« Enchantement, réenchantement du monde ? Représentations

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G. Gillot
F. Bruyas
EMAM, Université de Tours
2/07/2004
Atelier
« Enchantement, réenchantement du monde ?
Représentations, mise en scène, pratiques et construction des territoires »
XVIIIe congrès de l’AFEMAM, Lyon 2-4 juillet 2004
Ce programme de recherche, que l’on ouvre officiellement aujourd’hui, prend ses racines
dans la lecture d’un article d’Yves Winkin intitulé « Le touriste et son double. Eléments pour
une anthropologie de l’enchantement »1. Dans cet article, Yves Winkin examine les relations
d’enchantement qui lient le touriste à son voyage. Pour lui, l’enchantement est le produit
d’une illusion volontaire du touriste, dont le regard est toujours orienté, médié, et qui souhaite
se laisser berner par les apparences d’authenticité, de transparence, et par la dénégation de la
réalité économique, tout comme la dissimulation de l’envers du décor.
Habitées par ces thématiques, il nous a semblé qu’on pouvait faire des parallèles avec de
nombreuses autres situations et expériences : le patrimoine notamment a été le déclencheur de
la volonté de mettre en place un programme de recherche sur ce thème. Il nous a semblé que
pour répondre à une morosité et à une perte de sens, provoquées par une perte du religieux
comme organisateur général des sociétés, au constat de désenchantement, une résistance
s’était mise en place : l’enchantement, ou le réenchantement. Mais l’enchantement n’est sans
doute pas seulement, ou peut-être pas du tout, provoqué comme une réaction à la morosité.
Ainsi, dans nos sociétés capitalistes où tout se vend et s’achète, face à une dénégation
volontaire de l’économique, et la mise en avant au contraire des valeurs humaines et
esthétiques, nous souhaitons questionner la mise en scène des espaces dans l’intention
d’induire de l’enchantement. Ce terme, jamais ou peu utilisé pour décrire nos sociétés semble
pourtant recouvrir une réalité très vaste et symptomatique de l’évolution complexe en marche,
qu’on essaiera, ensemble, de décrypter et de comprendre.
1 Collectif sous la direction de Susan Ossman, Miroirs Maghrébins : « Itinéraires de soi et paysages de
rencontre », CNRS éditions, 1998, 283 p.
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I) Un constat de désenchantement, mais pas seulement
Dans les sciences sociales, le constat de désenchantement du monde renvoie à la sortie des
sociétés hors du religieux. La formule inventée par Max Weber traduisait la mélancolie
engendrée par le renoncement à la magie en tant que technique de salut et par la perte du sens
qui découle de la rationalité de toute action, conséquence de l'évolution du capitalisme.
Marcel Gauchet élargit la notion de désenchantement du monde à "l'épuisement du règne de
l'invisible"; il constate que les religions on cessé de jouer le rôle de structures fondamentales
de la société à l'origine de la recomposition des modes de fonctionnement des systèmes
sociaux puisqu'elles ont généré leur propre contraire : l'irreligion contemporaine. Si la religion
n'est plus la matrice organisatrice de la société, l'avenir est de venu le principe transcendantal
auquel les hommes se rapportent. Or, après l'âge des idéologies qui promettaient un avenir
meilleur et exaltant, c'est le caractère infigurable de l'avenir qui domine aujourd'hui et laisse à
chacun le soin de définir son projet individuel et de trouver un sens face à cette incertitude.
En s'éloignant de la sphère du religieux, le constat d'un désenchantement a finalement gagné
le terrain médiatique pour qualifier une certaine morosité, un désabusement assez mal défini
mais que l'on relie volontiers au désengagement politique et à la saturation des grandes
idéologies. Et pourtant, le constat de l'effondrement des grandes certitudes ne signifie pas une
chute dans l'atonie : de nouvelles manières de penser se construisent (comme en témoignent
par exemple les formes d'engagement alternatives – associatif, humanitaire – ou les tentatives
d'enchantement de la réalité collective à travers la mise en scène d'espaces de sublimation).
II) Du désenchantement au réenchantement ou à l’enchantement
On pourrait, quant à nous, poser la question du réenchantement en réaction au
désenchantement. Mais l’enchantement peut, sans doute, être appréhendé dans une
perspective parallèle, qui ne serait pas une réponse au désenchantement, mais qui illustrerait
le postulat de Maffesoli2, selon lequel, il y a un hédonisme du quotidien irrépressible et
puissant qui fait que la vie sociale ne peut se réduire à des cadres imposés. Il y a toujours
2 Au creux des apparences.
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autre chose, un ordre émotionnel qui tend, dans une volonté irrationnelle, à chercher à voir le
monde comme une œuvre d’art, à se l’approprier, à le maîtriser et à en jouir.
Les trois modalités sur lesquelles s’appuierait l’enchantement seraient : la recherche de sens,
la quête du bonheur, et la volonté de trouver des lieux-paradis, hors du temps et de l’espace.
Ceci déboucherait sur la nécessité, à divers niveaux, de créer les conditions de l’enchantement
des espaces ou des situations, fabriqués dans le but d’apporter une réponse à ce que
recherchent les hommes.
1) La recherche de sens nous renvoie à la fin du modèle des sociétés dont la vie était autrefois
organisée par les religions. Ces dernières lui donnaient un sens puisqu’elles fournissaient des
mythes, des cosmologies, des rites, des rythmes telles que la sonnerie des cloches d’église qui
ponctuaient la vie quotidienne de chacun. Elles donnaient un sens aussi parce qu’en adhérant
au modèle, on savait ce que l’on devait faire, et ne pas faire. Il y avait des échéances, bien au-
delà du quotidien. L’homme pouvait vivre rassuré car il savait comment le monde était
organisé, sur quels principes ; il connaissait la cause des choses, comprenait comment cela
fonctionnait. Or avec la sécularisation des sociétés, « les processus du monde se [sont]
désenchant[és] en perdant leur sens magique, de sorte qu’ils se passent seulement, mais ne
signifient plus » (Weber, Economie et société).
D’où la nécessité de trouver à nouveau un sens, une magie, d’adhérer à un modèle qui
organise à nouveau la vie, même si une forme de supercherie est entrevue. C’est ainsi,
semble-t-il que la plupart des voyageurs par exemple ne sont pas dupes des arguments
publicitaires des agences de tourisme, ils savent que les danses sont entamées pour eux, mais
pourtant, ils souhaitent se laisser aller à l’enchantement, ils souhaitent croire que tout ce qu’ils
vivent n’est guidé que par des valeurs esthétiques et humaines, et non un échange
économique, parce qu’ils ont besoin d’imaginer leur vie, de faire leurs propres images. Cela
donne un sens.
2) La quête du bonheur, une valeur certainement universelle également, participe aussi à la
recherche de sens. La définition minimale du bonheur est l’absence de malheur. On peut la
décliner en deux temps : les instants de bonheur, et le bonheur sur le long terme, qui n’ont pas
les mêmes implications. Le bonheur, ou l’idée que l’on s’en fait, fait partie du système, du
modèle. L’adhésion au modèle conditionne ce que doit être le bonheur. Dans une société
capitaliste, le bonheur serait la consommation pour tous. Dans sa quête, l’homme sait que le
bonheur est fragile, qu’il résulte d’une construction, et que des moments de bonheur sont
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davantage accessibles que « Le » bonheur. Ainsi, en reprenant la définition initiale où le
bonheur serait l’absence de malheur, pour être heureux, il suffirait d’éradiquer le malheur. Le
lieu le mieux réputé pour cela, c’est le paradis. Quête de bonheur et recherche de paradis sur
terre sont liés et découlent de la recherche de sens.
3) Le paradis est un espace pacifié, un ailleurs souriant, nettoyé, authentique, où règnent les
vraies valeurs ; qui ressemble à l’idéal, soustrait aux contraintes sociales et temporelles, et
octroie la possibilité d’oublier le reste : la misère, la bêtise, les mauvaises odeurs, les bruits
intempestifs, la saleté et la laideur. Un lieu tel que celui-ci correspond à un rêve, à la magie.
Sur terre, il ne peut donc être qu’artificiel.
Les hommes semblent adhérer volontairement à des formes de paradis préfabriqué et artificiel
en réponse à leur recherche d’ailleurs onirique, pour atteindre le paradis qui donnera un sens à
leur existence. Ces lieux sont divers et contribuent à une recomposition des espaces selon les
modalités de l’enchantement. Pour que la magie opère, les hommes souhaitent que ces lieux
masquent l’envers du décor, qu’une méconnaissance de la situation subsiste, que la réalité
économique disparaisse. C’est le cas des séjours dans les hôtels luxueux de Saint Domingue,
des relations tissées entre un guide et son client lors d’une excursion dans le désert, du « pâté
de campagne » authentique acheté stérilisé en supermarché, du décor des parcs de loisirs, des
façades rénovées d’une rue mamelouke au Caire, etc…
Ainsi, à observer l’évolution des territoires, il semble bien que la quête d’un nouveau sens soit
en marche et réponde à un besoin d’enchantement, universel sans doute, et souvent associé à
un désir d'authenticité. La question de l'authenticité doit être ici posée, non pas pour opposer
le réel à l'artificiel ou l'original au fabriqué, ni pour refaire la critique de l'inauthenticité du
monde sous le régime capitaliste, mais pour mieux saisir comment ceux qui consomment ou
pratiquent les territoires enchantés participent à la "co-construction" de l'authenticité (selon
les termes de Winkin). Leur propension à se laisser prendre au jeu, pour peu que ses "ficelles"
ne soient pas trop visibles et sa mise en scène crédible, est au cœur de la fabrication de
l'enchantement et du sens qu'il revêt (par exemple lorsqu'il permet au touriste de détourner un
rapport marchand en un rapport interculturel).
Ce besoin d'enchantement correspond peut-être à une réaction, à une résistance aux
différentes formes de désenchantement, mais peut-être n’est-il qu’une quête parallèle,
généralisée, inscrite dans la nature humaine. Ses conséquences, ses logiques, et son sens
méritent en tout cas qu’on l’étudie.
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III) Posture méthodologique
Pour mettre en œuvre un tel programme de recherche qui pressent une évolution, que quelque
chose de nouveau advient, nous n’avons à notre disposition que le présent. Il n’existe pas de
théorie sur la question. Il nous faudra nous contenter des faits.
La posture méthodologique que nous souhaitons adopter est à la fois ambitieuse et
raisonnable.
Elle repose sur 2 postulats : que l’universel est au cœur du singulier ; et que décrire les
éléments, les faits, les expériences, les montrer, constituent déjà une avancée car c’est
collecter du matériel réflexif.
Il nous faudra donc porter un regard lucide sur les faits bruts, considérer tous les paramètres et
être attentifs à des choses en apparence anodines : les petits événements, mais aussi
l’apparence, les émotions, les passions, les banalités, les fragments, les détails, autant
d’éléments que l’on considère comme des symptômes des nouveaux équilibres et tendances
dans un monde où plus rien n’est vraiment important et où, par conséquent, tout a de
l’importance.
Nous nous appuierons donc sur des expériences et faits aussi concrets que possibles en
essayant d’être rigoureux et imaginatifs.
Les petites choses, par sédimentation, constituent le socle de compréhension de nos sociétés et
de ses logiques internes. Par agrégation, elles s’insèrent dans une problématique plus vaste,
dans un cadre théorique qui les dépasse largement et leur donne un sens.
Nous aurons donc une démarche micro-macro.
Ainsi, la diversité des thématiques, et la diversité des terrains qui constituent le fonds des
données de ce programme, sont considérées comme autant de carrés de mosaïque destinés,
une fois articulés, à la représentation d’une fresque figurative d’un réenchantement de notre
monde.
IV) Présentation des interventions
Notre première séance « d’enchantement, réenchantement ? » s’appuie donc sur des exemples
très concrets de situations d’enchantement grâce à des mises en scène variées. Trois
thématiques principales se dégagent. On verra avec la mise en scène du savoir faire de
l’artisanat traditionnel à Fès présenté par Muriel Girard, avec la création de toute pièce d’un
idéal-type occidental de la médina à Yasmine Hammamet présenté par Pierre-Arnaud Barthel,
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