désirable et le corps sacrificiel de la Belle
de plus en plus maîtrisé, rayonnant d’ors
grisés aux accents de lune (on pensera
souvent aux robes couleur de lune, couleur
du temps et couleur de soleil de
Peau
d’Âne
).
Mais voici que l’idylle encore indicible
est interrompue par un retour de la Belle
auprès de son père malade. Les sœurs
comptent les épaisseurs de broderies,
dépouillent leur blonde et douce cadette
en sautillant. On se réjouit sottement et
gentiment, comme on plongerait les doigts
dans une boîte de loukoums venus de
confins exotiques et irréels mais opulents.
Le corps de la jeune amoureuse n’est
plus un sanctuaire mais le chemin le plus
direct vers la richesse perdue. Je retrouve
mon indignation d’enfant, décuplée par
la faim d’amour. Peut-on tuer le père par
amour pour une Bête ? Plutôt deux fois
qu’une ! Père et mère s’il le fallait. Et la
souffrance inouïe de la Bête, abandonnée
à sa sauvagerie, les hurlements muets de
son retour à l’état de nature, son agonie
immense vous saisissent à la gorge sur un
crescendo de cordes terribles puisées dans
l’Adagio Lamentoso de « la Pathétique ».
L’union magnifique de la Belle et la Bête
réunies, l’amour qui se dit enfin, pressé
par le spectre de Thanatos, autorisent
la métamorphose de l’être nocturne en
prince radieux, une métamorphose ôtée
à la vue, voilée de pudeur, enlacée dans
un rideau-refuge, préservée par le secret
des nuits et de la première étreinte. La
lumière solaire qui incendie le plateau, le
somptueux océan d’or liquide disent la
puissance de la sève pulsée par ce rêve
d’amour, qui irrigue jusqu’aux démons de
la Bête, jusqu’à l’artiste enfin réconcilié
corps et âme.
Saurait-on jamais vraiment donner à un
artiste tout l’amour qu’il mérite. Saurait-
on comment faire d’ailleurs… Des chiffres
de vente ? Des critiques ? Des taux de
réservation ? L’applaudimètre ? Des mains
serrées ? Quel code social utiliser pour
transmettre à Thierry Malandain que les
éternels débats sur la nature de sa danse,
que les critiques bonnes ou mauvaises sur
son travail, ne nous racontent finalement
rien sur ce qui nous importe réellement,
sur ce qu’on aimerait qu’il sache sans
ambiguïté, comme ça, à plat, comme le
message émergeant d’un rêve dont on a
oublié le contenu mais dont la sensation
persiste violemment : sa sincérité,
son intégrité et son exigence nous
bouleversent. L’élégance et la générosité
de cette épiphanie de l’être dans les
hautes lumières sont un baume bienfaisant
qui rappelle à nos chuchotements et nos
lueurs qu’il n’y a d’autre chemin que de
suivre droit son cœur.
n
Eklektika
,
Sevàn l’Hostis
,
6 décembre 2015
Le philosophe allemand Konrad Fiedler
avait fait de l’activité artistique un des
sujets les plus importants de ses œuvres en
soulignant sa capacité de rendre visible le
réel. Et pour aller plus loin sur ce concept,
il affirme que cela est possible « à condition
de le concevoir comme une activité, et non
comme simple réceptivité ». Cela pourrait
justifier l’approche originale utilisée pour
cette création où l’aspect narratif et la
réflexion sur le processus de création sont
intimement liés.
En effet, Thierry Malandain met en œuvre
cette conception en introduisant outre les
protagonistes classiques du conte, trois
autres personnages qui représentent l’un
l’Artiste lui-même (Arnaud Mahouy), son
Corps et ses Instincts (Daniel Vizcayo) et
le dernier son Âme (Miyuki Kaney). Une
trinité parfaite qui pourrait évoquer un
concept religieux. Il se constitue ainsi une
sorte de parallélisme entre la Belle et la
Bête et cette triade. En fait la Belle réussira
avec ses sentiments à faire ressurgir la
Bête, et leur histoire constituera le résultat
visible de l’activité de l’artiste.
ACTIVITÉ
•••
Le jour se fait, trois danseurs, en noir et
blanc : l’artiste, son corps, son âme. Il faut
un certain humour métaphysique pour
représenter la dualité de l’être par un trio.
Ou un penchant pour une vision orientale
façon yin-yang selon laquelle opposition,
interdépendance et unité se résolvent, se
dissolvent et s’engendrent perpétuellement
en un seul et même tourbillon vital infini.
Ou est-ce tout simplement le désir de
dire la complexité de la création et du
geste artistique, de dompter les démons,
d’apprivoiser les affres, d’harmoniser les
sentiments, de cheminer vers le beau,
l’épure, la quintessence ?
Mais bientôt le conte et sa douce
mystification l’emportent sur le monde
intérieur de l’artiste en souffrance, sorte
de double « intranquille » de la Bête. La
cour est joyeuse, le divertissement une
religion, c’est léger et doux comme un
printemps valsé, insouciant et chatoyant
de l’or patiné qui cerne les tableaux d’hier.
On danse un menuet, on sourit, on jouit,
c’est que ce petit monde est frivole, que
voulez-vous. Quand soudain l’un des
immenses rideaux noirs qui seuls feront
décor d’un bout à l’autre du récit – abri,
refuge, sombre forêt, antre, espace-temps
dissocié, intimité retrouvée – absorbe la
fête moirée, tandis que les oripeaux du
bonheur bourgeois jonchent peu à peu la
scène sur les sonorités sourdes du basson
et de la contrebasse. La pauvreté s’invite
au dîner, grise, austère, discrète mais
sûre, sans complications ni entrechats. Le
dénuement, c’est simple comme bonjour
lorsqu’il n’est pas une éthique mais un
destin.
fatum du conte toujours particulièrement
obstiné. Mais somme toute, un père se
sera encore, pour ainsi dire, conformé aux
usages du temps en désignant à sa fille le
gendre de son choix. Sacrifier la tendre et
aimante Belle pour sauver la peau d’un
vieil homme épuisé et lessivé par la vie
est-il vraiment si contraire à l’ordre des
choses ? Pas vraiment. D’autant moins si
l’on songe que pour ce père en déroute,
la vision de l’union charnelle de sa tendre
enfant avec un autre homme, quel qu’il
soit – bouclier définitif contre le tabou
universel de l’inceste filial – relève d’une
scène insoutenable, où le fantasme fait de
l’amoureux un satyre, de l’amant une bête
à abattre.
L’instant des retrouvailles, lors du retour
du patriarche au logis, donne d’ailleurs
l’occasion d’un magique et troublant
« pas de deux » entre père et fille, si
affectueux, jouant d’une sensualité si
franche, d’une familiarité si chaude et
déliée qu’on en vient à douter du lien
filial, à vérifier mentalement la distribution
des personnages pour s’assurer que l’on ne
fait pas erreur. Et subitement, on souhaite
avec ardeur et anxiété que la Bête surgisse.
Gendre idéal ou amant bestial peu importe,
que l’être lunaire au visage sans nom, que
l’être de chair et de nuit vienne donc enfin
s’emparer de la Belle, qu’elle arrache au
regard et aux enlacements paternels cette
jeune fille avide d’amour. Et vite.
La rencontre entre la Belle et sa Bête,
entre l’innocence à déflorer et la bestialité
à apprivoiser sera d’une beauté absolue.
Vous traversent toutes les images de récits
vampiriques du 19e siècle, lorsque la jeune
fille au corps défaillant et abandonné,
devenue met de choix pour une prédation
nuptiale et charnelle, est couchée sur la
table, offerte à la dévoration symbolique.
Des répliques ardentes de cette vision
originelle ponctuent l’apprivoisement
réciproque, la Bête devenant sourdement
ACTIVITÉ
•••
LA PRESSE EN PARLE
A peine plus tard, le père, dans la nuit
égaré, s’est réfugié dans l’antre sylvestre
et aristocratique de la Bête. D’une
image saisissante, Malandain convoque
la puissance de l’imaginaire fantastique
avec sa monumentale table de conte,
quasi personnage, animal fantastique prêt
à bondir, frémissante d’une vie propre
autour de laquelle la liturgie du merveilleux
s’accomplira sans faillir : la coupe est portée
aux lèvres, le voyageur s’endort, et le petit
matin porte la blancheur éblouissante
d’une rose iridescente, virevoltant sur
le plateau, arrachée contre son gré au
corps et à l’âme de la Bête, scellant pour
jamais le destin de la Belle. Consolider un
royaume, redorer un blason, s’acheter une
respectabilité, calmer un courroux divin,
épargner des vies ou arrondir des fins de
mois…
Il est toujours déconcertant de constater
la facilité avec laquelle est livré le corps
des filles au profit des familles. La Bête
est horrifiante et ténébreuse, certes, et le
D’ailleurs Jean Cocteau dans son film de
1946 avait donné un rôle central à Bête,
personnage à la fois bête et homme,
terrifiant et fragile, menaçant et vulnérable.
Son amour pour Belle sera dès le début
total et exigeant, brutal et sensible. Il est
en proie à des démons et lutte contre sa
nature sauvage. Cette situation d’être
hybride l’éloigne de l’amour et d’une
vie commune avec Belle, ce qui l’afflige.
C
e n’est pas la première fois que
Thierry Malandain se plonge dans
la création d’un ballet en s’inspirant
d’un conte. Sa
Cendrillon
de 2013, avec
plus de 100 représentations jouées dans
le monde entier, a connu un succès
incontestable. Cette année le directeur
du Malandain Ballet Biarritz présente
une nouvelle création,
La Belle et la Bête
.
Cependant, la vocation artistique du
chorégraphe ne pouvait assurément pas se
contenter de « refaire » un nouveau ballet
narratif. Il tourne la page pour nous livrer
une pièce qui prend ses références dans
cette histoire enchantée et la dépasse.
Mais sous quelle forme ?
Mais la figure de monstre sans cœur et
dominateur, se transformera en celle d’un
être amoureux, face à Belle. Les rapports
entre eux dès lors s’inversent.
Son sentiment d’amour envers elle lui fera
dévoiler tous ses secrets, des symboles que
nous retrouvons dans ce ballet : la rose, qui
représente la beauté et la perfection ; la clé,
le moyen pour parvenir à la connaissance
et à la réalisation ; le cheval, la mesure du
temps et symbole de vitalité ; le miroir,
porte d’accès à un monde d’illusions ;
enfin le gant, symbole de la main du
créateur, qui devrait initier les hommes à la
moralité en passant par la beauté. Le ballet
s’ouvre avec un grand bal : les costumes
sont somptueux, les musiques d’
Eugène
Oneguine
de Tchaïkovski accompagnent
une danse conçue selon des principes
classiques.
La Belle et la Bête,
Opéra Royal de Versailles
© Olivier Houeix
La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
Arnaud Mahouy & Mickaël Conte,
La Belle et la Bête
© Olivier Houeix
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