Géométrie à l`angle de l`art et de la science selon Descartes

Vision(s)
selon DESCARTES
Essai illustré par «Herma-gonal» une vidéo-performance de
SABINE LE STUM et HANNAH HELLER.
Géométrie à l’angle
de l’ART et
de la SCIENCE
L’utilisation de la figure
géométrique du polygone
par Raphaële Bidault-
Waddington pour son projet
artistique nous offre un prétexte
rêvé pour revenir sur l’idée com-
mune que le monde de l’art, repré-
senté par l’imagination, et celui de la
science, par la toute puissante
raison, seraient inconciliables. S’il
y a bien une discipline qui réussit
la synthèse parfaite de ces deux
formes de pensée, à la fois abstraite
et concrète, c’est bien la géométrie,
dont le polygone pourrait être un
symbole achevé tant il s’applique à
un nombre illimité de formes.
Longtemps, on a considéré que
l’imagination et la raison s’oppo-
saient, comme si tout recours à la
première entraînait la perte de la
seconde. Il existe encore de nos
jours des lieux avoir trop d’ima-
gination équivaut à perdre la raison.
Dans son étude des mœurs de son
siècle, La Bruyère écrivait : « Il ne
faut pas qu’il y ait trop d’imagination
dans nos conversations ni dans nos
par PHILIPPE DURANCE
TALES’ PERFORMANCE EXPERIENCE #1 :«HERMA-GONAL»
Nous avons coné le Polygone à SABINE LE STUM, écrivain et
journaliste, qui, passionnée de philosophie, s’est armée de son per-
sonnage Herma pour attaquer chacune de ses facettes comme l’ana-
lyse d’une idée. Puis elle a passé la main à HANNAH HELLER,
performeuse et metteur en scène américaine, clownesque et enga-
gée, qui n’a pas manqué de le retourner et de mettre un nez rouge,
entre les jambes à l’équerre de l’immanquable MARIA JOAO FAL-
CAO. Polygon Free-Style, ou l’art de l’interprétation !
écrits ; elle ne produit souvent que
des idées vaines et puériles, qui
ne servent point […] à nous rendre
meilleurs : nos pensées doivent être
prises dans le bon sens et la droite
raison, et doivent être un effet de
notre jugement » (1). À la lecture de
cette sentence, Voltaire lui-même
en déduisait : « Il ne faut pas que
l’imagination domine trop. Le bon
sens et la droite raison sont préfé-
rables » (2).
Lorsque l’on fait appel
à la raison et à sa
puissance, une figure
emblématique se pré-
sente instantanément à
l’esprit : celle de René
Descartes, promu fon-
dateur du cartésianisme, un mou-
vement de pensée pour lequel la
raison serait l’autorité unique et sou-
veraine de l’intelligence humaine.
Cette affirmation a été colportée par
quelques exégètes radicaux, qui n’y
ont vu bien souvent qu’un argument
propre à défendre leurs propres
excès (3) ; ce serait une erreur de
s’y arrêter (4).
Pour Descartes, le monde com-
portait principalement deux sortes
d’esprit : « ceux qui, se croyant plus
habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent
empêcher de précipiter leurs juge-
ments ni avoir assez de patience
pour conduire par ordre toutes leurs
pensées […] ; ceux qui, ayant assez
de raison ou de modestie pour juger
qu’ils sont moins capables de distin-
guer le vrai d’avec le faux que quel-
ques autres par lesquels ils peuvent
être instruits, doivent bien plutôt se
contenter de suivre les opinions de
ces autres qu’en chercher eux-mê-
mes de meilleurs ». Il
reprochera aux pre-
miers de ne pas avoir
pris « la liberté de
douter des principes
qu’ils ont reçu et de
s’écarter du chemin
commun ». Quant aux seconds, il
avoue humblement qu’il aurait pu
être un des leurs. Cependant, il se
rend compte que même les plus
doctes des hommes ont des opi-
nions divergentes et décide alors
d’établir sa propre méthode, car
« la pluralité des voix n’est pas une
preuve qui vaille rien pour les véri-
tés un peu malaisées à découvrir ;
[parce qu’il] est bien plus vraisem-
blable qu’un homme seul les ait ren-
contrées que tout un peuple, je ne
La géométrie,
synthèse parfaite de
l’imagination et de
la raison
Il ne suft pas
d’avoir l’esprit bon,
le principal est de
bien l’appliquer
Laissons les
artistes envahir
les quotidiens de
la raison et nous
montrer les voies
possibles
lieu de cette philosophie spécula-
tive qu’on enseigne dans les écoles
on en peut trouver une pratique »
(12) ; il faut étudier les « sciences
utiles […] pour les avantages qu’on
en tire dans la vie » (13). Il n’est
donc pas étonnant qu’il développe
parallèlement une grande méfiance
pour « l’hommes de lettres dans
son cabinet, touchant
des spéculations qui
ne produisent aucun
effet, et qui ne lui sont
d’autre conséquence
sinon que peut-être il
en tirera d’autant plus
de vanité qu’elles
seront plus éloignées
du sens commun,
[parce qu’il] aura employer
d’autant plus d’esprit et d’artifice à
tâcher de les rendre vraisembla-
ble » ; il préfère écouter celui qui
est en rapport avec le monde réel,
dont « les raisonnements [touchent]
les affaires qui lui importent, et dont
l’événement le doit punir bientôt
après s’il a mal jugé » (14).
Ce critère d’utilité servira un siècle
plus tard aux Encyclopédistes pour
dépasser l’opposition stérile entre
les nobles arts libéraux et les vils
sens et de la mémoire, afin de ne
laisser sans emploi aucun de nos
moyens » (7). L’imagination tient
une place centrale dans la pensée
cartésienne (8) : par sa puissance
heuristique, elle donne à l’esprit une
capacité de découverte inégalée.
Descartes la convoque pour faire
le lien, à travers les sens, avec les
objets qui composent la réalité qui
l’entoure. Il s’en ser-
vira particulièrement
dans ses travaux de
géométrie (9), jusqu’à
affirmer qu’elle est
« la partie de l’esprit
qui aide le plus aux
mathématiques » (10).
Paradoxalement, l’imagination
donne ainsi à la raison une capa-
cité pratique, de raccord au réel, de
représentation, qu’elle n’aurait pas
sans elle. Pour le philosophe fran-
çais, ce point est d’importance, car
il ne suffit pas « d’avoir l’esprit bon,
[…] le principal est de bien l’appli-
quer » (11). Cette exigence fait de
Descartes un savant qui considère
l’utilité de la pensée comme un cri-
tère important : « il est possible de
parvenir à des connaissances qui
soient fort utiles à la vie, et qu’au
pouvais choisir la personne dont les
opinions me semblassent devoir être
préférées à celles des autres » (5).
Cette méthode l’amène à réfléchir,
dans chaque matière qu’il aborde,
« sur ce qui la pouvait rendre sus-
pecte et […] donner l’occasion de
[se] méprendre » et à déraciner
de son esprit « toutes les erreurs
qui s’y étaient pu glisser aupara-
vant ». Son approche
est radicale : il rejette
« comme absolument
faux tout ce en quoi
[il] peut imaginer le
moindre doute, afin
de voir s’il ne resterait
point après cela quelque chose qui
[soit] entièrement indubitable » (6).
Dans sa quête de la vérité, Descartes
souligne l’importance qu’il y a « d’aug-
menter ses lumières naturelles, non
pour pouvoir résoudre telle difficulté
d’école, mais pour que l’intelligence
puisse montrer à la volonté le parti
qu’elle doit prendre dans chaque
situation de vie ». Il développe une
philosophie de l’action dans laquelle
l’intelligence en elle-même ne suffit
pas. Bien qu’elle « seule est capa-
ble de concevoir la vérité », « elle
doit […] s’aider de l’imagination, des
arts mécaniques, et fonder une
science des arts utiles, qui ser-
vent la société. Ils considéreront
d’ailleurs l’un des principaux traités
de Descartes, celui sur l’optique,
comme « la plus grande et la plus
belle application […] de la géométrie
à la physique » (15) et comme un de
ses principaux apports ; Descartes
lui-même considé-
rait ce travail comme
le pur résultat de la
mise en œuvre de sa
méthode (16). Dans
leur souci d’organiser
les connaissances
connues, ils structu-
rent l’ensemble des
disciplines autour
de ce que sont pour eux les trois
grandes modalités de perception
sur lesquelles l’entendement peut
compter : la mémoire, la raison et
l’imagination. À la mémoire corres-
pond l’histoire ; à la raison, la phi-
losophie ; à l’imagination, la poésie,
entendue comme la partie créative
de la connaissance humaine, celle
qui fait appel au « talent de créer »
(17).
En cette période actuelle de pro-
fonde interrogation sur le sens que
l’homme doit donner au nouveau
monde qui s’ouvre à lui, la légitimité
de l’imagination ne peut plus être
cantonnée uniquement à l’art ; une
place à part entière doit lui être faite
dans tous les domaines, qu’ils soient
politiques, économiques ou sociaux.
Et si l’art représente une sorte de
perfection de la force imaginative,
alors laissons les artistes envahir
les quotidiens de la raison et nous
montrer les voies possibles. Car,
l’imagination représente la condition
sine qua non d’une évolution, non
plus vers le meilleur des mondes,
mais vers un monde meilleur (18).
Elle conduit à une modification fon-
damentale de la relation de l’homme
au changement, car il ne s’agit plus
de faire accepter le changement au
plus grand nombre, mais de rendre
le plus grand nombre acteur du chan-
gement. La plupart de nos modèles
actuels génèrent plus de contradic-
tions qu’ils n’apportent de solutions,
et montrent ainsi qu’ils ont atteint
leurs limites. Plutôt que la fin d’une
époque, considérons donc qu’il s’agit
pour nous du commencement d’une
nouvelle, et formidable qui plus est,
puisque tout est à réinventer et que
chacun peut y participer. n
textes], qui en constituent des contre-exemples très clairs » (Mateus Araujo Silva, « L’imagination dans la Géo-
métrie de Descartes », in Michel Serfati, Dominique Descotes (dir.), Mathématiciens fraais du XVIIe scle :
Descartes, Fermat, Pascal, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008.
4) Par ailleurs, il est amusant de constater que les premiers qui ont voulu, du vivant de Descartes, s’opposer à
sa pensée, sont également les premiers à avoir parlé de cartésianisme en écrivant et diffusant un livre intitulé
Philosophie cartésienne, ou Méthode admirable de la philosophie nouvelle de René Descartes (Martin Schook,
1643). Descartes parlera, à propos de ces écrits, de calomnie et la querelle durera de nombreuses années.
5 et 6) René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire la raison, et chercher la vérité dans les
sciences, Leyde, 1637.
7) René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, inachevé, vers 1628-1629.
8) L’ensemble des travauxthodologiques de Descartes peuvent être relus à l’aune de cette hypothèse (cf.
Dennis L. Sepper, Descartes’s imagination: proportion, images and the activity of thinking, Berkeley, University
of California Press, 1996).
9) Mateus Araujo Silva, « L’imagination dans la Géométrie de Descartes », op. cit.
10) Lettre à Mersenne, 13 novembre 1639 (cité in Mateus Araujo Silva, « L’imagination dans la Géométrie de
Descartes », op. cit.).
11 et 12) René Descartes, Discours de la méthode, op. cit.
13) René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, op. cit.
14) René Descartes, Discours de la méthode, op. cit.
15) Jean d’Alembert, « Discours préliminaire », Encyclopédie ou Dictionnaire raison des sciences, des arts et
des métiers, volume 1, 1751.
16 et 17) L’édition originale du discours de la méthode était suivie des trois « traités ». Le titre complet de
l’ouvrage est : Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences.
Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode. Ainsi, « pour les contem-
porains de Descartes, et pour Descartes lui-même, le Discours de la Méthode […] est une préface. Nous l’avons
oublié. Non sans raison sans doute, puisque les Essais ou traités purement scientiques que contenait le volume
sont irrémédiablement dépassés, vieillis, périmés, tandis que le Discours garde encore sa fraicheur. Pourtant
c’est aux Essais que le Discours a dû sa fortune, son inuence et son retentissement » (Alexandre Koyré, Entre-
tiens sur Descartes, Gallimard, 1962).
18) idée de Edgar Morin in « La Voie », in Carine Dartiguepeyrou (dir.), Prospective d’un monde en mutation,
L’Harmattan, collection « Prospective », 2010.
* Professeur associé au Conservatoire national des Arts & Métiers (CNAM) de Paris, département « Manage-
ment, Innovation, Prospective ».
1) Jean de la Bruyère, Les caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, 1688.
2) Corpus des notes marginales de Voltaire, tome V, Akademie Verlag, Berlin, 1994.
3) Comme l’a parfaitement montré Mateus Araujo Silva, plusieurs tentatives ont été faites pour bannir l’imagi-
nation de la pensée de Descartes, alors même que de très nombreux textes en montrent explicitement l’aspect
central : « Ce n’est pas par hasard que les partisans de cette thèse n’ont jamais affronté ni me signalés [ces
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