Dossier pédagogique
TOÂ
La Piccola Familia / Thomas Jolly
Dossier réalisé par Alexandra Pulliat – professeur missionné – octobre 2009
L'HISTOIRE DE LA PIÈCE :
Michel, auteur dramatique et acteur voit la femme qu'il aime depuis quelques mois le quitter
soudainement sans donner d'explications... Il se réfugie alors dans le travail et décide de s'inspirer de
cet événement pour écrire une nouvelle pièce : T.
Plus qu'une pièce de Sacha Guitry, c'est une pièce sur Sacha Guitry : inventant son double théâtral,
l'auteur pose un regard objectif sur son propre travail d'écrivain, d'acteur et d'homme de théâtre - un
parcours professionnel mêlé à sa vie privée, sans que l'on (qu'il) ne sache les discerner.
DANS TOÂ IL Y A... (EXTRAITS DE LA PIÈCE) :
Extrait 1 :
MICHEL : (…) Veux-tu que je te prouve immédiatement que les femmes jouent mieux la comédie que
les hommes ?
FRANÇOISE : Oui
MICHEL : Et bien, nous, acteurs, nous éprouvons souvent le besoin -et parfois même l’impérieuse
nécessité de nous faire des têtes pour jouer certains rôles. Nous mettons des postiches, des barbes,
des moustaches, nous portons des monocles, des binocles ou des lunettes : les femmes ne le
peuvent pas. Qu’elles jouent une impératrice, une fille publique, une religieuse ou une concierge,
elles doivent jouer tous leurs rôles avec le même visage ; dès lors, quel talent il leur faut ! Quand j’ai
joué Henri IV, je me suis collé de ravissantes moustaches et une barbe en éventail qui m’allait fort
bien d’ailleurs. Quand Madame Sarah Bernhardt à joué Marie- Antoinette, elle n’a pas pu se
camoufler, mais comme elle avait du génie elle ressemblait beaucoup plus à Marie-Antoinette que je
n’ai pu ressembler à Henri IV. C’est d’ailleurs la première et la dernière fois qu’on nous compare elle
et moi. Tiens, nous allons faire une autre expérience. Je vais rappeler Maria, et tu vas lui dire
que…que Fernand a beaucoup changé et qu’il ne faut pas qu’elle ait l’air trop surpris en le voyant.
FRANÇOISE : Pourquoi ?
MICHEL : Parce que. Tu vas voir : fais ce que je te dis. (Il appelle, sans crier. Maria !)
FRANÇOISE : Elle ne peut pas t’entendre.
MICHEL : Si, puisqu’elle est derrière la porte. C’est même pour ça qu’elle met si longtemps à venir.
Maria !
Maria entrant et faisant l’essoufflée. Monsieur ?
FRANÇOISE : C’est moi, Maria, qui voulais vous prévenir de quelque chose. (Sur un ton pénét
qu’elle prend malgré elle.) Monsieur de Calas a beaucoup changé.
MARIA : Oh !
FRANÇOISE : Oui. Mais il ne le sait pas ; or, il ne faut pas que votre surprise le lui apprenne.
MARIA : Madame peut compter sur moi.
FRANCOISE : Merci. (Maria sort.) Pourquoi m’as-tu fait faire ça ?
MICHEL : Pour voir comment tu jouais, chérie… Tu joues très bien : enfin, tu mens très bien.
FRANÇOISE : Oh ! c’est très mal ce que tu as fais là !
MICHEL : Mal ? Je t’ai fait passer une audition et tu n’es pas contente !
FRANÇOISE : Mais, alors - si je comprends bien - n’importe qui peut jouer la comédie ?
MICHEL : Je n’irai pas si loin ; mais je suis convaincu que chacun de nous peut, en principe, jouer
convenablement son propre personnage, Ainsi, je lui ferai jouer un jour un rôle de femme de
chambre, à celle- là.
(Il a parlé de Maria.) Et, toi-même, s’il te plaît d’en faire un jour l’expérience
Extrait 2 :
Michel. — Cinq heures et quart déjà ! (Il va vers la porte du fond.)
Dites-moi... (Il ouvre cette porte. Une femme de chambre va entrer, mais il l'en empêche.)
Ecatérina. — Pourquoi l'empêches-tu d'entrer ? (// a refermé la porte.)
Oh ! Je vous parie qu'il fait jouer sa véritable femme de chambre— vous allez voir. Maria ! Maria !
Michel. — Oh !!! (Entre alors Maria.)
Ecatérina. Tenez, qu'est-ce que je vous disais ! Bonjour, Maria.
Maria, venant jusqu'à la rampe. Oh ! C'est Madame qui est là?!
Bonjour Madame. Je suis bien contente de revoir Madame. Madame va bien ?
Michel. Sortez, je vous prie.
Maria. C'est que j'aimais bien Madame, Monsieur, moi. Madame était si bonne, si gentille.
Michel. Voulez-vous sortir, je vous prie.
Maria. Oui, Monsieur, je m'en vais — mais j'espère bien qu'on va revoir Madame. Il y a peut-être
un malentendu entre Monsieur et Madame...
Michel. — Sortez.
Maria. — Moi, c'a toujours été mon impression — oui, je m'en vais, Monsieur, je m'en vais mais
comme je suis contente d'avoir revu Madame ! Au revoir, Madame.
Ecatérina. — Au revoir, Maria.
Maria. — Au revoir, Monsieur. (Distraitement, elle tend sa main à Michel qui, distraitement, la lui
serre —, puis elle sort.)
Ecatérina. — Vous voyez, il fait jouer même ses domestiques ! Il fait jouer tout le monde ! S'il avait
de la famille, la famille jouerait ! (Au public.) Il vous ferait jouer vous-mêmes, allez, s'il le pouvait !
(Michel fait un geste vers elle.) Je ne dis plus rien fini, je te jure — va ! continue. (On sonne.) On a
sonné, tu as entendu ?
Michel. — Mais oui, j'ai entendu — je t'en prie. (On resonne.) C'est elle !
Ecatérina. — Oh ! Sûrement. (La porte s'ouvre, et paraît Christiane — je dis : Christiane, mais c'est en
vérité Françoise qui vient d'entrer en scène et qui joue le rôle de Christiane dans la pièce de Michel.
Elle va se jeter dans les bras de Michel.)
Françoise. — Mon chéri !
Michel. — Mon amour !
Ecatérina. Oh ! Mais qu'est-ce que c'est que celle-là ! ?
Michel. Ah ! Non — maintenant, cela suffit ! (Michel s'avance vers la rampe.) Il n'y a donc pas
d'agents, ce soir, dans la salle ?
Une voix dans la salle, à l'orchestre. Mais si, monsieur, nous sommes là.
Michel. Eh bien ! Messieurs, vous ne voyez donc pas ce qui se passe ?
Une autre voix. — Mais si, monsieur.
Michel. Alors, messieurs, faites votre devoir. (Les deux agents sortent de l'ombre et interviennent.)
Premier agent. Venez, madame, suivez-nous.
Extrait 3 :
Ecatérina. — Merci. Je meurs de faim. (Elle s'assied à cette place.)
Tu peux continuer dans l'assiette de l'autre — moi je préfère encore la tienne. Et maintenant, Michel,
raconte. Puisque tu m'as fait chasser du théâtre avant la fin du premier acte, il faut que tu me dises
tout de suite si je reviens au deuxième.
Michel. — Comment... si tu reviens ?
Ecatérina. Oui, enfin... mon personnage, est-ce qu'il revient au ! deuxième acte ?
Michel. Oui.
Ecatérina. Ah ! ! !
Michel. — Quoi donc ?
Ecatérina. — Tu l'avoues.
Michel. J'avoue quoi ?
Ecatérina. Que « mon » personnage revient... Donc, ta pièce, c'est bien sur nous que tu l'as faite
et tu l'avoues !
Michel. Non, je ne l'avoue pas ça m'a échappé.
Ecatérina. Je voulais te l'entendre dire. Alors, je reviens au deuxième acte ?
Michel. Oui.
Ecatérina. Comme c'est intéressant !... Et comment, je reviens ?
Michel. Avec une robe de velours noir.
Ecatérina. — Comme celle-ci, alors ?
Michel. A peu près.
Ecaterina. — Chapeau ? (Elle commence à manger.)
Michel. — Non, voilette.
Ecatérina. — Tiens !
Michel. — Oui.
Ecatérina. Et nous avons alors une grande scène tous les deux ?
Michel. Tu penses bien.
Ecatérina, Est-ce que tu me laisses un peu parler pendant la scène ?
Michel. Tu me questionnes sans arrêt.
Ecatérina. Et tu me réponds ?
Michel. — Ah ! Oui, tout de même.
Ecatérina. Pourquoi ta pièce s'appelle-t-elle « Toâ » ?
Michel. Parce que Toâ est le nom d'un petit village qui se trouve situé à cinquante-trois kilomètres
de Nagasaki, au Japon — et c'est là que nous nous retrouvons au dernier acte de ma pièce. (Elle se
demande à juste titre s'il ne se moque pas d'elle.)
Ecatérina. Alors, assieds-toâ, tu me fais trop lever la tête, ça me donne mal au cœur. (Il s'assied à
la place de Françoise.) Mange son foie gras.
Michel. Non.
Ecatérina. Elle te dégoûte ? (Il hausse les épaules.) Alors, mange son foie gras. Mange !... Pourquoi
ris-tu ?
Michel. Parce que tu m'as dit « mange » avant que j'aie eu le temps de te dire ce que je pense.
Ecatérina. — Tais-toi, tiens ! (Elle lui en donne une bouchée de force.) Et comment se termine-t-elle,
ta pièce ?
Michel. — Par un mariage.
Ecatérina. Ah ! C'est joli, ça !
Michel. — Oui, et puis c'est nouveau.
Ecatérina. Et c'est nous deux qui nous marions ?
Michel. —- Oui — dans la pièce.
Ecatérina. C'est émouvant, une comédie qui se termine par un mariage.
Michel. — Dame, c'est une tragédie qui commence ! (Un temps.)
Ecatérina. Alors on se marie ensemble, tous les deux...
Michel. — Dans la pièce, oui.
Ecatérina. Et elle tient debout, ta pièce, malgré ça ?
Michel. — J'en ai l'impression, oui.
Ecatérina. Ça m'étonne.
Michel. — Qu'est-ce qui t'étonne ?
Ecatérina. Que je puisse t'épouser après ce que tu m'as fait.
Michel. Ah ! Tu ne vas pas recommencer !
Ecatérina. Je ne recommence pas, Michel ; je me demande seulement comment tu as pu t'y
prendre. Tu ne veux pas me le dire ?
Michel. Non, je suis fatigué — et je n'ai pas envie de rejouer ma pièce à cette heure-ci.
AVIS CRITIQUE SUR LE SPECTACLE :
Si Guitry m’était conté
J’avais réservé cette soirée pour le plaisir de la découverte et je n’ai pas regretté le déplacement.
J’avoue pourtant que j’ai douté, au début, parce que le dispositif scénique m’a semblé un peu
clinquant et le jeu des comédiens plutôt mécanique. Tout était déroutant. Les accessoires sont vrais
quand l’action se situe au théâtre. Ils sont faux quand elle est censée se dérouler dans la réalité.
Après tout, pourquoi pas, tout n’est qu’affaire de conventions. Et je salue des trouvailles toutes
simples comme cette chaussure rouge au talon pointu qui fait office de téléphone, dans ce qui est
pour moi la parodie savoureuse d’un sketch d’Omar et Fred.
Rien nest trop beau pour le théâtre. Le décor rouge et or aurait enchanté Sacha Guitry. Les cadres
s’emboîtent et glissent dans une mécanique sophistiquée quoique juste. Le théâtre est mis en abyme
comme ces boîtes de camembert qui représentent des boîtes de camembert qui elles-mêmes… Cela
tient du cadre de scène, de la rampe lumineuse et des néons qui cernent les miroirs des loges. Le
plateau, surélevé et recouvert d’un grand tissu blanc, pourrait aussi bien représenter des tréteaux
qu’évoquer la table d’un banquet. Les comédiens jouent face au public, toujours, sans se regarder,
sauf si le partenaire est parmi les spectateurs, comme s’il était un des leurs.
Sacha Guitry excellait à rendre perméable toutes les frontières. Y compris celle qui borde la fiction et la
réalité puisqu’il était capable de poursuivre l’écriture sur la scène, dans un décor inspiré de son propre
appartement. Faisant si peu de différence entre vie privée et vie publique que ses cinq épouses furent
(ou devinrent) des comédiennes et que toutes ont été ses partenaires de plateau. Cet auteur ne vivait
que pour le théâtre, sur lequel il régnait souverainement, assumant une misogynie caustique,
multipliant les « petites phrases » avec un humour nonchalant. On dirait aujourd’hui d’un tel génie qu’il
fait feu de tout bois. On s’est moqué de sa diction. On a prêté à ses « moi-je » un accent
mégalomaniaque. Sa réponse est arrivée en 1949 sous la forme d’une autofiction qui sera Toâ.
J’ai été distraite et j’ai appris beaucoup de choses ce soir. Thomas Jolly est parvenu à mélanger la
pièce avec des extraits de la leçon de théâtre de Debureau, écrite en 1951. Il signe une mise en scène
personnelle et didactique. Quelle belle idée de nous faire entendre la voix de Sacha Guitry donnant la
réplique en direct aux jeunes comédiens. C’est mieux que théâtral, cest du théâtre.
Je lui laisse le mot de la fin : « Adore ton métier. C’est le plus beau du monde. Fais rire le public. On
oublie toujours ceux qui nous ont fait du bien. Machinistes ! Au rideau ! ». J’applaudis des deux
mains, mais pour ce qui est d’oublier, je m’inscris en faux. Sinon à quoi servirait-il que nous
écrivions ?
Marie-Claire Poirier -Les Trois Coups www.lestroiscoups.com
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