16 l’union européenne en crise
mesure que l’euro remplace le dollar sur les marchés nanciers, le modèle politique
européen remplace le modèle américain. Au niveau interne européen, les dirigeants
qui s’étaient alignés sur la politique américaine en paient d’ailleurs le prix fort, et on
assiste pour la première fois à l’émergence d’une opinion publique européenne en
matière de politique internationale. Etrangement, vers le milieu de cette décennie de
triomphes, il y eut aussi dans certains pays et dans certains milieux une perception de
crise, perception inspirée par les déboires du projet de traité constitutionnel. Pourtant,
ces déboires étaient directement liés à des crises politiques internes à la France et aux
Pays-Bas, particulièrement à la percée de mouvements populistes dont l’émergence
n’avait que très peu de rapport avec les enjeux européens.
Les retombées des élargissements de 2004 et 2007 offrent un démenti cuisant au
pessimisme des années de guerre froide et de l’immédiat après-guerre froide. Vingt ans
après l’entrée de l’Espagne et du Portugal, vingt-cinq ans après l’entrée de la Grèce et
plus de trente ans après l’entrée de l’Irlande, le processus d’élargissement fait toujours
recette, transformant des zones périphériques, économiquement sous-développées,
avec une lourde histoire de régimes autoritaires et/ou de violents conits politiques, en
des extensions du modèle européen, voire en des moteurs de la croissance européenne.
Quarante ans de régime communiste en Europe centrale et orientale n’ont ni plus ni
moins constitué un obstacle à la convergence vers le modèle du parlementarisme et de
l’économie de marché qu’une période comparable de franquisme ou de salazarisme
dans la péninsule ibérique. Le « rideau de fer » a dressé une barrière bien plus étanche
aux ux migratoires que les Pyrénées, mais l’ouverture des frontières n’a provoqué
aucun tsunami démographique. L’arrivée de travailleurs qualiés des PECO a au
contraire dynamisé un marché du travail souffrant du vieillissement de la population
et d’une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs. Cette émigration cadre
avec une évolution vers une mobilité accrue de la population européenne dans son
ensemble, accompagnée de mouvements de rémigration, de transferts de compétences
et d’investissements vers la périphérie au bénéce d’une accélération du mouvement
de rattrapage économique, comme cela s’est produit pour l’émigration espagnole et
portugaise, autrement plus massive compte tenu de la population du pays d’origine.
Les déboires de la thérapie de choc prescrite par des économistes néo-libéraux,
notamment américains, lors des premières années de la transition ont montré les
limites d’un modèle exclusivement inspiré par la privatisation et l’ouverture du
marché, provoquant souffrance sociale et traumatisme politique. Ils soulignent par
ricochet l’énorme potentiel de la construction européenne à la fois comme catalyseur
de réformes profondes et comme stabilisateur. Les théories du temps de la guerre
froide, postulant l’altérité incommensurable de l’Europe de l’Est, son collectivisme
inné, son absence de « société civile » et de traditions démocratiques, son penchant
« asiatique » pour le despotisme, ne se sont guère révélées plus que des élaborations
érudites du pessimisme culturel, voire du racisme ambiant de la deuxième moitié
du vingtième siècle. L’infâme ligne de démarcation dressée par Samuel Huntington
en 1993, rejetant derrière un nouveau rideau de « civilisation » une partie des futurs
membres de l’Union européenne en est une des illustrations les plus anachroniques.
La situation si contrastée en 2008 entre l’Estonie et la Russie, entre la Pologne et la
Biélorussie, entre la Slovaquie et l’Ukraine, entre la Roumanie et la Moldavie ne tient