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emparer. Nous avons parlé de Molière, de Corneille, de Racine, et, au fil de nos discussions et de mes lectures, nous nous
sommes fixés sur Bérénice.C’est donc un choix issu d’un vrai dialogue.
Vous avez déclaré qu’en montant Bérénice,vous vouliez vous « confronter à l’étranger, à l’étrangeté, à l’altérité ».
Était-ce une allusion à l’étrangeté de la pièce ou à l’héroïne, qui est elle-même étrangère ?
Bérénice est une image poétique qui peut rendre compte de mon passage à la Comédie-Française. Cette maison et son
fonctionnement étaient totalement étrangers à ma façon d’être et de travailler. J’étais en voyage ethnographique, une sorte
d’ethnographie renversée. Je devenais, en 2009, un explorateur à l’image des Européens qui sont venus découvrir l’Afrique
aux XVIIIeet XIXesiècles. De plus, ce que je connaissais du théâtre public français que j’avais fréquenté, n’avait rien à voir
avec le fonctionnement de la Maison de Molière. La troupe, ses codes, ses habitudes… Au milieu de tout cela, j’étais vraiment
un étranger. Je suis parti de cette réalité pour travailler avec les comédiens. J’aime toujours avoir une dimension documen-
taire dans mon travail, c’est-à-dire que j’aime autant raconter la pièce que l’histoire de la construction du spectacle. L’histoire
de Bérénice, la reine étrangère, rejoignait ainsi mon histoire d’étranger à la Comédie-Française. Mais cela ne suffisait pas. Il
fallait ouvrir encore le propos et tenter de parler d’une communauté, d’un contexte et d’un aujourd’hui.
C’est ce qui vous anime en amenant aujourd’hui Bérénice au Congo ?
La question se pose autrement. Le français est ma première langue ; je pense en français, je rêve en français, mais ce
n’est pas la première langue que j’ai apprise. Avec ma mère et mes frères, je parle swahili ou alors j’alterne le swahili et le
français. Au Congo, toute la vie publique s’organise autour du français : les réunions du gouvernement, les débats à
l’Assemblée nationale, l’éducation, tout est en français.
Est-ce parce qu’il n’y a pas de langue majoritaire à l’intérieur de la République démocratique du Congo ?
Il y a plus de trois cents langues ethniques, quatre langues nationales et au-dessus de la pyramide, il y a le français, qui est
un peu la langue de l’élite. Parmi les quatre langues nationales, le lingala, la langue de la police et de l’armée (car elle était
celle des bambalas qui étaient les plus nombreux dans l’armée coloniale créée par les Belges), est aujourd’hui comprise
par tous. Là encore, c’est un héritage historique, comme pour le français. Même Mobutu qui, dans sa grande politique d’au-
thenticité, a interdit le port de la cravate, des costumes, des noms et prénoms occidentaux, n’a pu toucher à ce système
linguistique. Nous vivons dans de nombreuses contradictions. Le français est lié au fait d’être allé à l’école et il n’y a qu’une
minorité de Congolais qui va à l’école et maîtrise vraiment le français.
Mais alors, quand vous allez jouer Bérénice àKisangani, à qui vous adresserez-vous ?
C’estla grande question. Cette langue française est notre langue et en même temps, n’est pas la nôtre. Qu’est-ce que c’est
qu’une démocratie dont la Constitution est approuvée par 82% de la population alors qu’elle est rédigée en français ?
Combien de Congolais l’ont-ils vraiment lue ? La distance qu’apporte le français de Racine me permet de poser cette ques-
tion et ensuite de rebondir en partant d’un dicton populaire « Français nde eboma mboka oyo » (la langue française a tué
cepays). C’est une manière de dire que ce sont les élites qui ont ruiné ce pays. C’est le défi qu’il faudra relever quand nous
jouerons à Kisangani. À travers l’intrusion de cette pièce classique au Congo, on peut aussi aborder presque tous les pro-
blèmes que nous connaissons aujourd’hui et surtout la question de l’identité. Qu’est-ce qui fait un Congolais ? Qu’est ce
qu’un étranger au Congo ? Les Tutsis, arrivés au Congo en 1959 et dont les enfants sont nés au Congo, pourquoi les avoir
brûlés vifs comme étrangers il y a quelques années ? En France, lors de mon travail avec la Comédie-Française, j’ai gardé le
titre original de la pièce parce qu’il n’y avait que ce matériau présent sur scène. À Kisangani, pour ce nouveau projet, j’ai
choisi d’en modifier le titrepuisque d’autres matériaux vont être associés à la langue de Racine.
Quels sont ces matériaux nouveaux ?
Il y aurasix comédiens, trois femmes et trois hommes. Nous avons imaginé, dans un premier temps, que ces six personnages
arrivent dans un lieu, trouvent un texte de Bérénice et se mettent à le lire. Nous avons imaginé que ce texte est une trace
d’une représentation de Bérénice donnée par des Belges avant l’indépendance de 1960. Pour le reste, nous verrons où cela
nous conduira. Il y aurade la musique, comme il y en avait dans ma mise en scène à la Comédie-Française, mais différente et
sans douteplus affirmée. Je voudrais aussi souligner des mots qui reviennent souvent dans la pièce comme « Je tremble »,
en mettant les corps en rapport avec ce qui est dit. Du tremblement de fièvre, nous irons peut-être au tremblement de terre.
Je participerai au spectacle en intervenant sur scène, en dansant, en apportant un autre corps…
Dans votre mise en scène à la Comédie-Française, vous aviez intégré des éléments des Bérénice qui avaient existé
avant la vôtre. Qu’en sera-t-il ici ?
Bérénice n’a jamais été jouée à Kisangani, donc nous sommes vraiment ailleurs. Notre problème sera plutôt de nous adap-
ter aux réalités du Congo. Dans ce pays, il n’y a quasiment pas de théâtres. À Kisangani, il y a une salle de spectacle avec
une scène,mais elle a été désaffectée.Depuis plusieurs années, une famille de fonctionnaires du ministère de la Jeunesse
et des Sports à qui appartient cette salle vit sous la scène. Il faut partager la salle avec eux : ils trouvent parfois que nous
empêchons leurs enfants de dormir ; nous trouvons parfois que leur télévision est très dérangeante.
Vous avez écrit que le fait de jouer en extérieur déplaçait le rapport entre acteurs et spectateurs. Qu’entendez-vous
par là ?
Plus qu’au Festival d’Avignon, je pensais au Congo, où l’absence de lieu de théâtre oblige à jouer en extérieur. Je pensais aux