La « crise européenne »

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La « crise européenne »
Pieter Lagrou
La construction européenne traverse la plus grave crise de son histoire, a-t-on
répété à l’envi à l’occasion des nombreuses célébrations du cinquantième anniversaire
du traité de Rome, célébrations qui parfois tenaient plutôt de l’oraison funèbre. En
effet, l’Europe ne semblait pas se remettre des « non » français et néerlandais aux
référendums organisés en 2005 sur le traité constitutionnel, ni digérer le spectaculaire
élargissement de 2004. Pourtant, en prenant un peu plus de recul, la question se
pose de savoir où en sont véritablement la construction européenne et sa crise de la
cinquantaine ? Imaginons un manuel d’histoire de la construction européenne édité en
2057. Il y a des chances que le chapitre consacré aux années 2000-2010 s’intitule « la
décennie de tous les triomphes ».
« En ces années, l’Union européenne réussit l’exploit de mener de front un
élargissement sans précédent et un approfondissement de son champ d’action. Les
institutions européennes se montrent capables d’absorber un doublement du nombre
d’Etats membres sans provoquer de paralysie dans leur fonctionnement. Avec quelque
quinze ans de retard, l’UE se montre à la hauteur de l’opportunité historique créée
par le retrait soviétique après 1989. Les prédictions apocalyptiques sur les vagues
migratoires, les crises identitaires, la nouvelle hégémonie allemande ou encore les
bouleversements politiques sont démenties par une intégration rapide et un effet
de rattrapage particulièrement dynamique dans les douze nouveaux pays membres.
Dans la même décennie, le succès de l’introduction de l’euro donne à l’intégration
un symbole fort et tangible, qui affirme l’UE sur la scène mondiale et confirme le
caractère irréversible du processus européen. L’échec cuisant de l’unilatéralisme
américain, embourbé dans la crise irakienne et politiquement plus isolé que jamais,
fait ressortir le modèle européen d’intégration régionale comme la meilleure voie
à suivre, poussant à l’émulation l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique. Au fur et à
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l’union européenne en crise
mesure que l’euro remplace le dollar sur les marchés financiers, le modèle politique
européen remplace le modèle américain. Au niveau interne européen, les dirigeants
qui s’étaient alignés sur la politique américaine en paient d’ailleurs le prix fort, et on
assiste pour la première fois à l’émergence d’une opinion publique européenne en
matière de politique internationale. Etrangement, vers le milieu de cette décennie de
triomphes, il y eut aussi dans certains pays et dans certains milieux une perception de
crise, perception inspirée par les déboires du projet de traité constitutionnel. Pourtant,
ces déboires étaient directement liés à des crises politiques internes à la France et aux
Pays-Bas, particulièrement à la percée de mouvements populistes dont l’émergence
n’avait que très peu de rapport avec les enjeux européens.
Les retombées des élargissements de 2004 et 2007 offrent un démenti cuisant au
pessimisme des années de guerre froide et de l’immédiat après-guerre froide. Vingt ans
après l’entrée de l’Espagne et du Portugal, vingt-cinq ans après l’entrée de la Grèce et
plus de trente ans après l’entrée de l’Irlande, le processus d’élargissement fait toujours
recette, transformant des zones périphériques, économiquement sous-développées,
avec une lourde histoire de régimes autoritaires et/ou de violents conflits politiques, en
des extensions du modèle européen, voire en des moteurs de la croissance européenne.
Quarante ans de régime communiste en Europe centrale et orientale n’ont ni plus ni
moins constitué un obstacle à la convergence vers le modèle du parlementarisme et de
l’économie de marché qu’une période comparable de franquisme ou de salazarisme
dans la péninsule ibérique. Le « rideau de fer » a dressé une barrière bien plus étanche
aux flux migratoires que les Pyrénées, mais l’ouverture des frontières n’a provoqué
aucun tsunami démographique. L’arrivée de travailleurs qualifiés des PECO a au
contraire dynamisé un marché du travail souffrant du vieillissement de la population
et d’une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs. Cette émigration cadre
avec une évolution vers une mobilité accrue de la population européenne dans son
ensemble, accompagnée de mouvements de rémigration, de transferts de compétences
et d’investissements vers la périphérie au bénéfice d’une accélération du mouvement
de rattrapage économique, comme cela s’est produit pour l’émigration espagnole et
portugaise, autrement plus massive compte tenu de la population du pays d’origine.
Les déboires de la thérapie de choc prescrite par des économistes néo-libéraux,
notamment américains, lors des premières années de la transition ont montré les
limites d’un modèle exclusivement inspiré par la privatisation et l’ouverture du
marché, provoquant souffrance sociale et traumatisme politique. Ils soulignent par
ricochet l’énorme potentiel de la construction européenne à la fois comme catalyseur
de réformes profondes et comme stabilisateur. Les théories du temps de la guerre
froide, postulant l’altérité incommensurable de l’Europe de l’Est, son collectivisme
inné, son absence de « société civile » et de traditions démocratiques, son penchant
« asiatique » pour le despotisme, ne se sont guère révélées plus que des élaborations
érudites du pessimisme culturel, voire du racisme ambiant de la deuxième moitié
du vingtième siècle. L’infâme ligne de démarcation dressée par Samuel Huntington
en 1993, rejetant derrière un nouveau rideau de « civilisation » une partie des futurs
membres de l’Union européenne en est une des illustrations les plus anachroniques.
La situation si contrastée en 2008 entre l’Estonie et la Russie, entre la Pologne et la
Biélorussie, entre la Slovaquie et l’Ukraine, entre la Roumanie et la Moldavie ne tient
la
« crise européenne » 17
ni à l’histoire ancienne, ni à la religion et moins encore aux profondeurs de l’âme
slave. Elle tient en deux mots : l’Union européenne et son pouvoir transformateur.
L’élargissement de 2004-2007 n’est donc pas l’aboutissement d’un vieux projet
ou d’un rêve caressé par les pères fondateurs de l’intégration européenne : c’est son
dépassement radical et la projection de la construction européenne dans une nouvelle
dimension. Il convient de souligner que le caractère historique de cet événement est
passé inaperçu auprès d’une partie de l’opinion européenne, celle, sans doute, qui a
été la plus inquiète et désabusée vis-à-vis du nouvel essor du processus d’intégration
européenne. Les angoisses de l’électorat français en 2005 en particulier semblent
constituer un écho retardé des incompréhensions et des peurs historiques de la classe
politique française, notamment du président François Mitterrand, quinze ans plus tôt,
face à la chute du mur de Berlin, la réunification allemande et la fin de la guerre froide.
Une guerre froide qui avait au moins eu l’avantage de couper l’Allemagne en trois, de
décentrer le point de gravité du continent vers l’ouest, de 1957 à 1986, et ensuite vers
le sud-ouest, de 1986 à 2004.
L’Europe occidentale n’a donc pas été envahie par des hordes faméliques,
rescapées d’un demi-siècle de tyrannie communiste. Son ordre tranquille et sa
prospérité n’ont pas été engloutis dans une spirale de conflits ethniques. Malgré sa
gestion calamiteuse de la dislocation de la Yougoslavie, par exemple, dix ans plus
tard il semble aller de soi que ce sera l’Union européenne qui aspirera l’ensemble des
pays qui en sont issus dans son modèle de stabilité, plutôt que l’inverse. La disparition
des régimes à parti unique n’a pas non plus donné lieu à un retour des vieux démons
fascistes, xénophobes et populistes en Europe centrale et orientale, ou en tout cas,
pas plus dans cette partie de l’Europe qu’ailleurs. Quant à la corruption, l’Union
européenne semble plutôt constituer un barrage qu’une courroie de transmission. A
cet égard aussi, certains membres fondateurs de l’Union seraient mal placés pour
diagnostiquer la corruption comme un trait culturel dans un habitus géographiquement
situé aux franges orientales du continent européen. Les prophètes de mauvais augure
et les exégètes de l’apocalypse européenne semblent avoir la mémoire courte, ce qui
empêche de mesurer ce qui a été accompli par rapport à ce qui avait été prédit.
Voilà donc une Union européenne qui dispense les bienfaits de la démocratie,
de la prospérité et de la paix à ses voisins et qui admet par cercles concentriques
dans le giron du bonheur ceux qui s’étaient égarés sur les voies de la dictature et
de l’économie étatisée au cours du XXe siècle ? S’il semble incontestable que les
nouveaux entrants ont bien plus gagné dans l’opération qu’ils n’y ont perdu, en estil de même pour l’Union en soi ? Comment a-t-elle géré ce changement d’échelle
et cette nouvelle hétérogénéité parmi ses membres, avec des institutions qui se sont
inexorablement complexifiées depuis leur création ? Manifestement, l’élargissement
n’a pas provoqué une paralysie institutionnelle. Le Parlement et la Commission ont
plutôt accru leur champ et pouvoir d’action, que ce soit dans la régulation des marchés
et des mesures antitrust, dans la protection de l’environnement ou dans la politique
sécuritaire. L’échec du traité constitutionnel n’a pas porté un coup d’arrêt au processus
institutionnel, qui semble plus que jamais en évolution permanente, et les nouveaux
compromis qui émergent marquent une progression constante, mais non linéaire, de
l’intégration (Dehousse, Deloche-Gaudez et Duhamel 2006). L’élargissement a rendu
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l’union européenne en crise
la réforme institutionnelle plus impérative et urgente, mais il semble qu’il ait aussi
accru la capacité de l’Union de se réformer. La décennie 2000-2010 n’a pas son égale
à cet égard en un demi-siècle d’histoire de l’intégration. Cette progression se mesure
d’ailleurs aussi par les effets qu’elle produit.
Il convient donc de souligner que les années 2000-2010, années de l’élargissement,
auront aussi été des années d’approfondissements décisifs dans au moins deux
domaines de forte visibilité et signification symbolique : la politique monétaire et le
rayonnement externe de l’Union.
L’introduction de l’euro a fait l’objet de peurs fantasmagoriques somme toute assez
semblables à celles provoquées par l’élargissement. La monnaie unique constituerait
une perte de souveraineté économique – comme si les pays participants disposaient
d’une totale autonomie dans ce domaine avant son entrée en vigueur, dans le long
processus de coordination de la politique monétaire qui a débuté bien avant la création
du Système monétaire européen en 1979. Paradoxalement, l’euro, et donc la Banque
centrale européenne, serait à la fois responsable d’une flambée des prix et coupable
d’obsession anti-inflationniste, étranglant ainsi la croissance par le maintien de taux
d’intérêt excessifs. Or, l’introduction de l’euro a aussi coïncidé avec un changement
dans le discours économique dominant, qui n’a eu de cesse depuis les années 1980
de comparer défavorablement le taux de croissance économique européen à celui de
l’économie américaine. Une croissance basée sur un déficit chronique, dans la balance
commerciale, dans les finances publiques et dans le budget des ménages, qui ont calqué
leur consommation en partie sur les facilités de crédit et sur la spéculation immobilière,
financée par une économie mondiale dollarisée, apparaît aujourd’hui moins que jamais
comme un modèle de développement économique durable. L’économie américaine est
désormais livrée aux politiques monétaires de pays tiers détenteurs d’astronomiques
réserves de dollars, de la Chine et des pays producteurs de pétrole en particulier, une
dépendance qui n’est pas sans incidence politique. Dans ce contexte, l’euro apparaît
comme un rempart contre les instabilités du système monétaire mondial, voire comme
une nouvelle monnaie de référence. Le dollar américain, symbole de l’American
century, semble particulièrement mal en point pour symboliser le XXe siècle. L’euro,
en revanche, semble bien parti pour réussir là où d’autres tentatives d’invention de
symboles de l’unité européenne ont failli (hymne, drapeau, journée de l’Europe) : un
support omniprésent, d’usage quotidien et capable de satisfaire instantanément les
désirs matériels de la population européenne. Au-delà de l’Europe, il se profile aussi
de plus en plus comme un vecteur du pouvoir économique européen.
Au niveau de sa politique externe, l’Union européenne n’a pas réussi d’exploit
majeur au cours des années 2000. Tout au plus pourrait-elle se féliciter d’avoir évité
les échecs dramatiques des années 1990, marquées par les massacres de Kigali (1994)
et Srebrenica (1995), symboles à la fois d’implication profonde et d’impuissance
européennes. Pourtant, dès le milieu de la décennie, la méthode européenne s’est
imposée au niveau planétaire comme l’une des seules expériences supranationales en
cours porteuses d’espoir.
Ce qui était en cause, c’était moins l’éclat des réussites européennes que celui
des échecs américains. Democracy at the point of the gun comme recette de base
pour l’élaboration un nouvel ordre mondial a montré sa contre-productivité en Irak et
la
« crise européenne » 19
en Afghanistan. Pour ce dernier pays, la méthode américaine ne semble pas obtenir
de résultats sensiblement meilleurs dans l’exportation d’un modèle politique que la
méthode soviétique un quart de siècle plus tôt. Au delà de ses déboires militaires, la
politique unilatérale des Etats-Unis semble avoir fait l’unanimité contre elle. L’Union
européenne s’est sans doute montrée incapable de jouer un rôle à la hauteur de sa
nouvelle crédibilité, que ce soit au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine ou en
Asie, mais du moins a-t-elle bénéficié de l’émergence d’un nouveau consensus minimal
sur la politique externe de l’Union au sein même de celle-ci. L’influence américaine
en Europe est au plus bas depuis un siècle et la tentative de l’administration Bush de
semer la dissension entre une new et une old Europe s’est soldée par l’émergence
d’une opinion publique européenne en matière de politique extérieure et par le
désaveu des dirigeants politiques séduits par une politique atlantiste à outrance. Face
à l’enlisement de la politique américaine et à son obstruction systématique de l’action
de l’Organisation des Nations unies, la capacité de l’Union européenne à absorber
une douzaine de nouveaux pays, de la Baltique en passant par les Carpates jusqu’au
cœur de la Méditerranée, tout en soutenant sa dynamique d’approfondissement de
la coopération, constitue un exemple bien au-delà des frontières du continent. De
fait, l’Union européenne fait tache d’huile et la réussite de l’élargissement de 20042007 lui permettrait d’envisager de nouveaux horizons géographiques avec sérénité
et confiance. Or, les opinions publiques européennes sont tout sauf prêtes à reprendre
le flambeau de l’hubris laissé en déshérence par une génération de néo-conservateurs
atlantistes. La même frilosité et les mêmes peurs identitaires face à de nouveaux
candidats membres, qui ont eu cours après 1989 vis-à-vis d’une Europe de l’Est
post-communiste et non assimilable, refont surface dans le débat sur l’adhésion de
la Turquie. Comme en 1989, la conscience de l’occasion historique de dépasser des
clivages idéologiques par la construction européenne semble bien moins peser que
le vieux réflexe de ne concevoir le projet politique européen que par l’opposition à
l’Autre, qu’il soit communiste ou un Etat laïc comptant une majorité de musulmans
dans sa population ».
Autant pour la petite imposture de l’historien de l’an 2057, exercice qui exposera
son auteur au mieux au sourire condescendant du lecteur de cette époque lointaine, si
ce n’est à son ire ou au ridicule. Retenons simplement que l’intégration européenne
traverse actuellement une phase d’un dynamisme sans précédent et dont on peut
difficilement imaginer qu’il serait dépassé à l’avenir en ampleur ou en profondeur,
dans une séquence chronologique aussi courte. Même si les Européens ont le plus
grand mal à s’en convaincre, ce projet est porteur d’espoir. Il est d’ailleurs pour
l’instant à peu près le seul projet de cette nature capable d’inspirer des expériences à
l’échelle planétaire, d’où un contraste flagrant entre perceptions internes et externes
du processus européen. Certaines époques sont imbues de leur propre importance et
poussées à profondément méjuger la place que l’histoire leur réservera – il y eut bien
des Empires millénaires qui ne durèrent que douze années – l’autodépréciation d’une
époque n’en constitue pas moins une profonde méprise.
Un exercice plus conservateur consisterait à se replacer dans la perspective de
1957, date de la signature du traité de Rome. L’européisme béat que les paragraphes
précédents se sont imposé ne constitue en rien une profession de foi en l’Evangile de
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l’union européenne en crise
l’intégration européenne, ni un hommage à la clairvoyance des Pères fondateurs, qui
auraient tapissé de leur vision cinquante ans d’histoire. La téléologie est le premier
défaut de toute histoire nationaliste et l’historiographie de l’intégration européenne
s’en est sans doute plus que d’autres rendue coupable (Lagrou 2007). La petite
Europe des six de 1957 ne préfigurait en rien l’Union européenne à vingt-sept de
2007. Alliance défensive des perdants de la Deuxième guerre mondiale avec certains
des perdants des guerres coloniales, passées et en cours, le traité de Rome fut signé
sous l’ombre des deux événements marquant l’année 1956 : la répression soviétique
à Budapest et la crise de Suez. Ce fut donc une Europe traumatisée, incapable de
s’émanciper de ses cadres de pensée colonialiste, qui avait érigé l’anticommunisme en
une idéologie conformiste et intolérante vis-à-vis de toute expérimentation politique,
sociale ou culturelle, une Europe particulièrement peu portée sur les projections
ambitieuses dans l’avenir. Ce n’est donc certes pas l’année 1957 comme point de
départ de cinquante ans d’intégration qui pourra nous servir de balise pour évaluer où
en est la construction européenne aujourd’hui.
Considérons donc, provisoirement, l’année 1957 plutôt comme l’aboutissement
d’un processus commencé en 1945. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe
tente de se reconstruire dans le contexte contraignant de la guerre froide, obsédée par
une seule idée : éviter le scénario de l’après 1918, à peine vingt ans ayant séparé la
signature du traité de Versailles du début d’une nouvelle guerre mondiale. On peut, de
façon schématique, diagnostiquer trois défauts de construction dans ce premier ordre
d’après-guerre. Primo, Versailles et les traités connexes imposés aux perdants ont
durablement déstabilisé l’ordre européen. Attribuer la totalité de la responsabilité de
la guerre aux perdants fut historiquement contestable. Une paix punitive ne pouvait
être une paix durable. Après 1945, la question de la responsabilité historique ne
faisait aucun doute. Pourtant, le traitement de l’Allemagne vaincue, aboutissant à
son intégration dans le traité de Rome douze ans plus tard, faisait de ce passé table
rase, présentant la Deuxième Guerre mondiale comme un cataclysme anonyme dont
le peuple allemand apparaissait comme la première victime. Bref, les deux ordres
d’après-guerre furent construits sur un mensonge historique, s’agissant en réalité
d’une paix unilatérale suite à un conflit à responsabilités partagées, signée à Versailles
en 1919, et d’une paix multilatérale suite à un conflit à responsabilité unique, signée à
Rome en 1957. Mais le deuxième mensonge produisit des effets des plus bénéfiques.
Anche se non era vero, era ben trovato.
Secundo, le « printemps des Républiques » par lequel les vainqueurs de la
Grande Guerre – et la Troisième République française en particulier – exportaient
leur modèle de parlementarisme, basé sur le suffrage masculin universel et la
représentation proportionnelle, vers l’ensemble de l’Europe, notamment vers les
nouvelles nations issues de la dislocation des Empires continentaux, fut de très courte
durée. La République de Weimar figure comme un exemple exceptionnellement
résistant dans un peloton où la plupart des nouvelles démocraties avaient opté pour la
dictature dès les années 1920. Tertio, la crise de 1929 avait discrédité le capitalisme
et le libéralisme économique, d’autant qu’elle fit apparaître les démocraties libérales
comme particulièrement démunies face aux instabilités des marchés, comparé aux
modèles autarciques et autoritaires soviétique, fasciste et nazi qui avaient su soit
la
« crise européenne » 21
protéger leurs économies de l’impact du crash de Wall Street soit organiser la riposte
par des politiques de l’emploi ambitieuses. La crise européenne – celle de 1914 à 1945
– avait donc trois origines : un ordre européen déséquilibré ; un modèle démocratique
dysfonctionnel ; un système économique en proie à l’instabilité. L’interaction de ces
trois types de turbulences ayant déclenché le cyclone qui s’abattit sur l’Europe en
1939.
Cette analyse était largement partagée par les contemporains en 1945. Ce n’est
qu’ainsi que l’on peut comprendre que, malgré trois, cinq ou douze ans de terreur
nazie, aucune voix ne s’est élevée pour demander un retour à l’avant 1941, 1939
ou 1933, mais que tous plaidaient pour un renouveau profond de l’ordre politique
européen. Cet ordre européen de l’après-1945 était donc en toute logique construit
sur trois piliers. Il y eut d’abord la reconstruction d’un Etat national fort, appuyé
sur l’explosion du rôle des administrations centrales et sur un pluralisme politique
figé. Par rapport à l’après-1918, la démocratie de masse semblait enfin maîtrisée,
l’électorat sédimentarisé par une représentation politique très indirecte et une forte
loyauté à l’égard des partis politiques comme acteurs centraux du jeu institutionnel. Il
y eut ensuite la construction d’un Etat Providence, basé sur une large acceptation de
la nécessité de transferts financiers pour assurer la cohésion sociale. Et il y eut, enfin,
l’élaboration d’un nouveau cadre de coopération intergouvernementale au niveau
européen, dans un contexte largement dépolitisé.
L’énigme du redressement européen est là. Une Allemagne de l’Ouest, avec une
souveraineté sous tutelle dans des frontières improvisées, sort à peine des solutions
transitoires alliées au début des années 1950. Du plan Morgenthau de 1944, qui prévoit
sa désindustrialisation complète, à son inclusion dans la Communauté européenne du
charbon et de l’acier en 1951, le pays renaît comme un phénix de ses cendres et pose les
bases de son miracle économique. La France de la Quatrième République passe pour
l’homme malade de l’Europe : une place « volée » à la table des vainqueurs, un régime
politique chroniquement instable, incapable de former une majorité gouvernementale
durable à partir d’un centre trop à l’étroit entre l’opposition gaulliste et communiste,
un régime empêtré dans une succession incessante de guerres coloniales coûteuses
qui toutes se soldent par la défaite et le retrait. Pourtant, c’est bien cette Quatrième
République qui manigance un nouvel ordre européen dans lequel son rôle est totalement
disproportionné par rapport à son poids démographique, économique et militaire et qui
inaugure les Trente glorieuses de croissance ininterrompue (Hitchcock 1998). L’Italie,
pour sa part, cumule le statut de perdant sous tutelle, qu’elle partage avec l’Allemagne,
avec l’instabilité politique structurelle, qu’elle partage avec la France. Sa Première
République en proie à la fragmentation politique réussit pourtant là où vingt-deux ans
de fascisme ont échoué, c’est-à-dire à moderniser l’Etat et l’économie.
Une partie de la résolution de cette énigme est parfois appelée « la méthode
Jean Monnet », d’après ce technocrate autodidacte, haut fonctionnaire français qui
n’occupa jamais de mandat électif. Monnet incarna parfaitement cette analyse des
contemporains de l’année 1945 esquissée ci-dessus. Son expérience américaine et
ses fonctions en tant que commissaire au Plan firent qu’il voulut avant tout remédier
aux déséquilibres économiques de l’avant-guerre. Le redressement de l’économie
française passerait par la planification économique, telle qu’elle avait été pratiquée
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l’union européenne en crise
aussi bien dans le New Deal de Roosevelt que par l’Union soviétique, voire par des
exemples moins avouables (à commencer par le régime de Vichy). Monnet s’attaqua
de façon prioritaire à trois secteurs – charbon, acier, agriculture – qui partageaient trois
caractéristiques : ils étaient indispensables pour la reconstruction ; ils étaient en phase
de déclin terminal ; ils étaient par nature transnationaux. Le choix de Monnet ne fut
pas de transférer des compétences nationales vers un niveau de gestion supranational :
il dut simplement se rendre à l’évidence que, si l’Etat voulait assumer un nouveau
rôle dans l’économie, les frontières nationales formaient un cadre inadéquat pour
gérer une réalité économique européenne (Milward 1992). Les bassins houillers et les
conglomérats sidérurgiques ignoraient les frontières. Le marché des produits agricoles
aussi. L’expérience du rationnement, tant pendant qu’après l’occupation, prolongée
par des politiques garantissant le prix de l’alimentation et le revenu des agriculteurs,
avaient produit le marché noir et la contrebande. Les ouvriers de l’industrie lourde,
mineurs et métallos avant tout, étaient fortement syndiqués et constituaient une part
essentielle de l’électorat communiste. L’Etat ne pouvait donc impunément négliger
le déclin inévitable de ce secteur stratégique. La crise agricole, pour sa part, avait
été une des sources centrales de l’instabilité politique avant guerre. C’est bien dans
un contexte de crise rurale que Lénine avait pris le pouvoir en 1917 et Mussolini, en
1922. Tout au long des années 1950, 350 000 agriculteurs quittaient les campagnes
pour s’installer dans les villes tous les ans, et ce pour les seuls six pays signataires du
traité de Rome (Judt 1996).
Les pères fondateurs de l’Union européenne, tel Monnet, furent certes des
visionnaires, mais ils eurent à gérer dans l’urgence les soins palliatifs pour des secteurs
économiques qui virent leur part dans l’occupation de la population active ainsi que
dans le PIB, se contracter de façon spectaculaire au moment même où ils devinrent
l’objet de politiques européennes. Les secteurs d’avenir qui produisirent le miracle
économique leur échappèrent largement. Ils prirent aussi le soin d’éviter l’espace
politique, surtout après le naufrage de la Communauté européenne de défense en 1954.
Quand elles eurent l’occasion d’exprimer leur point de vue, les opinions européennes
désavouèrent les grands projets européens, plus mus par la haine du Boche et par
le refus de voir des soldats français ou autres servir sous les ordres de généraux
allemands que par le désir de réconciliation et de coopération entre les peuples, et
ce même au plus fort de la guerre froide et de la perception d’une menace soviétique
sur l’Europe. C’est donc dans un domaine de coopération technique, infra-politique,
que l’intégration européenne fit ses premiers pas. Pendant que leurs gouvernements
trébuchaient de crise politique en crise politique, pendant que les ministres valsaient,
les administrations, en pleine explosion, avançaient méthodiquement vers plus de
coopération. C’est bien pour cela que Monnet, le fonctionnaire, est un symbole bien
plus adéquat des années fondatrices de l’intégration européenne que la succession
d’hommes politiques européens à qui il eut affaire.
Le nouvel ordre élaboré après 1945 fut une aubaine pour l’Europe – à tout le
moins pour la petite part qui était concernée. Par rapport à l’après-1918, il constituait
une réponse appropriée à un défi particulier. Or, comme les paragraphes précédents
l’illustrent, il s’agissait aussi d’une réponse datée. L’intégration européenne répondait
aux besoins de la construction d’un Etat Providence, avec un rôle incomparablement
la
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plus actif de l’Etat dans l’économie. La capacité d’agir de l’Etat tenait au rôle
d’administrations nationales qui virent le nombre de fonctionnaires tripler en trente ans,
ainsi qu’au renforcement du pouvoir exécutif au détriment des parlements nationaux.
La forte sédentarisation des électorats augmentait aussi l’autonomie des parties pour
poursuivre des politiques peu populaires, la loyauté de parti primant sur la volonté de
sanctionner des décisions gouvernementales. En effet, en 1945, les protagonistes de
l’extrême droite européenne se trouvaient en prison et leurs partis, dissous. Dès 1947,
la guerre froide conduisait les partis communistes à l’ostracisme gouvernemental.
Débarassés des extrêmes politiques qui avaient tant pesé sur la politique de l’entredeux-guerres, les partis centristes s’attelèrent au développement de systèmes de
clientélisme (appelé lottizzazione, verzuiling ou pillarisation), en se positionnant par
l’intermédiaire de syndicats, mutuelles et associations socio-culturelles comme les
principaux dispensateurs des bienfaits de l’Etat Providence.
Ce modèle-là a connu une longue crise depuis les années 1970. Depuis 1989, il
est irrémédiablement dépassé. La fin de la guerre froide et l’émergence d’une société
multiculturelle ont affaibli le consensus idéologique sur la nécessité de transferts
financiers afin d’assurer la cohésion sociale. Le vieillissement de la population,
réduisant la part des contributeurs, augmentant la part des bénéficiaires, le tout
accompagné d’une explosion des frais de soins de santé, pose de nouveaux défis
d’ordre démographique pour le maintien du modèle européen d’Etat Providence. Le
retour de l’extrême droite, la liquéfaction des électorats et la montée de nouveaux
types de populisme dans l’ensemble des pays européens posent de nouveaux défis à
la démocratie parlementaire. L’implosion de systèmes partisans presque inchangés de
1945 à 1989, en Italie et aux Pays-Bas par exemple, n’a pas donné lieu à l’émergence
de nouveaux paysages politiques stables. La « méthode Jean Monnet » a, elle aussi,
vécu. L’intégration européenne a atteint un point où l’évitement de l’espace politique
viderait la démocratie de sa substance. Avec l’accroissement du rôle des institutions
européennes, la dépolitisation n’est plus une option.
Or, si l’on parle aujourd’hui de crise de régime et de crise de légitimité, est-ce
seulement, voire principalement, une crise de ce troisième pilier de la coopération
européenne ? Certes, la transformation vertigineuse du paysage institutionnel européen
soulève des questions, crée des problèmes auxquels nous n’avons pas encore la réponse.
Qui dit dynamisme, dit changement rapide et donc effet de désorientation. L’Europe –
qui, après les bouleversements de la première moitié du XXe siècle, s’était après 1945
installée avec soulagement dans un certain immobilisme politique et institutionnel –,
se trouve aujourd’hui dans une situation radicalement nouvelle. Or, si la réforme des
institutions politiques au niveau national, afin de rendre l’espace politique plus lisible
et les enjeux plus intelligibles, et si la réforme de l’Etat Providence et le débat sur les
transferts assurant une meilleure justice sociale, avaient trouvé le même dynamisme,
généré des projets aussi ambitieux que l’élargissement, l’euro ou la politique étrangère
commune, nos sociétés européennes auraient sans doute beaucoup moins ce sentiment
de crise et de stagnation. A force d’invoquer une crise de la construction européenne,
nous risquons de nous tromper de diagnostic et donc de détériorer considérablement
l’état de santé de nos systèmes politiques, en omettant de poser les bonnes questions
et de proposer les réponses qui s’imposent.
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l’union européenne en crise
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