doivent être conformes à des règles et des principes, était la seule chose qui nous importait, alors la
décision serait facile. Il serait évident que nous devons partir, ne tuer personne, et «garder les mains
propres». Or, la première caractéristique de cette histoire qui saute aux yeux est précisément sa
difficulté. C’est donc qu’il y a là autre chose. Cette autre intuition, aussi importante que la première, est
que nous voulons que nos actes aient les meilleures conséquences possibles. Dans la pratique de la
médecine, c’est notre pain quotidien. Nous passons notre vie à tenter de trouver pour nos patients les
meilleures conséquences possibles, et d’écarter d’eux les conséquences mauvaises. Ici, si nous partons,
200 personnes mourront; si nous restons, seules deux perdront la vie. Partir comporte donc également un
coût moral important. Dans notre vie morale nous cherchons à aider et à ne pas nuire. Nous voulons faire
le bien.Cette tensions entre faire le bien et faire le juste se retrouve dans la plupart des difficultés de la
bioéthique et de l’éthique clinique2.
Cette tension se retrouve également dans notre système de santé. D’une part, nous y trouvons des
principes associés à viser le bien: l’efficacité, l’adéquation, l’économicité, les principes de la lamal qui
vous sont connus. D’autres part, nous y trouvons des principes associés à viser le juste, tels que l’équité,
la justice, et la solidarité. Comme dans notre histoire philosophique, ces valeurs peuvent se retrouver en
tension. Voici un exemple fictif3. Imaginez que vous êtes le ministre de la santé d’une région de taille
moyenne. Votre budget de santé publique vous permet de réaliser sur la population entière le test de
dépistage A pour une maladie prévalente. Ce test est très efficace: si vous l’appliquez à toute la
population, il permettra de sauver 1000 vies par an. Vous vous apprêtez à approuver cette dépense, mais
votre rendez-vous suivant est avec le représentant de la firme qui fabrique le test de dépistage B. Ce test,
issu de la toute dernière génération biotechnologique, est nettement plus efficace que le test A. Il est
également nettement plus cher. Votre budget ne vous permettra de l’offrir qu’à la moitié de la population.
Son efficacité est cependant telle que, même en faisant ainsi, vous sauverez 1100 vies par an. Lorsque
l’on pose cette question à des publics divers, à nouveau les avis sont partagés. Cette histoire a en fait une
structure similaire à celle de la précédente. Entre faire le bien et faire le juste, parfois il faut choisir.
Dans le système de santé également, faire plus de bien peut coûter de l’équité et réciproquement.
Entre justice et prospérité se pose donc en premier lieu fondamentalement la question du juste et
du bien. Entre faire plus de bien et être plus équitable, il faut parfois choisir. Un comité d’éthique est l’un
des lieux qui contribuent à ces choix.
La difficulté d’appliquer la justice
Dans un système de santé, appliquer une distribution juste n’est pas seulement en tension –
parfois – avec les soucis de bienfaisance et d’efficacité: c’est également plus difficile que l’on voudrait. On
le constate d’abord à ce que nos résultats en matière de justice sont imparfaits. Si vous vous présentez
dans une salle d’urgence américaine avec des douleurs rétrosternales, il est assez bien documenté que
vous ne serez pas traité de manière égale selon la couleur de votre peau, et peut-être également selon
votre sexe4. Une équipe genevoise a présenté aux médecins intensivistes de Suisse des vignettes où le
patient changeait de manière aléatoire: ils ont constaté que nos confrères ont davantage tendance, à
pathologie égale, à donner le fameux dernier lit des soins intensifs à un patient décrit comme «optimiste»
et «battant» qu’à un patient décrit comme «abattu» ou «déprimé»5. Lors d’une étude internationale
explorant les perceptions d’équité dans les systèmes de santé de quatre pays européens, nous avons
demandé à des médecins de premier recours si les patients membres de certains groupes avaient
davantage tendance que les autres à se voir refuser un traitement cher payé par une assurance ou une
sécurité sociale. Plus de 75% ont identifié au moins un groupe. Les plus fréquents étaient les immigrants
illégaux, les personnes atteintes de déficience mentale, les personnes âgées, les personnes nécessitant
des soins chroniques, ou les personnes nécessitant des traitements chers6. Nos collègues en médecine de
premier recours ont rapporté que 13,8% de la population genevoise déclare avoir renoncé à des soins
dans les six derniers mois pour des raisons économiques. Ce résultat est stratifié socialement: le taux est
de 3,7% pour un salaire de plus de 13 000 Fr., et de 30,9% pour un salaire de moins de 3000 Fr.7. Dans la
pratique médicale, la justice distributive est difficile à réussir.
La justice distributive est aussi difficile à penser. Est-ce principalement une couverture égale, la
priorité au moins bien lotis, la priorité au plus de bien possible, ou encore un seuil décent pour tous8?