LES PARTHES ET LA ROUTE DE LA SOIE © L'Harmattan, 2004 ISBN : 2-7475-7037-1 EAN : 9782747570374 Emmanuel CHOISNEL LES PARTHES et LA ROUTE DE LA SOIE IFEAC Institut Français d'Études sur l'Asie Centrale L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE Harmattan Kiinyvesbolt 1053 Budapest, Kossuth L. u. 14-16 HONGRIE L'Harmattan Italia Via Degli Artisti 15 10214 Torino ITALIE AVANT-PROPOS ET REMERCIEMENTS La Route de la Soie est une expression qui fait rêver. On devrait plutôt parler de « routes de la soie » tant, nous le verrons, les itinéraires ont varié au cours du temps. Ce livre, qui analyse le rôle joué par les Parthes dans l'établissement et le contrôle de ces routes de la soie, et plus généralement du commerce entre l'Asie et l'Occident, n'aurait pu voir le jour avant que ne soit parue la somme magistrale, publiée en 1997 par Jean-Paul Roux, sur l'histoire et les civilisations de l'Asie centrale. D'utiles compléments se trouvent dans le volume II de l'Histoire des civilisations de l'Asie centrale, ouvrage collectif édité par l'UNESCO et couvrant la période de 700 av. J.C. à 250 ap. J.C. Le cadre temporel de cet ouvrage est délimité par la période où régna la dynastie des Parthes, c'est-à-dire de 247 av. J.C. à 226 ap. J.C. Le livre de Daniel Schlumberger sur L'Orient hellénisé, paru en 1970, parlait d'« art parthe », sans pour autant que n'apparaisse clairement l'entité politique qu'ont constituée les Parthes en Iran. Ce vide a été comblé depuis avec la parution en français, en 1993, du livre de Jozef Wolski sur L'Empire des Arsacides. Roman Ghirshman et Clément Huart avaient également antérieurement chacun consacré aux Parthes un chapitre de leur livre sur l'histoire de l'Iran. Je remercie Luce Boulnois pour tous les conseils qu'elle m'a donnés pour mener à bien ce travail, et pour sa profonde connaissance, précieuse, des textes chinois sur la Route de la Soie. Je remercie également Houshang Mazahéri d'avoir mis à ma disposition les publications diverses de son oncle, Aly Mazahéri, sur les Parthes et la Route de la Soie. Ma gratitude va également à Pierre Guy, qui a guidé mes premiers pas sur les traces des sites parthes au Turkménistan. Merci à Paul Bernard, pour toutes ses informations précieuses sur le royaume gréco-bactrien. Merci à Ophélie et Patrick pour leur connaissance de l'Arménie. Merci à Philippe et Anne-Rose pour leur connaissance du monde romain, à Pojhan, à Vincent, à Tom, à Jean-Marc et à Corinne de leurs encouragements et de leur aide. Merci à Alice, Michel, Pascal et Bernard de leur aide pour 1 ' iconographie. Et enfin je remercie tout particulièrement Rémy Dor, Directeur de l'I.F.E.A.C. qui a soutenu la publication de cet ouvrage et l'ensemble de son équipe pour l'aide apportée. 6 SOMMAIRE pages Avant-propos et remerciements 5 Sommaire 7 Préface 9 Introduction 19 Chapitre I : L'irruption des Parthes en Asie centrale (250-190/189 av. J.C.) 27 Chapitre II : La conquête de l'Iran par les Parthes (190/189-124 av. J.C.) 37 Chapitre III : L'ouverture de la Route de la Soie en Asie centrale (124/123-97 av. J.C.) 55 Chapitre IV : Parthes et Romains s'affrontent en Arménie et à Carrhes (97-53 av. J.C.) 67 Chapitre V : Les Parthes à l'Ouest de l'Euphrate et les débuts de Palmyre (53 av.-8 ap. J.C.) 87 Chapitre VI : Royaume indo-parthe en Inde du Nord, et début de l'Empire kouchan en Bactriane (8-46 ap. J.C.) 111 Chapitre VII : La « route maritime » de la soie et les Kouchans (46-73 ap. J.C.) 129 Chapitre VIII: La route terrestre de la soie et la création de Vologésias (73-107 ap. J.C.) 147 Chapitre IX : Trajan attaque l'Empire parthe (107-117 ap. J.C.) 163 Chapitre X : Apogée de Palmyre sous Hadrien (117160 ap. J.C.) 169 Chapitre XI: Les guerres romano-parthes (161-211 ap. J.C.) 183 Chapitre XII : La fin de l'Empire parthe (211-226 ap. I.C.) 191 Epilogue : l'héritage parthe en Arménie 197 Bibliographie 209 ANNEXES 225 Chronologie sommaire 227 Liste des souverains (parthes, gréco-bactriens, séleucides, kouchans, nabatéens, arméniens et romains) 233 Liste des illustrations 239 Liste des cartes 241 Cartes 243 Index général 261 Index des auteurs anciens 273 Index des auteurs modernes 275 8 PRÉFACE Les Parthes et la Route de la soie : voici une rencontre de mots qui eût sans doute paru incongrue à un historien occidental d'avant, disons, 1850 ; d'une part, parce que l'expression « route de la soie » n'avait encore figuré dans aucune publication; d'autre part, parce que la vision que l'on avait des Parthes, basée sur les auteurs grecs et latins, reflétait surtout leur histoire conflictuelle avec les Romains et les Arméniens. On ne s'intéressait pas beaucoup à leurs relations avec leurs voisins orientaux. Le développement de l'archéologie en général et spécialement en Asie centrale à partir des années 1880, et en même temps de la sinologie et de la traduction des grands textes historiques chinois, recentra notre vision de l'histoire de l'Asie, tandis qu'émergeait le thème « route de la soie », aujourd'hui objet de nombreuses études et familier à un vaste public ; cependant, notre profond enracinement dans la culture gréco-latine fit que pendant longtemps on a eu tendance à privilégier l'étude des relations empire romain - Chine, ou monde grec - monde chinois, et à accorder moins d'attention aux pays qui se trouvent entre les deux. Bien que cette tendance n'ait plus cours, on peut remarquer que dans la masse considérable de publications parues sur l'histoire de la « route de la soie » depuis vingt ou trente ans, le chapitre des relations commerciales de l'empire parthe avec ses partenaires orientaux est relativement mince. Mais aussi les sources documentaires accessibles n'abondent pas. Relations commerciales, mais aussi relations politiques, transferts de savoirs scientifiques et techniques, échanges culturels et religieux : c'est tout cela qu'il faut entendre sous l'expression « route de la soie » ou « routes de la soie », ce faisceau d'itinéraires commerciaux transcontinentaux qui vont de la Grande Muraille de Chine aux rives de la Méditerranée orientale : en fait, les artères par où ont circulé le meilleur et aussi le pire - les armées d'innombrables guerres - des civilisations. Dans le présent ouvrage Emmanuel Choisnel a mis en lumière le rôle qu'a joué le commerce (où la soie venue de Chine occupait la première place) dans la politique extérieure du royaume parthe à l'est et à l'ouest. Rôle qu'il était utile de souligner (même si cette branche de commerce n'a sans doute pas eu autant d'importance à l'époque parthe que sous la dynastie sassanide qui régna ensuite sur la Perse), car il s'agit certes des échanges matériels en eux-mêmes, mais aussi la présence d'une voie de communication fréquentée et où règne un minimum de sécurité permet la circulation d'autres valeurs : connaissances scientifiques et techniques, religions, arts. Une grande partie de la présente étude est consacrée à l'histoire politique du royaume parthe, et spécialement de ses conflits et rivalités récurrentes avec les Romains et le royaume d'Arménie, sur les quatre siècles et demi que dura la dynastie parthe des Arsacides avant d'être supplantée par les Sassanides en 226. Sont également abordées l'histoire du royaume indo-parthe d'Inde du nord et celle de l'empire koushan. Au travers de cette histoire politique s'insère l' « ouverture » de la « route de la soie » dans le contexte Chine - Asie centrale - empire parthe, avec le célèbre épisode de la mission de Zhang Qian, et ses suites. A l'autre extrémité du continent on verra le rôle de Palmyre dans l'histoire du commerce. On trouvera également un exposé des itinéraires maritimes entre l'empire romain et l'Inde à partir du Ier siècle de notre ère : il ne faut pas oublier en effet que les itinéraires terrestres de la « route de la soie » étaient complétés, et parfois partiellement remplacés (lorsque des guerres y interrompaient les flux commerciaux), grâce à une route reliant l'Afghanistan aux ports du nord-ouest de l'Inde, par des liaisons maritimes empire romain - Inde qui apportaient dans ces ports (Barygaza et Barbaricum) les productions des pays méditerranéens, de l'Arabie 10 et de l'Afrique, via la mer Rouge et l'océan Indien, et aussi ce qui transitait par Ceylan, carrefour commercial et maritime des navires de toutes provenances. Par là même les productions asiatiques pouvaient atteindre les marchés méditerranéens. Ces itinéraires maritimes permettaient d'ailleurs de contourner le monopole que les Parthes s'efforçaient de conserver comme intermédiaires entre la soie chinoise et autres productions de l'Asie centrale et orientale, et ces marchés occidentaux : Syrie et Asie mineure romaines, Alexandrie etc. Sur ces routes terrestres et maritimes circulèrent non seulement les marchands, mais des religieux et des prédicateurs. L'auteur évoque brièvement la diffusion vers l'est, à l'époque kouchan, du bouddhisme et de l'art bouddhique, et aussi des premières formes de christianisme. Intéressons-nous de plus près aux relations directes entre le royaume parthe et la Chine des Han, sur lesquelles nous avons essentiellement des sources chinoises, contemporaines des faits, concises mais précieuses et, qui plus est, comme toute la littérature historique chinoise, datées avec précision. Les trois grandes oeuvres classiques concernées ici - les Mémoires historiques de Simaqian, le Livre des Han antérieurs et le Livre des Han postérieurs, par le peu qu'elles nous livrent sur le royaume d'Anxi (An-si), et sur le royaume du Tiaozhi (Tiaotche) qui fut annexé par Anxi, apportent une vision des Parthes qui rééquilibre celle que nous avions par les yeux de leurs ennemis et rivaux, les Romains. La documentation concernant proprement le commerce est peu détaillée dans les textes historiques. C'est un fait général que le commerce et les marchands ne sont pas considérés comme des sujets nobles par les historiens antiques (et beaucoup de modernes, jusqu'à une période récente), aussi bien du côté chinois que du côté gréco-latin ; les sujets nobles étant les victoires, les défaites, les annexions, les traités, les batailles et les faits et gestes des princes. Les historiens antiques ne faisaient pas beaucoup d'histoire économique et sociale ; l'archéologie nous en apprendra, parfois, un peu plus sur les objets matériels - encore qu'une fois de plus, les sépultures soient le plus souvent celles des rois et des princesses... Il y a fort peu de sépultures de marchands (encore moins de paysans ou d'esclaves). Et pourtant le commerce a nourri en partie 11 la puissance des royaumes, et souvent a été un élément motivant de leur politique, entraînant des conflits armés, des annexions, des traités, pour le contrôle et le maintien d'un flux commercial profitable. Chez les historiens chinois de l'époque parthe, qui est aussi celle de la dynastie Han, on voit citer, par exemple, les curiosités que le roi du pays d'Anxi, le royaume parthe, envoie à l'empereur de Chine (soi-disant en « tribut », mais c'est une figure de style, ce royaume n'a jamais été vassal de la Chine) : au cours de la première ambassade vers la cour chinoise, qui y parvint entre 110 et 100 avant notre ère, un instrument de musique nommé pipa, sans doute une sorte de mandoline à ventre rond et à quatre cordes, qui se répandit en Chine et plus tard au Japon ; l'instrument était sans doute accompagné des musiciens qui y étaient experts ; cette même ambassade offrait également à l'empereur des Ligan xuan ren, des illusionnistes (prestidigitateurs, artistes experts en tours de magie) du Ligan, nom que l'on donnait alors au monde romain ou plutôt aux pays de la Méditerranée orientale sous contrôle romain, sur lesquels on ne savait encore presque rien ; en l'an 87 de notre ère, un lion et unfupa, animal non identifié à ce jour, dont historiens ou dictionnaires nous disent seulement qu'il ressemble à la licorne, mais sans corne ; ou bien que c'est « un animal fabuleux représenté soit sous la forme d'un cerf doté d'une longue queue et pourvu d'une ou de deux cornes, soit sous l'aspect d'un cheval mythique »; en l'an 101, un lion et de grands oiseaux que l'on croit avoir été des autruches... mais on ne nous dit jamais combien de ballots de soieries partaient de Chine pour ce lointain royaume d'Anxi. L'histoire de la « route de la soie » commence avec l'ambassade vers l'ouest de Zhang Qian, envoyé par l'empereur Wudi des Han, épisode célèbre qu'Emmanuel Choisnel décrit au chapitre II. Le diplomate-explorateur ramena de cette première mission dans l'ouest des renseignements sur toutes sortes de pays alors encore inconnus des Chinois : parmi eux, le royaume d'Anxi, le royaume parthe, près duquel il passa, vers l'an 125 avant notre ère, sans y entrer; après le retour en Chine de Zhang Qian, l'empereur envoya une première ambassade en Anxi, qui allait devenir un allié et partenaire commercial de la Chine, apparemment avec profit mutuel. Pendant que les Parthes 12 guerroyaient contre les Romains ou les Arméniens, ils étaient assurés, à l'est, des bonnes relations avec la Chine, allié utile bien que lointain, qui s'efforçait de neutraliser leur ennemi commun, les Xiongnu. Le contrôle de la Chine sur l'Asie centrale s'organisait. Au rythme de ses périodes de faiblesse ou de puissance, l'empire chinois a plusieurs fois conquis, perdu, reconquis ces territoires occidentaux qui aujourd'hui font encore partie, en tant que « province » ou « région autonome chinoise », de la République populaire de Chine. Du temps des Parthes jusqu'au tout début du califat, la Chine fut l'alliée de la Perse. A l'époque arsacide, les échanges diplomatiques et commerciaux sont réguliers, sauf certaines périodes d'interruption dues à des guerres ou troubles intérieurs. La première description d'Anxi par un historien chinois est celle de Simaqian (145- 90 ? av. J.-C.), vraisemblablement d'après le rapport de Zhang Qian : Anxi se trouve à plusieurs milliers de li à l'ouest des Grands Yuezhi [royaume au nord de l'Afghanistan actuel]; ce sont des agriculteurs sédentaires; ils sèment du riz et du blé, font du vin avec du raisin. Les villes sont comme au Dayuan [la vallée du Fergana, en Ouzbekistan]. Anxi règne sur plusieurs centaines de villes grandes et petites, s'étend sur plusieurs milliers de li, et est considéré comme un très grand royaume. Près du fleuve Guishui vivent commerçants et marchands, qui vont distribuer leurs marchandises, par eau ou par voie de terre, dans les états voisins, même à plusieurs milliers de li de là. Ils ont une monnaie d'argent où est figuré le visage du souverain; à la mort d'un souverain, on refond la monnaie à l'image de son successeur. Ils écrivent sur du parchemin, avec des traits en travers [horizontaux ?]. A l'ouest d'Anxi se trouve le Tiaozhi, au nord le Yancai et le Ligan. Le Tiaozhi se trouve à plusieurs milliers de li à l'ouest d 'Anxi, près de la mer occidentale. Le climat y est chaud, le sol humide; ils cultivent le riz. On trouve là- bas des oeufs d'oiseau de la taille d'une petite cuve. La population est très nombreuse. Il y a de nombreux petits rois qui, quoique dépendant d'Anxi, se considèrent comme des souverains étrangers. Les habitants sont d'habiles illusionnistes. Les gens très âgés d'Anxi affirment qu'au 13 Tiaozhi se trouvent l'eau faible et Siwangmu, mais ils ne les ont jamais vues. Le Tiaozhi serait la région située sur les cours inférieurs du Tigre et de l'Euphrate, dans la partie sud de l'Irak actuel. Comment interpréter cette « eau faible », à ce jour non élucidée, et qui, dans le royaume parthe, pouvait avoir entendu parler de cette « reine mère de l'occident », personnage de la mythologie chinoise ? Le Qian Han shu, qui relate l'histoire de la première dynastie Han, soit les deux premiers siècles avant J.-C., fut écrit, sur la base des archives de l'époque en question, à la fin du premier siècle de notre ère. Il n'y est plus question d'eaux faibles ni de Siwangmu; mais on y trouve les mêmes informations sur les marchands, l'écriture, la monnaie : Ils utilisent des monnaies d'argent, avec, à l'avers, la figuration du visage du souverain et, au revers, de celui de son épouse. Renseignements supplémentaires : on y élève l'oiseau jue (tsiué), dont un ancien commentateur chinois nous dit que c'est un grand oiseau qui a des sabots comme un chameau et un plumage (vert foncé, bleu clair ou gris pâle, le mot chinois s'applique à ces trois nuances), et des ailes de plus d'un chang (soit plus de dix pieds); s'il lève la tête, elle est à huit ou neuf pieds de haut; on le nourrit d'orge. On lira dans le texte d'Emmanuel Choisnel comment la première ambassade chinoise auprès des Parthes fut accueillie à la frontière par vingt mille cavaliers. La première ambassade parthe en Chine, en retour, offrit à l'empereur des oeufs d'autruche, et les illusionnistes venus du Ligan que nous avons mentionnés cidessus. Dans cette même période des Han antérieurs, aux deuxième et premier siècle avant notre ère, les hasards de l'histoire unirent les Romains, les Parthes et les Chinois autour d'une bataille célèbre, une des grandes défaites romaines : la bataille de Carrhes, en 53 avant notre ère. D'une part, des légionnaires de l'armée romaine, faits prisonniers à l'est de l'Euphrate par les Parthes, furent déportés par eux à l'autre bout du royaume, en Margiane (région située dans l'actuel Turkménistan), probablement près de l'ancienne Merv (c'est l'une des localisations proposées), pour la 14 défense de la frontière contre les nomades ; transférés, on ne sait dans quelles circonstances, au service d'un khan, très loin à l'est, au Kazakhstan, ils y transportèrent leurs techniques romaines de défense ; faits prisonniers à nouveau, cette fois par les Chinois qui s'emparèrent de la place, ils furent transférés derechef plus à l'est encore, au Gansu chinois... où, en 2003, il se trouva des villageois chinois qui les revendiquaient comme ancêtres. A cette même bataille de Carrhes que nous ont décrite Plutarque et Florus, bataille où périrent vint mille soldats des légions romaines (romains ou mercenaires étrangers) et où dix mille autres furent faits prisonniers, ces soldats auraient été surpris par une ruse des Parthes : ceux-ci attirèrent les Romains loin dans le désert ; ils avaient camouflé leurs armes et armures sous des peaux de bête ; les Romains croyaient n'avoir devant eux qu'un petit corps de troupe. Soudain les Parthes démasquèrent leur immense armée, brandirent leurs étendards d'or et de soie, terrifièrent l'ennemi de l'éclat de leurs armures, casques et armes «faits d'un fer de Margiane aux reflets éblouissants », tout en faisant grand bruit de leurs tambours remplis de grelots et de leurs cris de guerre, et faisant pleuvoir sur les Romains un torrent de flèches. Ce que les auteurs latins ne savaient pas, c'est que ce fer de Margiane, ce fer parthe, était un cadeau involontaire des Chinois aux Parthes : des transfuges d'une ambassade chinoise en Asie centrale auraient, selon Simaqian, transmis à un royaume centreasiatique et aux Parthes la technique chinoise de travail du fer. Pline l'Ancien écrivait, environ un siècle après la bataille de Carrhes, que les deux meilleurs fers du monde étaient d'abord le fer chinois, ensuite le fer parthe ; et que les principales exportations des Seres, les Chinois, étaient la soie, le fer et les fourrures. Voyageurs malgré eux, voyageurs clandestins... A l'inverse, en l'an 97 de notre ère, Kan Ying, envoyé comme ambassadeur par le Protecteur général chinois en Asie centrale Banchao (Pan Tchao) auprès du pays de Da Qin (Ta Ts'in) (ces mots ont alors remplacé Ligan, Lijian (Li Tsien) pour désigner l'empire romain) n'alla sans doute pas plus loin que la rive nord du golfe Persique. Cette aventure, qu'évoque plus loin Emmanuel Choisnel, est relatée par Fan Yé (mort vers 445) dans le Hou Han 15 shu ou Livre des Han postérieurs, dans un passage de 86 idéogrammes, dans le chapitre sur Anxi qui en contient en tout environ 270. Arrivé jusqu'au Tiaozhi, au bord d'une grande mer, il voulut s'embarquer pour le Da Qin, mais les marins, à la frontière occidentale d'Anxi, le mirent en garde : Cette mer est immense; avec un vent favorable, il y a trois mois de traversée; avec des vents contraires, un an ; les navigateurs emportent des provisions pour trois ans... Et puis on raconta à Kan Ying qu'une sorte de nostalgie, de mélancolie, s'emparait, en mer, des voyageurs, au point que certains en sont morts...Tant et si bien que l'envoyé chinois s'en tint là. Ainsi s'acheva la première ambassade envoyée par la Chine vers notre monde méditerranéen, le monde romain, le Da Qin. Sur le Da Qin, ce pays si lointain que juste après lui à l'ouest le soleil se couche, les Chinois commençaient à avoir davantage d'informations, encore que beaucoup fussent d'interprétation incertaine, ou fantaisiste. Le Hou Han shu, dans le livre 118 réservé à tous les pays d'occident, nous le décrit comme rempli de merveilles, l'anneau qui brille la nuit, la perle claire comme la lune, le corail et l'ambre, le tissu fait du duvet d'un mouton marin, la toile qui se lave au feu... pays où il y a beaucoup de substances précieuses et d'objets extraordinaires et curieux de l'ouest de la mer... Le royaume d'Anxi commerce avec lui par mer. Dans le long et intéressant passage consacré au Da Qin se trouve l'explication du voyage interrompu de Kan Ying : Le roi de ce pays désirait constamment entrer en relations diplomatiques avec les Han; mais Anxi, voulant faire avec lui (le roi du Da Qin) le commerce des soies chinoises, lui opposait des obstacles en sorte qu'il ne pouvait pas avoir des communications personnelles (avec la Chine). Le royaume parthe va disparaître à peu près en même temps que la dynastie Han. D'autres mots chinois désigneront la Perse. Mais le terme Anxi survivra longtemps encore pour désigner certaines productions de ce pays. Il nous est resté en français, du fonds que déposent dans la mémoire populaire les évènements historiques, l'expression « la flèche du Parthe ». Le vocabulaire chinois a gardé quelques temps, de ses plus antiques relations avec l'Iran, l'expression « oiseau 16 d'Anxi » pour désigner l'autruche, et plus tardivement encore le terme « Anxi xiang », «parfum d 'Anxi », qui pourrait être le benjoin. Luce Boulnois 17 INTRODUCTION Apparus vers 250 av. J.C. dans le sud de l'actuel Turkménistan, les Parthes, étendant progressivement leur emprise sur l'Iran, y régnèrent jusqu'en 226 ap. J.C. Ces deux dates, qui délimitent l'histoire de l'Empire parthe, fournissent également le cadre temporel de ce livre, qui concerne donc une période de près d'un demi millénaire. Cette période vit notamment l'ouverture de la Route de la Soie, vers l'an 100 av. J.C., par un échange d'ambassadeurs entre l'empereur de Chine Wou-ti et le roi parthe Mithridate II. Mais, il a fallu d'abord protéger cette future route commerciale, notamment à l'Est du Pamir, dans le bassin du Tarim, à l'extrême ouest de la Chine, des attaques des nomades Hiong-nou. L'expression de « Route de la Soie », inventée au XIXe siècle par le géographe allemand Ferdinand von Richthofen, est un nom générique à double titre. Il n'y eut pas, d'abord, un seul itinéraire de la Route de la Soie au cours de la période qui nous concerne, mais plusieurs, au gré du péril nomade, des évolutions politiques, des alliances diplomatiques plus ou moins éphémères, des changements de régimes ou de dynasties, et de l'apparition de nouveaux royaumes, tels, partant de l'ancienne Bactriane, l'Empire kouchan en Inde du Nord, à partir du début de notre ère. C'est une expression générique à un second titre, à savoir que la soie ne fut pas, loin de là, la seule denrée de luxe transitant vers l'Ouest le long de cette Route. De plus, en sens inverse, d'autres produits étaient échangés contre la soie chinoise. Nous nous attacherons à essayer de retracer ces différents trajets et leur chronologie d'apparition, ceux de la Route de la Soie proprement dite, trajets terrestres et trajets maritimes, mais aussi ceux d'autres routes commerciales, toutes routes qui entrèrent fatalement en concurrence les unes avec les autres, par exemple la route maritime qui remontait le golfe Persique, ou la route maritime qui remontait la mer Rouge. Toutes ces routes commerciales, et les profits qui leur étaient attachés, attirèrent bien des convoitises, à commencer par celle émanant de Rome. L'écrasante défaite des Romains face aux Parthes à la bataille de Carrhes en l'an 53 av. J.C., qui coûta la vie au triumvir romain Crassus, mit certes une halte pour un temps à cette convoitise. Mais l'obsession de vaincre les Parthes, et par là de laver l'humiliation de Carrhes, prit une part importante dans l'imaginaire romain, la hantise des Parthes, et suscita nombre de projets d'expéditions militaires, tel le projet conçu par Jules César lui-même, auquel son assassinat mit un terme brutal. Cette période d'un demi millénaire vit également l'apparition du christianisme en Orient. Cette Route de la Soie en vint ainsi à devenir, au fil des siècles, une sorte d' « autoroute des religions », d'abord pour le bouddhisme, peut-être dès le Ier siècle av. J.C., puis pour le manichéisme et le christianisme nestorien. Il est par contre plus malaisé de cerner quelle(s) fu(ren)t la (ou les) religion(s) des Parthes et des Kouchans. Nous évoquerons à cet égard quelques éléments épars rassemblés sur ces questions par différents auteurs. Enfin, avant d'aborder la genèse de cette épopée des Parthes, anciens nomades sédentarisés mais restés des cavaliers hors pair, il convient de revenir sur le substrat culturel sur lequel les Parthes vinrent s'installer, à savoir les restes du gigantesque, mais éphémère, Empire du Macédonien Alexandre le Grand (336323 av. J.C.), et la présence grecque dans le défunt Empire perse achéménide et en Asie centrale. Alexandre le Grand a en effet conquis l'Empire achéménide après en avoir provoqué la chute. Mais la conquête de l'Asie centrale date des Achéménides, avec la conquête de la Margiane (le sud de l'actuel Turkménistan) et de la Bactriane (au nord de l'actuel Afghanistan). Cyrus le Grand est réputé être parvenu jusqu'à l'Iaxarte (l'ancien nom du fleuve SyrDaria), et Darius conquit le Gandhâra (au nord de l'actuel Pakistan) en 518 av. J.C. Selon Louis de La Vallée Poussin, la 20