La famille, source de prospérité La famille est un investissement, mais le retour sur investissement n’est pas correctement assuré. Professeur Jean-Didier Lecaillon La famille est abordée sous l’angle économique, ce qui nécessite de bien distinguer les dimensions micro et macroéconomiques, ou plus simplement les perceptions individuelles des phénomènes étudiés et les effets globaux. La thèse soutenue dans cet exposé consiste à montrer qu’une trop forte dichotomie entre ces deux "points de vue" peut aboutir à des gaspillages sur le plan économique et à une inefficacité des politiques mises en œuvre. L’argumentation venant à l’appui de cette thèse se déroule en plusieurs points, sous la forme de quatre questions: 1/ Qu’est-ce qu’un investissement ? Toute consommation entraîne des dépenses et un coût. Consommer répond à un besoin. L'investissement est une dépense qui ne rapporte rien au moment même. Il faut souvent se priver pour assurer l'avenir avec un risque de non-rentabilité. "Faire de l'économie est différent de faire des économies". Economie et comptabilité sont trop souvent confondues. Ainsi ne considère-t-on que le montant d’une dépense sans distinguer s’il s’agit d’une consommation ou d’un investissement. Le plus important n’est pourtant pas de se demander “combien cela coûte ?” mais bien “combien cela rapporte ? ”. S’agissant de la famille, on doit pouvoir s’accorder pour dire qu’on se situe plutôt dans le registre de l’investissement. C’est la seule façon de comprendre que fonder une famille, mettre au monde et éduquer un ou plusieurs enfants, - ce qui représente une lourde charge - , est surtout un véritable défi économique. Ce n’est que progressivement que cet ‘investissement’ va rapporter, le temps que le petit d’hommes qui est consommateur dès les premiers instants de sa vie devienne un producteur, ce que d’autres exprimeront en évoquant sa capacité d’autonomie, sa responsabilité et finalement sa liberté. Toute la question tourne alors autour de la possibilité effective de procéder à ce type d’investissement, d’autant plus important qu’il conditionne un développement économique durable. 2/ Quel est le rôle de la famille ? Elle a deux rôles: un premier rôle de "reproduction" et un second de "formation de capital humain". Son investissement est un pari sur l'avenir. Ce “capital humain” apparaît bien comme une source essentielle de la croissance et un fondement du développement économique. Certes le dynamisme démographique ne suffit pas. Néanmoins, il apparaît comme une condition nécessaire dans la mesure où on ne connaît pas de pays ayant assuré sa croissance dans la stagnation démographique. Quant à l’éducation, elle apparaît désormais comme l’un des facteurs prépondérants de la croissance; on parle ainsi volontiers de "ressources humaines". D’ailleurs, c'est au sein de sa famille d’abord que le petit d’hommes acquiert un certain nombre de qualités qui assureront son insertion dans le monde du travail. En effet, c’est la deuxième notion permettant d’éclairer l’analyse, pour qu’il y ait croissance économique nous avons déjà signalé qu’il fallait d’abord (condition nécessaire mais non suffisante) un minimum de dynamisme démographique, donc une reproduction assurant le remplacement des générations. Or l’union stable et durable d’un homme et d’une femme s’avère être, parmi tous les modes de rapprochement des couples envisageables, le plus fécond. C’est bien de cette forme d’union que nous parlons en utilisant l’expression ‘fonder une famille’; la dimension sociale de cette dernière se trouve de cette façon justifiée. La famille est une institution tournée vers l’avenir, vers l’innovation d’une certaine façon. En ce sens, les parents peuvent être considérés comme de véritables entrepreneurs ; ils se projettent dans le futur en acceptant de prendre des risques. Cette vision ‘économique’ de la réalité a été exprimée, dans un autre registre, par le poète français Charles Péguy qui n’a pas hésité à dire que “les pères de famille sont les aventuriers des temps modernes”. Le terme d’aventurier recouvre assez fidèlement ces qualités qui sont à la base d’une économie moderne. C’est au sein de cette première communauté naturelle, et cela d’autant mieux qu’elle est durable, que l’individu va acquérir un certain nombre de qualités, de connaissances, d’attitudes qui lui permettront un jour de devenir un producteur. C’est dans cette acception large que nous prenons la notion économique de formation du capital humain, celle-ci étant essentiellement assurée par les parents. C’est à ce titre que nous pouvons justifier que leur activité soit valorisée et cela d’autant plus que le bon sens le plus élémentaire nous enseigne que pour qu’un investissement soit entrepris, il faut en retour qu’il y ait quelques chances de contrepartie à un moment ou à un autre. 3/ Quelles sont les conséquences à en attendre sur le plan économique ? Il faut faire la différence entre le court terme et le long terme. Les enfants doivent être éduqués, c'est donc un investissement à très long terme, une capitalisation humaine. Plus de naissance engendre économiquement à court terme une charge plus importante. Mais à long terme, comme tout investissement, une large famille est une source de prospérité. Les enfants sont nécessaires au développement économique, ils sont la clef de la prospérité. Ceci est une vérité économique et scientifique. Ils sont une capitalisation humaine. Quel est l’intérêt, du point de vue économique, de la famille? Il s’agit, fondamentalement, d’un côté de reconnaître que la prospérité des familles (leur existence et surtout leur épanouissement) pourrait être la véritable finalité de l’économie, de l’autre de privilégier, sur le plan analytique, la notion d’investissement, d’en tirer enfin quelques conséquences pratiques. Une orientation de ce type est particulièrement bien fondée à partir du moment où la famille est considérée comme un véritable investissement. Comme tout investissement, la charge (le coût) précède le rapport (le revenu). Mettre au monde et élever un ou plusieurs enfants procure sans doute immédiatement, du point de vue affectif, de grandes satisfactions. Mais sur le plan économique, le petit d’hommes est dès son premier instant de vie un consommateur tandis qu’il lui faut de nombreuses années pour devenir autonome, en l’occurrence pour être un producteur. Ce délai est pourtant une condition nécessaire au développement économique et social. L’union stable et durable d’un homme et d’une femme ayant le projet d’avoir et d’élever un ou plusieurs enfants, mode sur lequel chacun devrait pouvoir s’accorder pour définir la famille, s’avère être le mode le plus performant, celui en tous les cas qui donne le plus de chance, pour atteindre un résultat satisfaisant dans ces différents domaines. Tout investissement implique de se projeter dans l’avenir. Les notions de risque, de pari, lui sont étroitement liées. Seule la perspective d’un ‘retour sur investissement’ correct peut justifier l’aventure. Il convient pour cela que ceux qui la tentent et sortent vainqueur ne soient pas considérés comme des inactifs quand ils ne sont pas systématiquement pénalisés. Cet appel à la responsabilité est une nouvelle occasion de marquer la distinction entre politique familiale et politique sociale: les parents qui décident d’avoir des enfants et qui les élèvent créent une véritable richesse qui profitera à l’ensemble de la collectivité, ce n’est justice de leur reconnaître cet apport et c’est aussi un impératif raisonnable pour éviter que la source ne se tarisse. 4/ Ces femmes, qui investissent dans le travail familial sont-elles reconnues ? Non. La "production" domestique n'est pas reconnue. Toute entreprise investit et n'est imposée que sur ses bénéfices après amortissement. L'entreprise familiale ne peut déduire ses investissements (frais d'éducation…) Promouvoir la famille c'est avoir comme soucis l'économie de la collectivité. Cette façon d'aborder l'économie, c'est l'aborder au travers une science humaine, prévoir un développement durable et pas uniquement un résultat mécanique. Il faut rappeler que l'économie se fait par des êtres humains pour des êtres humains! La politique familiale doit être une politique à part entière, avec ses objectifs, ses modalités et ses impératifs propres. Seule une réelle prise de conscience à ce niveau permet de la mettre en œuvre efficacement. Mais cela suppose que la famille reste un principe fondamental de l’organisation de la vie sociale. Si la réponse à la première question est d’abord destinée à éviter de regrettables incompréhensions et erreurs de raisonnement, la deuxième question permet de mettre l’accent sur la maternité et l’éducation comme sources majeures de production de richesses; c’est en s’appuyant sur les résultats les plus récents des développements de la théorie économique qu’il est possible d’apporter des éléments de réponse à la troisième question tandis que la quatrième est l’occasion de souligner de grandes insuffisances en matière d’évaluation de l’activité domestique. L’ensemble de ces réponses permet de tirer plusieurs enseignements pratiques. En particulier, toute politique de promotion de la famille apparaît fondée sur des considérations de justice et d’efficacité tandis que la plupart des pays européens privilégient la dimension redistributrice. Les réflexions proposées en conclusion ont pour but de mettre l’accent sur l’intérêt qu’il y aurait à renouveler la façon d’aborder les questions économiques. Dans cette perspective, il est possible d’affirmer que le développement économique et social auquel tout le monde aspire ne sera pas assuré par le seul recours à des solutions techniques. Ce sont bien les rapports humains qui sont au cœur de l’économie et de ce point de vue, la famille occupe une place centrale. Le premier enseignement à retenir est que l’activité domestique est créatrice de richesse et devrait à ce titre faire l’objet d’une véritable reconnaissance. Certes, les comptables nationaux ont de grands progrès à faire dans la mesure où ce qui est fait "à la maison" est réputé n’avoir aucune valeur. Pourtant, l’analyse économique moderne permet de démontrer que donner la vie et éduquer des enfants constituent des activités à analyser comme un investissement: une dépense (un coût) initiale, en général en grande partie supportée par la famille, source de revenus plus élevés dans le futur, dont une partie profite à la collectivité. Jean-Didier LECAILLON, né le 18 septembre 1951 à PARIS (France), marié et père de sept enfants, est Professeur des Universités, spécialiste de sciences économiques. Ayant obtenu une Maîtrise de Droit des Affaires (Université Paris II) et une Maîtrise d’Econométrie (Université Paris I) en 1974, un Diplôme d’Etudes Supérieures de Sciences Economiques (Université Paris II) en 1975, il est titulaire d’un Doctorat d’Etat es Sciences Economiques depuis le 1er juillet 1982, date à laquelle il a soutenu une thèse sur l’accélération de l’inflation. Poursuivant alors une carrière universitaire, il est nommé Maître de conférences en 1984 et Professeur en 1990. Ses principaux thèmes d’enseignement et de recherche concernent l’économie internationale, l’économie des populations et de la famille, le capital humain, les politiques sociales et la formation des prix. Sur tous ces sujets, il a publié de nombreux articles scientifiques; il est également à ce jour l’auteur, seul ou en collaboration, de seize ouvrages. Après avoir été Professeur à l’Université de Nancy II (1990-1994) puis à l’Université Paris XII-Val de Marne (1994-2000), il est actuellement en poste à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) ; il est par ailleurs Administrateur de l’Institut Supérieur du Travail, Membre du Comité Européen sur la Population (cahp) du Conseil de l’Europe, du Comité de rédaction de la revue Population & Avenir et du Conseil de Surveillance de la Caisse Nationale d’Allocations Familiales (Personnalité qualifiée). Il est, depuis 2001, membre de l’Académie d’Education et d’Etudes Sociales (a.e.s.). Consulté comme expert par divers organismes et institutions, en France ou à l’étranger, il a fait de nombreuses communications, traitant de la question des rapports entre l’économie et l’investissement dans la famille, à l’occasion de réunions internationales.