JOURNAL D’INFORMATION DU CENTRE CHORÉGRAPHIQUE NATIONAL DAQUITAINE EN PYRÉNÉES ATLANTIQUES MALANDAIN BALLET BIARRITZ
Claire Lonchampt & Mickaël Conte
, La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
JANVIER > MARS 2016
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ÉDITO
ACTUALITÉ
ACTIVITÉ
DANSE À BIARRITZ #64
SENSIBILISATION
FORMATION
LE LABO
EN BREF
CALENDRIER
ÉDITO
Claire Lonchampt & Mickaël Conte
, La Belle et la Bête
© Olivier Houeix + Yocom
•••
ans le cadre du Pôle de coopération
chorégraphique du grand Sud-Ouest
créé en 2012 avec le soutien du Ministère de
la Culture et de la Communication, le Ballet
de l’Opéra national de Bordeaux conduit par
Charles Jude et le Malandain Ballet Biarritz
lancent un Concours de Jeunes Chorégraphes
dont la première édition aura lieu à Biarritz
en avril prochain. Loin d’être un concours de
plus, il se donne pour objectif de promouvoir
dans son expression contemporaine ce que l’on
nomme la danse classique. Mais osons parler
de « ballet de demain » (1), puisqu’il s’agit aussi
d’attirer l’attention sur son avenir, même si ce
sujet est usé jusqu’à la corde à force de vieillir.
Parce que tout lasse. Parce que la mode ne
s’est jamais souciée d’être sensée et juste.
Par l’impéritie des pouvoirs. Par la faute des
hommes. Par exagération ou une opinion peut-
être trop pessimiste, régulièrement, on entendit
ce cri mêlé de larmes : «
La danse se meurt,
la danse est morte !
» Ces pleurs versés sur le
tombeau de Terpsichore sont même à l’origine
de la naissance de la danse classique, que le
XVIIe siècle épris de beauté qualifia de « belle
danse ». C’est en effet, pour «
rétablir ledit Art
dans sa première perfection, et l’augmenter
autant que faire se pourra
», pour lutter contre
les abus capables de le porter à «
une ruine
irréparable
»
(2) que Louis XIV créa l’Académie
royale de Danse en 1661. Ce qui constitua son
premier geste officiel, mais contentons-nous
de dire : autre temps, autre mœurs, et de faire
briller une autre vérité.
D’évidence, trop occupés à former des
danseurs pour avoir le temps de s’asseoir, les
treize « Académistes » nommés par le roi se
vouèrent au «
plus profond silence
» (3). Aussi
est-ce Pierre Beauchamps, le premier maître de
ballet de l’Académie royale de Musique (1669),
autrement dit de l’Opéra de Paris (car, si Louis
XIV n’a jamais déclaré : «
l’Opéra, c’est moi !
»,
l’Opéra c’est lui), qui fixa les principes de la
« belle danse ». Citons : l’aplomb, la rigueur,
l’élégance…, « l’en-dehors » sur lequel il y aurait
plus à dire, vu qu’un système ouvert interagit
en continu avec son environnement. Puis les
« cinq positions » qui serviront d’alphabet à un
vocabulaire capable de s’enrichir sans cesse,
puisque l’esprit humain est toujours en action
et que la danse suit son évolution.
D
Mettant à profit les leçons de la Renaissance
italienne, ces « sacro-cinq » positions dont on
ne doit s’écarter comme de l’allée d’un jardin
régulier, fixent alors la bonne marche des pieds.
Celles des bras, puis de la tête et du corps
aujourd’hui oubliées, seront définies petit à
petit. Fait à noter, elles seront structurées autour
d’un chiffre associé à la figure du pentagramme,
qui répond symboliquement au chiffre de
la volonté divine, à celui de la vie, à celui de
l’homme, de ses cinq sens, avec la liberté
de les utiliser pour chercher, expérimenter,
s’affranchir de la routine. A ce titre, la fantaisie
des chorégraphes empruntera bientôt au style
pittoresque des jardins à l’anglaise. Pour dire
que « l’en-dedans » contraire aux usages et les
6e et 7e positions sélectionnées au XXe siècle
par Serge Lifar auront largement fleuries avant
de figurer parmi les semences de la danse dite
« néoclassique ».
Le beau étant regardé au XVIIe siècle comme
une promesse de bonheur, portées par la mode
et les conquêtes, les règles de la « belle danse »
s’imposeront partout en français par le biais
d’un système d’écriture, mais surtout oralement
et de corps à corps, puisque jusqu’au XIXe siècle
la France fournira les nations étrangères des
représentants de son école. Toutefois, même si
l’expression : « nul n’est prophète en son pays »
se traduit dans toutes les langues et qu’on
proclame fraternellement que l’art est sans
patrie, le bât blesse, c’est que la plupart
de ces émissaires seront « f
orcés de chercher
ailleurs ce qu’ils auraient dû rencontrer ici !
» (4)
et qu’ils développeront ce que nous laissions
perdre.
C’est ce qu’il ressort de notre histoire si on
l’examine de près. Mais, pour retourner
la légende dorée offerte à l’admiration
d’aujourd’hui, il faudrait un livre entier puisque
de Jean-Georges Noverre l’inventeur français
du « ballet d’action » (5) dont les conceptions
chorégraphiques figurent toujours au centre
des discussions, à Marius Petipa honoré par son
pays d’origine d’une médaille de sauvetage en
mer, ce qui explique sans doute pourquoi ses
ballets permettent toujours aux paquebots de
rester à flot, en passant par nombre d’efforts
novateurs oubliés comme ceux de Louis Henry
ou de Jules Perrot, la France laissa tomber les
plus illustres chorégraphes des XVIIIe et XIXe
siècle.
Cette énumération qui devrait suffire pour
faire entrevoir ce que l’on perdit, ne dit pas
que la création maintient la danse en vie tout
en donnant la main à un enseignement fondé
2 3
sur une tradition renouvelée. «
Tant que l’on a
marché avec la tradition, écrit Léopold Adice
en 1859, l’instruction dansante a été féconde ;
en revanche, du moment que l’on a délaissé
les traditions l’enseignement a rétrogradé, n’a
alimenté que le corps de ballet, a cédé la place
à l’école étrangère
» (6). Léopold Adice désigne
ici l’école italienne, qui imposa sa supériorité
en France pendant près d’un siècle. Ainsi pour
exciter la sympathie et réussir mieux valait-
il porter un nom fleurant bon les raviolis. De
fait, de 1830 au début du XXe siècle, de Marie
Taglioni à Carlotta Zambelli, l’Italie fournit
les premiers rangs de l’Opéra. On sauvera,
Léontine Beaugrand, qui fit dire à son directeur,
Nestor Roqueplan : «
Elle danse en français :
on ne se relève pas de cela !
» (7). Les autres
traînèrent paresseusement dans l’attente
de jours meilleurs, c’est-à-dire de directions
qui ne sacrifient pas la danse au profit de
l’art lyrique, ou bien choisirent sous un nom
italien ou pas les théâtres plus actifs, les plus
innovants. D’autres enfin récoltèrent les bravos
à l’étranger, à l’exemple de Victorine Legrain
qui après une carrière européenne enseigna
à Turin. Fleur du paradoxe, plusieurs de ses
élèves feront honneur à sa pédagogie en France
jusqu’au seuil du XXe siècle.
Autrement, on l’a dit, la mode n’est pas
toujours ce qu’il y a de mieux, ni l’indice d’un
progrès, surtout quand elle est poussée par des
inexperts qui déclarent la guerre aux usages pour
s’instituer les organisateurs d’une révolution
supposée bienfaitrice. C’est ainsi qu’au XIXe
siècle, les intellectuels et la presse aux mains de
la bourgeoise capitaliste bannirent les hommes
de la scène pour privilégier les danseuses en
costume masculin. Cette suprématie du ridicule
sous laquelle succomba le danseur, s’étendit
la France conservait son influence et se
prolongea chez nous bien après 1930.
Mais tout n’est pas sombre comme le désespoir,
d’abord les modes passent, puis après l’Italie,
un autre pays jeta sur notre terre de grands
talents : peut-être pour nous consoler. Certes,
ils reléguèrent loin du soleil, des hommes et
des femmes qui sans la considération du « Tout-
Paris » rénovaient la danse classique. Certes
après l’heure italienne, il fallut se référer à un
autre fuseau horaire, mais l’oxygène apporté
par les Ballets russes de Serge Diaghilev fut un
bienfait. Ainsi, dans la fraîcheur de la nouveauté,
les beautés de la tradition qu’exhalaient
Les
Sylphides
de Michel Fokine enthousiasmèrent
clairement les élites mondaines. Quant aux
ensembles masculins des
Danses Polovtsiennes
du
Prince Igor
, ceux-là même qui ne pouvaient
composer avec les représentants du « sexe
laid », acclamèrent les danseurs de Diaghilev
comme s’il s’agissait de femmes. Sans le
moindre sens critique, ce qui justifiera cette
récrimination d’un danseur : «
Quelqu’un a
dit :
"
En France, on danse avec ses pieds ; en
Russie, on danse avec son âme...
"
C’est bien
possible, mais, quand on s’occupera de notre
estomac en France, vous verrez comme l’âme
nous poussera vite !
» (8).
Parce que les temps se suivent et se
ressemblent, du moins dans les grandes lignes,
en 1969, Jaque Chaurand, las d’entendre
qu’il n’y avait pas de chorégraphes en France
lança à Bagnolet le concours : « le Ballet pour
demain ». Une idée fixe veut que Serge Lifar
dont l’influence sur l’essor de la danse française
ne peut-être contestée, empêchait alors les
jeunes créateurs de s’exprimer. A dire vrai, il
ne régnait plus à l’Opéra depuis 1958, puis
comme en témoigne l’article consacré plus loin
à René Bon, dans un besoin de renouvellement,
après-guerre émergea au contraire une foule de
chorégraphes, qui peu ou pas soutenus par les
(1)
Comoedia
, à propos de Serge Lifar, 20 novembre 1935
(2)
Lettres patentes
du 30 mars 1662
(3) J.G Noverre,
Lettres sur la danse
, lettre V, 1803, II, p.40
(4)
La sténochorégraphie, ou L’art d’écrire promptement la
danse
, Arthur Saint-Léon, 1852, p.15
(5) Ballet narratif où l’action dramatique se développait à
l’aide de la danse et de la pantomime, se distinguait du
divertissement mettant en valeur le mouvement pur.
(6)
Théorie de la gymnastique de la danse théâtrale
, Chaix,
1859, p.64
(7)
La Vie à Paris 1880
, Jules Claretie, V. Havard Editeurs,
p.109
(8)
La Rampe
, 3 janvier 1918
ÉDITO
•••
pouvoirs publics durent se battre avec mille
difficultés. Au reste, en 1954, un « Concours-
Référendum du Ballet » en aidera quelques-
uns. Celui du « Ballet pour demain » dont le
jury sera longtemps composé de personnalités
de la danse classique, ne se contenta pas de
découvrir les grands noms de « la nouvelle
danse » qui feront circuler un vent neuf porté
par des influences américaines et allemandes
trop longtemps ignorées. Dans les années
1980, à la faveur d’une augmentation de
budget sans précédent, il décida l’Etat à
élaborer une véritable politique en faveur
de l’art chorégraphique. Seulement, les
révolutions se laissant entrainer à repousser
toutes les entraves, en quête d’un geste neuf
et original, « la nouvelle danse » fit du ballet
classique la cause de tous ses maux. De fait,
la table rase du passé n’alla pas sans quelques
passions despotiques. Elles découragèrent
nombre de pratiquants d’une langue jugée
périmée, mais n’écrasèrent pas tout.
On ne peut toutefois pas fermer les yeux au
fait qu’aujourd’hui la création, le répertoire,
les conditions de l’enseignement de la danse
classique fichent le camp de chez nous.
Cependant, séchez vos larmes, car même si la
mort se situe au cœur de la condition humaine,
il serait excessif ou défaitiste de dire qu’elle est
morte ! Parce qu’à l’instar de l’air qu’on respire,
sans distinction de style, la danse est nécessaire,
pour ne pas dire vitale dans un monde devenu
trop dur. Parce que dans sa forme historique ou
actuelle, la danse classique remplit toujours les
théâtres où sans honte, on se laisse transporter
par le souffle d’un art ancestral qui naquit du
besoin d’exprimer en mouvements les lois de
la nature et les passions de l’homme. Parce
qu’hors de nos frontières, elle se porte plutôt
bien, ce dont témoigne les candidatures
enregistrée à notre concours. Puis, l’histoire se
répétant « en farce » disait Karl Marx, parce que
d’aucuns finiront un jour par adorer ce qu’ils
ont brulé. Alors, un sauvetage étranger sera
envisagé pour la ranimer. Raison de plus pour le
faire sans tarder en ayant foi dans nos propres
forces.
n Thierry Malandain,
janvier 2016
La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
4 5
•••
La Belle et la Bête
à Biarritz et à Versailles
Coproduction de la Biennale de la
danse de Lyon et de Château de
Versailles Spectacles,
La Belle et la
Bête
accompagnée par l’Orquesta
Sinfónica de Euskadi sous la
direction d’Ainars Rubikis a été
présenté les 5 et 8 décembre à la
Gare du Midi de Biarritz, puis les 11,
12 et 13 décembre à l’Opéra royal
du Château de Versailles.
Et suivre droit son
cœur
Que les choses soient bien claires : le
manque d’amour ne tue pas, on en
crève, c’est tout. A petit feu, à tout petit
bouillon muet, le sourire aux lèvres s’il le
faut. Faire bonne figure est une stratégie
de socialisation ordinaire pour un paquet
d’affamés. Mais même accoutumée à une
certaine dose de trop peu, de rien ou de
pas grand-chose, au cœur de l’exaspérante
cacophonie de la solitude, force est de
constater, sismographe braqué sur l’âme,
la persistance du chuchotement et des
lueurs. Je sais ce soir qu’au fond du placard
intime tambourine le secret espoir que la
puissance de feu de Thierry Malandain,
être plein et entier, artiste potentiellement
aussi affamé d’amour que nous le sommes,
pourrait bien enchanter le dîner.
C’est donc la faim au ventre, le cœur
vorace, perdue au milieu de la foule venue
goûter la sortie de création de « La Belle
et La Bête », que je m’installe de façon
précaire, sur une chaise sciemment choisie
pour son inconfort et sa capacité à négocier
avec la fatigue du jour en cas de faiblesse.
Il y a quelque chose de fébrile dans le flot
de spectateurs. Une tension particulière
aux soirs de première, un pépiement
nerveux qui vous gagne, vous envahit, vous
dépossède de vos pensées, jusqu’à être
apaisé enfin par l’obscurité qui se fait et les
premières notes de Tchaïkovski servies par
l’orchestre symphonique d’Euskadi.
LA PRESSE EN PARLE
ACTIVITÉ
Cendrillon
à Limoges
En ce début d’année, outre des
représentations en France, Allemagne,
Suisse et Espagne, en association avec
Danse Émoi - biennale 2016, le Malandain
Ballet Biarritz se produira dans la nouvelle
grande région avec
Cendrillon
, les 16 et
17 janvier à l’Opéra-Théâtre de Limoges.
L’Orchestre de Limoges et du Limousin
sera placé sous la direction de Philippe Hui.
Donostia / San
Sebastián 2016
Europako
Kultur
Hiriburua
Sous l’égide de Donostia / San Sebastián
2016 Capitale Européenne de la Culture
et du projet transfrontalier Ballet T, le
Malandain Ballet Biarritz accompagné
de l’Orquesta Sinfónica de Euskadi dirigé
par Ainars Rubikis, présentera
La Belle et
la Bête
au Palacio de congresos y música
de Bilbao le 28 janvier, au Baluarte de
Pampelune le 1er février et au Kursaal de
Donostia / San Sebastián les 3 et 4 février.
Par ailleurs, dans le cadre de la ligne de
programmation « Conversations » de
Donostia / San Sebastián 2016 Capitale
Européenne de la Culture, le 6 février à
17h et 20h, un « Bal de la Belle et la Bête »
sera proposé au Teatro Victoria Eugenia
pour un public de 9 à 99 ans. Il sera animé
une heure durant par Arnaud Mahouy
entouré des danseurs du Malandain Ballet
Biarritz et célèbrera de manière originale et
conviviale « le danser ensemble ».
Gratuit
sur inscription dans la limite
des places disponibles :
malandainballet.com/bal
+34 943 48 38 60
+33 (0)5 59 24 87 65
ACTUALITÉ
Mickaël Conte & Claire Lonchampt
, La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
Miyuki Kanei & Daniel Vizcayo
, Cendrillon
© Olivier Houeix
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désirable et le corps sacrificiel de la Belle
de plus en plus maîtrisé, rayonnant d’ors
grisés aux accents de lune (on pensera
souvent aux robes couleur de lune, couleur
du temps et couleur de soleil de
Peau
d’Âne
).
Mais voici que l’idylle encore indicible
est interrompue par un retour de la Belle
auprès de son père malade. Les sœurs
comptent les épaisseurs de broderies,
dépouillent leur blonde et douce cadette
en sautillant. On se réjouit sottement et
gentiment, comme on plongerait les doigts
dans une boîte de loukoums venus de
confins exotiques et irréels mais opulents.
Le corps de la jeune amoureuse n’est
plus un sanctuaire mais le chemin le plus
direct vers la richesse perdue. Je retrouve
mon indignation d’enfant, décuplée par
la faim d’amour. Peut-on tuer le père par
amour pour une Bête ? Plutôt deux fois
qu’une ! Père et mère s’il le fallait. Et la
souffrance inouïe de la Bête, abandonnée
à sa sauvagerie, les hurlements muets de
son retour à l’état de nature, son agonie
immense vous saisissent à la gorge sur un
crescendo de cordes terribles puisées dans
l’Adagio Lamentoso de « la Pathétique ».
L’union magnifique de la Belle et la Bête
réunies, l’amour qui se dit enfin, pressé
par le spectre de Thanatos, autorisent
la métamorphose de l’être nocturne en
prince radieux, une métamorphose ôtée
à la vue, voilée de pudeur, enlacée dans
un rideau-refuge, préservée par le secret
des nuits et de la première étreinte. La
lumière solaire qui incendie le plateau, le
somptueux océan d’or liquide disent la
puissance de la sève pulsée par ce rêve
d’amour, qui irrigue jusqu’aux démons de
la Bête, jusqu’à l’artiste enfin réconcilié
corps et âme.
Saurait-on jamais vraiment donner à un
artiste tout l’amour qu’il mérite. Saurait-
on comment faire d’ailleurs… Des chiffres
de vente ? Des critiques ? Des taux de
réservation ? L’applaudimètre ? Des mains
serrées ? Quel code social utiliser pour
transmettre à Thierry Malandain que les
éternels débats sur la nature de sa danse,
que les critiques bonnes ou mauvaises sur
son travail, ne nous racontent finalement
rien sur ce qui nous importe réellement,
sur ce qu’on aimerait qu’il sache sans
ambiguïté, comme ça, à plat, comme le
message émergeant d’un rêve dont on a
oublié le contenu mais dont la sensation
persiste violemment : sa sincérité,
son intégrité et son exigence nous
bouleversent. L’élégance et la générosité
de cette épiphanie de l’être dans les
hautes lumières sont un baume bienfaisant
qui rappelle à nos chuchotements et nos
lueurs qu’il n’y a d’autre chemin que de
suivre droit son cœur.
n
Eklektika
,
Sevàn l’Hostis
,
6 décembre 2015
Le philosophe allemand Konrad Fiedler
avait fait de l’activité artistique un des
sujets les plus importants de ses œuvres en
soulignant sa capacité de rendre visible le
réel. Et pour aller plus loin sur ce concept,
il affirme que cela est possible « à condition
de le concevoir comme une activité, et non
comme simple réceptivité ». Cela pourrait
justifier l’approche originale utilisée pour
cette création où l’aspect narratif et la
réflexion sur le processus de création sont
intimement liés.
En effet, Thierry Malandain met en œuvre
cette conception en introduisant outre les
protagonistes classiques du conte, trois
autres personnages qui représentent l’un
l’Artiste lui-même (Arnaud Mahouy), son
Corps et ses Instincts (Daniel Vizcayo) et
le dernier son Âme (Miyuki Kaney). Une
trinité parfaite qui pourrait évoquer un
concept religieux. Il se constitue ainsi une
sorte de parallélisme entre la Belle et la
Bête et cette triade. En fait la Belle réussira
avec ses sentiments à faire ressurgir la
Bête, et leur histoire constituera le résultat
visible de l’activité de l’artiste.
ACTIVITÉ
•••
Le jour se fait, trois danseurs, en noir et
blanc : l’artiste, son corps, son âme. Il faut
un certain humour métaphysique pour
représenter la dualité de l’être par un trio.
Ou un penchant pour une vision orientale
façon yin-yang selon laquelle opposition,
interdépendance et unité se résolvent, se
dissolvent et s’engendrent perpétuellement
en un seul et même tourbillon vital infini.
Ou est-ce tout simplement le désir de
dire la complexité de la création et du
geste artistique, de dompter les démons,
d’apprivoiser les affres, d’harmoniser les
sentiments, de cheminer vers le beau,
l’épure, la quintessence ?
Mais bientôt le conte et sa douce
mystification l’emportent sur le monde
intérieur de l’artiste en souffrance, sorte
de double « intranquille » de la Bête. La
cour est joyeuse, le divertissement une
religion, c’est léger et doux comme un
printemps valsé, insouciant et chatoyant
de l’or patiné qui cerne les tableaux d’hier.
On danse un menuet, on sourit, on jouit,
c’est que ce petit monde est frivole, que
voulez-vous. Quand soudain l’un des
immenses rideaux noirs qui seuls feront
décor d’un bout à l’autre du récit abri,
refuge, sombre forêt, antre, espace-temps
dissocié, intimité retrouvée absorbe la
fête moirée, tandis que les oripeaux du
bonheur bourgeois jonchent peu à peu la
scène sur les sonorités sourdes du basson
et de la contrebasse. La pauvreté s’invite
au dîner, grise, austère, discrète mais
sûre, sans complications ni entrechats. Le
dénuement, c’est simple comme bonjour
lorsqu’il n’est pas une éthique mais un
destin.
fatum du conte toujours particulièrement
obstiné. Mais somme toute, un père se
sera encore, pour ainsi dire, conformé aux
usages du temps en désignant à sa fille le
gendre de son choix. Sacrifier la tendre et
aimante Belle pour sauver la peau d’un
vieil homme épuisé et lessivé par la vie
est-il vraiment si contraire à l’ordre des
choses ? Pas vraiment. D’autant moins si
l’on songe que pour ce père en déroute,
la vision de l’union charnelle de sa tendre
enfant avec un autre homme, quel qu’il
soit – bouclier définitif contre le tabou
universel de l’inceste filial relève d’une
scène insoutenable, le fantasme fait de
l’amoureux un satyre, de l’amant une bête
à abattre.
L’instant des retrouvailles, lors du retour
du patriarche au logis, donne d’ailleurs
l’occasion d’un magique et troublant
« pas de deux » entre père et fille, si
affectueux, jouant d’une sensualité si
franche, d’une familiarité si chaude et
déliée qu’on en vient à douter du lien
filial, à vérifier mentalement la distribution
des personnages pour s’assurer que l’on ne
fait pas erreur. Et subitement, on souhaite
avec ardeur et anxiété que la Bête surgisse.
Gendre idéal ou amant bestial peu importe,
que l’être lunaire au visage sans nom, que
l’être de chair et de nuit vienne donc enfin
s’emparer de la Belle, qu’elle arrache au
regard et aux enlacements paternels cette
jeune fille avide d’amour. Et vite.
La rencontre entre la Belle et sa Bête,
entre l’innocence à déflorer et la bestialité
à apprivoiser sera d’une beauté absolue.
Vous traversent toutes les images de récits
vampiriques du 19e siècle, lorsque la jeune
fille au corps défaillant et abandonné,
devenue met de choix pour une prédation
nuptiale et charnelle, est couchée sur la
table, offerte à la dévoration symbolique.
Des répliques ardentes de cette vision
originelle ponctuent l’apprivoisement
réciproque, la Bête devenant sourdement
ACTIVITÉ
•••
LA PRESSE EN PARLE
A peine plus tard, le père, dans la nuit
égaré, s’est réfugié dans l’antre sylvestre
et aristocratique de la Bête. D’une
image saisissante, Malandain convoque
la puissance de l’imaginaire fantastique
avec sa monumentale table de conte,
quasi personnage, animal fantastique prêt
à bondir, frémissante d’une vie propre
autour de laquelle la liturgie du merveilleux
s’accomplira sans faillir : la coupe est portée
aux lèvres, le voyageur s’endort, et le petit
matin porte la blancheur éblouissante
d’une rose iridescente, virevoltant sur
le plateau, arrachée contre son gré au
corps et à l’âme de la Bête, scellant pour
jamais le destin de la Belle. Consolider un
royaume, redorer un blason, s’acheter une
respectabilité, calmer un courroux divin,
épargner des vies ou arrondir des fins de
mois…
Il est toujours déconcertant de constater
la facilité avec laquelle est livré le corps
des filles au profit des familles. La Bête
est horrifiante et ténébreuse, certes, et le
D’ailleurs Jean Cocteau dans son film de
1946 avait donné un rôle central à Bête,
personnage à la fois bête et homme,
terrifiant et fragile, menaçant et vulnérable.
Son amour pour Belle sera dès le début
total et exigeant, brutal et sensible. Il est
en proie à des démons et lutte contre sa
nature sauvage. Cette situation d’être
hybride l’éloigne de l’amour et d’une
vie commune avec Belle, ce qui l’afflige.
C
e n’est pas la première fois que
Thierry Malandain se plonge dans
la création d’un ballet en s’inspirant
d’un conte. Sa
Cendrillon
de 2013, avec
plus de 100 représentations jouées dans
le monde entier, a connu un succès
incontestable. Cette année le directeur
du Malandain Ballet Biarritz présente
une nouvelle création,
La Belle et la Bête
.
Cependant, la vocation artistique du
chorégraphe ne pouvait assurément pas se
contenter de « refaire » un nouveau ballet
narratif. Il tourne la page pour nous livrer
une pièce qui prend ses références dans
cette histoire enchantée et la dépasse.
Mais sous quelle forme ?
Mais la figure de monstre sans cœur et
dominateur, se transformera en celle d’un
être amoureux, face à Belle. Les rapports
entre eux dès lors s’inversent.
Son sentiment d’amour envers elle lui fera
dévoiler tous ses secrets, des symboles que
nous retrouvons dans ce ballet : la rose, qui
représente la beauté et la perfection ; la clé,
le moyen pour parvenir à la connaissance
et à la réalisation ; le cheval, la mesure du
temps et symbole de vitalité ; le miroir,
porte d’accès à un monde d’illusions ;
enfin le gant, symbole de la main du
créateur, qui devrait initier les hommes à la
moralité en passant par la beauté. Le ballet
s’ouvre avec un grand bal : les costumes
sont somptueux, les musiques d’
Eugène
Oneguine
de Tchaïkovski accompagnent
une danse conçue selon des principes
classiques.
La Belle et la Bête,
Opéra Royal de Versailles
© Olivier Houeix
La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
Arnaud Mahouy & Mickaël Conte,
La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
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