certains des thèmes qui, dans l’histoire de Pinocchio, ont retenu l’attention de l’auteur et metteur en scène : elle dit «la fascination pour la fantaisie, pour le spectacle, pour le cirque». La dramatisation du mensonge Comment définir le personnage de Pinocchio ? Comment le représenter ? En se lançant dans la réécriture pour la scène des aventures du pantin de bois, Pommerat dit avoir eu envie de «travailler théâtralement sur la bêtise du personnage » : « [t]el qu’il a été écrit d’une part par Collodi et tel qu’il a été dessiné d’autre part par les premiers illustrateurs, Pinocchio est insupportablement bête, arrogant, méprisant, antipathique et moche. C’est pourquoi on rit lorsqu’il se fait avoir. Cet aspect-là est totalement faussé et défiguré dans la version de Walt Disney : Pinocchio est très gentil, présente un côté poupin si bien qu’on s’attendrit sur lui.» Dans le film de Comencini, Pinocchio devient rapidement un petit garçon, mais à chaque fois qu’il ment, il se transforme en marionnette. «La thématique du mensonge est ainsi dramatisée par ce changement de statut », fait remarquer Pommerat. Chez Collodi, Pinocchio demeure un pantin jusqu’à la fin de l’histoire. Au milieu de ses aventures, il se voit offrir par la fée la possibilité de devenir un vrai petit garçon. Mais préférant finalement suivre l’un de ses amis, il part pour le pays de l’Amusement, retardant ainsi «son accession à l’humanité». Pommerat a longuement réfléchi sur les options qui s’offraient à lui pour figurer Pinocchio autrement que par une marionnette : «Confier l’interprétation de Pinocchio à une comédienne plutôt qu’à un comédien n’est pas déterminant, mais me permettait d’aller davantage vers l’enfance tout en accomplissant un travail sur le corps, le costume, la voix, la présence. Dans le but de sortir des clichés ou des lieux communs, j’ai été inspiré par l’usage populaire que l’on peut faire aujourd’hui du mot « pantin ». En France, les adolescents, notamment, traitent de « pantin », de « bouffon » ou de « clown » toute personne qu’ils ne prennent pas au sérieux ou qu’ils considèrent comme un sous-être. C’est dans cette direction que j’ai orienté la recherche. J’ai travaillé de manière très sophistiquée sur le plan du maquillage afin que Pinocchio soit perçu comme étant ridicule, risible ou comique malgré lui sur le plan de la norme sociale. Sur scène, quelque chose de la marionnette, du personnage de fiction est suggéré. Et une nette rupture est ménagée lors de la transformation finale du pantin de bois en vrai petit garçon.» Fiction et vérité Pommerat écrit une version personnelle de Pinocchio dans laquelle il entremêle mode épique et mode dramatique, récit et dialogue. L’un des personnages de la pièce est le Présentateur, substitut théâtral de la voix du narrateur. C’est lui qui introduit, raconte et com- mente les aventures du pantin de bois naïf et cruel. Sur scène, énoncée par un homme qui semble tenir aussi bien du bateleur que du brigand, cette adresse inaugurale au public résonne comme un paradoxal éloge de la vérité et des pouvoirs de la fiction. Ne qualifie-t-il pas Les aventures de Pinocchio d’« histoire extraordinaire et véridique à la fois » ? N’affirme-t-il pas que « [r]ien n’est plus important que de vivre dans la vérité » ? Pommerat éclaire ainsi ce début : «Faire l’éloge de la fiction tout en garantissant le principe de la vérité est une vraie gageure. Pour moi, mettre un tel discours dans la bouche d’un personnage peu rassurant, c’est une façon de demander tout simplement au spectateur d’avoir une vigilance particulière sur des notions telles que la vérité ou la réalité.» Pinocchio peut-il être considéré comme un récit initiatique invitant chacun à prendre sa place dans le monde? Pour répondre à cette question, Pommerat commente la structure de l’œuvre originale et précise la position qui est la sienne : «C’est une histoire avec des péripéties, un chemin de croix, une série d’aventures qui modifient profondément le personnage, qui le font aller en avant, revenir en arrière pour finalement se transformer. Le pantin devient un être humain, au sens premier du terme, mais aussi au sens figuré du terme. Qu’est-ce que grandir ? devenir adulte ? être un citoyen, peut-être aussi ? Telles sont les amorces de questions que posent Les aventures de Pinocchio. J’essaie d’être à l’écoute de ces interrogations, de la façon dont elles sont mises en jeu dans les situations créées par Collodi, et de voir comment je peux les faire — 131 — résonner. Mais je ne suis pas moi-même un moraliste. Je suis quelqu’un qui écoute ce que les situations génèrent comme autres questions et j’essaie de faire entendre ces questions au mieux.» Propos recueillis par Rita Freda À noter la programmation à Meyrin de deux autres adaptations de Pinocchio, par Antonio Saura (lire pages 116-117) et Luigi Comencini (lire pages 140-141). IRRÉGULIÈRE Spectacle musical Mardi 2 février à 20h30 De Norah Krief et Frédéric Fresson (France) D’après les Sonnets et Élégies de Louise Labé Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h05 Chant et interprétation Norah Krief Clavier Frédéric Fresson Percussion, basse Daniel Largent Violon, saxophone, guitare Mathias Lévy Textes Louise Labé / Pascal Collin Composition musicale Frédéric Fresson Arrangements Daniel Largent / Mathias Lévy Mise en scène Michel Didym / Pascal Collin Assistante à la création Arzela Prunennec Lumière Paul Baureilles / Johan Olivier Son Olivier Gascoin Production Maison de la culture de Bourges – Scène nationale Coproduction L’Allan – Scène nationale de Montbéliard Avec le soutien de la Mousson d’été – Lorraine / les Bains-Douches de Lignières pour la résidence de création / la Région Centre Accueil en coréalisation avec les Bains-Douches de Lignières «Je l’imagine Elle a les yeux noisette / Je les aurais pour moi bleus préférés / Mais ses cheveux sont roux comme vous êtes / Ô mes cheveux adorés et dorés », écrit Louis Aragon dans un poème que lui inspirèrent les amours avec Olivier de Magny de la légendaire et mystérieuse Louise Labé. C’est à cette poétesse lyonnaise – féministe avant l’heure et précurseur de la femme moderne et libérée –, à ces mots empreints de passion et d’amour que Norah Krief prête sa voix, son souffle et sa sensualité dans Irrégulière. Fille et femme de riches cordiers, Louise Labé, «la belle cordière», a bénéficié d’une éducation moderne inspirée par les idées italiennes. Femme de lettres, surtout poétesse, ravissante joueuse de luth, elle sait le latin, l’italien, l’espagnol ; excellente cavalière, elle s’est initiée aux métiers des armes et participe à des tournois. En 1555, elle publie son œuvre – très mince en volume (662 vers): un Débat de folie et d’amour en prose, trois élégies et vingt-quatre sonnets – lesquels expriment les tourments féminins de la passion, le tout précédé d’une épître dédicatoire aux accents féministes. Elle est l’une des premières à revendiquer le droit des femmes à la création littéraire et à l’exercice intellectuel : «Ayant passé une partie de ma jeunesse à l’exercice de la musique, (…) et ne pouvant de moimême satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement mais en science et vertu passer ou égaler les hommes, je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux. (…) Outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valu au public que les hommes mettront plus de peine et d’étude aux sciences vertueuses, de peur qu’ils n’aient honte de voir les précéder celles desquelles ils ont prétendu être toujours supérieurs quasi en tout.» (Lettre à Clémence de Bourges) Avec Maurice Scève, Louise Labé appartient au groupe dit de «l’école lyonnaise», bien que ces poètes n’aient jamais constitué une école au sens où la Pléiade en était une. La lecture de ses œuvres confirme qu’elle a collaboré avec ses contemporains, notamment Olivier de Magny et Jacques Pelletier du Mans, autour de l’atelier de l’imprimeur Jean de Tournes. Dans la lignée de Marie de France, de Christine de Pisan, avec Marguerite de Navarre et Pernette Du Guillet, Louise Labé donne le point de vue féminin sur l’amour. De Louise à Norah, d’hier à aujourd’hui Elle, Norah Krief, fut une Cordélia bouleversante tout autant qu’un fou irrésistible et facétieux dans la mise en scène du Roi Lear de JeanFrançois Sivadier, jouée dans la cour d’honneur d’Avignon en 2007 et présentée au Bâtiment des Forces Motrices, dans le cadre de la saison 20082009 du Théâtre Forum Meyrin. Toute la critique a salué le génie de cette comédienne, déjà récompensée par un Molière en 2005, pour son rôle d’Hedda Gabler dans la mise en scène d’Éric Lacascade. C’est aujourd’hui en chanteuse envoû— 132 — Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– Ce spectacle intègre l’abonnement commun (lire aussi Si no 5, pages 4-5). ____________________________ tante qu’elle vient à la rencontre du public meyrinois. Elle propose avec le musicien et compositeur Frédéric Fresson, sous la plume de Pascal Collin et le regard du metteur en scène Michel Didym, un spectacle un peu inclassable qui fait se rencontrer la poésie et le chant. C’est du théâtre. C’est de la chanson. C’est surtout de l’amour : celui inscrit dans la langue de Louise Labé dont l’audace, dans l’expression du désir, est encore un scandale. Norah Krief plonge, se laisse emporter par cette œuvre miraculeuse d’originalité, de sensualité et de sincérité. Œuvre dans laquelle l’âme amoureuse oscille de l’enchantement d’un amour parfait à l’impossibilité de son existence. Norah ne joue pas Louise, elle est cette femme amoureuse aux multiples facettes, à la fois tendre, séductrice et comblée jusqu’à l’orgasme. Cette voix, ce chant, ce souffle initient alors une parole inédite : une autre manière d’affirmer, contre toute bienséance, le désir affranchi d’une femme d’aujourd’hui. Dans les sonnets comme dans les élégies se livre le journal intime d’une femme qui veut vivre pleinement, s’accomplir, s’épanouir et jouir. Sa voix, cette volonté, se transmettent ici par le chant, d’hier à aujourd’hui, de Louise à Norah… Ludivine Oberholzer VOUS N’IMAGINEZ PAS TOUT CE QUE LA PUB SAIT FAIRE POUR VOUS ! Café des sciences Jeudi 4 février de 18h30 à 20h00 Au Théâtre Forum Meyrin Dans les foyers / Entrée libre Conception et réalisation Association Euroscience-Léman Avec le concours et le soutien de La Passerelle de l’UNIGE En collaboration avec le Théâtre Forum Meyrin ____________________________ Intervenants Benoît Lecat, Faculté des sciences économiques et sociales, UNIGE ; Brigitte Müller, École des Hautes Études Commerciales, UNIL Modérateur Emmanuel Gripon, journaliste C’est dans le cadre de la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin qu’interviendra ce moment d’échanges libres conçu en collaboration avec l’association Euroscience- Léman et La Passerelle de l’UNIGE. Invité aux côtés de Brigitte Müller, Benoît Lecat défriche, pour nous, le sujet. Situons d’abord notre interlocuteur ! Docteur ès sciences de gestion de l’Université Robert Schuman de Strasbourg et des Fucam (à Mons, en Belgique), Benoît Lecat est maître-assistant à l’Université de Genève. Il est, en outre, actuellement directeur du Master of Science in Business Administration and Induction Program. Ses recherches et publications portent sur le marketing territorial, bancaire, celui des produits de luxe, des nouvelles technologies, ainsi que sur la publicité et la distribution. Entretien Sylvain De Marco : Monsieur Lecat, le public meyrinois sera bientôt votre hôte à l’occasion d’un café des sciences au titre évocateur. Quel est votre premier souvenir de publicité ? Benoît Lecat : C’était dans les années 1980, la publicité d’un grand groupe pour la lessive Robijn – avec un nounours comme lien émotif évocateur de la douceur des lessives. SDM : Comme Cajoline ou Minidou… BL : Oui, ces produits portent plusieurs noms selon les pays ou les langues. Ce Café des sciences intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. ____________________________ SDM : Quel âge aviez-vous ? BL : Cinq ou six ans. Vous m’avez demandé mon premier souvenir ! SDM : Avez-vous eu vent de la polémique autour de la très récente campagne d’affichage qui a heurté les groupements de personnes handicapées au Tessin1 ? BL : Non, pas du tout. Il faut avouer que je suis davantage l’actualité française. Or, en France, en ce moment, le sujet polémique, c’est ce père qui a mis en ligne les images de sa fille très handicapée. Elle est filmée par une webcam vingtquatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde se demande si c’est bien ou pas. SDM : Et c’est bien ? BL : C’est très personnel : il y a les gens pour et les gens contre. SDM : Et vous, très personnellement ? BL : Je suis contre. SDM : Quand la publicité va-t-elle trop loin, selon vous ? BL : Elle va trop loin quand quelqu’un est heurté. Pas de bonne pub sans bon produit SDM : Votre intervention s’inscrit dans une théma consacrée au mensonge : dès lors, les participants pourraient légitimement s’attendre à ce que vous évoquiez les aspects négatifs de la publicité, ses dérives, la manipulation qui la sous-tend parfois… BL : Je crois qu’il existe toujours une confusion — 134 — concernant le marketing. Le marketing, ce n’est pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Si le produit ne répond pas à un besoin, il est impossible de le vendre. Il faut que tel produit soit plus utile et meilleur que ses concurrents. S’il fut une époque où il n’y avait pas une grande concurrence, aujourd’hui, les marchés sont saturés. Aussi les fabricants doivent-ils se distinguer plus que jamais : notamment en étant plus compétents que leurs concurrents en matière d’innovation, et en travaillant à la notoriété de leur marque. Par ailleurs, il convient de distinguer le travail des marketeurs de celui des publicistes. (…) SDM : N’avez-vous pas le sentiment que chez les grands distributeurs, on rencontre une infinité de produits portant la mention nouveau, alors qu’il semble que la nouveauté se réduise à l’emballage ? BL : Ce sont alors les associations de consommateurs qui devraient réagir. Plus fondamentalement, je vais probablement expliquer aux participants qu’en matière de publicité pour les produits, il faut distinguer les produits de masse – comme par exemple la lessive – et les produits à forte implication. SDM : Qu’entendez-vous par forte implication ? BL : Ce sont les produits qui demandent une forte implication du consommateur, c’est-à-dire un gros investissement financier. Pour ces produits, je vous assure que les gens ne sont pas dupes : ils étudient les propositions des concurrents avant de faire leur choix. Nous allons sans doute évoquer aussi les notions de notoriété spontanée et de notoriété assistée, de stimula- tion consciente – ce que fait, par exemple, la marque Rolex – et du positionnement des produits dans les rayonnages. Nous parlerons de la communication des marques de luxe et des quatre P. SDM : Les «quatre P» ? BL : Ce sont quatre outils du marketing : le prix, le produit, la place et la promotion. C’est dans ce quatrième P que se situe la publicité. Nous pourrions ainsi donner une autre définition du marketing : c’est le processus par lequel je vais créer un produit à destination des clients en vue de créer une relation avec eux. Une relation qui va me permettre, en créant de la valeur, de leur prendre un peu d’argent. SDM : Vous avez évoqué les produits de luxe… BL : Ce sont des produits pour lesquels certaines notions de communication sont inversées : la reconnaissance n’est pas uniquement établie par la publicité ; la distribution est exclusive plutôt qu’expansive. (…) Et puis il n’y a pas que du marketing pour des produits ; il y en a aussi pour des services. On promeut des ONG, des organisations politiques, sans parler du marketing public : prenez les campagnes anti-tabac, en Angleterre. On peut marketer tout ce qu’on veut ! SDM : Vous voyez, on peut me pousser à consommer n’importe quoi… BL : Non, on ne le peut pas. Bien sûr, il y a des phénomènes affectifs, et vous avez des gens qui achètent telle marque parce que leurs grandsparents le faisaient déjà. Mais au départ, il faut un bon produit, ou un «bon autre chose». Marquer ne suffit pas… SDM : Depuis plusieurs années, je refuse catégoriquement d’acheter un chocolat au nom d’insecte (lépidoptère) parce que je trouve les publicités télévisuelles pour ce produit affligeantes. Suis-je un cas isolé ? BL : Il y a des publicités ratées qui ne donnent pas envie d’acheter le produit. Prenez par exemple la campagne pour la lessive Omo Micro. Tout le monde se rappelle la publicité avec les singes, mais les ventes n’ont pas augmenté. Les gens se sont dit : «Le singe, c’est moi !» A contrario, il y a des annonceurs qui se disent que le plus important, c’est qu’on parle d’eux. SDM : Qu’est-ce qui fait une bonne publicité ? BL : Il faut une idée créative et un bon scénario. Un bon scénario se fonde sur des supports émotionnels, comme le sexe, la musique, la crainte ou l’humour ; ou alors, il vise la raison – comme lorsqu’on montre un poumon encrassé aux fumeurs. Mais dans ce cas précis, le fumeur va mettre en œuvre une stratégie d’évitement. SDM : Et l’éthique dans tout ça ? BL : On en vient à la notion de segment, à la cible – l’acheteur potentiel – qu’il faut bien connaître. Quand le référentiel n’est pas le même, la notion de provocation n’est pas la même. Prenez, par exemple, Dior Addict. Aux États-Unis, pour illustrer la dépendance évoquée par le nom du parfum, on a utilisé une personne se droguant. Résultat : une campagne jugée choquante, donc interdite, et des sommes colossales investies pour rien. — 135 — SDM : Bref, il n’y a pas de dérives absolues en publicité, mais seulement des erreurs relatives à la cible, et vous n’allez nullement mettre en garde le public meyrinois… BL : Au contraire : nous allons prendre le contrepied des préjugés avant d’avoir un débat, car il nous faut d’abord définir ce que sont la publicité et le marketing. Et ensuite, on verra ! Propos recueillis par Sylvain De Marco 1 Elle émanait d’un office fédéral qui souhaitait précisément sensibiliser le public aux problèmes rencontrés au quotidien par les personnes handicapées. ____________________________ Transport gratuit pour les abonnés du Théâtre Forum Meyrin, sur réservation au 022 989 34 34. Départ à 19h15. Rendez-vous devant la billetterie du Théâtre Forum Meyrin. Attention, nombre de places limité. ____________________________ TURBA Danse Samedi 6 février à 20h30 Par la compagnie Maguy Marin (France) À Château Rouge, Annemasse Durée 1h10 Conception et réalisation Maguy Marin / Denis Mariotte En étroite collaboration avec Ulises Alvarez / Yoann Bourgeois / Jordi Galí / Peggy Grelat-Dupont / Sandra Iché / Matthieu Perpoint / Cathy Polo / Agustina Sario / Jeanne Vallauri / Vania Vaneau / Vincent Weber / Yasmine Youcef Musiques Franz Schubert / Denis Mariotte Textes extraits de Lucrèce, De rerum natura Lumières Judicaël Montrobert Costumes et mannequins Montserrat Casanova Assistée de Martin Peronard / Claudia Verdejo Son Antoine Garry Éléments de décor Louise et Michel Gros Direction technique de la production Alexandre Béneteaud Régie plateau Michel Rousseau Coproduction Festival de danse de Cannes / Biennale de la danse de Lyon 2008 / Théâtre de la Ville de Paris / Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape – Cie Maguy Marin Le Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape – Cie Maguy Marin est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Rhône-Alpes / la Région Rhône-Alpes / le département du Rhône / la ville de Rillieux-la-Pape. Il bénéficie du soutien financier de CULTURESFRANCE pour ses tournées internationales. Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– ____________________________ Ce spectacle intègre la saison du Passedanse. Retrouvez le programme complet sur www.passedanse.net ____________________________ Maguy Marin froisse. Les nerfs de certains, qui n’ont pas trouvé ce qu’ils pensaient être venus chercher. Les cœurs des autres, qui ne savaient pas ce qu’ils allaient trouver et sortent bouleversés. Avec Turba, les frontières entre la danse et le théâtre n’ont jamais été aussi poreuses. S’appuyant sur des extraits du De rerum natura du poète latin Lucrèce, Maguy Marin transpose sur scène un grand carnaval, celui qui maquille la réalité à outrance pour exploser les limites et filer une sainte frousse à la mort, créant à nouveau un «travail [qui] questionne l’espace où il se crée en résonance avec le monde dans lequel on vit dans un incessant va-et-vient qui contamine l’un ou l’autre» (Maguy Marin). La tranquillité de l’âme Avec De rerum natura, Lucrèce n’a d’autre ambition que de transmettre le système épicurien. Un poème qui vise à révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels, afin de permettre à l’homme de se libérer du fardeau des superstitions. Selon Lucrèce, la nature possède une forme éternellement changeante : les spectacles qu’elle offre nous sont livrés sous une forme toujours renouvelée, que seule l’habitude nous empêche d’appréhender dans leur éternelle nouveauté. La nature se dévoile au poète, qui a pour fonction presque divine de la révéler à son tour aux hommes. Une transmission dont se charge ici la scène. Maguy Marin explique que « dans le processus de création, des textes sont lus et servent de support à une mise en jeu possible. Le texte de Lucrèce, par sa nature poétique, a provoqué le désir de s’y consacrer ; l’effet joyeux que ce texte a produit sur nous a suscité notre désir de le faire entendre sur le plateau.» La joie. Voilà ce qu’on ressent en entrant dans la salle. Sur scène, les interprètes sont présents, assis au lointain, faisant face au gradin. Entre eux, des étoffes lumineuses donnent une impression de multitude. S’ajoutant aux êtres, on confondrait presque l’inertie des personnes avec celle des objets : le fond de scène est peuplé. À l’avant, de l’eau coule, mille filets qui bruissent en continu. Mouvement naturel, perpétuel, qui nous conforte dans une certaine sérénité. Tandis que le regard est happé par la luminosité des couleurs qui éclate du fond, l’être s’installe, bercé par l’eau. On atteindrait presque une petite tranquillité de l’âme. Au centre, des rangées bien ordonnées et alignées de praticables noirs, aux angles cassés : un labyrinthe. Une progression inexorable Alors, les danseurs – en habits de ville – s’approchent du fond de scène. Ils se mettent en costume (pagne de tragédienne, robe de Cendrillon, couronne de roi, tenue de religieuse, etc.) et se griment ; deviennent des simulacres – n’ayant que l’apparence de ce qu’ils prétendent être, déclamant des extraits du poème de Lucrèce en français, allemand, espagnol, latin et en d’autres langues encore, nous plongeant dans « des fic— 136 — tions possibles et nombreuses, des hypothèses multiples» (Maguy Marin). Ils avancent, portant des boules de tissus, des gerbes de fleurs qui transforment les praticables en stèles. Les onze interprètes de Turba n’ont de cesse de se rencontrer, de se croiser, de se transmettre quelque chose – un objet, une pièce de costume, un geste maladroit – même un mouvement. Maguy Marin ressent le mouvement « comme action de la pensée ». L’écoute entre les danseurs est ici incroyable, lorsque, par exemple, ils s’avancent au devant du plateau d’un mouvement choral ; c’est à partir de celui-ci que pourra être prononcé le texte. Pour la chorégraphe, «ce travail d’écoute est fondamental. [Il résulte de] beaucoup de temps et d’énergie [passés] à essayer de capter autrement que par les yeux des exercices mettant en jeu l’individu au sein d’un groupe.» Puis, soudain, le chaos, le tumulte. Car c’est bien la signification du mot turba. Ce terme apparaît chez Lucrèce pour signifier une foule en désordre, la confusion qui en ressort. Éric Vautrin, dans un article paru dans la revue Mouvement à propos du spectacle de Maguy Marin, soulignait : « dans l’imaginaire romain, cette foule turbulente est celle qui préside aux bouleversements (…). C’est la foule qui assassine les rois avant de retrouver l’unité : d’ensembles distincts et séparés, le collectif devient turba, foule turbulente, puis peuple, à nouveau, fondateur d’un nouvel équilibre. Par son tumulte, la turba annonce de grands changements : elle apparaît lorsqu’un système déborde, ne peut plus canaliser la violence qu’il génère lui-même. Elle est la grande violence qui résulte du refus de la violence.» De gros ventilateurs balayent le plateau de leur bruit et de leur air. Maintenant, la mort. Sereine, comme ces vers de Lucrèce, interprétés avec ferveur : «Pourquoi ne t’en vas-tu pas du repas de la vie en convive repu, et pourquoi donc, idiot, ne prends-tu pas serein ce repos assuré? Mais si tu as laissé filer en pure perte tout ce que tu as eu en fait de jouissances, si tu es mécontent de la vie, pourquoi donc es-tu là à quêter encore un supplément qui, une fois de plus, se terminerait mal et prendrait fin sans que tu aies joui de rien ?» Propos recueillis par Julie Decarroux-Dougoud Repères biographiques Maguy Marin, née à Toulouse, est fille de l’immigration espagnole provoquée par la Seconde Guerre mondiale. Elle travaille avec Maurice Béjart et Alfons Goris avant de créer son propre groupe de travail à la fin des années 1970. La rencontre avec l’œuvre de Beckett est décisive : elle donnera lieu à la création de May B en 1981. Un succès retentissant qui fera le tour de la planète. Plus tard, Cendrillon, dont elle propose une relecture impossible. Accompagnée depuis 1987 par le compositeur et musicien Denis Mariotte (avec qui elle crée, entre autres, Turba), elle prend les rênes à la fin des années 1990 du nouveau Centre dramatique national de Rillieux-la-Pape, dans la banlieue de Lyon. À ce jour, Maguy Marin a créé une quarantaine de pièces, dont la dernière, Description d’un combat, a été présentée cet été au festival d’Avignon. Maguy Marin, la danse cachée > Film de Marie-Hélène Rebois, réalisé en 2009 / Durée : 1h30 Projeté dans le cadre de la programmation du Passedanse Lundi 25 janvier à 19h30 au CAC Voltaire, Genève Mardi 26 janvier à 18h30 au Ciné Actuel, Annemasse En présence de Gallia Valette-Pilenko, journaliste Marie-Hélène Rebois, réalisatrice spécialiste de la danse, cherche à comprendre à travers le parcours de la chorégraphe d’une pièce à l’autre, comment elle renouvelle les formes chorégraphiques, remettant tout en jeu à chaque fois. À travers ses cinq dernières pièces, Umwelt ; Ha ! Ha ! ; Ça, quand même ; Turba et Grosse fugue, Maguy Marin avance et résiste, traversée par ce qui l’entoure, portée par la nécessité de s’inscrire dans l’espace social. — 137 — L’ART DU MENSONGE POLITIQUE Rencontre Lundi 8 février à 20h30 Rencontre avec Jean-Noël Jeanneney (France) Avec la participation de Claude Thébert Entrée : Fr. 5.– Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h45 Cette rencontre intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. ____________________________ Faut-il tromper le peuple pour son bien ? Telle est en substance la question que pose, sur un mode satirique et en plein siècle des Lumières (en 1733, précisément), un pamphlet – L’art du mensonge en politique – attribué à Jonathan Swift mais probablement rédigé par son complice John Arbuthnot. La politique consistet-elle à « faire accroire au peuple des faussetés salutaires, et cela pour quelque bonne fin » ? Dans le cadre de sa théma de janvier-février (lire pages 114-115), le Théâtre Forum Meyrin cherchera à en avoir le cœur net en accueillant un hôte prestigieux et savant connaisseur de la vie publique française : Jean-Noël Jeanneney. Un parcours républicain Fils (Jean-Marcel) et petit-fils (Jules) d’imposantes figures de la politique hexagonale, professeur à Sciences-po, Jean-Noël Jeanneney enseigne l’histoire politique et l’histoire des médias, sujets sur lesquels il a publié de nombreux ouvrages. Son Histoire des médias des origines à nos jours témoigne, en particulier, de sa connaissance intime de l’évolution de la presse écrite, de la radio et de la télévision. Proche du Parti socialiste, il consacre par ailleurs plusieurs publications à la gauche : Leçon d’Histoire pour une gauche au pouvoir : la faillite du Cartel (1924-1926) et L’avenir vient de loin. Reprenant une problématique voisine de celle de sa thèse doctorale, il signe L’argent caché: milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle. Rappelons aussi que Jean-Noël Jeanneney a exercé et exerce encore nombre d’activités publiques : président de Radio France et de Radio France Internationale de 1982 à 1986, président de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française (1988-1989), secrétaire d’État au commerce extérieur (1991-1992, gouvernement d’Édith Cresson) et à la communication (19921993, gouvernement de Pierre Bérégovoy), enfin, président de la Bibliothèque nationale de France de 2002 à 2007. Il produit l’émission hebdomadaire Concordance des temps sur France Culture et préside notamment l’association Europartenaires ainsi que le conseil scientifique de l’Institut FrançoisMitterrand. Politique et mensonge : un couple inévitable ? D’après le philosophe Alain (in Définitions), «le mensonge consiste à tromper, sur ce qu’on sait être vrai, une personne à qui on doit cette vérité-là». Dès lors, il convient de préciser l’enjeu propre de la dissimulation des « princes » : doit-on la vérité (le mot est large) à son peuple ? Un bon gouvernement peut-il en faire l’économie ? Désabusé par l’Histoire, l’observateur commun considère rarement la politique comme une éthique ou comme la mise en pratique de convictions ; au mieux, bien souvent lui associet-il le mot «art», au pire tout le vocabulaire de la volonté de puissance et de la corruption. Les écrits de Jonathan Swift et John Arbuthnot, tous deux conservateurs, partent du réel tel qu’il est et non de sa représentation éthérée ; ils recensent les recettes de la contrefaçon politique, les règles subtiles du « mentir vrai », ses — 138 — codes et ses lois – par exemple, la nécessité de soustraire prudemment les mensonges à toute vérification possible ou encore celle de ne jamais outrepasser les bornes du vraisemblable. Il n’est pas sans intérêt de noter qu’Arbuthnot et Swift s’emparent de ce sujet au moment où le régime parlementaire anglais se trouve confronté aux problématiques de la démocratie. Que conclure ? La démocratie favorise-t-elle le glissement de la politique vers la dissimulation ? L’art de gouverner l’opinion se résume-t-il alors à une «pseudologie» ? Est-on secret, menton dans les plus hautes sphères de l’État, pour le bien des administrés ? La transparence estelle un idéal intenable ? Nuançons ! Dans les faits, le désir de durer en politique invite plus fréquemment à choisir les sujets que l’on enregistre et que l’on médiatise plutôt qu’à les tronquer crûment : parlera-t-on également de mensonge lorsqu’il y a omission ? Enfin, le régime démocratique possède a priori certains outils devant idéalement permettre de repérer et dénoncer les mensonges des gouvernants. Peut-être sont-ils insuffisants ou trop souvent défaillants… Historien et politologue ayant pénétré les arcanes de la République française, Jean-Noël Jeanneney fera la lumière sur ces questions qui n’ont pas manqué d’agiter les grands auteurs : des historiens de l’Antiquité à Machiavel, de Platon à Hannah Arendt, de Baltasar Gracián à George Orwell – et tant d’autres. Mathieu Menghini Georges de La Tour, Le tricheur à l’as de carreau, vers 1635 «Le mensonge consiste à tromper, sur ce qu’on sait être vrai, une personne à qui on doit cette vérité-là.» Alain (in Définitions) — 139 — LES AVENTURES DE PINOCCHIO Film / Tout public dès 7 ans Mardi 9 février à 19h00 De Luigi Comencini (1972 / Italie) Version en français / Collation «merveilleuse» offerte à l’entracte ! Plein tarif : Fr. 20.– Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.– Scénario Luigi Comencini / Suso Cecchi d’Amico D’après l’œuvre de Carlo Collodi Interprétation Andrea Balestri / Franco Franchi / Ciccio Ingrassia / Nino Manfredi / Gina Lollobrigida / Lionel Stander Photographie Armando Nannuzzi Musique Fiorenzo Carpi Montage Nino Baragli Producteur Attilio Monge Ce film intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. Au Théâtre Forum Meyrin Durée 2h45 entracte compris À noter la programmation à Meyrin de deux autres adaptations de Pinocchio, par Antonio Saura (lire pages 116-117) et Joël Pommerat (lire pages 130-131). En collaboration avec l’Association des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM) ____________________________ Chef-d’œuvre du cinéma pour enfants que les adultes consommeront sans modération, Les aventures de Pinocchio de Luigi Comencini met à jour tous les tenants et aboutissants du célèbre roman de Collodi. Écrit en collaboration avec la scénariste Suso Cecchi d’Amico, c’est un grand film politique où imaginaire et réalisme font la paire pour sauver l’enfance en péril. La disparition du réalisateur italien Luigi Comencini (1916-2007) n’a pas fait la une de nos quotidiens, tant s’en faut ! Discret, éclectique, inégal, ce diplômé en architecture est pourtant l’un des rares cinéastes à avoir su restituer l’état d’enfance dans sa vérité la plus intime, au point de réussir, en partie, l’adaptation impossible de Heidi (1952) ! Pour cette raison, des films comme Tu es mon fils (1956), L’incompris (1966), Casanova, Un adolescent à Venise (1969), Eugenio (1980) et Un enfant de Calabre comptent parmi les meilleurs de son œuvre riche de trente-trois longs métrages. Dans la filmographie de Comencini, Les aventures de Pinocchio (1972) occupe une place à part, pour la simple et bonne raison qu’il s’agit en réalité d’un feuilleton en six épisodes de cinquante-cinq minutes chacun, tourné pour la RAI en coproduction avec la France et l’Allemagne. Enthousiaste du résultat, l’ex-ORTF a persuadé son auteur de procéder au montage d’une version « courte » susceptible de sortir en salles. Ramenée à une durée de deux heures quinze, cette version digest reste toujours aussi sidérante d’intelligence, même si l’on doit regretter qu’elle ait été la seule retenue pour l’édition française du DVD, au détriment du feuilleton passé aux oubliettes. Une adaptation exemplaire Sans exagérer, l’adaptation du roman de Collodi par Comencini reste exemplaire, dans le sens où le cinéaste parvient à rester fidèle à l’esprit de l’œuvre originale, tout en procédant à une relecture cinématographique qui révèle au grand jour la dimension subversive du roman, que l’écrivain avait tenté de dissimuler in extremis par une morale ayant tout du postiche ! À mille lieues de la mièvrerie de Walt Disney qui, en 1940, avait pris la leçon au premier degré, Comencini démontre combien est peu enviable le sort du pantin qui peut accéder à l’incarnation à la seule condition de renoncer à son appétit de vivre, tout ça pour devenir un petit garçon modèle, soumis à l’autorité. Pour arriver à ses fins, le cinéaste a opéré un changement d’importance qui dévoile la cruauté consubstantielle à la fable de Collodi… Pour mémoire, dans le livre et les adaptations cinématographiques contre nature qui en ont été tirées (Disney, Barron, Benigni), Pinocchio demeure à l’état de burattino jusqu’à la fin de l’histoire. Dans la version de Comencini, la fée aux cheveux turquoise (jouée par Gina Lollobrigida) accorde très vite son enveloppe charnelle à Pinocchio (dès lors interprété par Andrea Balestri), mais elle prévient l’enfant qu’elle le retransformera en pantin à la première bêtise ! — 140 — Exhorté à justifier cette infidélité, le réalisateur d’Un vrai crime d’amour (1974) a invoqué avec malice la contrainte du feuilleton télévisé : à l’entendre, jamais les téléspectateurs n’auraient accepté d’endurer le spectacle monotone d’une marionnette s’agitant sur cinq épisodes, pour une durée totale de plus de cinq heures ! Oui, certes, mais cet impératif cathodique a aussi eu pour don de mettre au grand jour l’attitude répressive et manipulatrice de la bonne fée qui, en outre, n’hésite pas à se faire passer pour morte afin de culpabiliser le gamin. C’est donc à raison que Gepetto (Nino Manfredi) la qualifie de « sorcière » à la fin du film ! Auparavant, le pauvre Pinocchio aura subi quatre métamorphoses punitives qu’il ressent comme autant de régressions, notamment après avoir écrasé le grillon moralisateur et vendu son abécédaire. De façon significative, Comencini n’a accordé que peu d’importance à la notion du mensonge (figuré par le nez qui s’allonge) dont ont abusé ses pairs adaptateurs. De même, le cinéaste a beaucoup fait évoluer la relation entre Gepetto et Pinocchio, se permettant au final une inversion fondamentale pour le sens du film, qui voit littéralement le fils donner à son père l’occasion d’une seconde naissance, en le persuadant de sortir du ventre confortable d’un monstre marin. Les réalisateurs roués du Monde de Nemo (2003) ont su s’en souvenir ! Vincent Adatte JULES ET MARCEL Théâtre / Divertissement Du jeudi 11 au samedi 13 février à 20h30 D’après la correspondance de Jules Raimu et Marcel Pagnol (France) Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h10 Interprétation Philippe Caubère / Michel Galabru / Jean-Pierre Bernard en alternance avec Emmanuelle Galabru Adaptation Pierre Tré-Hardy Mise en espace Jean-Pierre Bernard Production Pascal Legros Productions Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.– Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.– ____________________________ Accueil réalisé en collaboration avec le Service culturel Migros Genève ____________________________ « Mon cher Jules, il faut que tu sois bougrement fâché avec moi pour ne pas répondre à une lettre injurieuse qui n’avait d’autre but que de commencer une dispute… » : tel est le ton des relations entre l’auteur Marcel Pagnol et l’acteur Jules Raimu – le « plus grand du monde » selon Orson Welles ! Fâcheries épiques et admiration réciproque, clairvoyance et mauvaise foi, souvenirs et secrets, humour et émois parsèment cette amitié qui courut de 1929 à la mort de Raimu, en 1946. Sur un plateau quasi nu, ces deux monstres nous proposent la lecture jouée d’une sélection de conversations, de lettres échangées (souvent inédites) entre Pagnol et son ami et acteur fétiche – sélection opérée, avec goût et cohérence, par Pierre Tré-Hardy. Le thème central est le septième art, mais aussi le théâtre, leurs spécificités respectives, l’argent, l’amour-propre, l’amitié, le Sud et bien d’autres sujets encore. Philippe Caubère nous en dit davantage. L’incarnation de la correspondance de ces deux Provençaux est une aubaine pour qui veut partager la complicité truculente et volontiers profonde d’artistes majuscules. Vivre l’improbable rencontre entre Michel Galabru et Philippe Caubère en est une autre – non moindre. Entretien On sait l’attachement du Théâtre Forum Meyrin à la trajectoire solitaire du second nommé, à son épopée de L’homme qui danse – une page sans doute unique du théâtre d’art européen. Quant à Michel Galabru, c’est sur d’autres territoires qu’il a promené son opulent génie ; sur des territoires populaires. D’où la morgue des cuistres, leur circonspection creuse, leur incapacité à mesurer le talent véritable de ce Falstaff méridional, l’expressivité fine de ses traits, celle de ces sourcils par exemple tandis qu’il roule des yeux, ou encore la tessiture riche du bonhomme – capable « dans un bâillement [d’avaler] le monde » ; un seul de ses grognements enferme plus de nuances qu’un feuillage d’automne. Mathieu Menghini : Il s’agit d’une lecture, mais l’intonation pleine de relief de l’un et l’autre des interprètes mêle intimement distance et incarnation. Comment définir la théâtralité de cette proposition ? Philippe Caubère : Les textes que nous lisons sont en eux-mêmes de tels morceaux d’anthologie qu’il s’agit déjà d’une action dramatique à laquelle on assiste, plus qu’à tout autre chose. Et puis, avec le temps – nous avons joué ce spectacle plus de quatre mois à Paris – cette pseudo «lecture» est devenue joute, combat de coqs et concours d’improvisations ; tout cela dans le respect du texte bien sûr, et des caractères de Pagnol et Raimu, ces deux personnages hors du commun. MM : Y a-t-il du Raimu chez le madré Galabru ? PC : Évidemment. C’est un des attraits principaux du spectacle : on croit vraiment avoir devant nous le comédien légendaire. On l’entend, on le — 142 — voit parler, gueuler, s’exclamer, vitupérer comme si on y était. Je crois aussi – et j’espère ! – qu’on a l’impression d’entendre et de voir Pagnol à côté de lui. Il y a en tout cas une symbiose et une ressemblance troublantes et, je pense, réjouissantes, entre les deux interprètes que nous sommes et ces deux grandes «figures» que nous interprétons. MM : Le Sud pourrait inspirer l’une de vos créations à venir. Or, il inspire déjà le dialogue de Jules et Marcel. Vous retrouvez-vous dans «leur» Sud ? PC : Le dialogue que nous interprétons me semble plus « parler » de théâtre et de cinéma, de notre art et de notre métier, que du Sud à proprement parler. N’empêche : il est écrit et tenu par deux «acteurs» (au sens large) du Sud, qui l’incarnent tout à fait. Il n’y a pas deux « Sud », vous savez, le faux et le vrai ; celui qu’on montrerait et celui qui serait ; celui que les Parisiens ou autres «estrangers» (au sens étroit cette fois : «estrangers» de France !) s’imagineraient et celui qu’on vivrait ; celui aussi – c’est le même – que beaucoup de Marseillais vendent parce que c’est celui qu’on attend et qu’on réclame d’eux, et le premier, l’original. Non, de Sud, il n’y en a qu’un: celui qui nous a faits. Qui n’est pas que le foot, mais qui l’est aussi. Marcel Pagnol, Albert Cohen, Antonin Artaud, André Suarès, Serge Valetti, Robert Guédiguian, Paul Carpita, Raimu, Andrex, Montand, Galabru, mais aussi Bosso, Cantona… et moi ! Encore ne cité-je là que des poètes, des cinéastes, des acteurs et des Marseillais… Propos recueillis par Mathieu Menghini MADAME DE SADE Théâtre Mercredi 17 et jeudi 18 février à 20h30 De Yukio Mishima / Mise en scène Jacques Vincey (France) Au Théâtre Forum Meyrin Durée 2h20 Adaptation française André Pieyre de Mandiargues Interprétation Hélène Alexandridis / Alain Catillaz / Marilú Marini / Isabelle Mazin / Myrto Procopiou / Julia Vidit Travail vocal et assistanat à la mise en scène Emmanuelle Zoll Scénographie Sallahdyn Khatir Lumières Marie-Christine Soma Musique, son Frédéric Minière / Alexandre Meyer Costumes Claire Risterucci Maquillages, perruques Cécile Kretschmar Contribution artistique Paillette Carcassiers Alicia Maistre / Sioux Régie générale Serge Richard Direction de production, diffusion Emmanuel Magis Administration de tournée Agnès Courtay / Amélie Delcros Relations presse L’autre bureau – Claire Amchin Production Compagnie Sirènes – Paris Coproduction Centre dramatique national Thionville – Lorraine / Comédie de Picardie / Théâtre Vidy – Lausanne / Théâtre de la Ville – Paris / Scène nationale d’Aubusson / Théâtre du Beauvaisis Avec le soutien de la DRAC Île-de-France – Ministère de la Culture et de la Communication / du Nouveau Théâtre de Montreuil – Centre dramatique national / du Studio-Théâtre de Vitry Et l’aide à la reprise de La Coursive – Scène nationale de La Rochelle. La compagnie Sirènes / Jacques Vincey est artiste associé à la Scène nationale d’Aubusson Molière 2009 du Créateur costumes à Claire Risterucci (Lire Si n° 5, page 16) Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.– Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.– Accueil réalisé en collaboration avec les Fondations Edmond & Benjamin de Rothschild Ce spectacle intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin, présentée en pages 114-115. ____________________________ Reconnu à la fois en Orient et en Occident, Yukio Mishima est l’un des rares écrivains à avoir décrit la société japonaise dans son ensemble. C’est en 1965, cinq ans avant son seppuku – suicide rituel par éventration – que l’auteur d’Amours interdites écrit Madame de Sade. Ce portrait du divin marquis «bénéficie de l’étrange fascination que produit tout roman ou tout drame centré autour de l’absent» 1. La pièce réunit six femmes qui, toutes, ont un lien avec l’auteur de La philosophie dans le boudoir. Souvent jouées par des hommes, que cela soit du vivant de l’auteur ou plus récemment dans la mise en scène d’Alfredo Arias au Théâtre national de Chaillot, elles sont ici, dans la mise en scène de Jacques Vincey, interprétées par des actrices, à l’exception de la femme de chambre – probablement un clin d’œil à l’historique de la pièce. C’est en lisant La vie du marquis de Sade de Tatsuhiko Shibusawa que Mishima s’est demandé ce qui avait poussé la marquise de Sade – qui avait montré une fidélité totale à son mari pendant ses longues années d’emprisonnement – à le quitter juste au moment où il était enfin libéré : «Telle énigme a servi de point de départ à ma pièce, en laquelle on peut voir une tentative de fournir au problème une solution logique. J’ai eu l’impression que quelque chose de fort vrai en même temps que de fort peu intelligent paraissait derrière l’énigme, et j’ai voulu considérer Sade dans ce système de référence. » 2 Étrange jeu de dames La construction de la pièce est singulière. Elle se déroule sur dix-huit ans, à Paris, chez Madame de Montreuil, dans un salon. Trois actes. Automne 1772. Fin de l’été 1778. Printemps 1790. Trois périodes d’emprisonnement du marquis. Trois périodes d’attente. On n’y voit jamais le débauché, mais on ne parle que de lui : « La pièce pourrait être intitulée Sade vu à travers le regard des femmes.» 3 À l’intérieur de ce salon, six femmes se débattent avec l’ombre d’un homme : Madame de Sade (Hélène Alexandridis), l’épouse aimante, évanescente, symbole de la fidélité conjugale ; la belle-mère, Madame de Montreuil (Marilú Marini), représentante de l’ordre moral et social, « conventionnellement bouleversée par les débordements de son gendre» 4 ; Anne, la sœur de Madame de Sade (Myrto Procopiou), sans principes, devenue la maîtresse du marquis ; Madame de Saint-Fond (Julia Vidt), une libertine, cynique, en quelque sorte le double féminin du marquis; la baronne de Simiane (Isabelle Mazin), une pieuse amie d’enfance de Donatien, et la discrète servante (Alain Catillaz), témoin de cet étrange jeu de dames dans le gynécée. Ou ne devrait-on pas dire, jeu d’échecs, puisqu’il s’agit ici de tactique, de forces, de faiblesses, de tensions, d’affrontements et d’éliminations ? Dans cette intelligente mise en scène, soutenue par une scénographie épurée – aucune reconstitution historique, aucun meuble, mais une scène recouverte d’un plateau quadrillé qui rappelle un échiquier, bordé de paravents de gaze, permettant des jeux de lumières et de transparences – les protagonistes sont, selon Jacques — 144 — Vincey, des femmes «plus grandes que nature». Comme des insectes autour d’une lampe, elles tournoient, virevoltent fiévreusement autour d’une flamme invisible : l’absence du marquis de Sade exalte sa présence virtuelle. Il est un « fantôme » vivant qui les oblige à se hisser jusqu’à un monde intermédiaire qui est celui des esprits, des rêves, des fantasmes. Engoncées dans des corsets, dans des jupes à crinoline munies de roulettes, véritables « machines de guerre » à la fois carapaces et cages imaginées par Claire Risterucci (Molière 2009 pour ces costumes) et qui leur servent tour à tour de refuge ou de tribune, elles ressemblent à s’y méprendre à des poupées de fer, à des danseuses automates, uniquement là pour porter les mots de l’auteur. Car il ne s’agit pas d’action, mais de mots. De mots qui sont ici les seules armes de ces femmes prisonnières de l’absent, mots qui ne résolvent pas l’énigme et qui nous laissent, comme souvent chez Mishima, face à nos questionnements. Ludivine Oberholzer 1 Marguerite Yourcenar, Mishima ou La vision du vide, Gallimard, 1981. 2 Postface de Madame de Sade, Yukio Mishima, Gallimard, 1976. 3 Ibid. 4 Marguerite Yourcenar, Mishima ou La vision du vide, Gallimard, 1981. Christian Schiaretti PHILOCTÈTE De Jean-Pierre Siméon, variation à partir de Sophocle Mise en scène Christian Schiaretti Théâtre Du jeudi 18 février au dimanche 7 mars (ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi) Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-Simon Durée 1h45 sans entracte Interprétation Laurent Terzieff (Philoctète) / Johan Leysen (Ulysse) / David Mambouch* (Néoptolème) / Christian Ruché (le Marchand) / Julien Tiphaine* (Héraclès) / Olivier Borle*, Damien Gouy*, Clément Morinière*, Julien Tiphaine* (le chœur) *comédiens de la troupe du TNP Scénographie, accessoires Fanny Gamet Costumes Thibaut Welchlin Lumières Julia Grand Son Pierre-Alain Vernette Coiffures, maquillage Claire Cohen Création effets spéciaux Kuno Schlegelmilch Création cuirasse et casques Daniel Cendron Directeur des combats Didier Laval Répétitrice Maria Saltiri Conseiller littéraire Gérald Garutti Conseiller pour le son Pierre-Jean Horville Régisseur général Nicolas Julliand Assistantes à la mise en scène Laure Charvin-Gautherot, Julie Duchènes Assistant à la scénographie Samuel Poncet Assistante aux lumières Mathilde Foltier-Gueydan Stagiaires à la dramaturgie Jane Dziwinska, Ève Mascarau Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros Groupe : Fr. 30.– / 20 euros Coproduction Théâtre National Populaire – Villeurbanne et Compagnie Laurent Terzieff Avec la participation artistique de l’ENSATT et du Jeune Théâtre National et l’aide de la Région Rhône-Alpes pour l’insertion des jeunes professionnels Avec le soutien du Département du Rhône ____________________________ Le regard perçant de Christian Schiaretti est à l’image de son approche théâtrale sensible et visionnaire. L’artiste, qui, avec son Coriolan, rafle en 2009 trois Molières dont celui du metteur en scène et celui du théâtre public, nous parle de Philoctète, variation inspirée par le texte de Sophocle à Jean-Pierre Siméon, avec Laurent Terzieff dans le rôle titre. Rencontre au TNP de Villeurbanne avec cet amoureux et fervent défenseur d’un théâtre poétique. Entretien Christine-Laure Hirsig: Un rideau de fer monumental obstrue la scène, masquant le territoire de Philoctète. L’arrivée de l’armée grecque par la salle crée une complicité tacite et palpable avec le spectateur. Plusieurs éléments du prologue conditionnent discrètement l’immersion dans l’intrigue, comme un sas anxiogène. Dans quel état souhaitez-vous plonger le public qui accoste sur Lemnos en même temps qu’Ulysse et ses acolytes ? Christian Schiaretti : L’un des ressorts de la tragédie grecque, dont use particulièrement Sophocle, est le suspense. En nous plongeant immédia- tement dans l’action et en retardant l’arrivée du rôle éponyme, Philoctète capte l’attention en créant une tension. Le début, qui fonctionne comme un prologue avec l’arrivée d’Ulysse, de Néoptolème et le déploiement du chœur, permet de planter le décor, mais Philoctète n’arrivera pas tant que la crainte qu’il inspire et la stratégie de sa capture ne seront pas exposées au public par les autres protagonistes. On crée ainsi la défiance du spectateur à l’égard d’un être supposé dangereux. Il faut attraper l’animal Philoctète avec un filet de mensonges. Le public complice et témoin du guet-apens assiste à une sorte de thriller théâtral dont le scénario pourrait s’intituler Le choix des armes. Prend-on le glaive ou la parole ? On prend la parole et on se débarrasse du glaive pour aller conquérir l’arc. On attend un Philoctète terrifiant, on tremble presque, il arrive et… n’est même pas armé. Tout le propos repose sur le mensonge et le fantasme qu’il engendre. Après tout, mentir c’est jouer avec la capacité de projection de l’autre. On peut succomber à un mensonge, uniquement pour sa beauté. Le jeune Néoptolème, mandaté pour tromper Philoctète, est une sirène qui ment farouchement bien. Il puise dans sa quincaillerie de menteur des ustensiles qui ont parfois une telle résonance de vérité qu’ils mettent sa propre conscience à l’épreuve. Le rideau de fer barre la cage de scène et réfléchit la lumière. Il s’agit d’une tragédie du mensonge exposé. On ment en plein soleil. Dans le même élan, cette lumière métallique inonde la salle et renvoie à une opération profonde de la tragédie : l’écoute. Le spectateur est conditionné à rester actif. Le spectacle, on le fait ensemble. — 146 — CLH : Abandonné à son absolue solitude depuis presque dix ans sur une île déserte, Philoctète surgit de l’envers du décor, du ventre de sa grotte. Il renaît au monde sous l’effet d’une double rupture, celle de l’obscurité et du silence. Vous dites qu’on «met en scène avec les oreilles» : la voix importe autant, voire plus que l’image ? CS : Philoctète vient de la cage de scène, de ce noir profond dont l’énigme doit rester entière. Il hait les Grecs mais s’extrait de l’obscurité car il entend sa langue, ou, plus précisément, il entend le son de sa patrie. Il revient parmi les hommes non par le sens mais par le son pur. La poésie voyage dans une langue qui se souvient qu’elle a été son. Dès que le sens intervient, naît le mensonge. En s’organisant, la langue devient un véhicule de manipulation et de perversité. Ce que j’aime, lorsque je travaille sur un poème dramatique, c’est que le sens dérape. Philoctète est une œuvre de fin de vie, de fin de civilisation et de fin de genre. Écrite à la fin de la guerre du Péloponnèse, elle arrive au bout du processus d’épanouissement de la tragédie dont elle dit toute la caducité et réfléchit par ailleurs sur l’art militaire comme écho et fondement d’une civilisation. Il faut s’imaginer que la guerre du Péloponnèse a, sur la civilisation athénienne, des effets équivalents à la guerre de 14-18 sur les Européens. Rien ne sera plus jamais comme avant. À cette tragédie historique s’ajoute la tragédie du langage. Tant qu’il est perçu comme un chant et que le son se déploie, le langage est le lieu du ravissement. Dès qu’il agit, il devient opérationnel et perd sa grâce poétique. Enfin, il s’agit d’une tragédie de fin de vie pour un Sophocle vieillissant. Il a plus de quatre-vingts ans quand il écrit Philoctète. La qualité de perception intime du drame de la vieillesse et du drame générationnel est aiguë. tout en n’étant pas terroristes, c’est toute la problématique de la forme, qui est juste quand elle ne se voit pas. CLH : Espace de rédemption, d’exclusion ou paradis du misanthrope, l’île est le cadre idéal pour se reclure, pour laisser l’amertume de l’eau gagner l’âme. Le plateau est-il une sorte d’île pour vous ? Jouez-vous sur la métaphore théâtrale ? CS : Le décor épuré reproduit le modèle de la scénographie grecque. On arrive par l’orchestra, on aborde le proskènion. La skènè figure la grotte du vieil ermite. Le théâtre tout entier est une île et nous, acteurs et spectateurs, avons mis pied à terre dans une crique. Philoctète est l’une des premières « îles » de la littérature. Prison ou royaume, l’île est ambiguë et celui qui y vit porte cette même ambivalence. L’homme sauvage peut être perçu comme un sage prototype rousseauiste qui, grâce à sa proximité avec une nature exempte de perversité, gagne en pureté. L’homme sauvage peut, a contrario, inspirer le danger, la bestialité, la violence. Philoctète joue sur cette ambiguïté, oscillant entre le fou hargneux et le sage, en passant par le martyr. Le vertige d’une solitude revendiquée et le désir affirmé de ne pas retourner chez les hommes l’obsèdent. Il dit d’ailleurs : «Je n’ai plus de patrie chez les hommes». Si l’on extrapole, la question de conscience que pose Philoctète est : comment vivre avec ses bourreaux? Tout spectacle est une métaphore de la transmission, celui-ci s’adresse effectivement aussi aux gens de théâtre, mais avec discrétion, élégance et sans complaisance. Nous avons beaucoup travaillé sur la prosodie, la scansion. Tenir le vers CLH : La pièce met en scène un trio de héros/antihéros adeptes du mensonge : Philoctète, Ulysse et Néoptolème dont le rapport d’âge suggère la relation père-fils. CS : On assiste au massacre du fils, Néoptolème, auquel on rattache trois figures paternelles. Son père naturel, Achille, mort, Philoctète, l’exilé, Ulysse, l’efficace. Ulysse, premier père de substitution. Ulysse aux mille tours, symbolisant l’ingéniosité fondamentale de l’homme qui élucide avec ruse des situations complexes ; homme de guerre d’une guerre sans fin, homme d’action installé dans un pragmatisme qui ne peut envisager aucune utopie. Enfin, Philoctète, deuxième figure paternelle possible, qui n’a pas, contrairement à Ulysse, marqué la mémoire collective. Sa rigueur morale exclut toute société. Même à Lemnos, où je suis allé récemment, on ne sait pas qui est Philoctète. On ne vend pas de petits arcs souvenirs dans les boutiques de l’île. La question de la faute initiale, de la première trahison, reste sous-jacente. Au lieu de la porter comme un fardeau culpabilisant, Philoctète s’en débarrasse. Il ne considère pas sa faute comme une charge à porter mais comme une injustice, évacuant ainsi le problème. Dans cette pièce, on ne parle pas athéisme mais impiété. La différence tient au simple fait que Philoctète ne nie pas l’existence des dieux, mais dit que les dieux sont mauvais. Dans la tragédie, les hommes négocient avec la malédiction divine, convaincus qu’il y a rédemption possible. Pour Philoctète, l’humain aussi est — 147 — mauvais, il n’y a donc pas d’autre solution que de renoncer à la société des hommes et des dieux. Les liens pères-fils incluent des rapports de manipulation. Ulysse manipule Néoptolème, Philoctète aussi, et réciproquement. Ulysse promet une victoire aussi fulgurante qu’éclatante à Néoptolème. La formation éphébique reçue lui servira un jour seulement et, on le sait, fera de lui l’un des fameux assassins de la guerre de Troie. S’enfermer dans un cheval de bois, assiéger une cité de nuit, massacrer un vieillard, Priam, une vierge, Polyxène et un enfant, Astyanax, comme hauts faits de guerre, on fait mieux. De l’autre côté, Philoctète s’appuie sur des principes moraux mais se fossilise dans un argument où domine le ressentiment. « Économise ta vie, j’ai vécu pour toi, ce n’est plus la peine» : voilà le message du vieil homme à l’adolescent. CLH : Après la constellation Ulysse, Néoptolème, Philoctète, peut-on parler du trio Schiaretti, Siméon, Terzieff ? CS : Ce n’est pas un travail ni une convocation mais un rendez-vous. Ensemble, nous avons cherché le juste équilibre pour servir ce texte qui nous rassemble. Un jour, j’ai dit à Jean-Pierre Siméon que ce serait bien qu’il fasse son propre Philoctète, ou plutôt sa variation poétique d’après, dans l’exercice même de la langue et non comme un exercice dramatique. Siméon répond à l’impulsion. Terzieff lit et accepte de dire le texte. Ce qui nous réunit par ailleurs, c’est que nous sommes trois hommes davantage ancrés dans le non que dans le oui. Il y a très clairement des choses que nous ne voulons pas. Siméon a de vrais partis pris, Terzieff a tracé sa «Je défends la troupe qui n’est pas simplement un fonctionnement intégriste qui ferait de moi un fossile de la décentralisation ou un désespéré des causes perdues. La troupe permet de s’entraîner, tout simplement.» Christian Schiaretti route avec intégrité, dans le refus d’un certain système théâtral et avec une foi irréductible en la poésie. Moi, je défends mon parcours au sein du théâtre public. Nous sommes résolus et travaillons dans le respect de chacun avec une grande qualité d’écoute. Notre principe est de partir de ce qui est dit et de faire en sorte que ce qui est dit soit entendu. Sur scène, on ne parle pas normalement, on est dans le respect du poème, en quête d’une absolue probité prosodique. Aucun déplacement, aucune agitation n’est fortuite, tout est construit, tout est su et au service de la réception de la langue. CLH : Comment cela s’est-il passé entre Laurent Terzieff et les autres acteurs ? CS : Naturellement et dans un rapport d’observation réciproque. L’investissement de Terzieff dans le travail de texte doit faire école. En réalité, notre problème fondamental était de commencer avec Terzieff et de finir avec Laurent. CLH : Qu’est-ce qui appelle votre désir de metteur en scène vers un texte ? CS : Le vecteur fondamental est la langue. Je défends le théâtre public comme le lieu où l’on réunit une communauté d’individus, de perspectives sociales, culturelles et intellectuelles différentes, pour vivre l’expérience du silence dans lequel s’inscrit une parole entendue collectivement. La qualité de ce silence est évidemment influencée par la qualité du plein, c’est-àdire de la langue. Plus le texte est porté poétiquement, plus cela m’intéresse car il reste l’endroit d’un mystère et donc d’une jouissance. Peu importe qu’il s’agisse d’un texte du XVe, du XVIe ou du XXI e siècle, cela reste un texte contemporain parce que ce sont d’abord et avant tout les oreilles qui sont contemporaines. Un second critère est que j’aime l’acteur interprète et le metteur en scène interprète. Le metteur en scène n’est pas à mes yeux un créateur mais un interprète. Je ne mets pas en scène Shakespeare comme je mets en scène Sophocle, Vinaver ou Jarry. Si j’étais chef d’orchestre, je ne dirigerais pas Rossini comme Mahler. J’essaie d’être un interprète et ai donc besoin de faire mes gammes, comme un pianiste. C’est pour cela que je défends la troupe qui n’est pas simplement un fonctionnement intégriste qui ferait de moi un fossile de la décentralisation ou un désespéré des causes perdues. La troupe permet de s’entraîner, tout simplement. Tout répertoire m’intéresse tant que je suis capable d’en trouver la solution mais trois registres m’interpellent plus particulièrement : la farce, notamment les premières comédies de Molière pour leur dimension dionysiaque, le théâtre épique et enfin le théâtre religieux que j’ai beaucoup monté avec Claudel ou Péguy par exemple. CLH : Pourquoi cet intérêt pour le théâtre religieux ? CS : Parce que la foi a comme point commun avec la poésie «l’intuition de la dimension insaisissable du verbe», comme le dit un de vos compatriotes, Philippe Jaccottet. Le mystique et le poète partagent cette même intuition. Propos recueillis par Christine-Laure Hirsig — 148 — PHILOCTÈTE VARIATION ET PALIMPSESTE Du devoir de se réapproprier le passé «Quand les discothèques seront abandonnées et les académies désertées, le silence du théâtre, qui est le fondement de son langage, sera de nouveau entendu.» Heiner Müller Tandis que Christian Schiaretti met en scène à l’Odéon (Paris) et au TNP (Villeurbanne) une «variation» à partir du Philoctète de Sophocle composée par Jean-Pierre Siméon, quasi simultanément, le Théâtre de la Ville (Paris) présente Philoctète d’Heiner Müller dans une traduction nouvelle de Jean Jourdheuil. Traduction, variation et palimpseste, Philoctète n’a jamais été autant joué. Comment et pourquoi se réapproprier cette tragédie antique ? « Elle (l’écriture dramatique) a toujours été au fond le résumé ou la somme d’une époque, et par là même, peut-être l’ébauche d’une nouvelle, mais toujours basée sur la somme d’une ancienne. Il s’ensuit forcément qu’on se sert de tout ce qui existe d’ancien, et qu’on reforme le déjà formé.» 1 Cette citation d’Heiner Müller s’applique on ne peut mieux à son Philoctète, mais également à la «variation à partir de Sophocle» de Jean-Pierre Siméon présentée au mois de février au Théâtre de Carouge. Une pièce source qui est elle-même une adaptation des mythes anciens, qui appelle à être réécrite au présent par des auteurs d’aujourd’hui. Adapter ou réécrire ? En quoi ces textes diffèrent-ils d’une adaptation, petit mot que l’on voit fréquemment apposé au nom de l’auteur dans les programmes ? Selon la définition de Jean Jourdheuil, une adaptation est «la reprise d’un sujet, d’un matériau, éventuellement dans une autre langue, reprise effec- tuée de telle manière que s’y manifeste l’époque contemporaine » 2 . Il faut aussi savoir que dans le cadre d’une traduction, c’est encore le terme juridique d’« adaptation » qui fait loi. Dans le cas de Philoctète, il s’agirait de couper certains passages du texte, d’adapter au goût du jour certains archétypes tels que le chœur ou encore le deus ex machina de la fin de la pièce. À cela, Jean-Pierre Siméon répond : « À quoi du reste adapterait-on Sophocle ? Au goût du jour ? Pouah ! Au contexte socio-historique actuel ? Billevesées ! À notre oreille ? Soignonsnous plutôt l’oreille… » 3 Cet auteur entreprend alors un travail de réécriture qui est «ré-appropriation de l’objet originel dans une langue autre : ce qui signifie ici non pas du grec au français, mais d’une poésie à une autre» 4 . Dans cette œuvre nouvelle, peu ou pas de changements structurels : on y trouve le chœur, les dieux, et une fin positive. En revanche, le langage poétique se fait autre. Philoctète est une tragédie de la parole où l’homme abandonné sur son île, expulsé de l’humanité, rejoint la frontière entre l’homme et l’animal, dans un univers sans parole. Avec l’arrivée de Néoptolème, ce monde bascule. L’enjeu du travail d’écriture de l’auteur contemporain dans le cas de Philoctète est double : écrire un poème lyrique qui soit lui-même sujet de tragédie. Trouver «cet arrachement dans la langue, qui fait que tout d’un coup la prise de parole est, au sens propre, inouïe» 5 . Plutôt qu’une « variation », Heiner Müller opte pour le palimpseste qui « efface et recouvre l’œuvre première, et la laisse transparaître par instants sur le mode de la radiographie » 6 , — 150 — précise Jean Jourdheuil. Sa pièce se différencie en cela de l’Antigone de Brecht qui « adapte » l’œuvre grecque au procédé dramaturgique du metteur en scène. La démarche de Müller, elle, est plus complexe car elle fait appel aux sensations, images et idées. C’est la poésie et son exigence en la matière qui le guident. C’est peutêtre Peter Hacks, son rival, qui parle le mieux de la spécificité du vers müllerien : «Il y a ici un art de la langue que je ne peux louer comme il le mérite, car je devrais le louer plus qu’il n’est convenable. Personne aussi souverainement que Müller ne manie le vers comme événement limite. Le vers de La déplacée, c’était la plus extrême violence que l’on puisse faire à un vers sans qu’il cesse d’être un vers. Le vers de Philoctète, c’est le degré le plus extrême de tension intérieure dont un vers puisse donner l’impression sans perdre sa qualité de pureté raffinée. La littérature classique reflète la tangible barbarie du monde dans ses sujets et sa possible beauté dans la forme ; Philoctète satisfait apparemment à cette maxime. Pourtant j’hésite à dire que cette pièce est classique. La beauté de ces vers a quelque chose de la couleur de leur objet. Elle est utopique mais aussi archaïque, gracieuse et sombre, ungeheuer aux deux sens du mot : extra-ordinaire et monstrueuse. Le vers de Philoctète dans sa beauté plus qu’humaine ne serait-il pas en fin de compte barbare ?» 7 Des concepts et de la poésie Je me pose une autre question. Pourquoi aujourd’hui, et quasi simultanément, Jean Jourdheuil parvient-il à traduire et à mettre en scène ce chef-d’œuvre postmoderne, et Jean-Pierre Jean-Pierre Siméon Siméon, à signer cette puissante œuvre poétique ? Notons tout d’abord que Jean Jourdheuil, traducteur et ayant droit d’Heiner Müller, connaît cette œuvre depuis 1966. Malgré des tentatives avortées de traduction au début et à la fin des années 70, ce n’est que douze ans après la mort de cet auteur qu’il parvient à terminer la traduction de la pièce. Il dira lui-même : « La mort de Heiner Müller, le fait qu’il ait désormais rejoint Brecht, Beckett et Genet dans ce ciel de la littérature que nous foulons sous nos pieds, a rendu possible une approche, une lecture différente.» Quant à Jean-Pierre Siméon, il répond à une commande de Schiaretti qui avait déjà dans le passé monté l’œuvre de Sophocle et désirait réitérer l’aventure mais cette fois à travers la voix de cet auteur contemporain et compagnon artistique de longue date. Un élément de réponse à la question posée se trouve peut-être justement dans la spécificité de cette tragédie de l’humanité qui est tragédie du langage. Pour reprendre Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, «cette charpente et ce plancher gigantesque des concepts, auxquels l’homme nécessiteux se cramponne durant sa vie et ainsi se sauve, n’est plus pour l’intellect libéré qu’un échafaudage et qu’un jouet pour ses œuvres d’art les plus audacieuses ; et lorsqu’il le casse, le met en pièces et le reconstruit en assemblant ironiquement les pièces les plus disparates et en séparant les pièces qui s’imbriquent le mieux, il révèle qu’il se passe fort bien de cet expédient qu’est l’indigence, et qu’il n’est plus désormais guidé par des concepts, mais par des intuitions». Le philosophe allemand développe un argument repris Heiner Müller par Gilles Aillaud par Heiner Müller en 1983, en conclusion d’un texte consacré à une représentation de son Philoctète, quand il dit que «quand les discothèques seront abandonnées et les académies désertées, le silence du théâtre, qui est le fondement de son langage, sera de nouveau entendu». À l’heure de la société du spectacle et du spectaculaire, alors que le lien fondamental entre l’émetteur et le récepteur est rompu, Siméon comme Müller à travers Jourdheuil revendiquent le partage de la poésie au sein de la communauté, c’est-à-dire du langage dans sa forme la plus libre, qu’il soit pour l’un «barbare» ou pour l’autre épuré au point de devenir l’expression même de la souffrance. Delphine de Stoutz Lire aussi pages 118-119 et 128-129 1 Heiner Müller, « Le Dramaturg », in Dramaturgie : Théâtre/Public n° 67, janvier 1986. 2 Jean Jourdheuil, VIe Assises de la traduction littéraire, Arles 1989, Arles, Actes Sud, 1990. 3 Jean-Pierre Siméon, Philoctète, Les Solitaires intempestifs, Paris, mai 2009. 4 Ibid. 5 Jean-Pierre Siméon, « Trois questions au poète, à l’acteur, au metteur en scène », in dossier de presse de l’Odéon – Philoctète, 2009. 6 Jean Jourdheuil, Philoctète, préface, Les Éditions de Minuit, Paris, 2009. 7 Peter Hacks, «Inquiétude face à une œuvre d’art» (1966), in Theater Heute, traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, 1968. — 151 — Samedi Coup de Cœur «Il est temps de prendre la mer» Une nuit à Salonique Samedi 27 février 2010 En partenariat avec le Chat Noir Réservation : +41 (0)22 343 43 43 [email protected] Dès 18h apéritif de bienvenue offert. Présentation du spectacle par André Steiger et Richard Vachoux, concert au bar du théâtre et dès 22h au Chat Noir. François Marin PACAMAMBO Théâtre Mardi 2 et mercredi 3 mars à 19h00 De Wajdi Mouawad Mise en scène François Marin (Suisse) Au Théâtre Forum Meyrin Durée (spectacle en création) Interprétation Caroline Althaus / Caroline Gasser / Frédéric Lugon / Geneviève Pasquier / Nicolas Rossier Voix Barbara Tobola Plein tarif : Fr. 20.– Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur, enfants : Fr. 10.– Ce spectacle intègre la théma Avec le temps ou la force du grand âge du Théâtre Forum Meyrin (lire Si n° 8, pages 164-165 ainsi que 166). ____________________________ Quand la langue subtile et l’imagination fertile de Wajdi Mouawad rencontrent une fillette confrontée à la mort de sa grand-mère adorée, cela donne Pacamambo. Une fable magique qui trace le douloureux chemin de la petite Julie à travers les différentes étapes du deuil. Qui nous raconte son parcours : de la révolte à l’acceptation de la perte, du chagrin à l’espoir, et ses premiers pas vers l’âge adulte. François Marin, metteur en scène, également directeur du Théâtre de Valère à Sion, a choisi de porter sur les planches la poétique envolée de Pacamambo. Entretien Ushanga Elébé : François Marin, depuis la création de votre compagnie, la Cie Marin, en 1994, vous avez exclusivement monté des auteurs contemporains, à l’exception de Dostoïevski. Pensez-vous que pour parler aux gens d’aujourd’hui, il faille utiliser des textes produits aujourd’hui ? François Marin : Non, il ne faut pas d’exclusive. Le public a besoin qu’on lui raconte des histoires. Certains textes centenaires ont gardé leur puissance évocatrice et poétique. Je suis toujours étreint par le destin de Titus et Bérénice, la malice de Scapin me fait toujours rire et l’intelligence du neveu de Rameau me fascine sans cesse. Il est nécessaire cependant de faire entendre les voix d’aujourd’hui et les formes de narration contemporaines. Elles sont multiples, parfois discordantes, mais elles rendent compte d’un état du monde. UE : Vous mettez en scène une pièce de Wajdi Mouawad. Quelle place tient cet auteur dans votre bibliothèque ? FM : Je possède depuis longtemps l’ensemble des pièces de Wajdi Mouawad. En 1997, j’ai assisté à une représentation de Littoral. L’énergie et l’humour qui se dégageaient de cette représentation m’ont vraiment donné envie de suivre cette écriture. J’ai donc lu par la suite toutes ses pièces dès leur parution. Enfin, j’ai aussi suivi son trajet de metteur en scène grâce aux invitations qui lui ont été faites par Mathieu Menghini au Théâtre du Crochetan puis au Théâtre Forum Meyrin. Je me souviens d’une épopée sous la neige pour découvrir Incendies à Monthey en 2005… UE : Vous renouez aujourd’hui avec le jeune public avec une pièce au titre étonnant : Pacamambo. Est-il important à vos yeux de toucher ces spectateurs-là ? FM : Tout d’abord, je ne choisis pas une pièce en fonction d’un public en particulier. Je suis touché par une écriture, par une thématique et j’ai envie de la porter à la scène. Ce fut le cas pour Pacamambo. Du reste, le travail avec l’équipe artistique et avec les comédiens n’est pas différent de celui réalisé pour un texte pour adultes. Il est fait de plaisir, de jeu et d’exigences. Mais il est important aussi pour moi que ce texte soit entendu par des jeunes et leurs parents. Il est important que les mots de Julie, l’héroïne de la — 152 — pièce, pénètrent les esprits et les cœurs des enfants. En abordant ces thèmes délicats dès l’enfance avec joie et plaisir, avec jeu, il y a l’espoir aussi de faire évoluer les mentalités et de faire changer le monde… Et aussi de rendre ce jeune public sensible à la magie du théâtre, à la puissance poétique et évocatrice de la parole. UE : Comment s’est faite la découverte de ce texte ? FM : J’ai lu Pacamambo à sa sortie, il y a dix ans. J’avais été touché par ce texte, mais il n’avait pas encore créé de résonances intimes dans ma vie d’homme. L’année 2008 a été une année lourde et forte en émotions, marquée par la naissance d’un enfant, mais aussi par la maladie de ce petit enfant et par la potentialité de sa perte. Durant l’été 2008, sa mère et moi avons arpenté les couloirs du CHUV, nous y avons rencontré des enfants cardiopathes ou leucémiques à la vitalité débordante. Cependant, pour les parents et soignants, le spectre de la perte, de la mort, est toujours présent en arrière-fond. Nous sommes proches d’une famille qui a perdu un petit enfant, Basile, et c’est aussi en pensant à lui, à ses frères et à sa sœur, à ses parents, que le désir de monter Pacamambo est venu : comment parler de la mort, de la douleur de la perte, de l’aspect scandaleux et insupportable de la mort, à des enfants ? UE : Pacamambo aborde, de manière puissante et poétique, un sujet douloureux. Au-delà de thématique, est-ce également la langue particulière de l’auteur qui vous a subjugué ? FM : J’aime particulièrement le souffle de l’écriture de Wajdi Mouawad. Du texte se dégage une Wajdi Mouawad énergie, une puissance qui exigent beaucoup des comédiens. C’est une parole à «poumonner» comme dirait Novarina. Pacamambo est un conte initiatique qui aide à conjurer la peur et à donner surtout encore davantage envie de vivre et d’être heureux. UE : C’est un conte sur le mystère de la mort. Ce sujet ne risque-t-il pas de faire fuir ? FM : J’ai hélas constaté que, pour certains, évoquer la mort est terrible, surtout lorsqu’il s’agit de le faire devant des enfants. C’est pourquoi certains contes de fées ont été réécrits et leurs allusions à la mort, édulcorées. Je pense au contraire que c’est en affrontant ces peurs, ces faiblesses, que l’on forme des hommes et des femmes qui se tiennent debout et qui sont prêts à affronter la vie. De plus, Pacamambo aborde le thème de la mort en adoptant le point de vue d’une enfant. Julie est révoltée qu’on lui arrache sa grand-mère et décide d’attendre la mort pour lui casser la gueule… La mort vient à sa rencontre, elle est plutôt affable. La mort fait partie de la nature. Nous sommes tous conviés à la rencontrer. Le souvenir de ceux qui sont partis et l’amour qu’on leur a porté demeurent… Résonnent aussi dans ma mémoire ces mots de saint Paul : « Mort, où est ta victoire ? ». Pacamambo apprivoise la mort pour nous rendre plus attentifs à la vie et à l’amour. UE : En portant ce texte à la scène, qu’est-ce qui a orienté votre travail ? FM : J’ai envie de donner à entendre la force de l’écriture de Wajdi Mouawad, de transmettre au public le goût du merveilleux et de l’onirisme et surtout de partager dans le plaisir du jeu une envie de vivre et de dévorer le monde ! UE : Comme vous le soulignez, la pièce Pacamambo est traversée d’onirisme. Comment allez-vous traduire cela ? FM : J’ai la chance depuis plusieurs années de travailler avec une équipe artistique formidable : la scénographe Elissa Bier a imaginé un double espace qui permet de jouer autant avec le monde du rêve qu’avec celui de la réalité, et avec des accessoires très poétiques ; les costumes de Scilla Illardo seront doux et colorés ; enfin, l’éclairagiste William Lambert – avec qui je collabore depuis 13 ans – va créer des univers que je souhaite magiques et sensuels. Dans cet écrin, nous allons privilégier un théâtre d’effigie, un théâtre de parole qui sera porté par des comédiens fort sensibles. Je suis très heureux d’avoir pu rassembler une distribution de comédiens et de comédiennes au talent rare et dotés d’une belle humanité. UE : « J’ai tenté, à travers Pacamambo, d’écrire une tragédie pour enfants. Une tragédie, c’està-dire une fête où les questions douloureuses sont abordées avec le plus grand ludisme possible tout en faisant confiance à l’intelligence et à l’imagination. » Comment réagissez-vous à ces mots de Mouawad ? FM : Je partage complètement ces mots : Wajdi Mouawad prend les enfants au sérieux, il n’élude pas les vraies douleurs, les questionnements profonds que peuvent éprouver les enfants. Il n’y a pas de petites douleurs ou des drames moins importants que d’autres. « Il faut danser sur le — 153 — malheur », dit Jean-Louis Hourdin. J’aime qu’on puisse réfléchir, rire et pleurer au cours d’une même soirée de théâtre. Si j’ai un souhait à exprimer, c’est que chaque enfant qui assiste à Pacamambo puisse parler avec ses parents de la perte ou de la mort. Propos recueillis par Ushanga Elébé LE THÉÂTRE À LA RENCONTRE DU MUSÉE OU COMMENT LIER RACINE À SAINT-OURS Inconnu, École française Portrait de la duchesse du Maine en Cléopâtre et portrait présumé de Mademoiselle de Nantes Vers 1705, huile sur toile Nous vous l’annoncions précédemment (lire Si n° 5, page 37), le Théâtre de Carouge inaugure cette année une nouvelle collaboration : dans le cadre des parcours pédagogiques du Théâtre, des élèves peuvent suivre des visites thématiques au Musée d’art et d’histoire. Les premières visites ont eu lieu en lien avec Bérénice (lire page 157). Lorsque Racine rédige Bérénice au XVIIe siècle, à la cour de Louis XIV, il choisit un modèle antique à proposer à son public. Titus et Bérénice au cœur de la tourmente, la raison du cœur face à la raison d’État… Or Racine, janséniste nourri de sources latines et grecques, n’est ni le premier ni le dernier à se servir de la matière antique pour son œuvre. L’histoire antique, tout comme la mythologie, servent de vaste réservoir à sujets et à caractères tout au long de l’histoire. Un parcours parmi les œuvres exposées au Musée d’art et d’histoire, proposé aux classes venant au théâtre admirer Bérénice, permet de s’en convaincre. Point de portrait de Titus ou de sa belle dans les collections d’antiquités romaines. Celles-ci, en pleins travaux de réaménagement, ne sont d’ailleurs plus visibles aujourd’hui et rouvriront en grande pompe le 1er décembre 2010. Il faut donc faire un saut chronologique pour découvrir une tapisserie de 1480, réalisée à Tournai, présentant la prise de Jérusalem par Titus 1 . Cette tapisserie, dont le carton s’inspire d’une pièce de théâtre d’Eustache Marcadé, Mystère de la Vengeance de Notre-Seigneur, datant du début du XVe siècle, fait partie d’un ensemble plus vaste de tentures présentant les autres épisodes de ce mystère. On y découvre une Jérusalem faite de toits à tuiles colorées, très bourguignons ; des soldats vêtus en armures à la mode XVe siècle faites de plaques, cottes de mailles et autres casques ; tout cela dans une ambiance relativement éloignée de l’époque romaine ! Avec la Renaissance, l’Antiquité revient à l’honneur. Les héros et les valeurs antiques sont redécouverts. Les décors et costumes « à l’antique » réapparaissent. L’huile sur toile représentant Sabina Poppaea, portrait imaginaire de l’impératrice Poppée, seconde femme de Néron, la figure portant une étoffe de gaze «à la romaine» légère et fluide, qui évoque les descriptions qu’en fait l’auteur romain Tacite dans ses Annales. Une dame de la cour de François Ier ou d’Henri II servit de modèle à l’artiste de l’école de Fontainebleau, peut-être la fameuse Diane de Poitiers. Ici, la référence antique permet de déshabiller le gracieux modèle tout en préservant sa pudeur ! Le portrait d’Alexandre le Grand qui lui fait face dans la salle, peint par Giulio Romano vers 15371538, permet à son commanditaire, Frédéric II de Gonzague, duc de Mantoue, de s’associer avec une figure héroïque. Une démarche que Lebrun reprendra à Versailles, où un cycle décoratif assimile le Roi-Soleil au conquérant macédonien. On retrouve la cour de Louis XIV avec le Portrait de la duchesse du Maine en Cléopâtre et de Mlle de Nantes. Ces deux dames de sa cour, vêtues à la mode du début du XVIIIe siècle, sont représentées dans un décor imaginaire à l’antique. La duchesse du Maine tient une perle dans une main et une coupe en or dans l’autre. Ces attri— 154 — buts l’assimilent à la reine d’Égypte qui fit son festin d’une perle dissoute dans du vinaigre pour remporter un pari avec Marc-Antoine. L’épisode est narré dans les Histoires naturelles de Pline l’Ancien. Le clin d’œil à l’histoire antique renforce ici le faste de la cour louis-quatorzienne. Le parcours s’achève sur l’âge néoclassique et la peinture d’histoire de Vaucher ou Saint-Ours. Ce sont ainsi la mort de Lucrèce ou celle de Socrate, le choix des enfants de Sparte ou le personnage de Curius Dentatus refusant les présents des Samnites qui sont choisis. Des hommes et des femmes se sacrifiant pour sauver leur honneur et pour le bien commun sont les modèles qui font recette à la Révolution et sous l’Empire. Le souci de réalisme historique est lisible dans cette vision du monde antique, des sandales de cuir aux colonnades des bâtiments, du drapé des manteaux au rendu des armes romaines. Les personnages, hauts en couleur, se détachent sur un fond sombre et sobre ; leurs visages sont expressifs et leurs gestes théâtraux, faisant de ces tableaux, souvent de grand format, de véritables mises en scène. Ce parcours dans les collections du Musée d’art et d’histoire permet de se replonger dans des épisodes historiques antiques, mais il est surtout révélateur du goût, des préoccupations et des valeurs de chacune des époques qui en propose la relecture iconographique. Murielle Brunschwig, Isabelle Burkhalter Musées d’art et d’histoire 1 Voir une photo d’un détail de cette tapisserie dans le Si n° 5, page 37. THÉÂTRE ET MUSIQUE LE THÉÂTRE DE CAROUGE ET LE CHAT NOIR CONFIRMENT LEURS FIANÇAILLES ! «Déjà, les comédiens viennent chanter au Chat Noir et les musiciens font vibrer les sièges du Théâtre.» Le Théâtre de Carouge a proposé pour la saison 2008-2009 des pistes de partenariat avec le Chat Noir en observant la pertinence territoriale et les sensibilités qui relient ces deux structures. Le Chat Noir a été très honoré et particulièrement motivé par cette invitation. L’expérience ayant remporté un écho positif, il ne fut pas difficile de s’accorder à la réitérer pour la saison 2009-2010. Au-delà d’une rencontre amicale, ce projet d’interaction ouvre des pistes de vitalité artistique entre les programmations, en posant de vrais sujets de réflexion. Il naît alors un esprit créateur qui propulse les protagonistes à trouver des vecteurs communs entre leurs publics. On constate très vite que le public ne fait qu’un et qu’une ouverture de l’offre culturelle invite au respect de chacun en levant des barrières d’idées préconçues. Ce partenariat est source de rendez-vous réguliers où les informations se croisent, où les gens s’apprivoisent et finissent par tisser des liens profonds. Cet état d’esprit permet aux uns et aux autres le partage des expériences et n’est pas loin de faire penser à la rencontre de deux familles préparant un mariage… Déjà, les comédiens viennent chanter au Chat Noir et les musiciens font vibrer les sièges du Théâtre. La dynamique des musiques actuelles, par la richesse des pratiques musicales, offre un champ d’expérimentation et d’innovation pour une approche nouvelle de la vision culturelle. Ainsi, il n’est pas saugrenu d’imaginer une soirée de théâtre qui puisse se poursuivre par un concert de pop rock et pourquoi pas, se terminer sur un dancefloor ! Chacun s’y retrouve sur des thèmes séduisants tels qu’une nuit à Londres ou à Rome, permettant à l’imaginaire de voyager en se déplaçant de quelques pas. On s’aperçoit alors que dans les rues de Carouge, certains soirs, les passants parlent anglais ou italien, et si votre regard se pose sur la devanture d’un fish & chips ou d’une pizzeria, pincez-vous ! Roland Le Blévennec, directeur de l’ASMV (Association de Soutien à la Musique Vivante) — 155 — É… MOIS PASSÉS DE CAROUGE ET MEYRIN …et plutôt d’ailleurs, d’ailleurs ! Brisures Danse plus, cellule de médiation Une après-midi, quatre créations en devenir que nous découvrons : Cendrillon de Kelemenis, Zelda Zonk de Maud Liardon, Roll Over de Louise Hanmer, Brisures de Yann Marussich. Quatre lieux, aussi : le Grand Théâtre, les studios de l’adc, le Théâtre de l’Usine, l’adc. Premier rendezvous, Cendrillon, pour une répétition… franchement pas prometteuse. Direction ensuite le Grü, dans un des studios de l’adc où l’on rencontre Maud Liardon. Intimité, fragilité, elle tâtonne encore, seule avec son canapé et ses talons. Nous sortons émus (en tout cas moi). Plus loin, Louise Hanmer nous fait partager ses tensions et hésitations, toute proche qu’elle est de sa première. Enfin, Yann Marussich dans son caisson… Et, pendant nos déambulations, çà et là, nous glanons de petites infos sur les chorégraphes, les pièces, etc. Une chouette après-midi, à refaire. Et très vite. maintenant, imperceptiblement, sur une jetée abstraite qui poignarde l’horizon. La perspective d’un navire approchant du quai débride son imaginaire. S’embarquer, perdre pied en prenant la mer, larguer les amarres comme on se jette dans le vide, et rompre le silence au moment du départ. Possédé, l’acteur magistral prend la parole comme si c’était la première fois, comme stupéfait d’entendre sa propre musique, une voix venue d’ailleurs aux tessitures aussi mouvantes que des courants contraires, aux accents étranges et lancinants. Son corps vacille. L’amplitude discrète du balancement fascine. Un doigt, pointé vers le sol, semble l’unique point d’ancrage, précieuse balise pour traverser les tourments du texte de Pessoa, Ode maritime. On doit cette vision hypnotique au metteur en scène Claude Régy, dont l’univers vibratoire et sensationniste sublime la langue du poète portugais. La puissance et la singularité de l’interprète JeanQuentin Châtelain portent l’amertume d’une ode maritime dont le sel écorche la langue et trouble l’âme. Le narrateur quitte la terre ferme pour lui préférer les remous humides. Il déverse dans l’océan infini la folie, l’obscurité et la barbarie d’une communauté humaine en perdition. La bouche béante, parfois muette, comme un gouffre insondable, hurle soudain l’inavouable. Déchirant l’immensité devant lui, son cri, soliOde maritime Julie Decarroux-Dougoud Vague à l’âme Jean-Quentin Châtelain n’entre pas en scène, il y apparaît, bestial. Surgi de la pénombre, lourd et lent. Quittant la vague d’acier monumentale et concave qui habille le fond de scène, il avance — 156 — taire et désespéré, plisse en cercles concentriques la surface de l’eau. La poitrine du spectateur, caisse de résonance, se soulève sous l’onde de choc. Témoin de l’indicible, le public se laisse aspirer par le tourbillon des mots. On ne quitte pas la salle indemne, on continue à tanguer une fois le seuil franchi. Peu à peu, on retrouve l’équilibre, ému d’avoir sondé une zone sans doute voisine de l’inconscient. Par la « déstructuration de l’espace perceptif ordinaire », Claude Régy opère de telle sorte que « l’infini s’installe entre les choses ». Une expérience de l’intime, à vivre en suspension, dans cet interstice hallucinatoire. Christine-Laure Hirsig 2010 > tournée en France de janvier à mai Quand les murs ont des yeux… Troublant. Les frissons qui viennent rapidement. Une partition de musique construite d’images qui suscitent l’envie et le désir d’en voir davantage. Une émotion provoquée par des regards d’une intensité rare. Le saisissement furtif et presque volé d’instants indélébiles dans l’aventure de la création, mais déjà invisibles pour le spectateur. Des expressions éphémères immobilisées sur du papier glacé, la naissance immortalisée d’un récit. Un état de grâce avant même d’avoir fait un pas dans la salle de spectacle ! Les photos de répétitions de Marc Vanappelghem pour La nuit des rois au Théâtre de Carouge. Coré Cathoud Paradoxe des plaisirs À propos du tournage du Jeu de l’amour et du hasard Je suis assistant réalisateur et parfois je me surprends à penser qu’il est finalement assez étrange d’exercer ce métier. Mais un tel aveu mérite bien une petite explication. En effet, lorsqu’il est dans le champ (je sais, il n’est pas censé l’être mais passons outre), l’assistant fait preuve de ponctualité, de sens pratique, de patience, de gentillesse et d’un dévouement absolu. Mais lorsqu’il est hors champ (c’est-àdire dans le secret de sa tête… croit-il), l’assistant est souvent à la bourre, illogique, impatient, mauvaise langue et complètement égocentrique. Mais trêve de balivernes : ce métier, aussi étrange et ambivalent soit-il, m’a surtout permis de faire de belles rencontres. Dans le cadre du tournage du Jeu de l’amour et du hasard, j’ai eu le plaisir de faire la connaissance de Jean Liermier. J’ai été marqué par l’honnêteté et la précision de sa direction d’acteurs. Je me souviens de l’extrême attention avec laquelle il écoutait les comédiens ; casque aux oreilles, les yeux fermés, totalement concentré sur la justesse du ton. Quel plaisir aussi de retravailler avec Elena Hazanov, que j’appelle affectueusement «la locomotive» ! Son énergie, le foisonnement de ses idées et son audace sont de réelles motivations pour celles et ceux qui travaillent avec elle. Voilà quelqu’un avec qui il est passionnant de collaborer et, paradoxe de l’assistant oblige, à la place de qui il est aussi passionnant de s’imaginer... Quand le cinéma et le théâtre croisent le fer, le hasard n’est pas toujours chanceux, l’amour rarement idyllique, mais le jeu en vaut largement la chandelle ! Serge Musy Un élève au Musée d’art et d’histoire (lire aussi page 154) Ainsi, l’Antiquité serait une époque malléable, mère de grands héros que s’approprient les époques suivantes ? Que ce soit dans le théâtre ou la peinture, on voit ces figures (historiques ou non) arrachées à leur époque et placées en des temps qui leur sont inconnus. Pourquoi ? Il La nuit des rois par Marc Vanappelghem faut les rapprocher de nous, faire croire à la réalité de ces illustres personnes pour que le mythe devienne accessible au commun, pour que ces êtres de vertu ne soient pas de simples rêves mais des modèles à égaler. Aussi, on saccage, on vole à l’Antiquité ceux qui ont fait sa grandeur pour tenter de faire briller le présent. Le Musée d’art et d’histoire de Genève est plein de ces exemples : Titus, habillé en croisé, prend d’assaut une Jérusalem fortifiée comme les villes européennes sur une grande tapisserie datant du Moyen Âge, boucliers et armures portent les figures de héros romains, des tableaux présentent des dames du XVIIIe siècle jouant le — 157 — rôle de grandes reines comme Cléopâtre. Racine, dans sa pièce Bérénice, ne déroge pas à la règle et la rareté des didascalies permet tous les écarts : la preuve en est du nombre et de la diversité des mises en scène. Ce que m’a apporté le parcours pédagogique autour de Bérénice ? La compréhension qu’il n’est pas obligatoire de coller avec une certaine réalité historique, que les belles histoires sont souvent intemporelles. Simon Pichelin, collège Voltaire, 2e année, classe de français de Mme Alexandra Steiner BAR DU THÉÂTRE DE CAROUGE FRANCK LECLERC DERRIÈRE LE COMPTOIR «La gastronomie doit être accessible à tous.» Ancien élève de Paul Bocuse et maître cuisinier de France, Franck Leclerc a récemment déposé ses armes au bar du Théâtre de Carouge, nouvellement nommé L’Épilogue. Depuis le début de la saison, avec son second Sébastien Boussedid, il propose une nouvelle formule de petite restauration pour les équipes internes du théâtre lors des répétitions, et pour le public lors des représentations. Après plusieurs stages dans des lieux extrêmement variés (restaurant de collectivité, restaurant traditionnel, restaurant semi-gastronomique ou encore relais-château), Franck Leclerc a décidé de se lancer dans l’aventure théâtrale par l’intermédiaire des saveurs du palais. Rencontre gourmande. Entretien Coré Cathoud : Quel est votre désir en cuisine ? Franck Leclerc : De tout essayer afin de ne jamais cesser de me remettre à niveau et, surtout, en question. Mon objectif est de surprendre les papilles de mes clients en leur proposant une cuisine élaborée et réfléchie ; une cuisine trop minimaliste ne m’attire pas ! Mais je veux également surprendre mes employés : en leur montrant l’exemple, en sachant devancer ou répondre à toutes leurs interrogations et en suscitant leur envie d'apprendre. J’ai passé mon bac pro dans le restaurant La Pyramide de Fernand Point à Vienne, lieu où il y avait de la minutie à l’extrême, de la discipline, de la rigueur et un vrai respect du produit. Et ce sont des notions qui dirigent mon travail, aujourd’hui encore. CC : Metteur en scène de rigueur ; quel attrait ? FL : Si l’on me sollicite, c’est justement pour ma rigueur. Un chef de cuisine doit être un chef d’orchestre. D’autant plus dans un théâtre avec un service au bar où les durées de restauration sont courtes. Il faut anticiper sur l’envoi de mets frais. Et, par conséquent, il y a un grand travail de réflexion sur l’organisation et la mise en place à avoir, étant donné que le client doit être servi en trois minutes. CC : Après un tel parcours, pourquoi travailler dans un bar de théâtre ? FL : C’est un challenge terriblement excitant ! La gastronomie française a atteint un niveau mondial de reconnaissance et, aujourd’hui, l’important pour moi est de faire reconnaître ce statut à travers différents secteurs. Ce qui m’intéresse particulièrement, c'est de préparer, un soir, un repas composé de homard et de foie gras à un ambassadeur et, le lendemain, de proposer à un client du théâtre un sandwich dont les ingrédients auront été tout autant réfléchis – assaisonnement du beurre, agrément entre la tomate et la pousse d’oignon, mie de pain salée, etc. – et ce, à un prix abordable. Ainsi, je prouve qu’il ne faut pas donner une image démesurément onéreuse à la gastronomie. Au contraire, on peut l’adapter à tous les porte-monnaie et elle doit être accessible à tous. CC : Quelle est l’influence du théâtre sur votre cuisine ? FL : Après deux mois ici, je constate que les pièces de théâtre ont une énorme influence sur mes mets, alors que je ne m’y attendais pas du — 158 — tout ! La preuve en est que dernièrement, après avoir assisté à une générale, j’ai décidé de modifier la majorité des plats pour le buffet de la première ! J’apprends donc à m’adapter au texte, à la mise en scène choisie, à l’époque, etc. Et j’avoue que cette expérience modifiera inévitablement mon parcours professionnel. CC : La cuisine : un art vivant ? FL : C’est obligatoire ! Si j’étais éteint, ma cuisine serait triste. Les plats reflètent la personnalité du cuisinier. Il en va de même avec les émotions ; on dit bien que si c’est trop salé, c’est que le chef est amoureux ! De plus, la remise en question est quotidienne depuis que j’ai touché mon premier couteau en cuisine. En restaurant, elle doit se faire quatre fois par an à cause des saisons ; au théâtre, elle se fera donc à chaque nouvelle pièce. Mais c’est également un art vivant puisque je doute tous les jours de mes réalisations et que je ne suis jamais sûr de ce que je fais. Cela dépend énormément de mes émotions, de mon état d’esprit, de mon état de fatigue. Je ne sentirai jamais la même saveur deux fois. Et la gastronomie et le théâtre ont cela de commun : les goûts varient autant vis-àvis d’un plat que d’une pièce de théâtre. Propos recueillis par Coré Cathoud L’Épilogue, bar du Théâtre de Carouge, est ouvert 1h avant et après la représentation. Petite restauration. Réservations au 022 308 47 31. Responsables de la publication : Delphine de Stoutz (Carouge) / Mathieu Menghini (Meyrin) Comité de rédaction: Anne Brüschweiler (M) / Laurence Carducci (M) / Coré Cathoud (C) / Francis Cossu (C) / Julie Decarroux-Dougoud (M) / Camille Dubois (M) / Ushanga Elébé (M) / Rita Freda (M) / Christine-Laure Hirsig (C) / Jean Liermier (C) / Sylvain De Marco (M) / Mathieu Menghini (M) / Ludivine Oberholzer (M) / Thierry Ruffieux (M) / Delphine de Stoutz (C) Secrétariat de rédaction : Florent Lézat (C) Correctrice : Gaëlle Rousset (M) Graphisme : Spirale Communication visuelle / Alain Florey Impression : Sro-kundig / Tirage : 10 000 exemplaires ....................................................... .................................................................................................................... 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Il est soutenu par la banque Wegelin & Co., la Fondation Leenaards, la Ville de Genève, la Ernst Göhner Stiftung et le Club des 50. Le Club des 50 : Art Ménager Carouge, Atelier Jeca, Domaine des Abeilles d’or, Groupe André Chevalley SA, Hôtel d’Angleterre, Info PC SA, Imagic, JT International SA, La maison Mauler, La Semeuse, Lumière Spectacles LSB SA, MPM facility services SA, SIG, Vom Fass Carouge, Communes de Plan-les-Ouates, Troinex et Veyrier. Il collabore avec Unireso, TPG-Transports publics genevois, le service culturel Migros-Genève. Il a comme partenaires le Musée d’art et d’histoire, le Chat Noir et Teo Jakob. Partenaires du Théâtre Forum Meyrin. Le Théâtre Forum Meyrin est un service de la commune de Meyrin. — 159 — AGENDA ________________________________________________________________________________________ Juliette et Roméo William Shakespeare / Bergamote Du vendredi 20 novembre au dimanche 10 janvier. Supplémentaires du mardi 25 au dimanche 30 mai (Carouge) (A)pollonia Krzysztof Warlikowski Du mardi 12 au vendredi 15 janvier (Meyrin) Platonov Anton Tchekhov / Valentin Rossier Du vendredi 15 janvier au dimanche 7 février (Carouge) La ménagerie de verre Tennessee Williams / Jacques Nichet Mercredi 20 et jeudi 21 janvier (Meyrin) Pinocchio Joël Pommerat Du mardi 26 au vendredi 29 janvier (Meyrin) Irrégulière Louise Labé / Norah Krief et Frédéric Fresson Mardi 2 février (Meyrin) Turba Compagnie Maguy Marin Samedi 6 février (Meyrin) Jules et Marcel D’après Jules Raimu et Marcel Pagnol Du jeudi 11 au samedi 13 février (Meyrin) Madame de Sade Yukio Mishima / Jacques Vincey Mercredi 17 et jeudi 18 février (Meyrin) Exposition __________________________________________________________________________________________________________ Spectacles Antonio Saura, contes et mensonges Dessins et peintures sur papier Du mercredi 13 janvier au samedi 20 février (Meyrin) Films Rashõmon Akira Kurosawa Mercredi 20 et jeudi 21 janvier, lundi 8, mercredi 17 et jeudi 18 février (Meyrin) Les aventures de Pinocchio Luigi Comencini Mardi 9 février (Meyrin) Café des sciences Atelier d’expression théâtrale Dès 10 ans Du 14 septembre 2009 à juin 2010 (Meyrin) Pacamambo Wajdi Mouawad/ François Marin Mardi 2 et mercredi 3 mars (Meyrin) Location Achat sur place et au +41 (0)22 989 34 34, du lundi au vendredi de 14h00 à 18h00 Achat en ligne : www.forum-meyrin.ch / [email protected] Autres points de vente : Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11 Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe Administration Théâtre Forum Meyrin 1, place des Cinq-Continents / Cp 250 / 1217 Meyrin 1 / Genève / Suisse Tél. administration : +41 (0)22 989 34 00 Fax : +41 (0)22 989 34 05 [email protected] / www.forum-meyrin.ch L’art du mensonge politique Jean-Noël Jeanneney Lundi 8 février (Meyrin) Ateliers Philoctète Jean-Pierre Siméon, variation à partir de Sophocle / Christian Schiaretti Du jeudi 18 février au dimanche 7 mars (Carouge) Accès En voiture : direction Aéroport-Meyrin ; sur la route de Meyrin, après l’aéroport, prendre à droite avenue de Mategnin, ensuite avenue de Feuillasse direction Forum Meyrin, puis suivre parking Centre commercial. Deux grands parkings gratuits à disposition. En bus : N° 57 – Arrêt Forumeyrin. En Tram : N° 14 ou 16 – Arrêt Forumeyrin. Rencontre Vous n’imaginez pas tout ce que la pub sait faire pour vous ! Jeudi 25 février (Meyrin) Philoctète Renseignements pratiques Parcours artistique De 4 à 15 ans De septembre 2009 à juin 2010 (Meyrin) Événements joints «Ce soir je vous aime plus que les autres jours.» Samedi Coup de cœur / Une nuit à Moscou Samedi 23 janvier (Carouge) «Il est temps de prendre la mer.» Samedi Coup de cœur / Une nuit à Salonique Samedi 27 février (Carouge) Accès En voiture : sortie autoroute de contournement A1 : Carouge Centre. Sur la route de Saint-Julien, tout droit jusqu’à la place du Rondeau (ne pas s’engager à droite dans le tunnel – route du Val d’Arve). Deux grands parkings à disposition. En bus : N° 11 / 21 – Arrêts Armes ou Marché. En tram : N° 12 / 13 / 14 – Arrêt Ancienne. Location Achat sur place et au +41 (0)22 343 43 43, du lundi au vendredi de 10h00 à 17h00 le samedi de 10h00 à 14h00 Achat en ligne : www.theatredecarouge-geneve.ch Autres points de vente : Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11 Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe Administration Théâtre de Carouge – Atelier de Genève Rue Ancienne 57 / Cp 2031 / 1227 Carouge / Suisse Tél. administration : +41 (0)22 343 25 55 Fax : +41 (0)22 342 87 95 / [email protected] www.theatredecarouge-geneve.ch ________________________________________________________________________________________