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Entre justice et prospérité, des décisions difficiles
HURST, Samia
HURST, Samia. Entre justice et prospérité, des décisions difficiles. Rivista per le medical
humanities, 2014, vol. 27, p. 90-97
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:76065
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Rivista per le Medical Humanities
Entre justice et prospérité, des
décisions difficiles
Samia Hurst
On tend à valoriser la justice lorsque la prospérité la rend plus facilement accessible: principes tels que l’équité et la
solidarité, s’ils peuvent naître dans le besoin, sont plus faciles à défendre dans l’aisance. Penser et appliquer la justice
n’est toutefois pas simple, même pas dans la condition où les ressources ne sont pas limitées – d’autant plus, si elles le sont.
Le juste ne coïncide pas toujours avec le bien: entre faire plus de bien et être plus équitable, il faut parfois choisir. Un
comité d’éthique est l’un des lieux qui contribuent à prendre ce genre de décisions et qui peut aider à limiter les
dommages en période de restrictions. Il peut de plus rappeler que la justice reste importante même à ce moment, voire
davantage.
L’éthique: une histoire de décisions difficiles
Entre justice et prospérité, les décisions existent sur plusieurs niveaux. Afin de comprendre
pourquoi, il importe d’examiner en premier lieu comment fonctionnent les difficultés éthiques en général.
Pour cette première exploration, laissez-moi vous raconter une petite histoire. Les médecins, lorsqu’ils
sont devant un problème difficile, racontent souvent des histoires.
Notre histoire est philosophique1. Imaginez que vous êtes un explorateur dans la jungle
amazonienne. Vous recherchez les vestiges d’une civilisation précolombienne et passez des jours et des
nuits en forêt. Cette nuit, vous décidez de faire escale dans un village. Votre carte en indiquant un non
loin, vous faites un détour afin d’y passer la nuit. Lorsque vous arrivez, vous vous rendez compte que
votre moment est fort mal choisi. Un groupe de rebelles armés antigouvernementaux a annexé le village
et souhaite en faire son quartier général pour la région. Ils ont besoin des habitations, mais les habitants
sont autant de témoins gênants. Par conséquent, et pour faire une démonstration de leur force, les
rebelles ont réuni tous les habitants du village sur la place centrale et s’apprêtent à les passer par les
armes. Il y a là 200 personnes: des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, tous apeurés et
démunis, et qui attendent leur sort. C’est à ce moment que vous arrivez. Pour les besoins de cette
histoire, imaginez maintenant que vous êtes très célèbre. Lorsqu’ils entendent votre nom, les rebelles
sont étonnés et honorés que vous visitiez «leur» village. Leur chef décide de vous honorer de manière
spectaculaire: il va gracier les habitants du village en votre nom. Il doit cependant toujours faire une
démonstration de sa force. Il va donc les gracier tous mais à l’exception de deux, que vous aurez
l’honneur et le privilège d’abattre vous-même. Que faites-vous? Vous êtes seul et sans armes, les
habitants sont démunis, désorganisés, incapables de reprendre le pouvoir des mains des rebelles, qui eux
sont armés, organisés, loyaux à leur chef. Vous avez néanmoins un choix. Vous n’êtes pas prisonniermais
un hôte d’honneur: si vous souhaitez partir, les rebelles vous laisseront partir. Si vous quittez les
lieux, cependant, ils mettront leur plan initial à exécution et tueront les 200 personnes comme ils avaient
prévu de le faire avant votre arrivée.
Cette histoire, inventée par le philosophe britannique Bernard Williams, est difficile. Lorsque l’on
pose la question à des publics divers, les avis sont partagés sur la «bonne» réponse mais tous ont une
vive expérience de la difficulté morale qu’elle implique. Cette difficulté est due au fait que cette histoire
met en scène une collision frontale entre nos intuitions morales les plus profondes. Si nous restons, nous
transgressons une des règles qui nous importent le plus profondément: l’interdit de tuer. Rester
comporte donc un coût moral très lourd. Dans notre vie morale, nous voulons respecter un certain
nombre de règles et de principes: nous respectons les personnes en tant que telles, nous agissons avec
équité, nous voulons faire le juste. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Si cette intuition, que nos actes
doivent être conformes à des règles et des principes, était la seule chose qui nous importait, alors la
décision serait facile. Il serait évident que nous devons partir, ne tuer personne, et «garder les mains
propres». Or, la première caractéristique de cette histoire qui saute aux yeux est précisément sa
difficulté. C’est donc qu’il y a là autre chose. Cette autre intuition, aussi importante que la première, est
que nous voulons que nos actes aient les meilleures conséquences possibles. Dans la pratique de la
médecine, c’est notre pain quotidien. Nous passons notre vie à tenter de trouver pour nos patients les
meilleures conséquences possibles, et d’écarter d’eux les conséquences mauvaises. Ici, si nous partons,
200 personnes mourront; si nous restons, seules deux perdront la vie. Partir comporte donc également un
coût moral important. Dans notre vie morale nous cherchons à aider et à ne pas nuire. Nous voulons faire
le bien.Cette tensions entre faire le bien et faire le juste se retrouve dans la plupart des difficultés de la
bioéthique et de l’éthique clinique2.
Cette tension se retrouve également dans notre système de santé. D’une part, nous y trouvons des
principes associés à viser le bien: l’efficacité, l’adéquation, l’économicité, les principes de la lamal qui
vous sont connus. D’autres part, nous y trouvons des principes associés à viser le juste, tels que l’équité,
la justice, et la solidarité. Comme dans notre histoire philosophique, ces valeurs peuvent se retrouver en
tension. Voici un exemple fictif3. Imaginez que vous êtes le ministre de la santé d’une région de taille
moyenne. Votre budget de santé publique vous permet de réaliser sur la population entière le test de
dépistage A pour une maladie prévalente. Ce test est très efficace: si vous l’appliquez à toute la
population, il permettra de sauver 1000 vies par an. Vous vous apprêtez à approuver cette dépense, mais
votre rendez-vous suivant est avec le représentant de la firme qui fabrique le test de dépistage B. Ce test,
issu de la toute dernière génération biotechnologique, est nettement plus efficace que le test A. Il est
également nettement plus cher. Votre budget ne vous permettra de l’offrir qu’à la moitié de la population.
Son efficacité est cependant telle que, même en faisant ainsi, vous sauverez 1100 vies par an. Lorsque
l’on pose cette question à des publics divers, à nouveau les avis sont partagés. Cette histoire a en fait une
structure similaire à celle de la précédente. Entre faire le bien et faire le juste, parfois il faut choisir.
Dans le système de santé également, faire plus de bien peut coûter de l’équité et réciproquement.
Entre justice et prospérité se pose donc en premier lieu fondamentalement la question du juste et
du bien. Entre faire plus de bien et être plus équitable, il faut parfois choisir. Un comité d’éthique est l’un
des lieux qui contribuent à ces choix.
La difficulté d’appliquer la justice
Dans un système de santé, appliquer une distribution juste n’est pas seulement en tension –
parfois – avec les soucis de bienfaisance et d’efficacité: c’est également plus difficile que l’on voudrait. On
le constate d’abord à ce que nos résultats en matière de justice sont imparfaits. Si vous vous présentez
dans une salle d’urgence américaine avec des douleurs rétrosternales, il est assez bien documenté que
vous ne serez pas traité de manière égale selon la couleur de votre peau, et peut-être également selon
votre sexe4. Une équipe genevoise a présenté aux médecins intensivistes de Suisse des vignettes où le
patient changeait de manière aléatoire: ils ont constaté que nos confrères ont davantage tendance, à
pathologie égale, à donner le fameux dernier lit des soins intensifs à un patient décrit comme «optimiste»
et «battant» qu’à un patient décrit comme «abattu» ou «déprimé»5. Lors d’une étude internationale
explorant les perceptions d’équité dans les systèmes de santé de quatre pays européens, nous avons
demandé à des médecins de premier recours si les patients membres de certains groupes avaient
davantage tendance que les autres à se voir refuser un traitement cher payé par une assurance ou une
sécurité sociale. Plus de 75% ont identifié au moins un groupe. Les plus fréquents étaient les immigrants
illégaux, les personnes atteintes de déficience mentale, les personnes âgées, les personnes nécessitant
des soins chroniques, ou les personnes nécessitant des traitements chers6. Nos collègues en médecine de
premier recours ont rapporté que 13,8% de la population genevoise déclare avoir renoncé à des soins
dans les six derniers mois pour des raisons économiques. Ce résultat est stratifié socialement: le taux est
de 3,7% pour un salaire de plus de 13 000 Fr., et de 30,9% pour un salaire de moins de 3000 Fr.7. Dans la
pratique médicale, la justice distributive est difficile à réussir.
La justice distributive est aussi difficile à penser. Est-ce principalement une couverture égale, la
priorité au moins bien lotis, la priorité au plus de bien possible, ou encore un seuil décent pour tous8?
Entre ces différentes considérations, il s’agira de trouver des pondérations.
La difficulté ne s’arrête cependant pas là, car chacune de ces considérations peut être difficile à
appliquer. Comment décider, par exemple, si un choix offre ou non la perspective du plus de bien
possible? L’outil le mieux reconnu pour cela dans le domaine de la santé est l’analyse coût-efficacité. Il
est très utile, mais comporte également des pièges. Ceux-ci ont été très bien décrit dans le British
Medical Journal il y a plus de 10 ans par trois économistes qui, se déclarant excédés de voir les médecins
appliquer de manière erronée un outil issu des sciences économiques, ont décidé d’en clarifier les enjeux
principaux9. L’analyse coût-efficacité ne sert en fait qu’à une chose: son but est de classifier une nouvelle
intervention par rapport aux précédentes selon deux critères. Est-elle d’une efficacité identique,
supérieure, ou moindre? Son coût est-il identique, supérieure, ou moindre? Sur cette base, certains cas
permettent effectivement de prononcer une recommandation sans difficultés apparentes. Si une
intervention fonctionne moins bien que la précédente et coute plus cher, par exemple, elle ne sera pas
recommandée. À l’inverse, si son efficacité est identique et son coût nettement moindre, alors elle sera
recommandée.
Les cas qui posent problème sont ceux qui nécessitent ou impliquent un jugement de valeur.
Premièrement, l’analyse coût-efficacité est régulièrement utilisée en médecine afin de comparer
l’efficience de différentes interventions applicables dans des situations médicales différentes10. Elle ne
permet cependant pas de décréter que des personnes atteintes de certaines maladies vaudraient plus la
peine d’être soignées que celles qui sont atteintes d’autres maladies. Son usage correct doit se limiter à
la comparaison d’interventions applicable à la même situation clinique. Pour faire le plus de bien possible
on est effectivement en droit d’exclure de la couverture par l’assurance une intervention moins efficace,
ou plus chère à efficacité égale, que l’alternative disponible aux patients souffrant de la même maladie.
C’est tout autre chose que d’exclure des personnes dont la maladie serait estimée trop chère à traiter. On
entrerait ici dans le registre d’un jugement de valeur éminemment problématique qui ne saurait en aucun
cas être arbitré par la seule analyse coût-efficacité11.
La deuxième difficulté concerne la question d’un seuil décent, ou suffisant. L’analyse
coût-efficacité est aussi régulièrement utilisée en médecine pour recommander d’utiliser ou non une
intervention plus chère que celles qui étaient préalablement disponibles, et en même temps plus efficace12.
Dans un tel cas cependant, l’analyse coût-efficacité ne permet que de décrire cet état de choses. En
aucun cas elle ne peut directement servir à recommander d’employer ou de ne pas employer une telle
intervention. Comment se fait-il que l’on procède néanmoins dans la littérature médicale à de telles
recommandations? Tout se passe comme s’il existait un seuil en deux étapes: en dessous de environ 30
000 $/QALY13, on considérera qu’une intervention est efficiente, qu’elle vaut la peine d’être entreprise. Et
en dessus d’environ 50 000 $/QALY, on considérera cette intervention comme inefficiente. La seule
existence de ce seuil devrait nous surprendre. Face à la pesée des risques et des bénéfices d’une
intervention médicale, nos avis divergent largement14. D’où sortent donc ces montants?
Il semble que ces seuils soient historiques, et reposent sur le remboursement de la dialyse par le
gouvernement américain après un scandale lors de l’allocation des places très limitées de la dialyse à ses
débuts. Depuis lors, il aurait été utilisé comme un précédent15. Cela pose évidemment plusieurs
problèmes. Premièrement, ce seuil n’a jamais été pensé comme un maximum. Il s’agissait à l’époque
«simplement» de faire disparaître un scandale politique à coup d’argent. Son niveau n’est sous-tendu par
aucun argument. Rien ne dit qu’il doive être identique dans tous les pays du monde, à des niveaux de
prospérité matérielle très différents. Il n’a de plus jamais changé: au minimum, il aurait dû augmenter
avec l’inflation. Tout se passe donc comme si la seule présence d’un précédent rassurait suffisamment
pour éluder la discussion que ce seuil devrait occasionner. En Suisse, le Tribunal Fédéral a rendu en
2010 un arrêt qui illustre bien cet effet16. Commentant le cas d’une patiente âgée atteinte d’une maladie
orpheline et dont l’assurance avait refusé la couverture pour la suite d’une thérapie mal documentée
dans sa situation, le Tribunal avait conclu que: «dans différents contextes d’économie de la santé, les
dépenses d’un ordre maximal d’environ 100 000 Fr. par année de vie sauvée sont considérées comme
raisonnables. Comme ordre de grandeur, ceci correspond tout à fait au cours maximaux habituellement
utilisés pour les thérapies en Suisse». Si le montant mentionné reflète les changements du cours du
francs suisses et du dollar sur ces dernières décennies, on voit ici également le recours à un précédent
comme seule justification du seuil retenu.
La justice est donc difficile à appliquer, mais aussi à penser. Il en résulte des effets inégaux, et
des discussions délicates alors même qu’elles sont importantes. Un comité d’éthique est un des lieux qui
se doivent de rappeler cela.
La justice dans la prospérité
L’importance de ces discussions peut ne pas être immédiatement apparente dans la prospérité.
Tant que les coûts de la santé augmentent en même temps que la prospérité nationale, nous pouvons
avoir l’impression d’avoir peu besoin de choisir: les moyens disponibles permettent de mettre largement
les innovations thérapeutiques à disposition de tous. Les questions de justice semblent dès lors moins
pressantes. Avoir plus pour tous signifie que tous iront mieux qu’avant, même si des inégalités
grandissaient. Un seuil décent pour tous serait supportable et n’aurait pas nécessairement besoin d’être
fixé, car il augmenterait en permanence.
Ici déjà cependant, des difficultés surgissent pourtant. Toutes les interventions rendues possible
par la médecine n’apportent pas le même degré de bénéfices pour le patient. Celles dont l’intérêt clinique
est modeste peuvent avoir des effets secondaires, et les médecins ont le devoir de protéger leurs patients
contre les dommages qui pourraient en résulter. Même en situation de prospérité croissante, faire plus
juste peut nécessiter de faire moins et mieux, plutôt que de faire plus. C’est le danger du sur-traitement.
Même en situation de prospérité croissante, certaines ressources sont limitées au point de nécessiter des
choix d’attribution. Les interventions dont l’intérêt clinique pour le patient est modeste peuvent priver
d’autres patients d’interventions dont ils auraient un plus grand besoin.
Faire juste en situation de prospérité peut donc commencer par un souci de justesse. Alors
qu’en situation de pénurie le devoir médical pourrait se résumer à «faire ce que l’on peut», la prospérité
et les moyens croissants de la technique médicale imposent une reformulation qui devient: «ne pas faire
tout ce que l’on peut, mais seulement ce qui est conforme à l’intérêt du patient». Quand doit-on
s’abstenir de faire ce que l’on pourrait faire? Quelles sont les situations dans lesquelles faire ce que la
technique médicale sait faire deviendrait délétère? Quelles sont les situations où l’intérêt du patient est
tellement minime que les ressources seraient mieux utilisées ailleurs pour d’autres? Ces questions sont à
l’origine d’un apparent paradoxe: la discussion sur la justice dans la santé a lieu principalement dans les
pays les plus riches. C’est également dans ces contextes qu’un seuil décent pour tous est financièrement
supportable. Les principes de solidarité et de justice, s’ils peuvent naître dans le besoin, sont plus faciles
à défendre dans la prospérité. Le paradoxe n’en est donc un qu’en apparence.
En période de pénurie, il est à prévoir que les questions de justice se feront plus pressantes. Un
traitement inégal devient plus visible si certains n’ont pas assez plutôt que d’avoir simplementmoins mais
encore assez. En période de pénurie, un seuil décent pour tous dans le domaine de la santé risque de ne
rester soutenable qu’au prix de sacrifices ailleurs. Fixer un tel seuil serait alors aussi plus clairement
nécessaire.
En participant à ces réflexions, un comité d’éthique peut contribuer à limiter les dommages en
période de restrictions. Il peut rappeler que la justice reste importante en période de restrictions. C’est
alors particulièrement utile de le rappeler car la justice tend à être plus valorisée lorsque la prospérité la
rend plus facilement accessible. Rappeler cela peut signifier l’élaboration de recommandations peu
populaires, comme par exemple celle d’augmenter les moyens d’un service médical qui soigne des
personnes vulnérables plutôt que ceux d’un secteur lucratif de l’hôpital. En période de difficultés
financières, on voit immédiatement que ce conseil ne sera pas toujours bienvenu.
La justice et la maladie
Tant que la prospérité augmente, on peut avoir l’impression que ces réflexions sont moins
nécessaires. Pendant une longue période, nous avons eu de plus en plus de biens, de plus en plus de
santé, également pour les moins bien lotis. De 1800 à 2011, l’espérance de vie moyenne en Suisse a plus
que doublé et le revenu moyen par habitant a été multiplié approximativement par dix17. On a tendance à
sous-estimer combien cette évolution, très favorable, a été importante. Nous sommes cependant dans une
zone de risque, où il n’est pas clair dans quelle mesure ces évolutions de la prospérité, de la santé, et de
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